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A Place in the Sun. Haiti, Haitians, and the Remaking of Quebec est un bien beau livre et l’on n’est pas surpris qu’il ait déjà reçu plusieurs récompenses (Prix de la présidence de l’Assemblée nationale, prix Clio Québec). Sean Mills, l’auteur de The Empire Within. Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal, y livre une réflexion aboutie et admirablement écrite sur les relations (entendre par là : les échanges, migrations, circulations des représentations et autres relations de pouvoir) entre Haïti et le Québec des années 1930 à nos jours. Le livre traite en particulier de la capacité d’action et de la pensée des Haïtiennes et des Haïtiens installés au Québec, à Montréal surtout, à partir du début des années 1960, lorsque la dictature duvaliériste, imprévisible et brutale, pousse des milliers d’Haïtiens vers l’exil. Des représentants des professions libérales et des intellectuels, surtout francophones, dans les années 1960 ; des Haïtiennes et des Haïtiens moins favorisés, et souvent créolophones, à partir des années 1970, lorsque Jean-Claude Duvalier prend la relève de son père et se maintient au pouvoir avec la complicité des grandes puissances, le Canada et le Québec notamment, qui profitent de l’immense réservoir de main-d’oeuvre bon marché disponible dans le pays.

Sean Mills démontre avec limpidité qu’intellectuels ou non, francophones ou créolophones, femmes ou hommes, d’origine paysanne ou de Port-au-Prince, les Haïtiennes et les Haïtiens installés au Québec « légalement » ou « illégalement » (ces catégories sont évidemment problématiques) jouent un rôle de premier plan dans les métamorphoses de la société québécoise des années 1960 à nos jours. En dignes héritiers de leurs ancêtres, simples esclaves ou hommes d’État de la jeune nation haïtienne qui réclament le droit d’exister et de penser, ils écrivent de la poésie et analysent le réel ; ils participent aux débats politiques (sur l’aide canadienne « au développement » à destination d’Haïti par exemple) et religieux (sur le rôle des missionnaires canadiens en Haïti, notamment), aux luttes syndicales et féministes ; ils prennent position par rapport aux débats sur l’indépendance et la formulation à donner au nationalisme québécois ; ils publient des revues (Nouvelle optique, Collectif Paroles entre autres), des bulletins (Le Collectif, par exemple, journal des conducteurs de taxi, ou Bulletin Maison d’Haïti) ; ils s’organisent en associations (Point de ralliement des femmes d’origine haïtienne, Comité haïtien d’action patriotique, Maison d’Haïti, Bureau de la communauté chrétienne des Haïtiens de Montréal également) et contestent la racialisation des rapports sociaux qui les maintiennent dans des positions de subalternes, qu’ils soient chauffeurs de taxis ou domestiques dans la bourgeoisie montréalaise. Ils participent, en d’autres termes, à la construction du Québec, dont l’horizon d’attente est alors on ne peut plus transnational (luttes noires de l’autre côté de la frontière, mouvements de décolonisation, contestations sociales à travers le monde, attrait du socialisme), tout en imaginant un avenir meilleur pour la République d’Haïti, où la plupart ne retourneront jamais en 1986, lorsque Jean-Claude Duvalier part à son tour en exil, doré celui-là, en France.

L’ouvrage de Sean Mills est organisé en deux parties. Une première fait état des premiers contacts de l’élite québécoise avec Haïti (son élite francophone) dans les années 1930, du rapprochement et des échanges qui s’ensuivent entre les deux pays, et de la force des représentations dévalorisantes et infantilisantes construites par les missionnaires canadiens-français envoyés en Haïti pour apporter civilisation et raison à partir des années 1940. Dans la deuxième partie, Sean Mills change de focale et décrit l’implantation de la diaspora haïtienne au Québec, son intégration ainsi que ses luttes contre le racisme et les stéréotypes de classe et de genre (l’historien retrace notamment la façon dont les Haïtiennes et les Haïtiens parviennent à s’emparer de l’espace public pour contester la politique migratoire canadienne, en 1974 particulièrement, lorsque plusieurs centaines de « migrants » haïtiens au Québec font face à la déportation). L’auteur puise à de nombreuses sources : journaux, revues et magazines, histoire orale, archives religieuses, sources officielles (bien peu, cependant, probablement en raison des restrictions d’accès), archives de la Maison d’Haïti, du Bureau de la communauté haïtienne de Montréal ou du Centre international de documentation et d’information haïtienne, caraïbéenne et afro-canadienne.

Les deux parties s’articulent bien mais il est difficile de ne pas relever le déséquilibre qui les oppose et l’on se demande dans quelle mesure les deux premiers chapitres (sur la construction linguistique, raciale et genrée d’Haïti dans les regards québécois) auraient pu faire l’objet d’un livre en soi. On regrette peut-être aussi que l’introduction ou les notes ne présentent pas de bilan/réflexion historiographique qui permette de bien situer l’ouvrage par rapport à ses prédécesseurs. Enfin, le dernier chapitre (sur la peur du corps noir et les stéréotypes sexuels associés aux Haïtiennes et au Haïtiens du Québec, et enfin sur le roman de Dany Laferrière Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer, 1985) semble à certains égards en porte-à-faux par rapport aux autres chapitres. La discussion du roman de Laferrière reste en effet assez superficielle et l’on se demande dans quelle mesure ce chapitre aurait pu faire l’objet d’un épilogue plutôt qu’un chapitre en tant que tel. On y perd un peu de vue Haïti alors que Sean Mills porte son regard sur la racialisation des normes sexuelles au Québec et sur la conception hétéro-centrée des rapports sexuels chez les nationalistes radicaux. On sent cependant que Sean Mills entend boucler la boucle en terminant son livre sur la figure haïtienne par excellence de l’histoire québécoise de ces trente dernières années (Dany Laferrière) et qu’il tente par la même occasion de donner un portrait exhaustif des relations Québec/Haïti.

La lecture de A Place in the Sun. Haiti, Haitians and the Remaking of Quebec s’impose en ces temps fragiles où la figure du migrant fait peur et où les frontières, et autres murs, sont présentés par certains comme la panacée à un monde postindustriel. Il s’impose aussi dans la mesure où Haïti est toujours aux prises avec un écheveau de représentations dévalorisantes qui structurent de manière limitative son existence et qui constituent une partie du bagage culturel apporté par les migrants haïtiens qui continuent de chercher asile au Québec. Accessible, ce très beau livre s’impose, dans sa version originale ou dans sa version française (Une place au soleil. Haïti, les Haïtiens et le Québec, Mémoires d’encrier, 2016), pour tout étudiant, chercheur ou lecteur intéressé par l’histoire d’Haïti, du Québec ou des Amériques.