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Prolongeant vingt ans de travaux sur les imaginaires et les mythes sociaux, Gérard Bouchard consacre son dernier opus aux mythes nationaux. Sa démarche entrecroise l’histoire des idées, la sociologie des mythes, les études comparatives et un regard critique et humaniste sur l’état présent de nos vies nationales. Le livre se distingue par un engagement envers un renouvellement des mythes nationaux à l’ère de la mondialisation, car aucune société ne peut vivre sans fondement symbolique.

Ce qui caractérise le travail de Bouchard, c’est la trame savante qui nourrit ses réflexions et prises de position. Quel est le rôle des mythes nationaux ? Par quel procédé prennent-ils forme ? Quels sont leurs effets structurants sur les destinées nationales ? Voilà quelques questions auxquelles répond l’ouvrage. Pour ce faire, l’historien reprend ses travaux théoriques sur les mythes sociaux. Selon la sociologie, les collectivités s’abreuvent de mythes qui, en anthropologie, répondent au désir humain de transcendance. Bouchard insiste sur le rôle des émotions dans la formation des imaginaires collectifs, mais également sur le rôle des acteurs (tout particulièrement des élites) dans leur production et leur diffusion. Les mythes sont un « alliage de raison et d’émotion » (p. 14) qui agissent en amont des valeurs, des idéaux, des visions du monde propres à une collectivité. La spécificité des mythes nationaux, par rapport aux autres mythes sociaux, tient au fait qu’ils « offrent une sécurité […] et favorisent le maintien d’une solidarité » (p. 31) et participent au fondement symbolique de l’ensemble de la société et à la formation du lien social, malgré les forces contraires. « Les cultures nationales » qui s’y abreuvent « favorisent la formation d’une appartenance, d’une solidarité et d’une confiance mutuelle qui, en retour, facilitent la négociation de consensus et de mobilisations autour d’idéaux collectifs » (p. 364).

Bouchard illustre ses propos de nombreuses expériences nationales. La comparaison entre ces imaginaires collectifs appuie d’ailleurs l’une des thèses de l’ouvrage : le contraste entre la structure formelle et universelle des mythes nationaux et l’emploi que les nations en font pour se démarquer. Même dans ce qu’ils ont de plus « intérieur », dans leur dimension psychique, les mythes peuvent être l’objet d’une typologie. Les nations, précise l’auteur, se différencient les unes des autres en puisant dans un bassin commun d’archétypes (cycle millénariste, peuple élu, renaissance, reconquête…). Qu’est-ce qui différencie alors les nations ? C’est qu’elles ne partagent pas les mêmes expériences, qu’elles se démarquent par les ancrages et les empreintes de leurs parcours historiques. Ainsi, même si les nations peuvent se reconnaître des valeurs universelles (liberté, égalité, justice), leur sacralisation passe immanquablement par un éthos singulier. « On observe presque partout ce processus d’historisation des valeurs en vertu duquel elles peuvent fonder à la fois une identité particulière, une adhésion aux valeurs universelles et une appartenance à la communauté internationale des peuples. » (p. 61)

Au coeur de l’ouvrage, la dynamique entre structure formelle et processus d’historisation s’illustre dans l’étude plus détaillée des imaginaires nationaux des États-Unis, de l’Acadie, du Canada et du Québec. Ces derniers partagent une ossature commune composée de « mythes directeurs », qui expriment la continuité mémorielle, auxquels se greffent selon les expériences vécues des « mythes dérivés » qui, eux, sont plus susceptibles au changement. Lorsque l’arborescence composée des mythes directeurs et dérivés « dégage une grande convergence » (p. 17), animée de « puissants archétypes » (p. 129) et orientée vers un même ensemble de valeurs sacralisées, se forme alors ce que Bouchard nomme des « archémythes » : l’American Dream aux États-Unis ou la Survivance au Québec (1840-1960). De tels arrangements symboliques qui structurent la vie collective peuvent paraître indissociables du vécu collectif d’une nation, à l’exemple du cas américain. D’autres nations, dont la naissance s’est faite sur des ancrages plus tragiques, pourront connaître dans leur histoire plus d’un archémythe.

Sur ce point, Bouchard souligne les similitudes entre le vécu national acadien et québécois qui s’appuient, tous deux, sur les mythes directeurs de la conscience du minoritaire et du désir de reconquête ; deux nations dont les archémythes, jusqu’aux années 1960, ont baigné dans un mélange complexe de conservatisme moral et d’affirmation nationale. Ces deux nations ont, toutes deux, vécu une période profonde de remise en question des imaginaires nationaux dans les années post-1960, mais avec des résultats fort différents. Si le Québec a vu naître un nouvel archémythe avec la Révolution tranquille, grâce à l’émergence de nouveaux mythes dérivés (ouverture sur le monde, liberté, souveraineté), il en fut autrement en Acadie. Les élites émergentes d’alors, précise Bouchard, ont échoué à traduire les aspirations du moment en nouveaux mythes dérivés, prolongeant ainsi les tensions entre les anciens mythes directeurs et la critique de ces derniers. Ainsi, alors que le Québec connut pendant un temps (1960-1995) une forte période d’affirmation identitaire, l’Acadie « désireuse de reconstruire sa culture, a sombré dans une crise d’identité ou une crise de l’idéologie nationale ». (p. 149)

Le thème de la mondialisation n’est pas aussi central dans l’ouvrage que peut le laisser entendre son titre. Le pluralisme et les phénomènes transculturels sont les principales idées abordées par Bouchard, bien qu’il ne sous-estime pas la montée des inégalités et les effets déstabilisateurs des politiques néolibérales sur les solidarités nationales. Sur ce thème, le propos de Bouchard consiste en une critique des perspectives post-nationales et en une promotion de la nation comme cadre dans lequel la pluralité culturelle et les solidarités collectives devront cohabiter. Il note les insuccès des propositions post-nationales, prenant l’exemple de l’Union européenne, dans sa tentative de se détourner des solidarités nationales, et les fortes résistances des peuples lorsqu’ils sentent leur fondement symbolique menacé. Bouchard égratigne au passage le néonationalisme (anglo)canadien dans ses prétentions à incarner la « nation vertueuse » (p. 226) sans culture nationale, à la fois post-identitaire et post-moderniste. À quoi pourrait bien ressembler une telle collectivité à contresens de ce que nous enseignent la sociologie et l’anthropologie, sinon qu’à une image tronquée de sa propre pluralité nationale ?

Selon Bouchard, le devenir des nations est moins sombre que certains discours récurrents le laissent entendre, qui sont plutôt le fait d’une élite savante qui en se « mondialisant » a perdu ses ancrages populaires. D’ailleurs, le portrait contrasté des nations n’annonce pas leur fin prochaine. Si certaines traversent de profondes crises identitaires, d’autres se renouvellent et même s’épanouissent. « La vie des nations va continuer à être ponctuée d’événements et d’expériences déterminantes, traumatisantes ou bienfaisantes, qui agiront comme ancrage, nourriront la mémoire et soutiendront des valeurs, des idéaux sacralisés baignant dans un mélange d’émotion et de raison. » (p. 367) Il insiste toutefois à plusieurs reprises sur la responsabilité des élites culturelles à renouveler les mythes dérivés et sur les effets néfastes que peuvent avoir celles-ci lorsqu’elles se posent en force de stagnation. L’écart entre les aspirations des populations et les visées et intérêts des élites semble être l’une des sources des tensions actuelles, au Québec et ailleurs. Bouchard plaide pour une adaptation des imaginaires nationaux aux aspirations universelles (liberté, égalité, solidarité internationale, diversité). Pour ce faire, il en appelle à la responsabilité de l’histoire nationale, dont le travail devrait participer à l’inscription de la nation dans les valeurs universelles, y compris celle du respect de la diversité. Cette valeur, comme les autres, n’empêche pas le travail de mémoire, car elle n’échappe pas, elle-même, « au processus d’historisation » (p. 330). Oui, les nations savent encore rêver et se renouveler, mais avec des ancrages historiques capables d’articuler les rêves à la réalité.

Gérard Bouchard livre dans cet ouvrage une théorie des mythes nationaux qui a la vertu d’échapper à l’austérité savante par les nombreux récits nationaux qui viennent illustrer son propos. Il propose une réflexion engagée sur le devenir des nations qui, dans les débats polarisés en cours entre post-identitaires et néo-identitaires, offre un éclairage rafraîchissant. Parler du « nous » et « avoir à coeur la nation » ne sont pas le signe d’un isolement, mais d’une ouverture à des valeurs universelles historiquement situées.