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Les troupes coloniales d’Ancien Régime ont mauvaise réputation. Les contemporains sont peu élogieux. Mais qu’en est-il en réalité ? Boris Lesueur tente de répondre à cette question dans son livre, Les troupes coloniales d’Ancien Régime, une version largement remaniée de sa thèse de doctorat, en se situant à la confluence des différents courants historiographiques dont témoigne son utilisation d’un vaste ensemble d’archives (Archives nationales, Archives nationales d’outre-mer, Service historique de la Défense) et en la replaçant dans un cadre plus vaste interrogeant la politique coloniale de la France.

Le plan s’articule autour de trois points thématiques : l’organisation structurelle des troupes (chapitres 1 et 2), les hommes, leur recrutement et leur insertion dans les colonies (chapitres 3 et 4) et les guerres coloniales qui mettent en scène ces fameuses troupes (chapitres 5, 6 et 7). La trame chronologique qui sous-tend son récit connaît elle-même trois moments : de Colbert à 1749, les colonies relèvent du secrétariat d’État à la Marine qui entretient les troupes ; de 1749 à 1772, le secrétariat d’État à la guerre s’invite dans la gestion des troupes et donc des colonies ; de 1772 à l’Empire, le secrétariat d’État à la Marine retrouve l’ensemble de ses prérogatives. Elle suit les soubresauts de la pensée coloniale en France du XVIIe au début du XIXe siècle. L’un des grands intérêts de cette étude est de s’attacher aux hommes, car la défense des colonies est bien une affaire d’hommes. Les soldats sont peu nombreux (quoique plus nombreux qu’on ne le dit généralement, autour de 10 000 à la veille de la guerre d’Indépendance américaine et autant prêts à embarquer) et leur caractère, notamment dans le cas des officiers, est souvent déterminant dans la réussite des opérations. Le regard des ministres et de leurs conseillers l’est tout autant.

Les troupes coloniales d’Ancien Régime apparaissent ainsi d’une grande diversité. Aux troupes de marine ou troupes franches, certainement les plus connues qui dépendent du secrétariat d’État à la Marine, il faut ajouter les compagnies des troupes régulières, le régiment suisse et les régiments d’infanterie coloniale. Mais ce ne sont pas les seuls à assurer la défense des établissements d’outre-mer. Les habitants organisés en milice qui ont porté les colonies à leurs débuts sont encore souvent de la partie et leur apport est plus d’une fois fondamental quoiqu’il soit souvent dédaigné par les militaires de métier. Les esclaves sont aussi parfois armés pour répondre à des attaques des puissances étrangères. Il convient de préciser que les possessions françaises de l’océan Indien relèvent jusqu’en 1768 de la Compagnie des Indes orientales qui entretient sur ses deniers 22 compagnies de 50 hommes vers 1740. Des troupes royales viennent les suppléer durant les grands conflits. Boris Lesueur ne fait que les évoquer, son propos n’étant pas là. Il saisit toute la complexité de la formation et de la recomposition des régiments envoyés dans les colonies en suivant les inflexions de la politique étrangère de la France et les luttes entre le secrétaire d’État à la Marine et celui à la Guerre. La question du ravitaillement de ces troupes loin de la métropole demeure l’une des principales préoccupations des ministres et conduit à reconsidérer l’ensemble de la politique maritime française. Rochefort conquiert une place essentielle dans le dispositif en devenant l’arsenal des colonies.

Les chapitres 3 et 4 consacrés aux soldats sont de notre point de vue particulièrement réussis et sont certainement les plus intéressants. Ce sont de purs produits de l’histoire sociale qui permettent un temps de dépasser la seule histoire militaire. Certes, les documents ne permettent pas un examen exhaustif du profil des hommes, hormis peut-être pour certains corps comme les officiers ou les Suisses et pour certaines époques, mais en croisant avantageusement les rôles des troupes (pour la Martinique, la Louisiane et l’île Royale), les dossiers individuels et les rapports, Boris Lesueur arrive à dessiner le portrait d’un soldat aux colonies dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les sources étant trop lacunaires pour tenter l’exercice pour la période précédente. Il est bien loin des stéréotypes. Si la part d’aventure est indéniable dans le choix des hommes de partir au lointain car les colonies ont un parfum d’exotisme, ce ne sont ni des têtes brûlées ni de pauvres bougres désoeuvrés de la métropole et encore moins des délinquants. Le registre de Saint-Martin de Ré de 1773 montre que ce sont de jeunes hommes (autour de 20 ans), originaires du quart nord-est de la France, qui ont pour la plupart un métier manuel qui intéresse le développement des colonies. Les diagrammes sur les conditions des soldats des pages 503-505 auraient gagné à être intégrés dans le texte afin de l’éclaircir.

Dans les différents chapitres consacrés à l’utilisation des troupes coloniales durant les grands conflits du XVIIIe siècle qui ont mis aux prises Français et Anglais dans de nombreuses parties du monde, Boris Lesueur n’échappe pas toujours à l’écueil du long récit des guerres, des batailles et des campagnes, mais il sait varier les points de vue et apporter des comparaisons utiles avec les Anglais qui montrent bien les stratégies différentes choisies par les uns et par les autres. Les troupes coloniales françaises n’ont pas démérité, mais force est de reconnaître qu’elles n’ont pu juguler les offensives anglaises. La fin de la guerre de Sept Ans en est la parfaite illustration. Comme le note Boris Lesueur, « les Français furent partout surclassés par la tactique et le nombre aux colonies ». La recomposition s’annonce. Les années 1770 voient la formation d’une armée coloniale permanente. Mais l’effort ne porte pas uniquement sur les troupes. Choiseul promeut un nouveau programme de fortification et la marine se renforce. Cette politique est couronnée de succès lors de la Guerre d’Indépendance américaine. C’est, écrit Boris Lesueur, « l’apogée de l’armée coloniale d’Ancien Régime ». Mais l’attitude des troupes coloniales lors des événements révolutionnaires parisiens conduit finalement à leur suppression. Le climat ne s’apaise pas pour autant aux Antilles où les tensions sont fortes entre républicains et royalistes. De nouvelles difficultés se dessinent. La métropole doit envoyer des troupes et les esclaves sont armés pour faire face à la menace anglaise. Les corps expéditionnaires envoyés par le premier consul Napoléon Bonaparte ne réussissent qu’à reprendre en partie le contrôle des établissements antillais. Saint-Domingue proclame son indépendance. La poursuite des guerres en Europe aura raison de l’empire colonial français.

Assurément, avec Boris Lesueur, les troupes coloniales ont trouvé leur historien.