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La place toute particulière – confinant souvent au mythe – qu’occupe le Québec dans le coeur des Français ne se retrouve pas, tant s’en faut, dans leur historiographie. Les importantes études consacrées au Québec de ce côté de l’Atlantique n’ont pas tracé le sillon de recherches qu’on aurait espéré, tant il reste de champs et sujets à interroger, loin des paresseuses images d’Épinal qui fondent le viatique collectif. C’est dire si l’ouvrage de Marc Bergère, issu d’une Habilitation à diriger des recherches (HDR), soutenue en 2013 à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, est le bienvenu. Nul besoin de différer l’impression qui s’en dégage, et ce, dès les premières pages : il s’agit là d’un maître-livre.

Son sujet aurait pu conduire à une honorable monographie, mais l’auteur, en reliant les fils épars d’une histoire plus générale que l’on devine de plus en plus complexe au fil de la lecture, propose en réalité, sans jamais se départir de son propos, le tableau de toute une époque et de ses forces à l’oeuvre. L’échantillon qui constitue le corpus de base, celui de la poignée de collaborateurs français qui avaient fui l’épuration en se réfugiant au Québec, apparaît mince en effet. Hors de proportion, en tout cas, avec l’ampleur prise par l’« affaire » des réfugiés politiques qui éclata au Canada en ces lendemains de guerre brumeux, dont le paroxysme concerna Jacques de Bernonville, hiérarque du régime de Vichy préposé à ses basses oeuvres, qui quitta Lyon après la défaite allemande avant d’entrer en 1946 au Canada sous un faux nom et en tenue de prêtre ; il fut condamné à mort en France in absentia un an plus tard. En 1947 toujours, il engagea des procédures pour régulariser sa situation, sous sa vraie identité. Les demandes d’extradition formulées par la France firent long feu et soulevèrent une intense polémique. Il n’en fallut pas plus pour que Hubert Guérin, ambassadeur de France à Ottawa, mît en parallèle l’affaire Bernonville et… l’affaire Dreyfus (27 février 1951). Le cas Bernonville eut tendance à cacher la forêt des collaborateurs français exilés, certes clairsemée, mais révélatrice de l’existence d’une « question » des réfugiés dans l’arène politique québécoise.

Car un autre des apports de l’ouvrage consiste en un portrait en coupe de la société politique et culturelle québécoise – ainsi que, par incidence, de l’opinion publique – fragmentée et clivée sur cette question. Tout l’arrière-plan nécessaire à la compréhension des enjeux y est ; on oublie trop à quel point le Québec, principalement Montréal, a pu servir de plaque tournante de la culture française, notamment éditoriale, sous Vichy et après. Non sans une certaine condescendance des Français, prompts à verser dans un véritable « colonialisme culturel » (p. 57) en vue de retrouver leur monopole. Toujours était-il que les connexions, minutieusement étudiées, se renforcèrent, autour d’une certaine idéologie latine et catholique. Aussi Marc Bergère pratique-t-il une véritable histoire transnationale de Vichy et ses lendemains, en s’appropriant tout une historiographie composite sur ce sujet, pour démonter certaines idées reçues : le microcosme vichyste ou néo-vichyste québécois concernait des cénacles fort réduits. Leur acharnement – eux qui imaginaient une épuration disproportionnée par rapport à ce qu’elle fut – à défendre les collaborateurs témoignant sans doute plus de l’érosion de leur influence que d’une véritable puissance, en dépit de sympathies plus ou moins affirmées. Signalons le caractère exemplaire de l’étude de cet aspect : l’auteur distingue le poids des hommes, au premier rang desquels Robert Rumilly, Camillien Houde, René Chaloult et Philippe Hamel, celui des milieux, l’importance des relais, comme la presse, et vecteurs, tels que les pétitions, le rôle d’institutions comme l’Église ou l’Université, les atermoiements de la classe politique, ceux de Maurice Duplessis parlant d’eux-mêmes. Sans oublier les forces hostiles à ces collaborateurs. Autre image corrigée : celle selon laquelle l’entrée de ces derniers au Canada était aisée, replacée dans le contexte migratoire de l’après-guerre.

De tout cela, l’ouvrage tire des questions essentielles, utiles bien au-delà de son objet : elles tournent autour de la spécificité, ou de la singularité, québécoise. Les luttes entre anglophones et francophones, la vigueur du nationalisme, les aléas de l’identité tendraient à accréditer cette thèse. Mais les nuances s’imposent : ainsi faut-il faire la différence entre le clérico-nationalisme conservateur canadien-français de la première partie du XXe siècle et le néo-nationalisme québécois, teinté de laïcité et de progressisme, qui s’ouvrit avec les années 1950. L’histoire de la mémoire de cette affaire, qu’écrit l’auteur, lequel aurait d’ailleurs pu clore l’ouvrage par cet aspect, plutôt que de revenir à Bernonville par la suite, ne fait qu’accentuer les ressemblances avec d’autres « régimes de mémorialité » – expression empruntée à Denis Peschanski – avec un certain décalage certes. Le rapprochement, étonnant mais quasi systématique dans les années 1980, entre les cas Barbie et Bernonville montre à quel point l’histoire se hissa au rang de préoccupation collective actrice des agencements du présent. La commission Deschênes (1985-1986), relative aux criminels de guerre, traduisait encore les injonctions du passé et de la mémoire ; le monde scientifique, tiraillé par des divergences sur les mouvements imprégnés de nationalisme, de fascisme et d’antisémitisme au Québec, connut, à l’image de l’opinion, d’importantes divisions.

À toutes les échelles et en puisant aux meilleures sources, Marc Bergère est passé derrière le décor pour faire la part de l’histoire et de représentations, en retenant des temporalités imbriquées. L’exigence qui présidait au travail universitaire à l’origine du livre s’y retrouve et en fait un condensé des questions qui se posent à l’historien, complexifiées par l’éloignement géographique de l’objet ainsi que des historiographies française et québécoise. Un souhait : que cet ouvrage et sa postérité contribuent à les rapprocher.