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Le 30 décembre 1817, le bateau à vapeur Vesuvius accoste au port de la Nouvelle-Orléans. Le révérend Elias Cornelius, comme bien d’autres voyageurs avant lui, foule alors le sol chargé d’histoire de la Ville Croissant[2]. Il est aussitôt abasourdi par le bourdonnement incessant des marchands, boutiquiers, matelots et entrepreneurs en tout genre, par les rues bondées de gens, Créoles, Américains, Africains, et par les nombreux navires qui tanguent tranquillement, amarrés au port, ou voguant au large. Au marché, à quelques pas de là, des dizaines de langues et de patois chatouillent son oreille. Sans aucun doute, notre visiteur vient de débarquer dans la ville commerciale par excellence du Sud américain. Durant la première moitié du XIXe siècle, de nombreux voyageurs vont ainsi venir visiter la Louisiane et sa capitale de l’époque, la Nouvelle-Orléans. Dans leur grande majorité, ils seront impressionnés par trois traits distinctifs qui frappent d’emblée tout nouvel arrivant. D’abord, par la grande diversité linguistique et culturelle qu’ils retrouvent autant dans les rues de la ville que dans les champs de la campagne. Ensuite, par la primauté qu’exercent le commerce et l’agriculture, particulièrement les cultures de sucre et de coton, sur toute autre facette de la vie quotidienne. Enfin, par l’omniprésence de l’esclavage et par le dynamisme de la vie religieuse et culturelle des esclaves qu’ils observent sur tout le territoire de la Louisiane.

Ces impressions, transportées en Europe comme en Amérique, vont contribuer à façonner l’image d’une Louisiane esclavagiste, certes, mais également prospère et florissante ; une région cosmopolite, profondément influencée par le monde atlantique qui l’entoure. En fait, loin d’être un cas unique, coupé du monde, la Louisiane subit maintes influences des sociétés esclavagistes nord-américaines et caribéennes, tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, et est modelée sur les mêmes bases que bien d’autres sociétés de plantations. Les idées, les nouvelles et les cultures qui y circulent trouvent donc un écho en Louisiane, qui s’insère dans un marché transatlantique ; un marché de denrées, un marché de matières premières, un marché d’esclaves. L’influence qu’a le monde atlantique, et particulièrement Saint-Domingue, en Louisiane ressort donc de façon récurrente dans les récits de voyage contemporains.

Une histoire pour les esclaves louisianais

Pour reprendre la formule de l’historien Peter Kolchin, il existe « de nombreux Suds » aux États-Unis, où les esclaves vivent une vie très différente selon qu’ils résident dans les régions de la Chesapeake ou du Lowcountry [3]. Au niveau historiographique, certaines sociétés esclavagistes, comme la Virginie et la Caroline du Sud, ont été plus étudiées que d’autres. Ainsi, la Louisiane a longtemps été mise de côté, ce qui explique pourquoi de nombreux fonds d’archives demeurent encore aujourd’hui peu ou pas explorés[4]. En dépit du nombre croissant d’ouvrages portant sur l’histoire de l'esclavage en Louisiane[5], il peut être surprenant de constater que la culture religieuse des esclaves de Louisiane sous la période antebellum a été quelque peu délaissée par l’historiographie au bénéfice d’autres communautés et régions, ou au détriment d’autres sources, plus abondantes ou plus accessibles. Notre recherche vise donc à combler une lacune importante et à apporter une contribution à la compréhension que l'on a de l'esclavage en Louisiane durant cette période, souvent négligée au profit de l'ère coloniale[6]. Les rares travaux portant sur l'histoire de l'esclavage en Louisiane pendant les années 1803-1860 explorent généralement le monde de la Nouvelle-Orléans et tendent à laisser de côté le monde rural avoisinant, pourtant crucial à la compréhension des communautés d'esclaves[7]. Le monde des esclaves de Louisiane et de leurs pratiques religieuses nous échappe encore en grande partie.

De par ses racines franco-hispaniques et son caractère catholique, la Louisiane du début du XIXe siècle apparaît comme une entité unique au sein des États-Unis d’Amérique, majoritairement de culture anglo-protestante. Région sucrière fort prospère, qui connaît un essor spectaculaire au tournant du siècle, la Louisiane accueille de nombreux réfugiés et immigrants, attirés par les promesses d’enrichissement. La population esclave augmente considérablement durant cette période, alors que le système esclavagiste se développe et se radicalise. La Louisiane antebellum est ainsi le théâtre parfait pour étudier la rencontre entre religion et esclavage. Comment les esclaves parviennent-ils à se forger une culture religieuse bien distincte de celle de leurs maîtres ? Comment cette culture apparaît-elle aux yeux des voyageurs qui atteignent la Nouvelle-Orléans au XIXe siècle ? En quoi les pratiques religieuses des esclaves des Antilles, qui arrivent en grand nombre à la fin du XVIIIe siècle et dans la première décennie du XIXe siècle, ont-elles influencé la religion des esclaves louisianais ? En se basant sur les récits de voyage du XIXe siècle, cet article nous permettra de partir à la découverte de la culture religieuse des esclaves de la Louisiane.

Ces témoins silencieux de l’histoire

Comment écrire l'histoire d'individus qui n'ont laissé que peu ou pas de traces ? Que sait-on, ou que peut-on savoir, de la vie quotidienne des individus qui n’écrivent pas ? Les témoins silencieux de l’histoire représentent un enjeu d’écriture important depuis la fin des années 1970, alors que les sciences sociales se dotent d’approches sociologiques et anthropologiques pour permettre un retour à une certaine forme de récit qui s'intéresse aux individus et à leur rôle dans la société[8]. Les historiens se mettent « en quête de la parole vierge des individus aux identités minoritaires, une parole qui viendrait rétablir la vérité sur une série d’événements traumatisants »[9]. Ces « silencieux de l’histoire », que « l’historiographie avait jusque-là délaissés », sont désormais placés à l’avant-plan de la scène[10]. Pour l’historienne Arlette Farge, afin de réussir à faire parler les exclus et les marginaux au sein d'une micro-histoire, il faut « interroger autrement les sources, travailler sur le silence des sans aveu et non sur les discours bavards et autorisés »[11]. Le même processus de recouvrement a eu lieu aux États-Unis au cours des dernières décennies, alors que l'historiographie s'est attachée à réécrire l'histoire « par le bas », en se concentrant sur l'histoire de l'« autre moitié », la classe sociale au bas de l'échelle qui regroupe pauvres, malades, ouvriers en tous genres et esclaves[12]. Plusieurs historiens se sont heurtés aux mêmes problèmes méthodologiques qui transparaissent ici, en tentant de « révéler l'inconnu dans une histoire trop (mal) connue »[13]. Pour surmonter cet écueil, il faut d'abord reprendre des archives déjà connues sous de nouveaux angles et sous de nouvelles perspectives, ce que nous permettent de faire les récits de voyage du XIXe siècle. Si certains voyageurs s’extasient devant la production sucrière et cotonnière, vantant les mérites du système esclavagiste, d’autres au contraire le dénoncent et cherchent à diriger le faisceau sur les expériences individuelles des esclaves, en tentant de leur donner une voix.

Si les planteurs étaient souvent amenés à se déplacer de leur plantation à la ville de la Nouvelle-Orléans, pour aller au marché d’esclaves ou pour passer devant le notaire, ils n’étaient pas les seuls à voir du pays. De nombreux voyageurs de toutes sortes ont raconté leur épopée à travers les bayous et les champs de canne à sucre de la Louisiane, récits qui seront par la suite publiés et distribués à travers tout le pays. La Louisiane, avec le mythique fleuve Mississippi, apparaissait comme une destination idéale pour quiconque voulait découvrir l’Ouest américain. Les voyageurs se lançaient à l’assaut de l’inconnu à la fois pour voir la beauté sauvage de ces nouveaux paysages et pour constater les progrès de la nation américaine :

Throughout the nineteenth century, Americans seemed to be looking for two things in the West. One was a scenic West, a place that represented the power and beauty of the American nation and that could be compared with the most sublime scenes in Europe. The other West offered a locus of opportunity and a testing ground for American ingenuity, a notion that had been present long before Thomas Jefferson[14].

Bien que ce ne soit pas encore l’âge du tourisme au sens moderne du terme, qui n’apparaît qu’avec l’expansion du chemin de fer à la fin des années 1860[15], et que ce genre de voyage ne soit pas accessible à tout le monde, de nombreux Européens et États-Uniens prendront la mer durant la première moitié du XIXe siècle à destination de la Nouvelle-Orléans. L’esclavage demeure, dans tous ces récits de voyage, un sujet constant, soulevant de violentes diatribes ou de grandioses apologies. Dans le cadre de cet article, quinze récits de voyage ont été analysés.

Les vagues migratoires du XIXe siècle

Au lendemain de l'achat de la Louisiane par les États-Unis en 1803, un grand nombre de marchands et de fermiers, majoritairement anglophones et protestants, traversent les frontières de l'État de Louisiane pour s'y installer, accompagnés de leurs esclaves. Selon l'historien Allan Kulikoff, durant la période antebellum, plus de 600 000 Blancs et au moins 835 000 esclaves, provenant de l'Upper South (surtout le Maryland, la Virginie et les Carolines), s'installent dans des États ou des territoires américains plus au Sud ou plus à l'Ouest (comme l’Alabama, le Mississippi, la Louisiane et le Texas[16]). Plusieurs d’entre eux s’y établissent de façon permanente, mais beaucoup espèrent simplement faire fortune et revenir chez eux, ce que le prédicateur unitarien Theodore Clapp désigne par une « population flottante, fluctuante et hétérogène, attirée en Louisiane dans l’honorable but de s’enrichir »[17]. Si la Louisiane est la terre d'accueil de très nombreux immigrants qui cherchent à s'enrichir sur des plantations de sucre et de coton, c'est en partie grâce aux récits des voyageurs qui parcourent les États-Unis et aux journaux nationaux qui transmettent l'image d'une région sucrière prospère, un véritable « paradis pour les planteurs ». Les promesses de terres fertiles et peu dispendieuses ont ainsi encouragé bon nombres de planteurs, de la Virginie au Mississippi, à délaisser leurs cultures de tabac ou de riz pour venir s’établir en Louisiane afin de tenter leur chance avec l’« or blanc »[18]. En 1827, le naturaliste anglais William Bullock entreprend un voyage à la Nouvelle-Orléans. L’une de ses premières remarques se consacre à décrire la diversité ethnique et linguistique qui règne dans la ville :

This city exhibits the greatest variety of costume, and foreigners ; French, Spanish, Portuguese, Irish in shoals ; in short, samples of the common people of all the European nations, Creoles, all the intermixtures of Negro and Indian blood, the moody and ruminating Indians, the inhabitants of the Spanish provinces […] and more languages are spoken here than in any other town in America […] The negroes, mulattoes, French, Spanish, Germans, are all crying their several articles in their several tongues.[19]

C’est que les immigrants anglophones ne sont pas les seuls à franchir les frontières de la Louisiane. Au même moment, plusieurs milliers de réfugiés de l'île de Saint-Domingue, catholiques et francophones, prennent la mer pour trouver asile en Louisiane, conséquence directe de la Révolution qui secoue l'île de 1791 à 1804. Des milliers d’entre eux trouveront d’abord refuge à la Jamaïque, avant d’être expulsés par les autorités britanniques. D’autres émigreront à Santiago de Cuba, mais l’invasion française en Espagne en 1808-1809 les forcera à quitter Cuba[20]. Les exilés, blancs et noirs, arrivent de Saint-Domingue dès les années 1790, puis de la Jamaïque dès 1804 et de Cuba et Santo Domingo dès 1809[21]. Des milliers d’entre eux quitteront Saint-Domingue pour des ports de la côte atlantique américaine, comme New York, Philadelphie, Baltimore, Norfolk, Charleston ou Savannah, pour ensuite se rediriger vers la Nouvelle-Orléans. De 1791 à 1815, entre 15 000 et 20 000 réfugiés quittent ainsi Saint-Domingue, avec ou sans escale, et plus des trois quarts d'entre eux s'installent à la Nouvelle-Orléans ou à proximité, faisant ainsi doubler la communauté catholique et francophone de la ville[22]. Les réfugiés de Saint-Domingue sont directement liés à la croissance de l’industrie du sucre en Louisiane au début du XIXe siècle. Anciens planteurs de sucre et de café, ces nouveaux immigrants amènent avec eux leur expérience dans le domaine, leurs techniques et leurs esclaves, qui connaissent bien cette culture[23]. Cette expertise peut dès lors être appliquée aux conditions particulières de la Louisiane[24]. Ainsi, comme le note l’ancien habitant de Saint-Domingue François Marie Perrin du Lac en 1805, « cette culture [de l’indigo] a été remplacée dans toute la partie basse de la colonie par celle du sucre […] », remarquant au passage le rôle qu’y ont joué les réfugiés domingois[25].

Très vite, afin de suivre le boom économique qui se produit au début du XIXe siècle, un besoin croissant en main-d’oeuvre servile se fait sentir. La première décennie est ainsi marquée par une forte augmentation du nombre d’esclaves sur le territoire de la Louisiane, un accroissement caractérisé par la grande diversité des groupes ethniques. Selon l'historien Jean-Pierre Le Glaunec, l’importation d’esclaves explose littéralement entre 1804 et 1812, période pendant laquelle environ 12 000 esclaves africains, caribéens et américains sont introduits en Louisiane, sans compter ceux des réfugiés de Saint-Domingue[26]. Entre 1804 et 1812, environ la moitié ou les deux tiers des nouveaux esclaves sont d’origine africaine et apportent avec eux leur langage et leur bagage culturel, probablement inconnus d'un nombre important d'esclaves louisianais[27]. Ces derniers, probablement créoles, parlent le français, l’espagnol ou le créole, alors que les nouveaux esclaves africains ne parlent aucune des langues européennes pratiquées en Louisiane[28]. Le reste des esclaves, introduits après 1803, provient essentiellement de la côte atlantique américaine ou des Caraïbes britanniques et paraissent être, comme leurs maîtres, anglophones[29]. Lorsque la traite transatlantique prend fin, en 1808, le commerce interrégional contribue à renforcer la diversité de la communauté esclave. La traite domestique entraîne une relocalisation de milliers d'esclaves créoles de l'Upper South vers le Lower South et vers les nouveaux territoires qu'il faut peupler et exploiter[30]. Lors de son voyage en 1823, le marchand anglican Adam Hodgson, qui arrive de Liverpool, comprend très tôt l’ampleur que revêt ce commerce en Louisiane : « I have understood that from Maryland and Virginia alone, from 4000 to 5000 per annum are occasionally sent down to New-Orleans ; a place, the very name of which seems to strike terror into the slaves and free Negroes of the Middle States »[31].

Un monde esclavagiste

La Nouvelle-Orléans apparaît donc comme un marché d’esclaves très important, un port clé dans le commerce transatlantique, où les navires marchands d’Europe côtoient ceux de New York, de Philadelphie, de Baltimore et de Charleston, en plus des bateaux à vapeur qui remontent le Mississippi[32]. Les balles de coton s’empilent au côté des barriques de sucre, qui attendent d’être expédiées à travers les États-Unis, la Caraïbe et l’Europe. L’auteur américain Timothy Flint n’a pas tort lorsqu’il écrit que la Nouvelle-Orléans est « la grande capitale commerciale de la Vallée du Mississippi », et que sa position, en tant que ville commerciale, ne peut être rivalisée par aucune autre au monde[33]. Sa notoriété est confirmée par le nombre de navires et de barges que l’on peut voir à son port, comme le fait remarquer en 1819 le journaliste du New Hampshire Estwick Evans, en calculant qu’environ 500 ou 600 vaisseaux, dont plusieurs sont très larges, peuvent occasionnellement être vus amarrés à la levée[34]. Les voyageurs s’entendent également pour dire que la vue des plantations, qui défilent sous leurs yeux tout le long du Mississippi, est d’une beauté impressionnante. Lors de son séjour à la Nouvelle-Orléans en 1822, alors qu’il descend le fleuve, le révérend Theodore Clapp est ébloui par le spectacle :

For two hundred miles, plantation touches plantation. I have seen in no part of the United States, not excepting the Connecticut River, a more rich and highly cultivated tract of the same extent […] Noble private residences, massive sugar houses, neat villas, and numerous negro quarters succeed each other in such a way that the whole distance has the appearance of one uninterrupted village […] The fields, the gardens, the fine houses, the sugar manufactories, &c., apparently move past you as you descend, like the images in a magic lantern[35].

Mais la réputation de la Nouvelle-Orléans, chez les esclaves, est loin d’être aussi dorée. Les esclaves de l’Upper South, en sachant qu’ils seront expédiés et vendus dans le Lower South, et particulièrement en Louisiane, sont littéralement désespérés[36]. La Louisiane a très mauvaise réputation, celle où règnent mauvais traitements et forte mortalité. Timothy Flint l’apprend avant même son arrivée en Louisiane :

Here [Missouri] I was told, that the cruelty and brutality were not here, but among the great planters drown the Mississippi. So strongly is this idea inculcated, that it is held up to the slave, as a bugbear over his head to bind him to good behavior, that if he does not behave well, he will be carried down the river, and be sold.[37]

Estwick Evans, comme tant d’autres voyageurs, est d’ailleurs choqué par les mauvais traitements dont il est témoin :

Whilst passing a plantation on the lower part of the Mississippi, my ears were assailed by sounds novel and distressing. The shriek of anguish, and the sound of the hateful lash quickly brought me to the theatre of suffering. There I witnessed a madning sight. A poor negro, fastened to the ground, in vain implored for mercy ; whilst an iron-hearted overseer, enraged by his own cruelty, was inflicting unlimited vengeance […][38].

Le commerce d’esclaves, considérés comme de simples biens-meubles, vient se confronter aux principes et aux valeurs de voyageurs étrangers, issus des sociétés européennes ou nord-américaines libres. La vente d’une famille d’esclaves aux enchères, événement banal et quotidien à la Nouvelle-Orléans, bouleverse ainsi le journaliste britannique James S. Buckingham en 1842 :

Often as I had witnessed this painful scene in the old times of the West Indies […] it had lost none of its pain by repetition ; it appeared, indeed, more revolting here, in contrast with the republican institutions of American, than under the monarchical governments of Europe, or the absolute despotism of Asia ; and while the blot of Slavery remains on this country, it never can command the respect and esteem of mankind[39].

Une culture noire hétéroclite

Si les conditions de vie des esclaves ont été décrites abondamment dans les récits de voyage du XIXe siècle, l’une des facettes qui semble avoir particulièrement fasciné les visiteurs demeure leur culture religieuse. Alors que la Louisiane rassemble en son sein l’Église catholique et plusieurs dénominations protestantes, les esclaves semblent s’être construits une vie culturelle propre à eux, très expressive, véritable refuge contre l’écrasant système esclavagiste, qui prend racine dans leurs origines africaines et dans les différentes religions chrétiennes présentes en Louisiane.

Les historiens ont été nombreux à s’interroger sur l’influence de l’héritage africain dans la culture des esclaves américains. À la fin des années 1940, l’interprétation traditionnelle, selon laquelle le passé et les traits culturels africains n’auraient pas survécu en Amérique, où les esclaves auraient été complètement acculturés, s’oppose à l’idée d’une continuité entre l’Afrique et les Amériques, qui suppose des survivances africaines dans la culture noire américaine[40]. La réflexion se précise dans les années 1960, alors que la notion d’une diaspora noire à la fois influencée par les cultures africaines et les cultures américaines esclavagistes fait émerger une culture afro-américaine bien distincte[41]. Quelques années plus tard, l’idée de la créolisation permet d’entrevoir une culture afro-américaine qui n’est pas uniquement le fruit d’un passé et de traditions africaines, mais davantage une toute nouvelle création, puisant à la fois dans ce passé et dans les conditions de vie des différentes colonies américaines[42]. La créolisation, que certains désignent par le terme « métissage » ou par le processus d’« hybridité », rend compte de la mutation culturelle qui transcende les communautés noires dans les Amériques[43]. Elle prédomine dans l’historiographie actuelle et nous permet de percevoir les cultures afro-américaines « en tant que produits de l’Afrique autant que de l’Amérique »[44]. De nombreux historiens, tels que John W. Blassingame, Lawrence Levine et Albert J. Raboteau, se réfèrent aux idées de continuité et de créolisation pour expliquer la persistance de valeurs africaines dans la culture et la religion des esclaves américains[45]. Pour Blassingame, il existe certaines similarités entre les religions européennes et africaines qui ont permis aux esclaves d’intégrer au christianisme certains éléments culturels africains[46]. Comme l’explique Raboteau, les esclaves ont ainsi pu préserver des cultes africains, parallèlement au christianisme :

[...] even as the gods of Africa gave way to the God of Christianity, the African heritage of singing, dancing, spirit possession, and magic continued to influence Afro-American spirituals, ring shouts, and folk beliefs. That this was so is evidence of the slaves’ ability not only to adapt to new contexts but to do so creatively [47].

Bien que certains historiens aient démontré qu’il existe des rétentions des cultures africaines en Louisiane, notamment Gwendolyn Midlo Hall[48], on ne retrouve pas dans les récits de voyage de Louisiane ces scènes détaillées de cérémonies vaudou, comme on peut en lire, par exemple, dans les récits du domingois Moreau de St. Méry[49]. On peut, à tout le moins, en déduire des danses et des réunions dominicales que nous rapportent certains récits de voyages, qu’il devait y avoir des cérémonies vaudou et certains traits spécifiques à cette culture. C’est le cas dans le récit du new-yorkais Christian Schultz qui, par un dimanche après-midi, se promène aux confins de la ville et assiste à plusieurs danses :

In the afternoon, a walk in the rear of the town will still more astonish their bewildered imaginations with the sight of twenty different dancing groups of the wretched Africans, collected together to perform their worship after the manner of their country. They have their own national music, consisting for the most part of a long kind of narrow drum of various sizes […] The principal dancers of leaders are dressed in a variety of wild and savage fashions, always ornamented with a number of the tails of the smaller wild beasts, and those who appeared most horrible always attracted the largest circle of company. These amusements continue until sunset […][50].

L’ébahissement de Schultz est également partagé par l’architecte Benjamin Henry Latrobe qui, quelques années plus tard, assiste lui-aussi à de tels divertissements et note l’importance de l’héritage africain :

[…] an assembly of negroes, which, I am told, every Sunday afternoon meets on the Common in the rear of the city […] a crowd of five or six hundred persons, assembled in an open space or public square […] They were formed into circular groups […] In the first were two women dancing […] The music consisted of two drums and a stringed instrument […] which no doubt was imported from Africa […] The allowed amusements of Sunday have, it seems, perpetuated here those of Africa among its former inhabitants[51].

Il semble que l’arrivée des réfugiés de Saint-Domingue ait contribué à renforcer les traits culturels et les pratiques du vaudou, dont certaines traces étaient déjà présentes en Louisiane. C’est du moins ce qu’avance l’historienne Nathalie Dessens : « Voodoo, for instance, may have existed residually in Louisiana and may have taken the form of some traditions of magic without a strongly organized cult, but with the St. Domingans' arrival, it became a popular and popularized Louisiana cultural trend, and Louisiana voodoo was assuredly shaped along the Haitian tradition »[52]. Certaines danses repérées au Congo Square[53] ou certains instruments de musique utilisés par la population noire de Louisiane tirent bel et bien leurs origines de Saint-Domingue. Et il est probable qu’ils aient été introduits par les réfugiés domingois[54].

Les immigrants de Saint-Domingue vont également contribuer à renforcer le catholicisme à la Nouvelle-Orléans, à un moment crucial de son histoire, alors qu’une vague de migrants anglo-protestants submerge la ville et menace la religion catholique, jusqu’alors majoritaire[55]. L’arrivée de centaines de réfugiés de couleur va permettre une meilleure intégration de la population noire, surtout libre, dans les rangs de la communauté catholique. Au début du XIXe siècle, la majorité des fidèles à la Cathédrale Saint-Louis sont d’ailleurs des femmes d’origine africaine[56]. Comme le souligne Theodore Clapp en 1822, il existe de nombreuses cultures en Louisiane, mais toutes apprennent à vivre ensemble « under the urbane and easy-going hand of the Catholic Church », qui donne d’ailleurs à la Nouvelle-Orléans « a distinctive and unique flavor »[57]. De nombreux Noirs libres et esclaves semblent s’être totalement convertis à la religion catholique, du moins est-ce l’impression que donne Latrobe en 1820 en dénombrant, lors d’une messe du dimanche à la Cathédrale Saint-Louis, de deux à trois cent quarterons, nègres et mulâtres et pas plus de cent hommes blancs parmi l’assistance[58].

C’est également la perception de l’historienne Kimberly S. Hanger. Selon elle, la plupart des Noirs libres de la Nouvelle-Orléans ont reçu le baptême et ont assisté aux messes et aux célébrations religieuses ; certains se sont mariés à l’église ou ont été enterrés dans le cimetière paroissial. Qu’ils soient esclaves ou libres, les Noirs ont pratiqué le catholicisme, tout comme les autres membres, blancs, de la société[59]. En 1838, la journaliste et sociologue britannique Harriet Martineau décrit elle-aussi une messe catholique, et met en lumière l’aspect égalitaire de l’Église catholique :

Then there is the cathedral to be attended, a place which the European gladly visits, as the only one in the United States, where all men meet together as brethren […] There are groups about the cathedral gates, the blacks and the whites parting company as if they had not been worshipping side by side. Within the edifice there is no separation. Some few persons may be in pews ; but kneeling on the pavement may be seen a multitude, of every shade of complexion, from the fair Scotchwoman or German to the jet-black pure African […][60].

Cette perception du catholicisme par des protestants européens ou américains n’est certes pas nouvelle. Theodore Clapp, en 1822, relève cette dimension égalitaire, qui tranche de manière radicale avec la religion protestante. Selon lui, tout le monde, sans distinction, peut recevoir les sacrements catholiques et personne ne peut mourir sans avoir reçu la bénédiction de l’Église, ce qui contraste avec l’église protestante, plus élitiste[61]. Mais pour le capitaine Amos Stoddard, du Connecticut, le dilemme est plus grand encore :

The scenes of misery and distress constantly witnessed along the coast of the Delta […] torture the feelings of the passing stranger […] Why permit those, who call themselves christians, to trample on all the rights of humanity, to enslave and to degrade, the sons and daughters of Africa ![62]

Pour certains protestants abolitionnistes, il semble paradoxal que des esclaves embrassent le catholicisme, alors même que les prêtres et les évêques en possèdent[63]. Ainsi, à partir des années 1830 et 1840, alors que s’implantent en Louisiane quelques églises protestantes[64], il semble que le protestantisme, et le méthodisme en particulier, ait été très populaire chez les esclaves. Du moins est-ce l’avis de Timothy Flint qui discourt à ce sujet dans son récit de voyage de 1826 :

Wherever the Methodists come in contact with them [slaves], their earnest and vehement address softens the obduracy of the clacks at once. They have gained many converts among the slaves. They use a language that falls in with their apprehensions, and possibly their popularity with them is enhanced by the prevalent impression, that the Methodists are the exclusive friends of slaves, and of emancipation. In the region where I live, the masters allow entire liberty to the slaves to attend public worship, and as far as my knowledge extends, it is generally the case in Louisiana. We have regular meetings of the blacks in the building where I attend public worship […][65].

Si le catholicisme demeure la religion majoritaire en Louisiane, du moins durant les premières décennies du XIXe siècle, l’influence protestante y est particulièrement évidente, où les contacts entre ces deux religions sont constants tout au long de la période étudiée. Pour les historiens Elizabeth et Gary Mills, aussi longtemps que le catholicisme a été la seule religion légale en Louisiane, les Noirs s'en sont contentés, mais la tendance a vite été renversée[66]. Avec l’arrivée massive d’immigrants américains, majoritairement anglophones et protestants, les pasteurs protestants itinérants sont alors devenus des concurrents sérieux aux missionnaires catholiques[67]. Pour certains auteurs, c’est même le mouvement évangélique protestant qui va le mieux réussir à s’adapter aux religions traditionnelles africaines et qui va permettre aux Afro-américains de s'approprier le christianisme, de le réinterpréter et de le transmettre[68].

Une culture afro-catholique unique

En descendant le fleuve Mississippi, de Bâton-Rouge à la Nouvelle-Orléans, les voyageurs du XIXe siècle sont éblouis par les grandes plantations qui bordent les rives et surpris du nombre de cases à esclaves qui accompagnent inévitablement la grande maison et la sucrerie. Certes, cette omniprésence de l’esclavage n’est pas perçue de la même façon selon que le spectateur provient de l’Europe, des États du Nord ou des États voisins esclavagistes. Et vue sous leurs yeux, nous en apprenons beaucoup sur cette institution particulière. À la lumière de leurs récits, et en regard de la composition de la société néo-orléanaise qu’ils décrivent, la Louisiane antebellum apparaît comme un véritable microcosme atlantique, un carrefour unique où circulent populations, capitaux et cultures. Selon les témoignages des voyageurs, tout porte à croire qu’il y a eu formation d’une communauté esclave afro-catholique bien distincte, mais très hétéroclite, qui puise ses origines à travers tout le monde atlantique, de l’Afrique aux États-Unis, en passant par la Caraïbe anglaise, française et espagnole. Un processus de créolisation s’est donc entamé dès le début du XIXe siècle, phénomène qui s’intensifiera tout au long de la période d’avant-guerre, et ce, malgré l’apport des esclaves américains, anglophones et protestants. Les esclaves de Louisiane ont ainsi contribué à la formation d’une culture religieuse unique, riche et surprenante, qui ne laissait guère de voyageurs indifférents.