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Depuis quelques années, nous assistons à un intérêt marqué en histoire pour les études comparatives entre l’Irlande et le Québec. La publication de colloques, de monographies, d’ouvrages collectifs et d’articles de revues démontre la vitalité de ce champ de recherche. En effet, les similitudes entre l’Irlande et le Québec, deux sociétés majoritairement catholiques, sous domination coloniale britannique et assujetties à une minorité protestante qui contrôle l’économie et tient les rênes du pouvoir, s’avèrent un terreau fertile, mais encore sous-exploité, pour des études comparatives.

Les Insoumis de l’Empire de Julie Guyot s’inscrit dans ce courant. Cet ouvrage propose une étude comparative du discours public de Theobald Wolfe Tone et de Louis-Joseph Papineau portant sur « la dépendance à l’Angleterre et la démocratisation constitutionnelle et parlementaire ». Pour Guyot, bien que les deux tribuns aient été actifs durant des périodes historiques différentes, la dernière décennie du XVIIIe siècle, pour Tone, et les premières décennies du XIXe siècle, pour Papineau, l’étude comparative de leurs discours politiques demeure pertinente puisque l’on peut y déceler une évolution similaire. Tone et Papineau « partisans d’une application autonomiste d’une constitution britannique […] éprouvent ensuite les limites du possible dans l’ordre établi par ces constitutions, puis croient nécessaire de sortir de cet ordre constitutionnel par l’indépendance ». Cette marche vers l’indépendance prend deux chemins toutefois. Si Tone est partisan de la révolution et de la lutte armée, Papineau, lui, préconise l’approche graduelle et réformiste.

Guyot divise son étude en quatre chapitres. Le premier est consacré à Wolfe Tone et à l’Irlande de la fin du XVIIIe siècle. Le second présente Papineau et un aperçu du Bas-Canda d’avant 1837. Dans le troisième chapitre, l’auteure analyse le discours public de Tone et de Papineau portant sur la dépendance de leur nation envers la Grande-Bretagne. Finalement, le dernier chapitre traite de la constitution dans le discours de ces deux « insoumis ».

Dès la lecture du premier chapitre, nous pouvons déjà entrevoir l’intérêt de cet ouvrage, mais aussi ses limites. Nous pouvons remercier Guyot de présenter à un lectorat québécois le père du républicanisme irlandais. Theobald Wolfe Tone, fils d’un protestant et d’une mère catholique convertie au protestantisme, membre fondateur des Irlandais Unis, épousa les idées de la Révolution française au début des années 1790. L’entrée en guerre de la Grande-Bretagne contre la France révolutionnaire forcera Tone à l’exil. Aux États-Unis, puis en France, il consacra le reste de sa vie à la réalisation de la révolution en Irlande. En France, il réussit à convaincre le gouvernement révolutionnaire de participer à cette aventure. En 1796, une première tentative se solda par un échec. L’expédition française ne put accoster sur les côtes irlandaises en raison du mauvais temps. Deux ans plus tard, une rébellion généralisée orchestrée par les Irlandais unis secoua l’Irlande. Cette fois-ci, la flotte française arriva à destination. Malheureusement, débarquée quelques mois après que la rébellion fut mâtée par les forces coloniales, l’armée révolutionnaire ne put changer le cours des choses. Membre de l’équipage français, Tone fut arrêté et condamné à mort. L’échec de la rébellion eut de lourdes conséquences pour l’Irlande. Le gouvernement britannique abolit le parlement irlandais et imposa l’Acte d’Union entre l’Irlande et la Grande-Bretagne en 1801.

En se concentrant uniquement sur les discours de Tone qui portent sur le lien de dépendance et la démocratisation de la constitution, Guyot présente un portrait parcellaire du tribun irlandais. En effet, si ces questions politiques préoccupaient l’élite de la société irlandaise, parce qu’elles touchaient à ses privilèges, elles ne mobilisaient pas la majorité de la population catholique. Alors que les parlementaires irlandais, exclusivement protestants, s’affrontaient sur les réformes politiques à réaliser, dont la question de l’émancipation des catholiques, la population catholique, de son côté, formée principalement de paysans non propriétaires, réclamait le retour des terres à leurs propriétaires légitimes. La question de la propriété des terres agricoles était au coeur des relations conflictuelles entre catholiques et protestants depuis l’époque des Plantations du début du XVIIe siècle et des guerres cromwelliennes (1649-1653). Au cours de cette période, une grande partie des terres agricoles passa aux mains de protestants.

Si Tone, comme le souligne Guyot, est devenu révolutionnaire au cours des années 1790, il devait compter sur l’appui de la population catholique pour briser le lien qui unissait l’Irlande à la Grande-Bretagne. Pour obtenir cet appui, il devait aussi aborder la question sociale. Et ce faisant, il s’aliéna une grande partie de la communauté protestante et, au lieu d’unir tous les Irlandais dans une cause commune, il accentua les divisions au sein de la société irlandaise. Le projet de Tone n’était donc pas, comme le présente Guyot, une révolution des élites, ne touchant que les structures politiques, mais une révolution populaire.

Dans le cas de Papineau, la démarche de Guyot nous offre un portrait plus juste du personnage. Grand admirateur de la Révolution américaine, Papineau a consacré sa carrière politique à la réforme des institutions politiques du Bas-Canada. Guyot souligne avec justesse que si Papineau en est arrivé à la conclusion que la réforme des institutions politiques ne pouvait se faire sans l’indépendance, celle-ci devait arriver graduellement sans modifier l’ordre des choses.

En raison des contrastes entre les deux personnages, il faut se questionner sur les visées de cet ouvrage, car l’intérêt de l’exercice de la comparaison n’est-il pas d’apporter un éclairage nouveau sur les sociétés étudiées ? Malheureusement, à la lecture des Insoumis de l’empire, force est de constater que cet objectif n’est pas atteint. Cela ne veut pas dire qu’il est vain de vouloir comparer Papineau à un « insoumis » irlandais, mais que Tone n’est peut-être pas le meilleur choix. Daniel O’Connell, par contre, justifierait amplement une telle étude.