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Dans cet ouvrage, adapté de sa thèse de doctorat et d’abord paru en 2013 aux éditions Nouveau Monde, Stéphane Genêt livre une analyse du renseignement sous Louis XV (1710-1774). Comme l’auteur le précise en introduction, le renseignement militaire est généralement négligé dans l’historiographie française, a fortiori pour la période qui nous intéresse ici, et ce, pour plusieurs raisons que Genêt expose. L’ouvrage a donc pour but de meubler cette niche historiographique.

Dans la première partie, l’auteur entreprend de nous exposer les divers acteurs responsables du renseignement, à commencer par la figure de l’espion, souvent honnie mais tout de même indispensable (chapitre 1). Genêt analyse parallèlement les méthodes employées par les espions pour recueillir des informations sur les positions, les déplacements et les forces de l’ennemi, que ce soit par la corruption ou la torture (chapitre 2). Ces méthodes sont parfois originales, comme celle qui consiste à surveiller l’activité des vivandiers chargés de nourrir les armées : « Connaître les réserves, les fours, les zones de fourrage indique non seulement la marche prévue de l’ennemi, mais permet également de couper son ravitaillement ou de perturber ses communications » (p. 35). Genêt expose bien la critique à laquelle l’espion doit soumettre les informations recueillies, qui peuvent être fausses (volontairement ou involontairement) ; une démarche somme toute assez semblable à celle de l’historien, qui doit lui aussi déterminer la compétence, la sincérité et l’exactitude des sources qu’ils consultent, afin de pouvoir ensuite obtenir des « conjectures probables » (p. 124) (chapitre 3). L’espion bien sûr ne travaille pas seul – l’analyse restitue les réseaux d’espions qui, ensemble, permettent un « maillage relatif du territoire » (p. 147) (chapitre 4). Le chapitre sur la Nouvelle-France (chapitre 5) est sans doute le plus intéressant, et ce, parce que le « terrain colonial de l’Amérique du Nord présente une spécificité notable face aux champs de bataille européens » (p. 181). Le renseignement y est caractérisé par une forte activité cartographique, étant donné que l’armée est en territoires inconnus, mais aussi par le rôle des populations autochtones dans la collecte d’informations. Qui plus est, au contraire des champs de bataille européens, en Amérique on a plutôt affaire à des « microguerres », pour ne pas dire des guérillas, dont la conduite nécessite un renseignement de qualité.

La seconde partie porte sur l’« agent à l’oeuvre ». Genêt nous y présente premièrement l’espion idéal, polyglotte, « instruit des moeurs et usages du pays » et capable de se travestir au besoin pour masquer sa vraie identité (chapitre 6). L’auteur aborde ensuite l’importance d’avoir des hommes de l’autre côté des lignes ennemies, notamment quand vient le temps de s’emparer d’une ville (chapitre 7). La troisième partie est consacrée aux rivalités entre les services de renseignement de pays ennemis. On y découvre d’abord les ruses des espions pour déjouer le contre-espionnage (cryptographie, encre sympathique), de même que la réalité des espions transfuges, comme Thomas Pichon, le traître de Louisbourg qui a livré aux Anglais les plans des forts d’Acadie, ou encore Barthélemy Martin, qui a dévoilé à l’ennemi les manoeuvres du chevalier de Lévis pour reprendre Québec (chapitre 8). Toutes ces activités d’espionnage ont pour conséquence d’entretenir un climat de suspicion, d’où d’ailleurs la généralisation du passeport au XVIIIe siècle, qui permet de contrôler partiellement les identités et les déplacements (chapitre 9).

Enfin, Genêt expose les tactiques utilisées par les espions pour contrer le renseignement ennemi (chapitre 10), ce qui amène de nombreux recoupements avec ce qui a déjà été dit dans le chapitre 8. Cela semble être une façon pour l’auteur d’introduire encore davantage d’anecdotes tirées de ses sources. Et c’est là la faiblesse de ce livre : très bien documenté dans des fonds d’archives en France, en Angleterre et au Québec, l’ouvrage n’en demeure pas moins anecdotique, citant dans un ordre souvent erratique une série de documents parfois « à la limite de la futilité » (p. 232), de l’avis de l’auteur lui-même. Certes, l’ambition presque prosopographique qui sous-tend ce livre a l’avantage de l’inscrire loin de la narration événementielle caractéristique d’une ancienne histoire militaire. Mais il manque à l’analyse de grands concepts en sciences humaines susceptibles d’élargir la réflexion. Par exemple, quand l’auteur nous parle des préjugés des Français à l’endroit des Autochtones, il aurait été intéressant d’introduire certains concepts gravitant autour de la notion d’altérité pour comprendre comment ces préjugés influençaient le cycle du renseignement en Nouvelle-France. Ces concepts auraient également permis de renforcer la structure de l’ouvrage, qui n’est pas toujours claire et qui n’est pas non plus annoncée en introduction. Le résultat est parfois déroutant : on ne voit pas bien ce que vient faire le renseignement naval à la fin du chapitre 8 ni l’importance du renseignement dans la bataille des plaines d’Abraham en conclusion. L’ouvrage comporte quelques coquilles, mais surtout de nombreuses répétitions d’adverbes (pourtant, donc) dans un même paragraphe, ce qui finit par agacer. Cela demeure un ouvrage pertinent pour quiconque s’intéresse au renseignement militaire, en général, et à l’histoire de la Nouvelle-France en particulier.