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La publication de l’ouvrage d’Harold Bérubé en 2015 s’avère être une grande bouffée d’air frais. D’une part, en raison de l’échelle d’analyse qu’il adopte. De manière générale, les historiens en Occident tendent à se concentrer sur les grandes métropoles et rares sont les textes qui s’attardent aux petites entités municipales. La lecture que fait Bérubé sur le développement de trois banlieues de la région montréalaise (Mont-Royal, Pointe-Claire et Westmount) sort de l’ordinaire. D’autre part, en proposant d’explorer la période de la fin du XIXe siècle jusqu’à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, l’auteur vient combler une lacune de l’histoire des banlieues nord-américaines et de l’idéal suburbain, deux objets qui sont surtout couverts à partir de l’après-guerre. Dans cet ouvrage, Bérubé a pour objectif de démontrer comment les élites de trois municipalités périphériques de Montréal ont contribué à renforcer le caractère distinct de leur société respective. À partir d’un angle politique, social et culturel, l’auteur s’est attardé à la gouvernance et aux outils qui ont été mis de l’avant dans ces villes aux fins de protéger l’identité bourgeoise qui est propre aux communautés établies.

Des sociétés distinctes se découpe en cinq chapitres. Le premier permet de dresser le fil historique et historiographique des banlieues et de la bourgeoisie. L’auteur s’attarde notamment, et avec raison, à retracer l’évolution des trois villes suburbaines qu’il souhaite analyser ainsi que les motifs de la fuite des citadins montréalais. À partir du second chapitre, Bérubé aborde de manière plus approfondie les trois banlieues retenues : il traite de leur création comme étant un outil administratif, un résultat rendu possible grâce à l’absence d’interventions des instances décisionnelles supérieures. Parfois issues des promoteurs, les banlieues découlent aussi d’initiatives citoyennes qui souhaitent préserver leurs milieux de ces mêmes acteurs. Le chapitre permet de mieux s’attarder au processus électoral, à la gestion et aux élus qui dictent le fonctionnement des banlieues bourgeoises. Les deux chapitres suivants sont consacrés à la réglementation, source de contrôle et d’intervention pour les villes. Le chapitre trois démontre comment est dicté le milieu (par le zonage et le cadre architectural entre autres) alors que le chapitre quatre illustre comment les villes s’évertuent à contrôler la composition et les comportements de leurs citoyens. C’est principalement au cours de ce chapitre que l’auteur fait état de légères différences pouvant exister entre les trois villes étudiées particulièrement lors de la Grande Dépression des années 1930. L’objectif des élites bourgeoises, qui exercent un étroit encadrement, consiste à réaliser un seul et même idéal suburbain composé de quelques valeurs clés et surtout d’un portrait bien défini du milieu désiré. Cette vision commune mène Bérubé à nous présenter en dernière partie toute l’importance que prend l’identité suburbaine bourgeoise qui est construite dans ces villes et qui leur permet de réellement se distinguer des autres municipalités et de justifier leur autonomie. Le coeur de cette construction repose sur un discours dichotomique les opposant à la ville-centre de Montréal. Les conditions assurant la persistance d’une banlieue résidentielle sont évoquées en conclusion de cet ouvrage qui permet de bien comprendre l’essentialité de l’identité et de la volonté de gouvernance de ces banlieues bourgeoises que sont Mont-Royal, Pointe-Claire et Westmount.

Cet ouvrage est publié près de quinze ans suivant les fusions forcées à travers tout le Québec. De fait, il demeure très d’actualité alors que la libre gouvernance des villes de banlieue, particulièrement dans le Grand Montréal, est toujours remise en question. Harold Bérubé tisse à cet égard plusieurs liens forts éloquents qui élargissent notre compréhension de cet enjeu selon un angle historique et identitaire. En recourant judicieusement aux journaux locaux de l’époque comme sources et en manipulant à différents usages le concept très contemporain de la gouvernance, Bérubé parvient à transmettre le poids des citoyens dans l’établissement de ces banlieues bourgeoises. Il s’agit là d’une réalisation importante, qu’il aurait même pu pousser davantage, alors qu’il est très souvent ardu d’illustrer un rôle autre que ceux des élites dans un tel processus. Si un bémol est présent à notre avis, il doit être relevé du côté de l’analyse de l’auteur qui omet trop souvent d’inclure le contexte supra-local. Lorsqu’il est question des élus municipaux au chapitre deux par exemple, aucune mention n’est faite des années folles ou de la Grande Dépression pour expliquer la composition des candidats au processus électoral. Au final, l’auteur a le mérite de s’être attaqué à un sujet de recherche pouvant apparaître fastidieux. Par cet ouvrage, la communauté scientifique améliore grandement ses connaissances quant à l’idéalisation de la banlieue et de la construction de l’identité qui est associée à ce processus. Il a de fait réussi à l’ancrer dans l’actualité québécoise et canadienne et à produire un ouvrage essentiel dans l’histoire urbaine canadienne.