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L’historiographie canadienne s’est récemment enrichie d’un ouvrage collectif majeur. En effet, Making Men, Making History  : Canadian Masculinities across Time and Place, placé sous la direction de Peter Gossage (Concordia) et Robert Rutherdale (Algoma), apporte d’importantes contributions à l’histoire de la masculinité canadienne, ainsi qu’une réflexion historiographique qui éclaire ce champ de recherche en pleine expansion. L’anthologie, qui porte sur les XIXe et XXe siècles, regroupe vingt spécialistes aux perspectives variées. L’ensemble est unifié par l’influence des travaux féministes de Christopher Dummitt sur la relation entre masculinité et modernité, de Raewyn Connell sur la masculinité hégémonique, de Gail Berderman sur la rivalité de masculinités divergentes et de Judith Butler sur la performativité du genre. Une des forces du livre est le souci de clarté avec lequel les concepts et les théories employés par les auteurs sont expliqués. Les tensions entre discours et expériences, entre idéal et vécu des hommes y sont palpables et illustrent le caractère construit, pluriel et surtout variable à travers le temps et l’espace de masculinités fragmentées et rivales, qui se définissent autant entre elles qu’avec les femmes et les enfants. Les hommes étudiés à travers l’anthologie se révèlent autant être le produit de leurs milieux, classes sociales, origines culturelles et ethniques, états de santé et âge, qu’agents de leur histoire.

L’ouvrage s’articule en six tendances épistémologiques actuelles. La première est celle de l’expertise où domine la figure du professionnel bourgeois et surtout blanc, dont l’autorité se base sur sa compétence raisonnée. Lisa Chitlon (UPEI), étudie comment au XIXe siècle trois médecins du « Quebec Marine and Emigrant Hospital » utilisèrent le prestige de leur profession pour se réclamer d’une identité masculine supérieure à celles de leurs rivaux. Magda Fahrni (UQAM) interroge les liens entre le mouvement de prévention des accidents au travail du début du XXe siècle et la construction d’une expertise technique favorable aux cols blancs. David Theodore (McGill) se penche sur le cas de Gordon A. Friesen, administrateur qui automatisa le design hospitalier de l’après-guerre et incite à repenser ce qu’être masculin signifie. Grâce aux travaux d’Halberstram sur la «  Female Masculinity  », Theodore souligne le rôle des infirmières dans un monde de machines associées au domaine masculin. Cynthia Loch Drake (York) étudie comment, à Edmonton entre 1947-1966, les cols blancs renégocièrent leur identité masculine à l’ère du nouveau syndicalisme en alliant maîtrise de soi, rationalité, efficacité, et athlétisme virilisant.

Le second thème porte sur les espaces masculins, en faisant appel de façon originale aux études historiques sur l’architecture, la géographie urbaine et la spatialité. Les auteurs s’y interrogent sur l’impact des idéaux masculins sur la conception et l’utilisation des espaces. Annmarie Adams (McGill) étudie les clubs montréalais du début du XXe siècle et souligne comment ces espaces masculins devinrent un symbole élitiste qui contribua à renforcer la séparation des genres et des classes sociales. Norman Knowles (St. Mary’s), examine les missions établies dans les camps miniers et forestiers au tournant du XXe siècle et comment elles devinrent un terrain de compétition entre différentes cultures masculines, soit entre la masculinité disciplinée des missionnaires et celle plus rude des missionnés. Ensuite, en dialogue avec les travaux de Higgins, Chamberland, Demczuk et Remiggi, Olivier Vallerand (UC, Berkeley) explore le cas des bars gais montréalais du XXe siècle. Reflets des relations entre la communauté LGBT et la société, les bars gais brouillent la distinction entre espaces privé et public, masculin et féminin, tout en se faisant l’écho de cultures masculines alternatives.

Le troisième thème se penche sur la dimension performative du genre, au sens donné par Butler. En étudiant les spectacles de petites personnes donnés par les cirques ontariens entre 1900-1950, Jane Nicholas (Waterloo) souligne comment ces performances renforcèrent les idéaux normatifs en promouvant une image idéalisée des relations hommes-femmes et du foyer. Allan Downey (McGill) montre comment, malgré l’appropriation du jeu de lacrosse par la société canadienne au XIXe siècle, les Skwxù7mesh réussirent à en transformer le sens pour en faire le symbole d’une masculinité sportive, ainsi qu’un élément culturel panautochtone. Willen G. Keough (Simon Fraser), s’intéresse aux performances d’écomasculinités par les activistes environnementaux, autant douces et éthiques qu’héroïques, opposées à la violence du « self-made-man » et du chasseur. Puis, dans l’analyse qu’Eric Fillion (Concordia) fait du mouvement du Petit Québec Libre entre 1970-1973, féminisme, contre-culture, politique socialiste et jazz s’allient pour promouvoir la figure du Québécois nouveau.

Le quatrième thème est consacré aux discours qui encadrent le passage de l’enfance à l’âge adulte au XXe siècle. Christine Hudon et Louise Bievenue (Sherbrooke) étudient les représentations de la jeunesse dans trois romans jeunesse québécois parus entre 1920-30, reflets des conceptions changeantes de la société face à l’adolescence. La navigation adolescente entre l’acceptable et l’inacceptable est étudiée par Christopher J. Greig (Windsor), pour qui l’agressivité et l’hétérosexualité masculine s’affirment avec force dans l’Ontario d’après-guerre. Patricia Jasen (Lakehead), explore les discours changeants sur la masculinité d’après-guerre qui valorisèrent l’expérience des vétérans, tout en tentant de les discipliner pour en faire les symboles d’une masculinité citoyenne idéale. Julie Perrone (Concordia), étudie comment Terry Fox fut héroïsé par la société et les médias à l’aide d’archétypes masculins valorisant l’athlétisme et le sacrifice. Héros national, Fox incarna l’image d’une masculinité canadienne idéalisée.

Le thème suivant explore l’importance historique du trope culturel de l’homme actif. Carolyn Podruchny (York) étudie la figure du Voyageur, dont la masculinité fut façonnée par le mode de vie, la rudesse de l’Ouest, la présence de supérieurs, des hommes des Premières Nations et une compétition intraprofessionnelle. Lara Campbell (Simon Fraser) s’attarde à l’expérience des déserteurs américains réfugiés au Canada lors de la guerre du Vietnam. Elle souligne comment ils répondirent aux accusations de lâcheté par un discours de résistance à l’impérialisme américain. Graeme Melcher (York) se penche sur les clubs de motos ontariens de l’après-guerre et étudie comment ceux-ci permirent à de jeunes hommes de donner un sens au monde en combinant contre-culture et éléments traditionnels populaires, avant l’internationalisation et la criminalisation du mouvement.

La paternité est le dernier thème exploré et interroge les idéaux changeants liés au rôle de père. Les deux chapitres nuancent la thèse selon laquelle le père aurait été relégué à un statut périphérique dans la famille dès le début du XIXe siècle. Peter Gossage analyse la transformation de la Fête des Pères au Québec au XXe siècle, passée d’initiative commerciale critiquée à rituel familial centré sur le loisir et la consommation. Récupérée par l’Église, Gossage montre comment la fête fut néanmoins infusée de valeurs conservatrices. Enfin, Robert Rutherdale étudie la figure du père alcoolique, victime selon le discours d’après-guerre d’émasculation. Non pas symptôme d’une érosion de la masculinité, la déchéance des hommes étudiés par Rutherdale s’explique par des pressions patriarcales accrues.

La richesse de l’ouvrage collectif en fait un contribution stimulante à l’histoire du Canada. L’anthologie apporte plusieurs contributions novatrices d’experts, tout en faisant le point de façon accessible sur l’état de l’historiographie. L’accent placé sur l’étude des XIXe et XXe siècles donne d’ailleurs envie de reculer encore plus loin dans le passé, pour s’intéresser à la diversité des expériences préindustrielles. L’intégration des travaux de Connell et Halberstram dans plusieurs chapitres est une amorce de réflexion féministe inclusive qui décentralise l’hétérosexualité cisgenre de l’étude de la masculinité. Une ouverture qui, si elle ne va pas toujours aussi loin que son cadre théorique le permettrait – l’hétérosexualité et l’adéquation entre sexe biologique et genre sont peu historicisées –, est plus que la bienvenue.