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Le règne de Philippe II d’Espagne, entre 1556 et 1598, fut non seulement le temps de l’hégémonie, celui de la Monarchie universelle, mais aussi celui des saints faisant oeuvre commune, la vocation des uns et des autres présentant de fortes similitudes[1]. Les occasions furent alors nombreuses de glorifier les saints et leur royal protecteur. À Alcalá de Henares, en 1568, Philippe II célébra la réception des reliques des saints Just et Pasteur, puis celle de sainte Léocadie, à Tolède, en avril 1587. Pour cette dernière, la ville impériale de Tolède, honorée de cette épithète par Charles Quint, avait dressé des arcs à la gloire de la sainte et le roi avait ordonné une procession en grande pompe et solennité[2]. Contrairement aux célébrations organisées pour la canonisation de don Diego de Alcalá deux ans plus tard, les décors de 1587 firent bien la distinction entre la sainte et le roi au profit de ce dernier, le mettant systématiquement à l’honneur, autant pour avoir permis le transfert des reliques que pour son règne providentiel. Plusieurs constructions éphémères avaient donc rendu hommage aux rois qui avaient un lien supposé avec la sainte, comme Philippe II, Philippe Ier, Alphonse le Sage ainsi que les rois Ferdinand le Saint et Sisebut. Cependant, le roi d’Espagne Philippe II se distinguait des autres par le rappel fréquent des attributs de sa domination. En 1587, à Tolède, la sainte fut honorée sur les mêmes arcs de triomphe que le roi, chacun occupant une façade de leur propre discours : la vie de la sainte d’un côté et, de l’autre, la mission providentielle de Philippe II, plusieurs fois signifiée par l’union du Portugal à ses couronnes.

Bien différentes furent les célébrations de 1589 en l’honneur de la canonisation de don Diego de Alcalá, mort en 1463. Le roi fut certes glorifié, mais le nouveau saint le fut tout autant, ce qui démontrait plutôt leur oeuvre commune. Le contexte était alors bien différent de celui des autres cérémonies et célébrations en l’honneur de saintes reliques associées au roi d’Espagne. don Diego était en effet le premier saint canonisé après le concile de Trente sur la demande de Philippe II et de la ville d’Alcalá de Henares. Sa canonisation fut donc présentée comme la consécration de la politique de sainteté du roi au coeur d’une oeuvre de légitimation plus vaste s’appuyant sur la survivance de l’Hispania. Cette étude propose de revenir sur ce cas exemplaire à partir de la relation établie par le frère franciscain Gabriel de Mata décrivant les fêtes données en l’honneur du saint à Alcalá de Henares[3], en avril 1589, et de s’inscrire dans une histoire soucieuse d’éclairer le rapport entre politique et sainteté[4].

La canonisation de Diego de Alcalá, une oeuvre royale

Philippe II rendit hommage à Diego de Alcalá, le premier saint canonisé après le concile de Trente, au cours de festivités qui durèrent plusieurs jours entre le 10 et le 14 avril 1589. Le récit de ces journées de célébrations et de réjouissances a été fixé par le frère franciscain Gabriel de Mata (décédé en 1594) de la province de Cantabrie. Le compte-rendu de la cérémonie pour la canonisation, célébrée à Rome l’année précédente, fit également l’objet d’une impression[5]. Poète au service de son ordre, Gabriel de Mata consacra plusieurs volumes à des récits hagiographiques, principalement au sujet de saint François et de saint Diego[6]. Après le concile de Trente, l’écriture hagiographique fut particulièrement prolifique pour défendre la cause des saints contre les accusations d’idolâtrie formulées par les protestants. La promotion de leur culte favorisa ainsi des dévotions nouvelles tout en consolidant les plus anciennes, en particulier à l’occasion des transferts de reliques qui donnaient lieu à de grandes célébrations[7]. Dans une Europe confessionnelle divisée, le renforcement de la culture hagiographique, qu’illustre la canonisation de Diego de Alcalá, relevait donc d’un enjeu avant tout religieux, mais, dans le contexte espagnol, ce cas particulier rappelle la dimension également politique d’une telle entreprise.

Le caractère politique des célébrations d’Alcalá de Henares prend sa source dans des événements bien antérieurs à 1589. En effet, la canonisation de don Diego fut l’aboutissement d’une très longue procédure entamée en 1562 sur l’initiative, entre autres, du roi d’Espagne lui-même. Tout commence en avril 1562 lorsque le roi fut appelé au chevet de son fils, don Carlos, qui s’était gravement blessé à la tête en tombant dans un escalier du palais archiépiscopal de la ville d’Alcalá de Henares, où il se trouvait pour poursuivre ses études. Condamné par les médecins, il se vit administrer les derniers sacrements le 2 mai. Sur la requête du prince moribond, son demi-frère don Juan d’Autriche alla cependant prier pour sa guérison sur le tombeau du frère franciscain Diego, réputé pour ses miracles, dans le couvent de Santa María de Jesús et, le 8 mai, tandis que l’infant agonisait, don Juan d’Autriche et le duc d’Albe se rendirent de nouveau au couvent, dès l’aube, pour prier. Ils en ressortirent quelques heures plus tard avec le cercueil de don Diego. Puis, la caisse contenant le corps non corrompu du franciscain fut déposée à côté de l’infant désormais inconscient. Dès lors, le prince se mit à respirer paisiblement et sombra dans un sommeil profond duquel il émergea six heures plus tard avec le souvenir d’avoir vu et entendu le frère en habit lui annoncer sa guérison. Le bon rétablissement de Carlos, selon la version officielle qui occulte volontairement la part des médecins, avait donc été l’oeuvre du frère franciscain qui jouissait déjà d’une grande notoriété[8]. Rapidement, les demandes de canonisation affluèrent à Rome, d’abord de la part de la ville le 20 mai, puis des bourgs avoisinants, du ministre provincial de l’ordre franciscain, du Recteur de l’Université, de l’archevêché et enfin du roi et de don Carlos le 28 février 1563. Une commission fut mise en place en décembre 1564 et l’information fut achevée en janvier de l’année suivante. Mais le décès de Pie IV interrompit momentanément la procédure, laquelle reprit avec le travail d’une commission chargée d’examiner plus de quatre-vingts témoignages recueillis dans les environs d’Alcalá de Henares. Puis le procès fut de nouveau suspendu et le dossier oublié. L’affaire ne fut enfin relancée qu’en 1585, après une nouvelle demande, et s’acheva par le décret de promulgation, le 27 juin 1588.

C’est en vertu de cet heureux dénouement, dont le succès fut attribué à la persévérance de Philippe II, que Gabriel de Mata lui dédia son ouvrage en rappelant les nombreux mérites qui composent ensemble un lieu commun de la rhétorique confessionnelle du roi d’Espagne :

Une oeuvre digne d’un tel Prince Catholique, exemple et modèle pour tous ceux qui vivent aujourd’hui sur cette terre, et pour la confusion des ennemis hérétiques de notre Sainte Église auxquels Votre Majesté s’est toujours opposée avec des armes victorieuses et des actions pieuses et catholiques, édifiant des temples des plus somptueux à Dieu notre Seigneur, canonisant ses saints et vénérant les images et les reliques avec une si merveilleuse exemplarité[9] (traduction libre).

Les initiatives de Philippe II, depuis le début de son règne, pour s’imposer comme le chantre d’une catholicité combattante et assumée, étaient bien connues de ses contemporains tant les manifestations en furent visibles, à commencer par la construction, dès 1563, du Palais-monastère de l’Escurial, qui était destiné à accueillir une collection importante de reliques et à devenir un laboratoire artistique à travers les programmes iconographiques destinés à la partie conventuelle et à la Basilique[10]. Le rapport que le roi entretenait avec les saints illustre, par ses différentes manifestations, une vocation à faire de sa royauté un sacerdoce sanctificateur. En effet, sa proximité avec les saints, à travers leurs portraits et leurs reliques, ne fut pas seulement un acte de foi engagé jusqu’à sa mort mais aussi le moyen d’une oeuvre qui le dépassait lui-même, portant toute l’Espagne à redevenir maîtresse d’un destin que la Reconquête lui avait forgé et à retrouver son identité de terre chrétienne : l’Hispania. Messianisme et sacerdoce royal fixèrent ensemble le vocabulaire de la vocation chrétienne de la monarchie hispanique incarnée par Philippe II. Or, les fêtes données à Alcalá de Henares, en l’honneur de saint Diego, déroulèrent ce discours le long de la rue principale, à chaque autel élevé à la gloire du saint pour faire communier la pourpre et la bure auréolées de sainteté.

Le lundi 10 avril 1589, en vertu de la bulle de canonisation de Sixte Quint, Philippe II ordonna une procession du corps du saint depuis son couvent d’origine, Santa María de Jesús, jusqu’à la cathédrale magistrale de los Santos Niños à l’autre bout de la calle Mayor. La veille, le père général de l’ordre franciscain, Francisco de Tolosa, avait fait préparer le corps de Diego qui était apparu en parfait état de conservation, sain et entier. Quatre cents franciscains et plus de deux mille religieux accompagnèrent la relique le lendemain, jour de la procession, portant d’innombrables croix, bannières et cierges, ainsi que l’arche contenant la sainte relique, qui était recouverte d’une fine toile de brocart frangée d’or. Devant celle-ci, des franciscains brandissaient le grand étendard de taffetas portant l’effigie de saint Diego qui avait servi à Rome pour la cérémonie de sa canonisation. Dans sa description de la procession, Gabriel de Mata situe le roi et sa famille proche—à savoir sa soeur l’impératrice Marie, son fils Philippe et l’infante Isabelle Claire Eugénie—, sur le balcon « ricamente adereçado[11] » d’une maison située dans la rue principale, la calle Mayor, en face du couvent donnant lui-même sur une place dégagée. La famille royale put ainsi assister à la mise en branle de la procession depuis le couvent, en direction de la cathédrale de los Santos Niños qui se trouve au bout de la rue principale, à moins de cinq cents mètres. La procession avança donc dans un premier temps face au roi, puis remonta la rue principale sur la droite de ce dernier qui pouvait bénéficier d’une très bonne perspective jusqu’à la cathédrale où les reliques du saint furent accueillies par une « dulce y apazible música de sanctos y devotos motetes » [12]. La procession fit ensuite demi-tour pour regagner le couvent, en compagnie du roi qui l’avait rejointe. Saint Diego fut ramené ainsi à l’église de son couvent et le roi, accompagné de ses proches, après avoir démontré combien « avec ses entrailles royales, pleines d’amour et de dévotion envers les saints du Seigneur, affable et enclin à notre sainte religion »[13], descendit les marches du grand autel en compagnie du Père général avec lequel il discuta jusqu’à la sortie.

Les termes employés par le narrateur, ce qu’il choisit de décrire et sans doute de taire, concourent à faire de Philippe II une personne royale divisée entre la majesté qu’elle incarne et l’individu qui croit avec humilité : l’être-roi, placé au-dessus des hommes, est d’abord en marge de la procession et prend de la hauteur, de même que l’éloge implicite l’élève en permanence, tandis que le croyant se distingue par sa simplicité. En effet, la place du roi, au cours de la procession, n’est pas précisée, de même que l’auteur ne fait pas mention du décorum mis en place pour son déplacement. En revanche, la seconde fois que Mata localise le roi, il le décrit discutant avec le Père général dans une attitude qui n’apparaît pas cérémonieuse. L’absence de cérémonie dans le récit n’est sans doute que le fait d’une omission volontaire afin de souligner l’humilité du roi dans ce qui doit apparaître comme un acte de piété exemplaire. Pour autant, la présence du monarque ne pouvait être ramenée à celle d’un simple croyant, d’autant plus que plusieurs institutions de la ville, et en particulier l’Université et le collège jésuite, avaient aménagé en son honneur plusieurs autels décorés de hiéroglyphes et d’inscriptions le long du parcours de la procession. Par la teneur de leurs discours, ces décorations s’adressaient en particulier au roi qui prit certainement le temps de les contempler sans manquer d’être sensible à l’hommage qui fut rendu à son oeuvre politique de sainteté.

Signifier l’engagement sacrificiel du saint et du roi

Le parcours était donc ponctué de plusieurs autels de dévotion que les frères franciscains et les autres membres de la procession avaient fait richement décorer d’inscriptions et de hiéroglyphes à la gloire du saint, à la fois dans le collège jésuite et l’hôpital, mais aussi dans la rue, comme ce fut le cas des décors réalisés sur l’initiative des libraires. Les peintures du collège jésuite, fondé par Francisco de Villanueva en 1546[14], furent laissées en l’état après la procession contrairement aux autres décorations éphémères, dont la première fut une oeuvre du collège qui consistait en un autel placé sous un arc de triomphe coupant la calle Mayor. La visite du roi commença par cet édifice richement ornementé et mis en valeur par un écrin de brocarts et de riches toiles tendues sur les côtés de la rue. Ce fut donc la première station du saint, mais aussi du roi où l’attendaient le Provincial de la Compagnie de Jésus et le Recteur avec cent quarante de leurs religieux portant tous des cierges.

Les vingt-neuf hiéroglyphes peints sur l’édifice montraient le chemin de la sainteté acquise par don Diego dans l’imitation des souffrances du Christ. En référence à la Passion, une invention montrait le coeur du saint offert en sacrifice sur un autel, tandis que son engagement, ou vocation à partager les souffrances du Christ, était signifié par le renoncement aux vanités à travers la prise de l’habit franciscain. Pour cela, Diego fut représenté par une couleuvre se glissant hors de ses vêtements pour se vêtir d’un habit d’une lumière éclatante. Faisant écho au langage allégorique des images, des sonnets furent aussi exposés à la gloire du roi pour lui rendre grâce d’avoir obtenu la reconnaissance officielle de cette sainteté locale. Tout en passant devant l’arc, Philippe II fut aussi célébré par des chants et des quatrains se répondant et qui ne manquèrent pas de s’adresser également aux autres membres de la famille royale, en faisant rimer les vertus attachées à leurs prénoms. Mais l’infant Philippe fut particulièrement mis à l’honneur selon un procédé rhétorique très convenu dans le système de représentation des Habsbourg qui consiste à valoriser la filiation en attribuant l’hégémonie espagnole au mérite de toute la dynastie. Aussi l’infant fut-il présenté comme le fils du « Véritable Atlante », en reprenant ainsi un topos du discours impérial.

En effet, la figure d’Atlante était souvent associée au Géant Atlas qui avait été condamné par Zeus à porter sur ses épaules la voûte céleste, après sa défaite contre les Olympiens. Signe de la force incarnée par la nature divine du Titan, la figure était donc une évocation de la puissance, dans un premier temps, mais rappelait aussi la vocation des Habsbourg à dominer le monde. Celle-ci fut d’ailleurs évoquée sur l’édifice par l’inscription de la devise plus ultra de Charles Ier—futur Charles Quint—laquelle apparut pour la première fois au côté des deux colonnes d’Hercule, en 1517, sur la voile du navire qui emmenait le jeune roi prendre possession de ses couronnes d’Espagne. Cet emblème et sa devise avaient fait du futur Charles Quint un « nouvel Hercule » mais aussi un « nouvel Atlas ». Cette vocation à dominer le monde fut un appel à accomplir la volonté divine—celle de préparer l’avènement du royaume de Dieu—qui se traduit par l’élection et se pense en termes d’engagement, voire de sacrifice. La dimension sacrificielle de la domination universelle, comme un devoir et une charge lourde à supporter, fut particulièrement signifiée par la figure d’Atlas dans l’iconographie des princes de la première modernité et en particulier chez les Habsbourg.

Leur ambition hégémonique commune avait longtemps été légitimée par un discours des origines remontant à l’Atlas italien, savamment alimenté par les juristes et les généalogistes qui donnèrent aussi bien à la royauté franque qu’à celle d’Espagne des origines troyennes[15]. Guebwiller, en 1530, dressa ainsi la généalogie des Habsbourg en les faisant remonter à Noé, à Hercule et à Priam. Or ce dernier, roi de Troie, était lui-même le descendant de Dardanos, petit-fils d’Atlas[16]. En 1545, l’Italien Pietro Mareno démontra à son tour les origines troyennes des Habsbourg en faisant de Dardanos, ancêtre des Troyens, celui de Charles Quint[17]. Le succès de l’Énéide de Virgile dans les bibliothèques royales et les oeuvres d’érudition avaient contribué à la fortune du mythe troyen dans la genèse de la construction idéologique de l’empire d’Occident, comme produit de la translatio imperii signifiée par le voyage d’Énée. L’héritage impérial passait par cette revendication des origines qui explique l’importance des figures tutélaires d’Atlas et d’Hercule dans le système de représentation des grands princes de la Renaissance. Atlas fut donc un élément signifiant de l’hégémonie dans le discours impérial des Habsbourg jusqu’à symboliser la domination terrestre, tandis que Neptune renvoyait à la domination des mers, comme cela fut représenté sur l’arc érigé en l’honneur de Philippe II, nouveau roi de Portugal, lors de son Entrée dans Lisbonne en 1580[18].

Mais, aussi bien chez Charles Quint que chez Philippe II, comme le montre l’évocation d'Atlante dans la fête de 1589, Atlas servit souvent à souligner la filiation dynastique afin d’inscrire la politique hégémonique des Habsbourg et sa légitimité dans un continuum temporel. Ainsi, lorsque le futur Philippe II fut amené à rencontrer les sujets de son père en Italie, en Allemagne et aux Pays-Bas, les Entrées triomphales soulignèrent cette filiation à la fois dynastique, politique et spirituelle, et la légitimité de la succession en ayant recours à Atlas et à Hercule, comme ce fut le cas à Milan en décembre 1548 ou encore à Bruxelles quelques semaines plus tard[19]. L’empereur fut, à l’occasion, transfiguré en Atlas remettant le globe de sa domination terrestre à son fils, alors signifié par la figure d’Hercule, et dont le sens fut pérennisé par l’emblème philippien composé de la devise ut quiescat Atlas—« afin qu’Atlas se repose »—elle-même éclairée par la figure d’Hercule portant le globe terrestre. Cet emblème figura au revers de la médaille frappée à l’occasion de l’abdication de Charles Quint en octobre 1555[20]. Le même procédé fut donc repris en 1589 lors de la fête donnée en l’honneur de saint Diego pour rappeler, à travers la filiation, l’oeuvre dynastique au service de la cause des saints.

Montrer le chemin, être la lumière

Cette idée-force de la filiation place la dynastie au service d’une oeuvre qui dépasse son action temporelle et vise l’accomplissement d’une volonté divine. C’est alors que le poids sacrificiel de la domination terrestre s’apparente au renoncement de Diego entrant en religion, puisque Philippe II, comme le saint, est marqué par l’engagement à servir la gloire de Dieu. Pour le saint, l’habit religieux est la promesse d’un habit de lumière, comme dans le hiéroglyphe évoqué plus haut. La lumière ne s’entend pas, cependant, comme la seule clarté céleste que confère la sainteté, mais signifie également la voie à suivre, le chemin. Saint Diego, par l’exemplarité de sa vie passée à imiter le Christ, est source de lumière, c’est-à-dire un chemin à suivre par lequel le fidèle accède au modèle christique. Or, dans le but d’éviter tout abus dans la vénération de ces modèles, la dévotion des saints, de leurs images et de leurs reliques fit l’objet d’un décret qui en fixa les conditions lors de la dernière session du concile de Trente en décembre 1563. La question la plus délicate fut alors celle de l’authenticité des récits hagiographiques si difficile à établir, mais qui ne concerna pas toutefois le cas de Diego puisque le procès de sa canonisation venait de s’achever avec toutes les précautions requises. L’enjeu de la révision des martyrologes et des vies des saints visait directement la pratique dévotionnelle de l’imitation qui ne pouvait dès lors se baser sur des traditions fausses. Ce fut l’occasion de rappeler le rôle d’exemplarité du saint dans la conduite d’une vie chrétienne. La fonction d’imitation du martyr, et du saint en général, fut rapidement au coeur des images après le concile de Trente et Philippe II fut particulièrement attentif à la bonne application des règles de vraisemblance et de dignité dans la réalisation des portraits des saints pour le Palais-monastère de l’Escurial[21].

L’exemplarité du saint en fait en effet un modèle à suivre, de même que le roi doit être exemplaire et veiller à sa bonne renommée par l’accomplissement d’une vie vertueuse au service de Dieu, comme le rappelèrent souvent les nombreuses Institutions ou Miroirs des princes. La valeur exemplaire du saint en fait un guide qui le rapproche de la vocation du prince, qui est de conduire ses sujets vers le bien commun. L’image très courante du pilote amenant la nef de l’État à bon port illustre cette mission qui n’est guère différente de celle de la sainteté. À Alcalá de Henares, lors des célébrations du 10 avril 1589, le roi trouva sans doute l’analogie familière lorsqu’il aperçut une peinture, commandée par l’Université, qui représentait Just et Pasteur ramant sur une nef, le cardinal Cisneros se trouvant à la poupe et le saint frère Diego aux commandes du hunier. Un écriteau portait l’inscription suivante : Prospera navigatio[22]. Le sens de cette allégorie, précisé par un sonnet, associe les saints et l’action temporelle des hommes, représentée ici par le cardinal Jiménez de Cisneros, ancien confesseur de la reine Isabelle la Catholique et fondateur de l’université d’Alcalá en 1499. Grâce à la réputation de cette université, la ville rayonna au-delà des frontières de la couronne de Castille, mais sa renommée reposa aussi sur la présence des reliques de saints locaux évoqués dans le sonnet. Une partie des reliques des saints Just et Pasteur, par exemple, avait été transférée à Alcalá après plusieurs siècles d’absence et leur transfert fut fêté du 7 au 15 mars 1568. La ville s’était parée, pour l’occasion, de quelques architectures éphémères rappelant le martyre des deux enfants, originaires de Complutum et exécutés sous Dioclétien ; Ambrosio de Morales insista, dans le récit qu’il fit de ces célébrations, sur le caractère surnaturel de leur sainteté rejaillissant sur l’histoire de l’Espagne et d’Alcalá de Henares[23].

Ambrosio de Morales, alors spécialiste des antiquités de l’Espagne et de l’histoire de ses saints en particulier, avait surtout travaillé au service de Philippe II en remplissant plusieurs fois des missions de reconnaissance et d’authentification de reliques saintes[24]. En cela, il fut l’un des principaux artisans de la perpétuation de l’histoire sainte de l’Espagne et donc de la politique hagiographique du roi. De même, les fêtes pour les saints évoquées sous ce règne ont toutes rappelé le lien étroit entre la promotion des saints et la volonté du roi, « zélateur de l’honneur de Dieu ». Il revenait donc à ce dernier de maintenir la tradition dévotionnelle et d’entretenir le chemin de la perfection intérieure en se faisant lui-même éclaireur des chrétiens. Mais le prince est également la lumière qui guide les sujets comme il est le pilote, évoqué plus haut, dans le registre des métaphores signifiant son rôle de tête du corps politique. Dans le cas des décors imaginés pour la fête de saint Diego, un hiéroglyphe, composé par García de Loaysa, transfigurait Philippe II en héron volant avec une torche enflammée dans son bec, en signe de sa sagesse source de prudence qui garantit le bon gouvernement, d’où la présence du motto « sapiens » qui accompagnait la figure[25]. Afin, dans ce cas également, de se projeter dans la continuité du pouvoir et de cette ligne politique à travers la filiation avec l’infant Philippe, une autre figure accompagnait le héron : celle d’un aiglon couronné volant à sa suite. La promotion de cette vertu royale de la sagesse en termes de savoir, qui montre ici la voie à l’infant, ce « disciple prodigue », relève d’une conception du pouvoir et de choix iconographiques qui s’expliquent par le statut de leur auteur. García de Loaysa Girón était en effet le précepteur du prince et son mayordomo mayor depuis 1585, chargé de l’instruire pour en faire un gouvernant vertueux[26].

Lieu commun des attributs de la royauté, la lumière renvoyait aussi au soleil qui est une image universelle du pouvoir reprise, ici, lors des déclamations faites au roi dans la salle du théâtre du collège jésuite le mercredi suivant, 12 avril. Le grand poète Lupercio Leonardo de Argensola, présent lors des célébrations, offrit alors au roi le plus bel hommage et le plus long, sous la forme d’un poème lyrique venant couronner ces fêtes par l’évocation de la puissance au service de la sainte cause :

En ces sacrées et pieuses cérémonies
Où ta piété Auguste Philippe
Par rayons admirables resplendit […][27]

Puis, le même, adoptant le mode des figures planétaires, fit aussi du roi le soleil qui illumine tout par ses vertus telle une « estrella que nos muestra el camino », dissipant les ténèbres d’un ciel obscurci mais où triomphe de façon éclatante l’espérance de ses vertus. S’ensuit un long éloge ou « retrato es de vuestra alma » qui illumine le monde par la puissance de sa cosmogonie, d’un pôle à l’autre[28]. Les prédécesseurs de Philippe II, tels Maximilien Ier, Ferdinand le Catholique et Charles Quint, furent aussi « Soleil qui resplendit » selon le vocabulaire antiquisant de l’époque[29]. Mais les images de 1589 s’inspirèrent en particulier de l’emblème de Philippe II figurant sur une médaille réalisée par Jacopo da Trezzo en 1555 et sans doute reprise par Ruscelli dans ses Imprese illustri de 1566. La figure est celle de Philippe II en Apollon conduisant un quadrige dont la course préside au lever et au coucher du soleil. Inscrite dans un phylactère, la devise iam illustrabit omnia—« bientôt il éclairera tout »—souligne le rapport entre la vocation universaliste du règne de Philippe II et l’étendue de son autorité sur les quatre parties du monde. La puissance du roi d’Espagne prenait un caractère universel qui n’était légitime que par sa vocation à accomplir les desseins de Dieu et à faire de la domination terrestre un instrument de la volonté divine. En cela, l’oeuvre de sainteté de Philippe II, évoquée par les célébrations de 1589, fut source de puissance, elle-même génératrice de gloire et de prospérité.

Le saint et le roi, une union providentielle

La gloire de Diego, élevé parmi les saints, rejaillit sur Philippe II au cours des fêtes données à Alcalá de Henares. Par diverses analogies, le saint et le roi étaient présentés faisant oeuvre commune. Ainsi, l’empire particulier du roi d’Espagne, à la fois moral et géographique, constituait une puissance capable d’accomplir des miracles à l’instar de saint Diego depuis sa sépulture. Comme dans l’emblème du roi réalisé par Ruscelli, la domination universelle est source de prospérité. C’est ce que figurent les cornes d’abondance et, à l’occasion, la nature luxuriante et exotique des Nouveaux Mondes. Les libraires d’Alcalá choisirent ce vocabulaire pour rendre grâce au saint et au roi de leurs bienfaits. Aussi composèrent-ils une architecture de plantes odoriférantes afin d’évoquer la nature dispensatrice et régénératrice de la parole du Christ, ainsi que par cet autre hiéroglyphe montrant Diego, au pied de la croix, ramassant les « fruits » tombant des plaies du Christ. L’abondance et la prospérité renvoient aussi aux « fruits » du bon gouvernement et honorent le gouvernant d’une renommée éternelle qui en fait une figure illustre digne de mémoire. La fête s’acheva d’ailleurs sur cette ultime consécration, devant la porte du couvent le vendredi suivant, avec la récitation de quelques sonnets. Le sixième fut dédié au roi, rappelant que cette fête célébrait l’entrée du franciscain Diego dans la vie sainte et qu’elle rendait à « Philippo la devida gloria », se joignant à l’histoire pour que « [sa] mémoire soit éternelle avec lui [le saint], qui est si étendue que l’Enfer en est effrayé »[30].

La dernière station du saint fut aussi « somptueuse », agissant par le truchement des images pour signifier la gloire céleste et le mouvement de l’élévation à travers le vol des oiseaux. Dans l’espoir de rendre l’oeuvre de Philippe II éternelle, le roi et le saint communiaient à travers la même gloire, ayant été tous deux désignés par la volonté divine : « Dans leur repos éternel, les Muses consacrées […] célèbrent les grandeurs du Divin Philippe, […] trésor fidèle de notre foi dans l’Église militante, solide et ferme Atlante, laquelle, sur les épaules, tu portes, soutiens, conserves et accrois […] »[31] (traduction libre). Nombreuses furent donc les images évoquant, par la croix, la couronne d’épines, ou encore le vol du phénix, l’élévation par l’imitation du Christ et qui furent aussi des images de la glorification du roi. Ainsi, l’Université, représentée en matrone, tenait dans ses mains le blason royal portant cette inscription : « si avec un Diego, Philippe, vous faites trembler le monde, avec deux vous serez sans second »[32]. Les hiéroglyphes et les sonnets renvoyèrent à ce désir de puissance totale, née de la volonté divine qui rend le roi et le saint à jamais inséparables, comme l’évoquait cet autre sonnet prononcé le vendredi devant le roi, jouant sur l’association des deux noms à chaque vers :

« Si nous honorons ici Philippe avec Diego », « Plus encore Philippe vient honorer Diego / et en dépit de la distinction entre Diego et Philippe / Nous rendons hommage à Diego et à Philippe », « En lui, Diego reçoit le grand Philippe / ailleurs Philippe accueille saint Diego / Que Diego et Philippe nous protègent / Par la faveur de ce Philippe et de Diego », « Que vive Philippe et qu’il soit notre Diego »[33] (traduction libre).

L’oeuvre personnelle de sainteté de Philippe II ne pouvait être plus clairement exprimée, de même qu’elle en illustra la performance en termes de réception.

Le dernier mot revient au poète Lupercio Leonardo de Argensola qui séjournait alors à Madrid et fréquentait le milieu de la cour au service du duc de Villahermosa. S’étant rendu à Alcalá de Henares, il avait grossi la troupe des Grands et des nombreux prélats qui étaient du voyage pour accompagner le roi. Le mercredi 12 avril, deux jours après le début des festivités, le roi, sa famille et les membres de sa cour se rendirent dans la salle de cérémonie du collège qui servait aussi de salle de théâtre. Des élèves déclamèrent quelques couplets et des chants furent entonnés à la gloire du roi, de l’infant et de sa soeur. Arriva enfin le tour d’Argensola, muni de son poème vantant les mérites du roi : exemplaire par sa piété, invincible par son épée contre les ennemis de Dieu, le premier d’entre les princes chrétiens, présidant les conciles, dissipant les ténèbres par l’exemple de ses vertus et par ses actions. Du fait la présence de l’infant, le poète se permit d’évoquer le juste repos du roi vieillissant grâce à « la nouvelle souche qui croît dans ton ombre » et prêt à prendre la relève pour que, libéré des contraintes terrestres, « notre très sainte mère t’offre / les mêmes chants et la même palme », qu’à Diego et que tous deux ne forment plus qu’un pour le salut depuis le ciel « comme tu le donnes à tous sur terre »[34]. Deux Philippe et un Diego, mais un seul autel dédié à eux : « Ici et là tu seras son compagnon / et véritable exemple / de comment Dieu se communique aussi / sous la précieuse pourpre / comme sous l’âpre vêtement ».

Par la vocation universelle de sa monarchie, Philippe II élabora une oeuvre politique empreinte de sainteté, à la fois par la démonstration de sa piété et par son action pour la défense des dogmes catholiques et la promotion de l’identité chrétienne de l’Espagne. Il fut donc l’artisan d’une culture politique de la sainteté et le destinataire de discours qui contribuèrent à forger cette image du roi saint et dévot, comme ce fut le cas lors des fêtes célébrant les saints d’Espagne. Cependant, au-delà du vocabulaire qui fixe la grandeur du roi dans le registre d’une volonté divine qui légitimerait sa domination universelle, l’ambition de sainteté du roi se heurte à une impossibilité de nature qui rend incompatibles l’exercice du pouvoir—le royaume terrestre—et la gloire céleste de la sainteté. Si quelques rois furent pourtant élevés à la sainteté au Moyen Âge, être roi et être saint à l’époque moderne, du temps de la refondation des procédures de canonisation après le concile de Trente, ne pouvait être plus que désir de sainteté, confiné dans l’ordre d’un discours encore susceptible d’entretenir les rivalités entre dynasties régnantes, comme l’attestent d’ailleurs les démarches pour la canonisation des rois du temps ancien de l’Hispania reconquérante ayant abouti à la reconnaissance officielle du culte de Ferdinand III de Castille (1217-1230) en 1671[35].