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Si la Révolution française a porté une attention particulière à l’égalité entre tous les hommes, celle-ci a également engendré des débats sur le droit des bêtes et la responsabilité des hommes à leur égard. Dans l’optique d’une approche à la fois originale et pertinente, Pierre Serna, Professeur à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, nous convie dans L’Animal en République : 1789-1802. Genèse du droit des bêtes—premier volet de plusieurs années de recherche, dont Comme des bêtes, publié en 2017 aux Éditions Fayard, constitue l’oeuvre plus achevée—à se replonger dans vingt-sept dissertations[1] d’un concours de l’Institut national, où, en 1802, il demandait à ses participants[2] de répondre à deux questions : « Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ? Et conviendrait-il de faire des lois à cet égard ? » (p. 35).

Par le prisme d’une histoire politique, Serna démontre comment, à partir de la fin du XVIIIe siècle, une prise de conscience sur la sensibilité animale se développe, et ce, en même temps qu’une préoccupation sur l’égalité politique qui depuis 1789, est juridiquement fondée entre tous les êtres humains, mais paradoxalement, que l’ordre social de ce début du XIXe siècle cherche assurément à contredire (p. 9). Le débat sur les animaux renvoie alors à une interrogation existentielle : « la façon dont on traite les animaux dit sur la manière dont on considère les inférieurs » (p. 11). En développant un argumentaire sur la défense des animaux, et sur la sensibilité que les êtres humains doivent dorénavant avoir pour leurs congénères du monde animal, la majorité des auteurs considèrent la maltraitance animale comme une dégradation de la nature humaine, et la cruauté à leur égard ne serait qu’une négation de leur sensibilité. La visée, toutefois, ne serait pas de faire la démonstration de cette sensibilité, mais d’assurer la compréhension de celle-ci, car il est désormais impératif d’éradiquer ces traitements barbares. Pour certains, il faut instaurer une loi protégeant les animaux, pour d’autres, légiférer une loi serait superfétatoire, car plusieurs seraient incapables d’en saisir les fondements. Dans ce cas, il faut s’appuyer sur la morale, authentique solution pour sortir de cette violence qui pèse sur la France depuis la Révolution (p. 151). L’éducation à cette « civilisation des moeurs de la souffrance animale » devient alors pour la quasi-totalité des participants une nécessité à envisager.

Or, l’essentiel de l’ouvrage ne réside pas là. Ce que Serna cherche à prouver, c’est que malgré un souci pour les animaux et pour un certain végétarisme, la plupart des auteurs voient le républicanisme révolutionnaire comme un fléau à abattre—à l’exception de Salaville, républicain affirmé. À défaut de puiser dans une pensée républicaine et démocratique, issue « d’arguments rationnels, matérialistes et condillaciens », par exemple, la majorité des auteurs prônent plutôt une éthique d’avant 1789, ainsi qu’une morale chrétienne régénérée (p. 39) ; « le catholicisme constitue[rait] un facteur de paix sociale, de paix civile et de paix entre les hommes et entre toutes les créatures de Dieu » (p. 158). En ce sens, l’historien remarque comment le concours dévie rapidement de son objectif initial, pour se réorienter vers une société n’étant pas capable de se sortir de la Terreur, toujours traumatisée par les guerres civiles qu’elle a engendrées (p. 119). Cherchant à supprimer les violences faites aux animaux, de nombreux auteurs identifient une catégorie de personnes comme étant nuisibles—enfant, boucher, chasseur, peuple—afin d’exprimer ce qu’ils pensent sincèrement de la République (p. 121) ; « derrière toutes ces figures, se cache un seul et unique homme, le révolutionnaire, le sans-culotte débraillé » (p. 121). Il faut donc, pour sauver les animaux, guérir la France de sa « pathologie révolutionnaire » (p. 122).

Ce que ce concours—tout comme cet ouvrage—nous présente, « c’est ce legs laissé par la violence—réelle, supposée, fantasmée, objective, imaginée—de la Terreur comme fait social dans le paysage mental de la France de 1800 » (p. 41). À travers cette histoire politique engagée—comme en témoigne surtout la conclusion—, Pierre Serna nous livre une étude du passé, qui se doit néanmoins de guider nos préoccupations actuelles sur des interrogations telles que le végétarisme, l’écologie, le droit des animaux, les conditions d’abattage, etc. Pour l’historien de la Révolution, faire l’histoire de la maltraitance animale, c’est avant tout faire l’histoire de la maltraitance des victimes humaines (p. 231). Car, comment étudier le droit des animaux en 1802 sans se soucier du rétablissement de l’esclavage la même année.