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J’ai été un étudiant de Bruce Trigger et suis un familier des travaux de Denys Delâge pour ne nommer que ces quelques auteurs qui ont travaillé sur le sujet des Hurons en Huronie et dans la vallée du Saint-Laurent. Je dois donc avouer que je me demandais en quoi Flesh Reborn de Jean-François Lozier, dont une part importante concerne les missions huronnes, allait augmenter notre niveau de connaissance. Surprise ! À aucun moment je ne me suis ennuyé. Bref, la lecture du volume de Jean-François Lozier m’a captivé.

Ce volume se distingue de la plupart des autres ouvrages de deux manières, à savoir le regard avec lequel les sources ethnohistoriques ont été considérées et la micro-histoire des événements du quotidien, voire des individus. Lorsqu’on s’attarde sur ce pan de l’histoire des Premières Nations, les Relations des Jésuites constituent le document de référence de prédilection. Si l’ouvrage de Lozier ne fait pas exception dans ce domaine, son originalité réside pourtant dans le prisme que celui-ci a choisi d’adopter pour décrire l’histoire des missions « indiennes » de la vallée du Saint-Laurent. Plutôt que de faire une analyse étique des origines de ces missions et de la vie qui s’y menait, Lozier a fait le pari risqué d’en faire une analyse émique. Le pari est d’autant plus risqué que c’est principalement à travers la lorgnette d’Européens, et pas n’importe lesquels d’entre eux, des ecclésiastiques dont les biais d’observation sont bien connus, que Lozier a décidé de procéder à son analyse.

Les récollets, jésuites et autres n’étaient pas des anthropologues. La méthode d’observation participante de Malinovski n’avait pas encore été inventée et même la Société des observateurs de l’homme qui n’hésita pas, dès le début du XIXe siècle, à discuter de la variabilité culturelle, n’était pas encore fondée. Cette idée de l’unicité du genre humain et de la variabilité culturelle, héritage vraisemblable de la Révolution française de 1789, n’était pas encore dans l’air. Quoiqu’il en soit, si les Relations et autres documents du genre ne sont pas le résultat de témoignages objectifs, il convient de les prendre pourtant pour ce qu’ils sont, à savoir les seules attestations directes de la réalité des Première Nations pour cette période se terminant au début du XVIIIe siècle. Lozier utilise donc les témoignages de ces observateurs de première ligne, de ce qu’ils ont vu et entendu, pour reconstruire une trame émique des événements à l’origine de la mise en place des missions du Saint-Laurent.

Dans le même ordre d’idée, c’est au niveau du souci des détails, d’une micro-histoire des événements que ce volume se distingue de ceux qui l’ont précédé. Alors que l’histoire des missions est effleurée par les auteurs précédemment mentionnés dans un contexte plus large, quasi pan-culturel, le volume de Lozier décrit dans les moindres détails la dynamique et le rôle clé joué par ces missions dans le processus d’acculturation certes, mais également de reconstruction identitaire sur des bases tantôt traditionnelles, tantôt nouvelles, des différentes Premières Nations qui fréquentaient ou occupaient la vallée du Saint-Laurent au XVIIe et au début du XVIIIe siècle.

Lozier insiste dès le départ sur une approche du lieu, de l’établissement, comme point d’ancrage de l’histoire récente ou plus ancienne des Premières Nations qu’elles soient originellement présentes sur ce territoire où encore plus récemment installées à la suite des événements en amont du contact initial. Ces lieux qui, pour la majorité d’entre eux, devaient devenir les « Réserves » que la loi des Indiens de 1851 a consacrées, se trouvent dans des endroits stratégiques du point de vue des Premières Nations concernées. Ainsi, bien au-delà de de la « mission » en tant que haut-lieu d’évangélisation et d’acculturation, il y a cette vision des occupants autochtones d’y reproduire un « homeland » s’inscrivant dans une continuité historique, une sorte de paradis perdu où, évidemment, le message chrétien trouve sa place.

Le chapitre 1 « Sowing Seeds » est celui qui paraît le moins achevé. Admettons, à la décharge de l’auteur, que les sources historiques portant sur les efforts jésuites auprès des groupes algonquiens de la vallée du Saint-Laurent sont ténues au XVIIe siècle en raison des différentes circonstances parmi lesquelles la transhumance horizontale qui amenait ces Premières Nations à ne fréquenter les berges du Saint-Laurent que quelques semaines par année. D’ailleurs, rapidement, les Français virent dans les Hurons des interlocuteurs plus intéressants, offrant un meilleur potentiel d’intégration culturelle. Dès lors « ce qui s’est passé de plus extraordinaire en l’an de grâce… » se produit rarement en territoire algonquien.

Lozier rappelle de plus que si des efforts ont été consentis vers les groupes algonquiens de Québec et qu’à l’occasion de vains espoirs naquirent, rapidement Champlain et les jésuites réalisèrent que la seule façon de rapprocher ces Algonquiens des Français passait par une modification profonde de leur mode de vie ce qui, paradoxalement, s’accorderait assez mal avec le rôle primordial que ces mêmes Premières Nations jouaient dans le commerce des fourrures. Dans cette poussée vers l’ouest depuis Tadoussac jusqu’aux Grands Lacs, Lozier traite par ailleurs des Algonquins (Anishinaabeg) qui furent, à n’en point douter, le groupe algonquien qui, par sa position géographique intermédiaire entre les Français et les Wendats, avait le plus à gagner et à perdre avec les Français. La création d’un fort à Trois-Rivières en 1634 ne changea pas grand-chose, les objectifs des uns et des autres n’étant pas rencontrés : les Algonquiens peu enclins à se sédentariser et les Français incapables de sécuriser le lieu.

Par la suite, Lozier s’attarde longuement sur les événements qui devaient conduire à la création des missions huronnes en insistant encore une fois sur la vision autochtone de la mise en place. On y discerne très bien les tiraillements intra-nations qui affligèrent ce groupe avant, mais surtout, à la suite de leur quasi-élimination par les Cinq-Nations au milieu du XVIIe siècle. Dès lors que la baie Georgienne, lieu d’origine de la nation huronne-wendat n’est plus qu’un lointain souvenir et que cette nation, affectée par la maladie et les guerres, voit sa population se réduire à peau de chagrin, tout indiquait qu’elle était vouée à perdre son essence même à travers la conversion et la proximité des Français. À travers un recensement de témoignages, Lozier décrit la résilience des survivants qui, rapidement, avec acharnement, bâtissent une nouvelle Huronie sur les cendres de la première. Cette nouvelle Huronie dont les Wendats actuels sont les descendants surent s’adapter à la nouvelle réalité à travers un syncrétisme culturel original.

Plus tardivement, les Wabanakis seront eux aussi confrontés à des choix difficiles. Dans ce cas, les confrontations qui vont mener à l’établissement de missions ne sont pas liées, comme chez les Hurons-Wendats, à des conflits intertribaux mais plutôt à la poussée anglaise sur la côte atlantique. Repoussés par les Anglais, les Wabanakis n’auront d’autre choix que de se déplacer vers la vallée du Saint-Laurent. Ils deviendront dès lors des alliés des Français dans le contexte de conflits européens qui se transportèrent jusqu’en Amérique et dans lesquels l’objectif premier des Wabanakis, à savoir la récupération des territoires ancestraux, se trouva dilué dans des objectifs européens plus étendus. Encore une fois, la justification première de ces missions ne repose pas sur la conversion, voire sur l’assimilation, mais bien plus sur la volonté des Wabanakis, convertis ou non, de se regrouper afin de sauvegarder leur identité propre.

Lozier poursuit en décrivant les événements qui menèrent à la création des missions iroquoises du Saint-Laurent et qui se situent en préambule de la Grande Paix de 1701. Il mentionne avec moult détails la dialectique qui régnait entre les Iroquois convertis et ceux qui ne l’étaient pas en faisant valoir combien les traditions culturelles et les liens familiaux jouèrent un rôle majeur dans la fin du conflit entre la France et la confédération des Cinq-Nations. Plus que jamais dans ces chapitres, le choix de Lozier d’adopter une vision étique présente une analyse qui n’a été que rarement décrite par les historiens. La résolution des conflits, loin de s’appuyer sur la force, de mettre en scène des vaincus et des vainqueurs, des faibles ou des puissants, repose sur des discussions entre des identités communes, des familles, voire des individus qui semblent avoir une vision qui va bien au-delà de celle des Européens.

On peut être en accord ou non avec le choix de Lozier de redonner, à partir des voix européennes, la parole aux Premières Nations. On peut toujours affirmer que la part de l’interprétation est grande et emprunte des sentiers qui ont laissé peu de traces. Cette proposition de voir les choses autrement n’en demeure pas moins originale et séduisante. Vivement que ce volume soit traduit en français pour que nos étudiants puissent en saisir toute la finesse.