Corps de l’article

Il est rare de pouvoir qualifier de coup de maître les premières monographies d’auteurs. Encore plus rarissime est de qualifier ainsi un livre tiré d’un mémoire de maîtrise. Un historien dans la Cité, cette biographie intellectuelle de Gaétan Gervais que nous offre François-Olivier Dorais, satisfait aux critères. Cette étude sur l’historien franco-ontarien originaire de Sudbury, publiée alors que l’auteur baigne toujours dans ses études doctorales, témoigne à la fois de son érudition et de son intelligence. Faisant preuve d’une immense empathie avec son sujet en l’étudiant avec pertinence et générosité, cet ouvrage est une contribution majeure, non pas seulement à l’histoire franco-ontarienne, mais à notre compréhension de la figure de l’intellectuel. Le pari était grand, car Dorais propose une contribution double : d’une part, il effectue une profonde analyse historiographique sur l’Ontario français et, d’autre part, une biographie intellectuelle d’une importante figure historique franco-ontarienne. Il réussit ce pari avec brio, rendant intelligible l’énorme contribution de Gervais à l’édifice franco-ontarien.

Problématisée au carrefour de l’histoire intellectuelle et de la petite société, l’étude de Dorais s’inspire d’une récente sociographie qui traverse la francophonie canadienne et le Québec. Comme le remarque la préface de Michel Bock, l’auteur « apporte une contribution essentielle non seulement à l’histoire intellectuelle de l’Ontario français mais aussi à la problématique des petites sociétés et des minorités nationales », en restituant l’originalité et l’universalisme de la pensée de Gervais (p. xiv). Ces petites sociétés, rappelons-le, sont caractérisées par une certaine fragilité et la conscience de pouvoir disparaître à tout moment. En ce sens, le rôle de l’intellectuel dans une petite société se distingue de celui des grandes nations. Pour l’expliquer, Dorais reprend la formule d’Alain Finkielkraut selon laquelle ces intellectuels n’ont pas le rôle de surveiller la particularité, « mais de veiller sur elle » (p. 10-11). Cette tension est bien présente chez l’historien et le militant qu’est Gervais, rendant la tâche d’autant plus difficile pour l’auteur.

Précédée d’une introduction justifiant le choix du sujet – Dorais explique que Gervais est « à la fois observateur et acteur des grandes mutations identitaires et structurelles de l’Ontario français » (p. 4) – et d’une préface qui souligne l’importance de la contribution de son auteur, l’étude se décline en quatre chapitres qui guident tant les chercheurs chevronnés, les étudiants de l’historiographie et le lecteur curieux des grands enjeux qui ont occupé la vie intellectuelle et militante de Gervais, dont l’oeuvre ne peut être divorcée du contexte qui l’a vue naître.

Le premier chapitre est particulièrement intéressant pour ceux qui ont peu de repères sur l’Ontario français et le Nord ontarien. Dorais reconstruit avec habileté le contexte qui voit grandir Gervais à Sudbury. De son enfance dans le quartier ouvrier du Moulin-à-Fleur à son passage au Collège Sacré-Coeur où il reçoit une éducation humaniste sous l’égide des jésuites. Au doctorat à l’Université d’Ottawa, Gervais s’aventure sur le terrain de l’histoire économique et des méthodes « objectivistes » de l’histoire. Dorais met en garde le lecteur contre la tentation de voir en l’historien un « révisionniste », terme qu’a popularisé Ronald Rudin dans Faire de l’histoire au Québec (Septentrion, 1998). Son intérêt pour les structures n’élimine en rien le questionnement sur les particularités qui traverse le Canada français (p. 52). De dire Dorais, Gervais souhaite « donner un sens » aux structures – dans le sens que lui donnent les Annales – et « à les subordonner à un questionnement particulier en rapport avec le présent » (p. 55). En ce sens, l’historien sudburois opère une synthèse entre une épistémologie traditionnelle, humaniste et patriotique, qui est ancrée dans sa communauté et soucieuse de sa pérennité, et une épistémologie implantée dans la professionnalisation de la pratique de l’histoire et soucieuse des exigences scientifiques (p. 56).

Le deuxième chapitre s’ouvre sur la carrière universitaire qu’entreprend Gervais à partir de 1972 au département d’histoire de l’Université Laurentienne. Ce dernier contribue alors à l’édification d’une historiographie proprement franco-ontarienne et à une « autonomisation de l’espace scientifique franco-ontarien » (p. 89), tant à titre de militant (il crée avec un étudiant le drapeau franco-ontarien en 1975) qu’à titre de chercheur. Rappelons que l’époque est caractérisée par une expansion institutionnelle et est nourrie par un engouement contre-culturel auquel Sudbury n’échappe pas. Pour Gervais, toutefois, cette institutionnalisation s’inscrit en continuité avec l’oeuvre des jésuites qui avaient fondé, un siècle auparavant, la paroisse Sainte-Anne-des-Pins et, plus tard, le Collège Sacré-Coeur.

Le troisième chapitre analyse les trois positionnements de Gervais en rapport à la spécificité franco-ontarienne que, à contrecoeur, il nous faut résumer grossièrement pour le but de l’exercice. D’une part, il y a le positionnement dit « épistémologique » qu’adopte Gervais, inscrivant ainsi l’autonomie de l’objet franco-ontarien. Il y aurait, en ce sens, une « spécificité » franco-ontarienne qui doit être mise en valeur (p. 103). Dorais souligne notamment le positionnement idéologique de Gervais qui voit dans l’Ontario français un « lieu de convergence culturelle » et d’intégration sociétale (p. 132). D’aucuns parleraient, mutatis mutandis, d’une « société globale » franco-ontarienne. Dans un second lieu, son idéologie nationaliste est caractérisée par une appartenance à une référence (dans le sens que lui donne Fernand Dumont) qui, nous souligne Dorais, réinvestit une certaine idée du Canada français, dont la notion de peuple fondateur. C’est à travers ce prisme que Gervais se fait défenseur d’une autonomie institutionnelle pour la minorité. Sa troisième posture, historiographique, dont l’histoire nationale est l’approche privilégiée, cherche à faire de l’Ontario français « une réalité historique formelle et cohérente » qui permet de « meubler la référence à un imaginaire et à un espace géographique particulier », lui permettant ainsi de se définir (p. 145).

Dans son dernier chapitre, Dorais explore l’engagement de la pensée de Gervais dans le milieu institutionnel et politique, notamment en ce qui a trait au dossier du postsecondaire franco-ontarien. S’il aborde d’abord la question à titre d’intellectuel en publiant des travaux historiques, Gervais s’implique également comme un acteur de premier plan en investissant les sphères administratives tant sur le plan local, à l’Université Laurentienne, qu’à l’échelle provinciale, comme haut fonctionnaire. Son engagement reprend d’ailleurs les grandes lignes de sa pensée sur l’Ontario français, c’est-à-dire la nécessité de poursuivre l’autonomisation de la minorité, notamment sur le plan institutionnel.

Si notre appréciation est largement positive, soulignons un bémol qui ne peut, toutefois, être imputable à l’auteur. Dorais n’a pas eu accès, pour cette étude, aux archives personnelles de Gaétan Gervais. Déposées il y a peu de temps aux archives de l’Université Laurentienne, ces centaines de boîtes, une fois traitées, seront une véritable manne pour les recherches sur l’Ontario français.

En dernière analyse, Dorais nous offre un livre qui mérite d’être lu et médité. C’est d’autant plus le cas pour ceux qui s’intéressent aux intellectuels au Québec et en francophonie canadienne. En effet, si l’étude est ancrée en Ontario français, les questionnements qui en ressortent ont un véritable caractère universel, car elle traverse de fond et en comble ce que nous nommons aujourd’hui les petites sociétés.