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Depuis les années 1990, essentiellement, la question des nuisances et de l’insalubrité est devenue une thématique majeure de l’histoire environnementale urbaine. Les travaux abordant la pollution industrielle, l’assainissement, l’approvisionnement en eau potable ou la gestion des déchets dans les villes se sont en effet multipliés[1]. En Belgique, l’historiographie de la période moderne, entre autres, propose un certain nombre d’articles et de monographies traitant des immondices et de leur gestion en milieu urbain[2]. Ces travaux ont mis à disposition des chercheurs de nombreuses informations au sujet de l’hygiène publique et des politiques mises en oeuvre pour lutter contre la malpropreté. Ils mettent à jour l’image négative que fournissent les témoignages du passé au sujet de la propreté de la ville—en veillant toutefois à nuancer ces portraits souvent peu flatteurs[3]—, notent le rôle de la rivière qui s’apparente à celui de l’égout, soulignent la topographie des nuisances liées à l’implantation en périphérie et dans les faubourgs des métiers jugés insalubres, et insistent sur la prise en charge importante de ces questions par les autorités compétentes. Ces recherches font également état de l’attitude et des obligations de la population, sans toutefois insister de manière explicite sur le rôle considérable que représente la participation des citadins aux yeux des gouvernants pour assainir le cadre urbain. S’inscrivant dans la lignée de ces travaux, mais tâchant de mettre en exergue la responsabilité important des administrés au sein du modèle de la ville propre véhiculé par les autorités, le texte qui suit vise à présenter quelques résultats d’une enquête sur les comportements des gouvernants et gouvernés à l’égard des saletés dans la ville de Liège (fin du XVIIe—début du XVIIIe siècle)[4].

Aux temps modernes, Liège peut être considérée comme une grande ville au regard de ses voisines de la principauté liégeoise et des Pays-Bas. Au terme de l’Ancien Régime, elle abrite 33 000 habitants—sans compter les faubourgs—répartis sur un territoire d’environ 215 hectares[5]. Elle est ainsi comparable à Anvers ou Gand, mais demeure plus petite que Bruxelles, qui comptabilise 75 000 âmes en 1784[6]. La cité se caractérise par son confinement au sein d’un espace restreint entre la colline de Pierreuse et la Meuse. La population—fortement concentrée dans le centre et dans le quartier d’Outre-Meuse, en marge de la vie urbaine[7]—vit dans des conditions souvent difficiles : la misère et la pauvreté touchent un tiers des citadins[8]. Les rues n’ont pas abandonné leur aspect médiéval et sont étroites et tortueuses, confinant l’air dans des espaces étroits. Elles sont également sales, « couvertes de fanges puantes et noires »[9], tandis que les canaux, places et points d’eau constituent le réceptacle d’une multitude de déchets. Ces « saletez » sont le fait des habitants, dont la vie domestique déborde « du cadre strictement privé pour se répandre dans les lieux publics »[10], mais aussi des activités professionnelles et des nombreux animaux déambulant intramuros[11].

Le soin de veiller à la propreté des rues de la ville incombe notamment au prince-évêque qui, en tant qu’autorité souveraine de la principauté[12], possède le pouvoir de police générale. Ce terme désigne, sous l’Ancien Régime, non seulement le maintien de la paix publique, mais aussi tout ce qui concerne l’administration de l’État[13]. À ce titre, l’autorité centrale intervient dans l’organisation des services publics, de la police, de la voirie, du roulage, de la bâtisse, des cours d’eau, ainsi que de la police sanitaire[14]. La façon la plus simple et la moins couteuse d’intervenir sur ces questions est la promulgation d’ordonnances[15], qui délimitent les obligations de la population, fixent les permissions et énumèrent les sanctions en cas d’infraction. Si le prince-évêque promulgue les édits, il dispose néanmoins d’un organe chargé de les rédiger—le Conseil privé—qui est associé à tous les actes de gouvernement princier[16]. Il convient donc d’emblée de préciser que le terme « autorité(s) centrale(s) », employé ici pour désigner les auteurs des décisions réglementaires, englobe autant le prince que son Conseil privé.

Plus d’une trentaine d’ordonnances concernant l’hygiène de la ville sont promulguées par le pouvoir central entre 1650 et 1750, sans compter celles, nombreuses, qui sont relatives à différents métiers producteurs de déchets[17]. La question de l’insalubrité est donc prise en charge par les autorités liégeoises. Ces règlements, maintes fois réitérés, font toutefois état d’une situation dénuée d’amélioration substantielle. La ville reste sale sans que les moyens mobilisés—gages annuels, travaux journaliers, service de ramassage des ordures mis en place en 1705 et réinstauration du « maître vuideur des rieux » au début des années 1730[18]—permettent d’y pallier. Si, à l’instar de Namur, Bruxelles ou Lille, les éboueurs sont parfois désignés comme les responsables de cette situation[19], pour les gouvernants, c’est à la population qu’incombe principalement la faute. À Liège, les habitants sont en effet rappelés à l’ordre fréquemment, notamment lorsqu’il s’agit de balayer et d’enlever les ordures et le fumier devant leur domicile[20]. Tenus de le faire, ils sont accusés de repousser leurs saletés chez leurs voisins au lieu de les amasser dans un récipient adéquat, comme le condamne Georges-Louis de Berghes dans l’article 3 de l’ordonnance du 4 septembre 1728 : « Défendons aussi à tous bourgeois et habitants de la cité et faubourgs de balayer dorénavant devant leurs maisons ni autre part, autrement qu’en levant les ordures sans les pousser devant les maisons d’autrui […] »[21]. Cette même injonction est rappelée le 21 mai 1746[22]. C’est également les habitants résidant dans des voies urbaines plus étroites qui sont accusés par les autorités de ne pas respecter les mesures liées au ramassage : au milieu du XVIIIe siècle, ces chemins sont remplis d’ordures et de cendres[23]. Les citadins sont donc clairement pointés du doigt. En cas de zone souillée de déchets divers, ce sont d’ailleurs eux qui sont jugés responsables[24].

L’imaginaire de propreté proposée par les gouvernants entre donc en contradiction avec les agissements des habitants. Pourquoi ces derniers apparaissent-ils si négligents par rapport aux directives qui leur sont données ? Comment expliquer qu’ils ne se conforment pas ou peu à leur obligation ? Sur base des ordonnances de police promulguées entre 1650 et 1750 par les autorités centrales de la principauté de Liège, le présent article se donne pour objectif de mettre de l’avant les motifs du manque de considération, par les administrés, des préoccupations sanitaires qui importent aux autorités. En plus d’illustrer un aspect des relations entre gouvernants et gouvernés dans une ville d’Ancien Régime, cet enjeu permet de saisir en filigrane les rapports que chacun entretient avec le milieu urbain et la manière dont il définit et conçoit l’environnement dans lequel il vit.

La gestion des saletés dans la sphère des préoccupations souveraines

Au sein de la ville, les contingents militaires, les animaux, les artisans, les industries et plus généralement l’ensemble des citadins sont producteurs de multiples « immondices », « ordures », « vilenies », « trigus », « saletés »[25]. Ces termes synonymes désignent ce qui est malpropre et englobent toute une série de déchets qui se retrouvent bien souvent sur la voie publique ou dans les points d’eau de la ville. Ces immondices sont constituées d’ordures domestiques—restes de légume ou de viande, os, combustible—, mais également de matières fécales humaines et animales, ainsi que de déchets provenant d’activités artisanales. À cela s’ajoutent les matériaux et débris de construction comme le plâtre, le sable et les pierres, nommés dans les sources simplement par leur nom ou par le terme de « décombres ». Les bêtes mortes, la terre, les boues et surtout le fumier et les fientes font également partie de ce lot de saletés. Si les ordures ménagères, le lisier et les boues font généralement l’objet de récupération, notamment pas les agriculteurs qui s’en servent comme engrais, ils rejoignent aussi les déchets issus de l’industrie déversés dans les canaux, ou sont abandonnés dans la rue—les dépôts de fumiers, en particulier, sont nombreux.

Les princes-évêques de Liège se montrent soucieux d’écarter hors de la cité les immondices maculant les places publiques et d’assurer l’écoulement des canaux en évitant leur encombrement par ces substances et matériaux. Ils prennent également des mesures visant à élargir les rues et les espaces[26], ordonnent que les gouttières soient fixées aux habitations[27], interdisent la présence de certains animaux en rues et veillent à l’enterrement de ceux-ci directement après leur mort[28]. Observable plus ou moins au même moment dans certaines localités des Pays-Bas[29], un service régulier de nettoyage est instauré à Liège par l’ordonnance du 3 septembre 1705. La ville est divisée pour cela en quatre quartiers, attribués séparément à des entrepreneurs distincts. À l’instar de ce que souligne Parmentier pour Charleroi[30], cette séparation renvoie à la division traditionnelle de la ville d’un point de vue topographique : le quartier du marché et de Saint-Thomas correspond au centre de la cité et aux rivages de Meuse ; celui englobant les paroisses Saint-Séverin et Saint-Servais à la ville Haute ; et ceux de l’Île et d’Outremeuse constituent des espaces bien délimités par la Meuse et ses nombreuses ramifications[31]. Au sein de leur quartier respectif, ces employés sont dans l’obligation de conduire des tombereaux pour ramasser les ordures tous les jours et dans toutes les rues : de Pâques à octobre, de six à onze heures du matin et de trois heures de l’après-midi à sept heures du soir ; d’octobre à Pâques, de sept heures du matin à midi et de deux heures de l’après-midi à six heures du soir[32]. La tâche quotidienne des entrepreneurs est toujours observée en 1746[33] et la comptabilité fait également état d’une continuité dans les dépenses allouées pour leurs gages. Concernant les déchets collectés, l’ordonnance précise qu’ils doivent rassembler les « ordures, trigus et immondices » de la cité, c’est-à-dire l’ensemble des saletés, sans distinction. Il n’existe donc pas de spécialisation du personnel pour tel ou tel type d’immondice, comme cela s’observe par exemple à Anvers[34]. Il est enfin utile de préciser que les dispositions prises en 1705 n’imposent aucun monopole : les cultivateurs des environs ont le droit—comme par le passé—de ramasser les cendres et ordures présents dans les rues, selon leur bon vouloir[35].

Les motifs poussant l’autorité centrale à favoriser l’évacuation des déchets et à légiférer en matière de salubrité publique sont principalement liés à la « puanteur capable d’apporter des maladies ». Garantir aux citadins un espace de vie moins délétère n’est en effet pas un objectif de faible importance puisqu’il participe à cette volonté de voir s’évaporer les mauvais effluves, jugés responsables des maladies et donc de la peste. La théorie des miasmes est à la base de ces initiatives[36]. La promulgation d’ordonnances de police est dans ce cadre également liée aux préoccupations hygiénistes qui se manifestent au XVIIIe siècle[37], mais ne doit pas voiler les desseins d’ordre économique qui dictent le curage de certaines portions de l’espace urbain : les contrats d’adjudication passés entre les autorités et les entrepreneurs peuvent être un moyen de remplir les caisses, tandis que le jet d’ordures dans les rivières, canaux et chemins de la ville sont aussi promulguées parce que les déchets portent préjudice à la navigation, au commerce, à certains métiers ou au fonctionnement des moulins[38]. Les autorités légitiment même certaines pollutions dans ce contexte. C’est notamment le cas en 1733, lorsque le pouvoir central, à la suite d’une supplique du métier des tanneurs, autorise ces derniers à jeter leurs écorces dans le canal passant sous le pont Saint-Nicolas[39]. Les espaces visés par les actes ainsi que les amendes encourues nous permettent également de constater que le centre de la cité de Liège est davantage concerné par les mesures sanitaires. Le coeur historique de la ville est en effet un lieu diplomatique (rencontre de personnalités) ; social (c’est là que se tient le marché et que passent les processions) ; religieux (présence de la cathédrale Saint-Lambert) ; et politique (les symboles du pouvoir—cathédrale, hôtel de ville et Palais épiscopal—s’y trouvent). Se concentrer sur cette zone urbaine particulière s’explique aussi par sa fréquentation, ainsi que par la présence plus importante de saletés découlant de la tenue du marché[40]. La principale conséquence de cette situation a trait à une spatialisation de la saleté au sein du milieu urbain. La dichotomie entre les quartiers de labeurs et ceux « à haute valeur symbolique », qui accueillent les bâtiments du pouvoir politique et les activités économiques, est également soulignée par Chloé Deligne et Bram Vannieuwenhuyze à propos de la Bruxelles médiévale[41].

Au-delà des interdictions promulguées et du travail des entrepreneurs, les Liégeois eux-mêmes ont plusieurs devoirs à remplir et sont sommés de participer à l’assainissement du cadre urbain. Avant la mise en place d’un service de nettoyage régulier en 1705, les habitants disposent d’obligations occasionnelles, dictées dans la plupart des cas par des évènements comme les processions et surtout par la menace d’épidémie. En 1666, un règlement contre la peste statue que « tous et chacun bourgeois […] de la cité, aient, dedans huit jours après la publication de cette, à faire oster arrière de leurs maisons tous trigus, cendres et ordures, et icelles faire porter ou conduire, chacun pour son regard, dans les places à ce désignées et à désignées par le magistrat »[42]. Au XVIIe siècle, plusieurs mesures qui sont adoptées visent néanmoins à réguler de manière continue certains agissements citadins : les ordures émanant des bâtiments doivent être retirées dans les trois jours après leur présence sur place ; les vendeurs et tous « ceux qui ont boutiques » sur le marché ou ailleurs dans la cité se voient quant à eux dans l’obligation de nettoyer et d’enlever les immondices de leurs espaces d’installations. Les administrés accomplissent cette tâche deux fois par semaine, à savoir le mercredi et le samedi[43]. Pour éviter tout dépôt sauvage d’immondices, la législation déclare passibles d’une l’amende les individus « qui se trouveront les plus voisins desdits amas et ordures »[44].

Au moment de l’instauration d’un service de balayage par des entrepreneurs au début du XVIIIe siècle[45], les habitants ont le devoir de nettoyer et de balayer quotidiennement, chacun devant l’étendue de son domicile, les boues et les immondices qui s’y trouvent[46]. Ils sont priés de rassembler les ordures le long de leurs maisons ou bien de les mettre dans des « paniers, seaux ou mannequins »[47], puis de les porter aux charretiers lorsque ceux-ci passent dans leur quartier[48]. Les citadins sont avertis du passage de ces derniers par les clochettes attachées aux tombereaux. Cette obligation est valable pour tous les Liégeois, « tant des grandes et principales rues que des médiocres et petites ruelles, et autres chemins et passages »[49]. La venue des tombereaux aux abords de ces petites artères, en plus du son de clochette, est signalée par trois coups de cornet[50].

La population : un acteur indispensable à cibler

Dans ce contexte, le fait que les autorités centrales ciblent les habitants, les rappellent à l’ordre et les désignent comme responsables est logique : c’est en partie de la tâche de ceux-ci que dépend le travail des entrepreneurs. Il est en effet indispensable que tous les administrés répondent correctement à une législation qui pour l’essentiel repose sur eux-mêmes pour produire les effets escomptés. Les édits réitèrent plusieurs injonctions auxquelles les Liégeois doivent se conformer : garder les ordures dans un panier, ramasser ces dernières et les porter dans les tombereaux dès le tintement de la clochette et balayer et nettoyer chacun « vis-à-vis de sa maison » pour que les charretiers puissent faire leur travail. Ces derniers ont en effet pour fonction d’assurer le ramassage des immondices domestiques et autres déchets que chaque habitant—vendeur, membre d’un métier, etc.—doit soigneusement rassembler dans un panier. La tâche des entrepreneurs est donc directement liée à celle des Liégeois et si ces derniers réalisent mal—ou ne réalisent pas—leur besogne, la ville continuera à être maculée de saletés sans que le service urbain puisse y remédier. Pour disposer d’une ville propre, les autorités ont fait le choix de s’en remettre aux résidents, qu’ils rendent responsables de la salubrité publique.

Rappeler aux administrés leurs prérogatives par le biais d’une répétition des actes de police dans les mêmes termes n’est cependant pas forcément l’indice d’une désobéissance. Parmentier précise à ce sujet que la republication témoigne d’une volonté de rafraîchir la mémoire de toute la communauté concernée[51]. Réitérer pour ne pas oublier, voilà également ce à quoi encourage Nicolas Toussaint Lemoyne des Essarts dans son Dictionnaire universel de Police :

Il paroît que, malgré ces défenses, des Réglemens aussi sages ont été presque toujours violés plus ou moins ouvertement. Une loi de Police est exécutée d’abord : mais si on ne la renouvelle pas de temps en temps, elle tombe en désuétude : la licence croît peu à peu, et bientôt elle ne connoît plus de bornes : les Magistrats à qui l’on confie le dépôt sacré des Loix, doivent donc, autant qu’il est possible, faire revivre celles qui tendent à réprimer des abus toujours renaissans, et que l’amour du bien public avoit dictées […][52].

D’autres facteurs peuvent toutefois expliquer la promulgation de nombreuses injonctions redondantes à l’égard des habitants et leur non-prise en considération de ce qui importe aux autorités. L’absence de sanction au sein de l’édit de police de 1705 est tout d’abord un élément à mentionner, entraînant les habitants à ne pas craindre de répression en cas de dérogation. De plus, les contraventions existantes ne semblent pas contraignantes pour les moins nantis, du moins avant 1728. En effet, ces derniers, ne disposant pas de beaucoup d’argent, peuvent se voir dans l’incapacité de verser le montant de l’amende et demeurer ainsi impunis. Conscient du problème, Georges-Louis de Berghes précise que les « petits gens » qui n’ont rien à perdre et se moquent des amendes « seront punis corporellement, à l’arbitrage du juge »[53]. Il faut ensuite souligner que les interdictions concernant les abandons d’ordures visent des agissements forts nombreux et dont il n’est possible d’identifier le coupable qu’en flagrant délit. Malgré la présence de personnel dédié à cet effet[54], cela n’est guère évident—c’est d’ailleurs vraisemblablement pour cette raison que les autorités liégeoises attribuent la responsabilité des souillures diverses aux habitants les plus proches. L’identification de l’individu en infraction repose en fait sur la présence d’officiers, d’une part, et sur la déclaration de témoins, d’autre part. Pour encourager les dénonciations, les autorités attribuent dans certains cas une partie du montant de l’amende au délateur[55]. Malgré l’appât de la rémunération, les gouvernants déplorent qu’il demeure difficile de trouver des témoins « pour faire preuve en forme de droit »[56]. Le prince-évêque va donc plus loin en 1750 et restreint le nombre de témoins nécessaires pour porter une accusation valable, déclarant que « l’on se tiendra au rapport d’une seule personne authorisée et sermentée […] »[57]. Un seul témoin suffit donc pour inculper un individu, ce qui fait écho à la difficulté pour le pouvoir en place de mettre la main sur les coupables.

Ce décalage entre gouvernants et gouvernés trouve peut-être aussi ses racines dans une conception et une perception différente de l’espace urbain. Importe-t-il aux habitants que la ville soit propre ? Il est ainsi envisageable que l’imaginaire de propreté déployé par les autorités ne fasse tout simplement pas partie des soucis quotidiens des habitants, ce qui expliquerait leur manque de coopération dans le cadre du ramassage des ordures. Le nettoyage nécessaire se limite pour eux à l’espace privé, à l’intérieur des maisons, voire à la chambre seule, tandis qu’ils s’accommodent de la saleté des espaces extérieurs, rues et places publiques[58]. Rien ne montre en effet que les citadins pâtissent de la présence d’immondices dans les rues, tant que la situation n’atteint pas un certain pic. Quelle est dans ce contexte la motivation des habitants à être intégré dans une entreprise de gestion des déchets urbains ? Ces derniers se débarrassent des ordures ménagères dans les canaux ou les fosses d’aisance, ou encore les font manger par leurs animaux domestiques, et ne voient vraisemblablement pas de raison de procéder autrement. Soulignons qu’à l’instar de ce qu’observe Boudriot pour Paris, certains détritus sont également susceptibles d’être incinérés dans les cheminées[59].

Les motivations du prince et de son Conseil à légiférer concernent en partie la bonne gouvernance, la richesse économique et l’image de la ville, préoccupations d’ailleurs éloignées de celles des administrés. De plus, un hiatus entre les modèles théoriques véhiculés par les intellectuels et la pratique des habitants est à souligner. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce sont en effet les élites bourgeoises et nobiliaires gouvernant les villes qui sont touchées par les discours portés par des médecins ou des ingénieurs mettant l’accent sur la propreté urbaine et dénonçant les saletés[60]. La police est également en plein évolution au Siècle des Lumières et « rêve d’un grand nettoyage, de rues libres, débarrassées des choses encombrantes […] »[61]. Les questions d’hygiène deviennent aussi prépondérantes en raison d’un rejet croissant des mauvaises odeurs qui gagne progressivement les hautes classes de la société[62]. Le fossé entre les élites dirigeantes et le commun peuple repose donc notamment sur une manière différente de penser leur environnement.

La crainte des miasmes, à laquelle sont liés les desseins sanitaires, n’appartient toutefois pas exclusivement au pouvoir, mais est aussi partagée par la population. En 1750, lors des fortes chaleurs du mois de juillet, les Liégeois de la rue Trawée Pire s’insurgent par exemple contre les travaux inefficaces menés dans le canal de ladite ruelle, car ceux-ci font croupir les eaux et les ordures, ce qui « occasionne une puanteur si excessive pendant les présentes chaleurs, qu’on ne peut que rester dans les maisons »[63]. Au milieu du XVIIIe siècle, un bourgeois habitant aux rivages de Meuse adresse quant à lui une supplique au prince-évêque afin d’éviter qu’un maréchal ferrant s’établisse à cet endroit, soulignant le bruit et les saletés provoqués par le métier : « Pour ferrer les chevaux, on leur applique le fer rouge sur l’angle, et qu’alors il se fait une fumée très puante […] Ils [les maréchaux-ferrants] tirent du sang aux chevaux et qu’ils laissent le sang se caillé dans la rue. Ce sang putréfié par l’ardeur du soleil, qui donne depuis le matin jusqu’au soir sur la Batte, causera une puanteur qui jointe aux fumées formera une infection qui empechera tout le voisinage […] »[64]. À Liège comme dans de nombreuses villes, des suppliques de ce type sont fréquentes et témoignent du fait que les administrés sont eux aussi incommodés par les saletés et les mauvaises odeurs—Peter Brimblecombe observe d’ailleurs qu’en Angleterre, ces plaintes sont formulées essentiellement en été[65]. Néanmoins, dans un exemple comme dans l’autre, le dérangement provient du fait que la pratique s’ancre à proximité de leur espace de vie ; l’hygiène publique les concerne lorsqu’elle touche directement leur quotidien ou que la situation atteint une limite au-delà du tolérable[66]. La gestion des immondices urbaines les intéresse moins que les activités insalubres du voisinage susceptibles de gêner leur négoce ou d’empiéter sur leur cadre de vie. À une vision locale des habitants s’oppose donc la vision globale des gouvernants, qui s’étend à l’échelle de la ville dont ils ont la charge.

Des manières différentes de concevoir et « pratiquer » son environnement

Se pencher sur l’assainissement de la cité des princes-évêques à l’époque moderne est une démarche relativement inédite qui fut récemment l’objet de deux mémoires de fin d’études[67]. Certains auteurs avaient néanmoins déjà approché la thématique dans le cadre de travaux d’histoire urbaine consacrés à la ville de Liège[68]. Celle-ci restait cependant une localité dont on ignorait bien des choses quant à la situation sanitaire, l’organisation en matière de gestion des immondices (entreprise de nettoiement) et l’attitude des gouvernants et gouvernés à l’égard des conditions d’hygiène publique.

La lecture des ordonnances de police renvoie l’image d’un espace urbain délétère, pollué d’innombrables « saletez », d’ordures domestiques, de résidus des marchés, de fumier, d’excréments d’animaux ou encore de sang de bêtes tuées dans les boucheries ou saignées par les maréchaux. L’état sanitaire de la cité mosane est une préoccupation constante du pouvoir central, qui vise notamment par la promulgation d’édits de police à chasser les « miasmes putrides » qui apportent les maladies. En 1705, l’instauration d’un service de ramassage des immondices marque une évolution en plaçant la gestion des déchets urbains dans les mains d’entrepreneurs privés. Le bilan d’hygiène est néanmoins très mitigé au milieu du Siècle des Lumières et les moyens mis en oeuvre ne donnent pas satisfaction. Aux yeux des administrateurs, la principale responsable de ces conjonctures est la population, mobilisée dans le processus d’évacuation des déchets, mais accusée de ne pas remplir ses prérogatives quotidiennement et de continuer à déverser des ordures dans les rues et les canaux urbains. La raison de ces remontrances a notamment trait à une inadéquation entre les préoccupations du peuple et celles des gouvernants, de laquelle découle le peu d’obéissance facilité par la conscience de ne pas toujours être poursuivi ou sanctionné en cas d’infraction.

Pour les autorités, touchées par l’idéal de propreté véhiculé par les médecins et les policiers, la saleté nuit au commerce, à leur réputation, à la circulation des biens et des marchandises et surtout à la santé publique. En d’autres termes, elle est perçue comme un désordre qui, pour reprendre les termes de Mary Douglas, est « symbole tout à la fois de danger et de pouvoir »[69]. Les administrés sont quant à eux éloignés de ces objectifs : même s’ils perçoivent également la saleté comme un ennemi sanitaire, l’intolérance se manifeste lorsqu’un pic est atteint et est déterminée par une échelle de proximité de l’espace domestique, seul territoire jugé nécessaire à nettoyer. En dehors de ce seuil, à l’extérieur, l’attitude face aux immondices en est une d’accommodation. Le fait d’être mobilisé dans une entreprise de nettoiement peut dès lors être envisagé comme une corvée, située loin de leurs pratiques et de leurs préoccupations quotidiennes majeures. Cette situation illustre les rapports divergents qui coexistent vis-à-vis de la saleté publique et témoigne de la présence simultanée de façons différentes de concevoir et de vivre l’environnement urbain.

La vision des administrés comme des êtres négligents face à leur tâche se doit toutefois d’être nuancée. Tout d’abord, précisons que le discours des gouvernants est souvent centré sur des secteurs bien précis de la ville, les impasses et les petites ruelles, dont l’état de malpropreté peut résulter du manque de collaboration des résidents, mais peut aussi s’expliquer par l’oubli ou l’indolence des entrepreneurs qui n’y passent pas, ou encore par le fait que ces rues servent de lieux d’aisance ou de dépotoir[70]. Ensuite, la non-assiduité des habitants apparaît par l’entremise des ordonnances de police, dont la réitération n’est pas forcément synonyme de leur désobéissance, mais peut être destinée à rafraichir la mémoire de la communauté. De plus, ces répétitions sont jugées essentielles aux yeux des autorités : elles sont liées à leur volonté de mobiliser et de rappeler à l’ordre des individus instrumentalisés comme maillon essentiel de la propreté urbaine.

figure 1

Délimitation des quartiers pris en charge par les entrepreneurs du nettoiement en 1705. Liège, A.E.L., Cartes et plans, 663, Plan de la ville de Liège, 1700.

1- Saint-Séverin et Saint-Servais ; 2- Marché et Saint-Thomas ;

3- Outremeuse ; 4- Île.

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