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Remise en question de l’histoire sud-coréenne

L’histoire sud-coréenne a été écrite par les pères fondateurs de la République de Corée, proclamée le 15 août 1948. Cette histoire contemporaine, notamment celle de la guerre de Corée (1950–1953), a été écrite sous un angle conservateur, favorable à une mémoire collective anticommuniste. Les gouvernements suivants ont préservé cette vision nationaliste jusqu’à la fin du pouvoir des militaires en 1992. Pendant plusieurs décennies, certains aspects mémoriels, opposés à cette histoire officielle, ont été écartés et presque oubliés au profit d’une mémoire collective conservatrice[1]. Par exemple, jusque dans les années 1990, l’État sud-coréen n’a pas reconnu la mémoire des civils sud-coréens victimes d’exactions commises par l’armée et la police sud-coréennes. Les exécutions de ces civils ont été justifiées comme étant nécessaires pour préserver la sécurité nationale sud-coréenne ; les mémoires de ces civils ont été considérées comme taboues et leurs familles n’ont pas été en mesure de les transmettre aux générations suivantes[2].

Cependant, les générations nées après la guerre de Corée ont mis en doute l’objectivité de cette vision de l’histoire de la guerre de Corée, élément fondamental de l’histoire du pays. Dans les années 1980, une nouvelle vision de l’histoire contemporaine coréenne, s’appuyant sur l’importance de la classe populaire, a été développée par des historiens de profession[3]. Cette nouvelle tendance dans les recherches historiques restitue aux civils leur place dans l’histoire et, dans les années 1990, les historiens des générations d’après-guerre ont fait valoir les mémoires des civils. C’est pourquoi, à l’issue du régime autoritaire, en février 1993, les gouvernements sud-coréens démocratiques qui se sont succédé ont commencé à reconnaître les différentes facettes mémorielles de la guerre de Corée et ont voulu combler les lacunes dans l’histoire officielle de la Corée du Sud. Des historiens de profession, nés après la guerre, ont participé à ces travaux d’écriture de l’histoire officielle, dans le cadre de l’Institut national de l’histoire coréenne, en collaboration avec l’Académie des études coréennes, souvent en poursuivant leurs activités de recherches au sein d’associations privées et de sociétés civiles[4].

Dans cet article, nous nous intéresserons au rôle joué par les générations nées après la guerre de Corée dans la reconnaissance officielle des mémoires plurielles de la guerre de Corée, en entreprenant la réécriture de l’histoire contemporaine de la Corée du Sud. En premier lieu, nous commencerons par nous interroger sur les aspects de l’écriture de l’histoire de la guerre de Corée qui sont contestés par ces nouvelles générations. Ensuite, nous décrirons les nouvelles sources à leur disposition, y compris les documents coréens et étrangers déclassifiés. En ce qui concerne ces nouvelles sources, il est important de considérer le temps écoulé—au moins une trentaine d’années—entre les faits historiques et l’accès aux archives nationales ou étrangères[5]. De plus, nous examinerons les nouvelles approches méthodologiques, telles que les recherches de témoignages et de mémoires, que les nouvelles générations utilisent pour la réécriture de l’histoire de la guerre de Corée. Il faut souligner que le vieillissement de la population et la disparition de la génération qui a vécu la guerre ne permettront pas de continuer à utiliser ces nouvelles approches méthodologiques dans quelques années. Puis, nous présenterons la manière dont les autorités sud-coréennes ont intégré ces nouveaux éléments historiques au récit de l’histoire nationale, notamment grâce à l’aide de la Commission « Vérité et réconciliation » (2005–2010), l’un des principaux organismes gouvernementaux qui a soutenu l’intégration de faits historiques écartés de l’histoire nationale[6]. Enfin, nous terminerons par une réflexion sur les conséquences possibles de la réécriture de l’histoire de la guerre de Corée, notamment les querelles suscitées par l’inclusion de certains faits historiques dans les manuels scolaires et le risque d’une nouvelle guerre des mémoires.

Problèmes dans l’écriture de l’histoire de la guerre de Corée

L’histoire de la guerre de Corée, telle qu’elle a été écrite par les générations qui ont vécu la guerre, a été contestée pour sa partialité et sa focalisation sur une seule mémoire afin de préserver la cohésion nationale et pour son manque de prise en compte des différentes interprétations historiques. Les générations d’après-guerre ont donc insisté sur une réécriture de l’histoire de la guerre de Corée pour rééquilibrer les points de vue historiques.

Pluralité interprétative de la guerre de Corée

La guerre de Corée, l’un des éléments les plus marquants de l’histoire coréenne, reflète la subtilité des relations entre les deux Corées ainsi que la complexité des relations internationales. Cette guerre, jamais terminée, définie à la fois comme une guerre par procuration et une guerre civile, reste difficile à comprendre aujourd’hui encore, compte tenu de l’ingérence de différents acteurs étrangers dans un conflit fratricide entre les deux nations coréennes. De plus, l’existence de mémoires plurielles et de diverses interprétations de cette guerre révèle l’âpre rivalité entre les deux Corées et l’opposition entre les deux blocs idéologiques de l’Est et de l’Ouest, acteurs principaux de la guerre froide.

Chacune des deux Corées a écrit sa propre histoire de la guerre de Corée de manière à être considérée comme victime et non responsable de ce conflit. En Corée du Sud, l’écriture de l’histoire contemporaine se devait de faire l’éloge des fondateurs de la République de Corée qui avaient réussi à repousser l’invasion nord-coréenne et de condamner les collaborateurs communistes. À l’inverse, en Corée du Nord, l’histoire a été rédigée pour glorifier le leader communiste Kim Il-Sung en accusant les conservateurs sud-coréens et leurs alliés américains d’être responsables des massacres de civils et en dramatisant les conséquences de la guerre de Corée sur la population. Cette dualité dans la perception des faits historiques a influencé l’écriture de l’histoire de la guerre de Corée jusqu’à la fin des années 1980 car, dans chacune des deux Corées, les manuels scolaires et l’éducation publique étaient sous la responsabilité des autorités. En effet, dans le système de surveillance politique de l’époque, le point de vue historique sur la guerre de Corée était l’un des critères employés pour attester de la fidélité au régime et il était difficile de contredire les faits historiques que les dirigeants du pays avaient choisi d’intégrer à l’enseignement. Les enseignants sud-coréens qui contredisaient ces faits en soutenant la position nord-coréenne risquaient de perdre leur emploi et d’être condamnés[7].

En Corée du Sud, ce n’est qu’après l’avènement de la démocratie, en 1987[8], qu’une évolution importante a vu le jour dans la perception historique contemporaine : des mouvements démocratiques opposés aux régimes précédents ont remis en cause l’écriture partiale de l’histoire nationale qui écartait les faits gênants pour les gouvernements, notamment ceux de l’histoire de la guerre de Corée. Dans ce contexte d’évolution politique, les historiens sud-coréens des nouvelles générations ont prôné une interprétation plus équilibrée et plus impartiale de cette guerre, avec un point de vue plus objectif, tandis que les historiens sud-coréens ayant vécu eux-mêmes la guerre de Corée se sont plutôt attachés à retransmettre fidèlement leur mémoire vive dans l’écriture de l’histoire nationale.

Montée en puissance des générations nées après la guerre de Corée

Tandis que les générations ayant vécu la guerre de Corée se sont attachées davantage à la sécurité nationale, par peur de compromettre la paix et la prospérité qu’ils avaient acquises si difficilement, les générations nées après la guerre de Corée dont la jeunesse avait été marquée, pour la plupart, par la dictature militaire, aspiraient plutôt à une démocratie et à une bonne entente avec la Corée du Nord. Ces générations d’après-guerre étaient composées de Sud-Coréens ayant fait leurs études primaires et secondaires sous un régime autoritaire, avec des manuels scolaires anticommunistes[9]. Elles ont protesté contre les programmes politiques, sociaux et éducatifs mis en place par le régime militaire. Dans les années 1970, les aînés de ces générations ont participé aux mouvements démocratiques contre le régime militaire du Président Park Chung-hee, qui s’était auto-proclamé Président au cours d’un coup d’État appelé Yusin (« renouvellement du pays »), en octobre 1972[10].

Une dizaine d’années plus tard, une jeune génération émerge, protagoniste du printemps de Séoul (en 1980) et du mouvement démocratique de juin (en 1987). Cette génération est fréquemment appelée génération 386. Les chiffres 386 signifient : le 3 pour désigner les jeunes qui avaient environ trente ans les années 1990, le 8 pour situer leur période d’études universitaires (dans les années 1980), et le 6 pour dire qu’ils étaient nés dans les années 1960. En 1987, la génération 386 a fondé le Conseil des représentants des étudiants universitaires, appelé Jeondaehyup dans lequel ils se sont engagés politiquement[11]. Favorable à une réconciliation avec la Corée du Nord et opposée au régime autoritaire sud-coréen ainsi qu’à la présence militaire américaine en Corée du Sud[12], cette génération était différente de celle qui avait vécu la guerre. Elle a réclamé le « redressement des erreurs du passé »[13] concernant les exactions commises par les régimes militaires. Critique envers toute injustice politique ou sociale, cette génération a elle-même souffert de la répression sous les gouvernements autoritaires.

Après l’avènement de la démocratie, cette génération 386 est devenue le noyau dur qui a participé activement à la société civile afin de rectifier l’histoire nationale sud-coréenne, déformée par la dissimulation et l’omission de certains éléments historiques. Ces éléments historiques omis, modifiés ou controversés, ont été étudiés par des historiens politiquement engagés à gauche, qui ont développé un courant d’études historiques centré sur le rôle des classes populaires dans l’histoire[14]. Leurs travaux portaient surtout sur les exactions commises au xxe siècle par l’Empire japonais pendant la colonisation (1910–1945), ou par la Corée du Sud et les États-Unis pendant la guerre de Corée. Même si ce courant historiographique n’a été reconnu qu’après l’année 1987, la génération 386, composée d’étudiants universitaires, était particulièrement intéressée par l’officialisation de l’histoire des classes populaires dont l’État avait écarté les mémoires. Après les mouvements démocratiques de 1987, la génération 386 a commencé à participer activement à la vie politique et aux activités du parti démocratique, dirigé par le Président Kim Dae-jung qui, en 1998, a pu accéder au pouvoir grâce au soutien de cette génération[15]. De nos jours, la génération 386 forme le « groupe d’âge le plus progressiste »[16].

Controverse autour de l’écriture de l’histoire de la guerre de Corée

Les progressistes sud-coréens, issus majoritairement de la génération 386, se sont intéressés au rétablissement de la vérité sur certains faits historiques controversés de la guerre de Corée[17]. En effet, la guerre de Corée, souvent appelée guerre méconnue[18], comporte des faits historiques contradictoires. Les Sud-Coréens avaient peu de connaissance, non seulement des violences commises par l’armée nord-coréenne, mais aussi de certains faits liés aux opérations des forces sud-coréennes et américaines. L’histoire sud-coréenne, écrite juste après la guerre, tenait la Corée du Nord pour responsable de la guerre et des nombreux massacres commis en Corée du Sud. En revanche, elle passait sous silence les dégâts collatéraux, comme la destruction de villes entières, et les exactions causées par les troupes américaines, comme les massacres de civils. Contrairement à leurs prédécesseurs, les progressistes sud-coréens nés après la guerre cherchaient à connaître la vérité sur les faits dénoncés par les Nord-Coréens et leurs alliés chinois, tels que l’utilisation d’armes bactériologiques par l’armée américaine pendant la guerre[19] et les massacres de civils innocents commis par l’armée et la police sud-coréennes[20].

Ces générations, nées après la fin du conflit, se sont concentrées sur des questions contradictoires concernant la guerre de Corée, en particulier sur la responsabilité de cette guerre. Qui l’a commencée ? Pourquoi les États-Unis sont-ils intervenus ? L’histoire officielle sud-coréenne affirme que les troupes nord-coréennes ont commencé la guerre en franchissant le 38e parallèle, à l’aube du 25 juin 1950, comme l’a constaté l’Organisation des Nations Unies (ONU). Suite à quoi, l’ONU a décidé d’apporter une assistance militaire à la Corée du Sud, conduite par les États-Unis, contre « l’attaque dirigée contre la République de Corée par des forces armées venues de Corée du Nord »[21]. Cependant, certains historiens, appartenant à des générations nées après la guerre, ont questionné la véracité de ce fait historique, officiellement confirmé par l’ONU, en s’appuyant davantage sur le conflit civil causé par les dissensions entre partisans de droite et de gauche. Leur argument a été essentiellement alimenté par le courant révisionniste qui définit la guerre de Corée comme « une guerre civile dont l’origine se trouve sur la péninsule coréenne »[22] et qui interprète l’intervention américaine, bien qu’approuvée par l’ONU, comme « une quête d’hégémonie mondiale »[23]. C’est l’historien américain Bruce Cumings qui a ouvert la boîte de Pandore de cette guerre méconnue et si controversée. Suite à la publication de ses deux volumes intitulés The Origins of the Korean War[24], basés sur des documents officiels déclassifiés des Archives nationales des États-Unis, les historiens ont retravaillé sur l’histoire de la guerre de Corée et se sont mis à mener des recherches sur les faits historiques contestés.

Raisons de la réécriture de l’histoire de la guerre de Corée

Dans les années 1970–1980, lors du développement économique de la Corée du Sud, la population coréenne semblait avoir presque oublié la guerre de Corée. Cependant, la génération 386, avait anticipé un changement de régime et s’était préparée à réécrire l’histoire coréenne grâce aux nouveaux documents disponibles.

Nouvelles sources

Les historiens des générations nées après la guerre de Corée ont pu bénéficier de nouvelles sources écrites, telles que des documents officiels confidentiels qui, pour la plupart, venaient d’être déclassifiés des archives américaines. Ces documents sur la guerre de Corée, conservés dans les archives nationales américaines, comprennent des documents militaires, parlementaires et des services de renseignements, ainsi que des documents sud-coréens ou nord-coréens emportés par les troupes américaines pendant la guerre de Corée[25]. Les archives nationales sud-coréennes possèdent beaucoup moins de documents sur la guerre de Corée que les archives américaines[26] car de nombreux documents ont disparu pendant la guerre. D’autres sources importantes sont les mémoires vivantes de témoins qui ont brisé leur long silence après les années 1990, à la fin des gouvernements dirigés par des militaires. Suite à l’avènement de la démocratie en Corée du Sud et à la détente internationale après la fin de la guerre froide, le contexte politique pendant la période entre 1993 et 2010 était très favorable aux historiens, qui ont pu rectifier les éléments erronés et compléter les lacunes dans l’histoire écrite par la génération précédente.

La volonté de la génération 386 de rectifier l’histoire officielle de la Corée a coïncidé avec la déclassification de documents officiels américains sur la guerre de Corée. De plus, après la normalisation des relations diplomatiques entre la Corée du Sud et l’URSS en 1990, certains documents soviétiques déclassifiés ont fourni des renseignements qui ont permis de mettre fin à certaines controverses sur la guerre de Corée, notamment celles concernant la responsabilité du début de la guerre. Par exemple, un document militaire soviétique, intitulé « Rapport top secret sur la situation militaire en Corée du Sud de Shtykov à Zakharov », du 26 juin 1950, montre bien que la Corée du Nord avait préparé la guerre dès le 12 juin 1950 et que toutes les mesures préparatoires étaient terminées le 24 juin, veille du déclenchement de la guerre de Corée[27]. Néanmoins, pour connaître la vérité sur le déroulement des faits, il a été nécessaire d’attendre la déclassification des documents pendant plusieurs décennies, selon leur degré de confidentialité. Ce décalage entre les faits historiques et l’accès aux archives peut varier, mais pour consulter des dossiers sensibles, il faut attendre à peu près trente ans, ce qui correspond à une génération ; c’est la raison pour laquelle il était indispensable que les générations nées après la guerre examinent l’histoire « déjà écrite » pour y ajouter les éléments historiques manquants ou corriger ceux qui étaient erronés.

Suite à la déclassification de nouvelles sources inédites, des chercheurs sud-coréens mais aussi des chercheurs étrangers spécialisés en histoire, en politique et en sociologie, se sont mis à recueillir et analyser des documents conservés dans diverses archives, et plus particulièrement au Centre des archives nationales à Washington D.C. (NARA : The U.S. National Archives and Records Administration), où se trouvent les documents confidentiels des troupes américaines, concernant toute la période de la guerre de Corée. Parmi les documents déclassifiés, les documents classés sous le nom de KWC (Korean War Crimes) dans le dossier RG (Record Group) no 153 présentent des rapports sur plus de 1800 cas[28]. Les enquêtes sur les crimes de guerre commis par la Corée du Nord pendant la guerre, ont été menées par le Bureau du Juge de l’armée américaine. Ces documents, ainsi que d’autres matériaux d’archives, ont été analysés par des historiens de la génération 386 comme Monsieur Jung Byung-joon, Monsieur Park Tae-gyun et Monsieur Park Myung-rim[29]. Par ailleurs, certains historiens ont employé des sources nord-coréennes[30] risquant de contredire l’histoire écrite par la Corée du Sud, ce qui, dans les années 2010, allait devenir le coeur de querelles sur la réécriture des manuels d’histoire.

Nouvelles approches méthodologiques

Avec les recherches académiques, ces générations d’après-guerre se sont mobilisées au sein d’associations pour rétablir la véracité des faits sur les exactions commises pendant la guerre de Corée. Certains ont recherché, à titre individuel, des endroits où les autorités sud-coréennes auraient pu dissimuler les corps de civils victimes de massacres. En 1995, à partir de la découverte d’ossements de plus de 150 victimes d’exactions dans la grotte de Geumjeong, des recherches d’ossements de victimes civiles ont été menées dans le cadre de programmes interdisciplinaires réunissant des historiens, des anthropologues et des médecins[31].

Parmi les nouvelles approches méthodologiques, la collecte et l’étude des témoignages ont joué un rôle important[32]. À défaut de preuves écrites, les sources orales occupaient une place importante, car seuls les témoignages et les ouï-dire pouvaient aider à localiser les fosses communes où étaient enterrés les restes des victimes. Même s’il était parfois impossible de trouver des ossements, les témoignages étaient utilisés comme sources certifiées pour compléter l’histoire de la guerre de Corée. Les témoins, qui avaient préféré se taire sous le régime militaire, ont commencé à parler, même s’ils ne pouvaient pas tout dire, de peur d’être surveillés par l’État. Le croisement entre les sources écrites et les sources orales apportait une crédibilité aux témoignages. Cependant, il reste que les témoignages contenaient des éléments subjectifs et certains témoins agissaient par intérêt personnel afin d’inclure leurs cas à l’histoire pour obtenir une indemnité ou une subvention. Malgré ces problèmes liés à l’objectivité et à la fiabilité des témoignages, les chercheurs ont continué à les recueillir car, à cause du vieillissement et de la disparition de la génération ayant vécu la guerre de Corée, ils étaient leurs dernières sources orales directes[33].

Contexte politique des modifications de l’histoire coréenne

Après l’avènement de la démocratie, les nouvelles sources historiques ont commencé à être officiellement intégrées dans l’histoire coréenne par les gouvernements sud-coréens successifs. Pendant la période du gouvernement du Président Kim Young-sam (1993–1998), certains événements historiques contemporains ont été redéfinis afin de servir son objectif, qui était d’éradiquer les éléments politiques autoritaires et de reconstruire une nouvelle Corée ; ainsi, les soulèvements du 19 avril 1960 contre la fraude électorale ont été requalifiés de révolution démocratique[34]. De même, afin d’effacer le passé humiliant du temps de la colonisation japonaise, le gouvernement du Président Kim Young-sam a fait détruire l’ancien bâtiment du gouverneur-général japonais en Corée, situé au coeur de Séoul, et les dépouilles des principales personnalités du gouvernement coréen provisoire à Shanghai, en Chine, pendant la colonisation japonaise, ont été transférées au cimetière national de Corée[35]. Le mouvement du rétablissement de l’histoire nationale, initié par le Président Kim Young-sam était radical avec les problèmes historiques non-résolus concernant le Japon, tels que les réparations dues pour les femmes de réconfort et les excuses officielles demandées suite à la colonisation japonaise.

Le gouvernement du Président Kim Dae-jung (1998–2003) a poursuivi la même politique. De nombreux éléments historiques, politiquement sensibles, ont été classés sous le nom d’histoire passée et ont été réexaminés par le gouvernement. L’histoire passée est un terme spécifique, inventé en Corée du Sud, pour désigner les incidents de l’histoire contemporaine, notamment les massacres de civils et les exactions commises par l’armée et la police sud-coréenne qui restent à élucider et à reconnaître[36]. Les Coréens utilisent également ce terme pour désigner les problèmes non-résolus liés à l’histoire avec les pays étrangers. Le gouvernement du Président Kim Dae-jung a abordé l’aspect extrêmement sensible des relations entre la Corée du Sud et les États-Unis, notamment les crimes ou les exactions commises par l’armée américaine pendant la guerre de Corée. En janvier 2001, la Corée du Sud et les États-Unis ont publié le résultat des enquêtes officielles conjointes sur les bombardements de l’armée américaine sur des civils coréens à No Gun Ri. Les politiciens progressistes, issus principalement de la génération 386, ont étudié diverses exactions commises pendant la guerre de Corée afin de reconstruire la mémoire collective et d’inclure les exactions et les mémoires des familles de victimes dans l’histoire coréenne officielle[37].

Le gouvernement du Président Roh Moo-hyun (2003–2008) a créé la Commission « Vérité et réconciliation » (2005–2010)[38], l’un des principaux organismes gouvernementaux ayant recommandé la rectification et l’intégration de tous ces faits méconnus dans l’histoire nationale. L’équipe des enquêteurs de la Commission[39] était composée non seulement d’historiens mais également d’activistes qui avaient travaillé dans des associations privées, pour élucider des massacres commis pendant la guerre de Corée et pour examiner les abus de pouvoir et les violations des droits de l’homme recensées pendant le régime autoritaire. Les historiens ainsi que les politiciens progressistes des générations d’après-guerre ont participé à ces enquêtes en tant que membres de la Commission ou comme consultants. La validation de la Commission sur les faits étudiés (massacres de civils, abus de pouvoir, etc.) a permis de les incorporer à l’histoire nationale. De même, la Commission a recommandé aux organismes gouvernementaux ou aux centres d’éducation de diffuser largement ces faits historiques auprès du public afin d’éviter qu’ils ne se reproduisent à l’avenir. Les travaux de la Commission, ainsi que les mesures de suivi, telles que les modifications ou rectifications de l’histoire et les commémorations pour apaiser la douleur des familles de victimes, ont poussé l’opinion publique à demander une réécriture de l’histoire de la guerre de Corée, pour y inclure ou pour rectifier des faits historiques liés aux massacres de civils dans les documents d’histoire coréenne[40].

Nouveaux éléments historiques dans l’histoire nationale

Grâce aux nouvelles sources déclassifiées et à un nouveau contexte politique et social favorable à la réécriture de l’histoire contemporaine, les générations d’après-guerre ont pu faire valider de nouveaux éléments historiques comme faisant partie intégrante de l’histoire officielle. En particulier, les travaux de la Commission « Vérité et réconciliation » ont permis de rectifier une période de l’histoire contemporaine sud-coréenne. Ses rapports d’enquêtes, publiés entre 2006 et 2010, constituent une source inédite pour l’histoire contemporaine de la Corée du Sud, notamment pour la période de la guerre de Corée. Grâce à eux, les non-dits ont pu être connus et intégrés dans l’histoire et les ouï-dire ont pu être attestés comme étant des faits historiques. Parmi les cas traités par la Commission, plus de 73 % concernaient des massacres de civils commis par l’armée et la police sud-coréennes, ainsi que par les troupes américaines[41]. Les enquêtes de la Commission ont créé une polémique en remettant ces actes en question, alors qu’ils avaient été jugés légitimes au nom de la sécurité nationale, ou inévitables puisqu’ils étaient considérés comme des « dégâts collatéraux » du conflit.

Reconnaissance officielle des massacres de civils

En Corée du Sud, entre 2006 et 2010, la Commission « Vérité et réconciliation » a traité presque 8 000 cas de massacres de civils, perpétrés sous différentes formes par l’État sud-coréen pendant la guerre de Corée : dès le déclenchement de la guerre, l’État sud-coréen a commis des « massacres préventifs » d’anciens partisans communistes devenus anti-communistes ; lors des attaques offensives nord-coréennes, l’armée et la police sud-coréennes, avant de quitter une zone de conflit, ont systématiquement exécuté les prisonniers politiques en raison de leur passé de militants de gauche ; après la libération des régions occupées par les troupes nord-coréennes, entre juillet et septembre 1950, l’État sud-coréen a exécuté des civils soupçonnés d’avoir collaboré avec les troupes nord-coréennes[42].

Les conservateurs ont considéré la reconnaissance officielle de ces massacres comme une menace pour l’histoire coréenne contemporaine que les conservateurs nationalistes avaient écrite[43]. En effet, suite aux enquêtes de la Commission, de nombreux coupables et traîtres d’hier, qui avaient été exécutés pour avoir collaboré avec les troupes nord-coréennes, ont été reconnus comme victimes de l’État sud-coréen. De même, des héros d’hier ont été discrédités et considérés comme des bourreaux, coupables de ne pas avoir respecté les procédures juridiques et d’avoir perpétré des crimes sous couvert de la loi martiale. Par la suite, des faits historiques, qui avaient servi à glorifier le régime autoritaire, ont été relégués au second plan. La qualification de certains événements historiques a été modifiée : les opérations d’annihilation des partisans communistes, symboles de gloire et de victoire anti-communiste, ont été requalifiées en massacres de civils innocents. Plus de 50 ans après les faits historiques, les générations nées après la guerre ont réexaminé ces faits en leur donnant une nouvelle signification.

Le rôle de la Commission « Vérité et réconciliation » se limitait à l’attestation de la véracité des faits sans pouvoir octroyer de réparations financières aux familles de victimes, mais elle faisait valoir l’importance des réparations honorifiques et de la réconciliation mémorielle. Dans chaque rapport d’enquête, la Commission a demandé au gouvernement sud-coréen de présenter des excuses officielles aux familles de victimes, de soutenir l’organisation de commémorations pour les victimes, de restituer l’honneur aux victimes, de proposer l’enseignement de la paix et des droits de l’homme aux soldats, policiers et fonctionnaires, et de rectifier les dossiers d’histoire conformément aux faits nouvellement certifiés[44].

Suite aux travaux de la Commission, les massacres de civils commis par l’armée et la police sud-coréennes ont été inclus dans l’histoire nationale et les familles de victimes, qui avaient été brimées pendant plus d’un demi-siècle, ont pu demander une réparation honorifique ou des indemnités financières après avoir fait des démarches individuelles supplémentaires[45]. La reconnaissance officielle de ces massacres de civils a permis de les intégrer aux manuels scolaires d’histoire pour collégiens et lycéens. Désormais, la génération scolarisée avec ces nouvelles versions de l’histoire de la guerre de Corée apprend une vérité historique très différente de celle d’il y a une dizaine d’années, d’où le risque d’apparition de mémoires multiples et de querelles mémorielles entre les générations.

Vérité sur les exactions américaines

Conjointement aux massacres de civils commis par les autorités sud-coréennes, les massacres causés par les bombardements des forces aériennes américaines pendant la guerre de Corée ont été inclus dans l’histoire sud-coréenne et les manuels scolaires d’histoire. En janvier 2001, le Président américain Bill Clinton a exprimé ses regrets concernant les Sud-coréens tués ou blessés à No Gun Ri[46]. Suite à cette déclaration, les recherches de la vérité sur les exactions commises par les États-Unis pendant la guerre de Corée ont créé une polémique. Toutefois, au risque de détériorer les relations avec les États-Unis, la Commission « Vérité et réconciliation » a continué à mener des enquêtes sur d’autres bombardements américains ayant causé la mort de civils sud-coréens dans plusieurs villes. Le 10 septembre 1950, quelques jours avant le débarquement à Incheon, les bombardements sur une île appelée Wolmi-do, ont fait au moins 10 morts et, selon les rapports d’enquêtes de la Commission, il n’y a aucune preuve que les forces américaines aient pris des mesures pour alerter les civils sur les bombardements[47]. Les enquêtes de la Commission sur les massacres commis par les troupes américaines ont modifié le rôle des États-Unis dans l’histoire sud-coréenne. La situation de la guerre s’est dégradée avec l’utilisation du napalm[48] par les forces américaines, à la suite de laquelle l’opinion publique mondiale a pris parti contre l’intervention militaire américaine dans la guerre de Corée. L’attestation de la véracité des faits sur certaines exactions américaines a modifié les relations entre les États-Unis et la Corée du Sud[49].

L’opinion publique sud-coréenne est devenue hostile au rôle des Américains dans la guerre de Corée, et la participation des forces américaines pour aider la Corée du Sud a été interprétée comme une intervention stratégique. L’histoire de la guerre de Corée, écrite initialement pour honorer l’aide américaine, a été réécrite par la génération 386 avec un sentiment anti-américain et dans l’optique du retrait des bases militaires américaines de la Corée du Sud. Dans ce contexte, la contribution américaine au développement sud-coréen a été minimisée dans l’histoire sud-coréenne écrite par la génération 386. Le bénéfice que la Corée du Sud a tiré de l’aide militaire américaine pendant et après la guerre s’est aussi trouvé remis en question car cette intervention a augmenté la dépendance militaire sud-coréenne vis-à-vis des États-Unis.

Impacts de la réécriture de l’histoire de la guerre de Corée

Après la fermeture définitive de la Commission « Vérité et réconciliation » en 2010, une nouvelle guerre des mémoires a surgi entre les conservateurs et les progressistes, concernant l’intervention de l’État dans l’écriture des manuels scolaires d’histoire coréenne ainsi que l’inclusion de certains faits historiques controversés de la guerre de Corée dans les cours d’histoire. La réécriture des manuels scolaires est devenue un sujet si important qu’il a été discuté par les politiciens à l’Assemblée nationale, car des modifications dans l’enseignement de l’histoire nationale pouvaient avoir une influence sur les générations suivantes.

Querelles sur les manuels scolaires d’histoire

La Corée du Sud tire « sa légitimité du gouvernement provisoire coréen à Shanghai, proclamé après le mouvement du 1er mars 1919, et de l’idéologie démocratique de la manifestation du 19 avril 1960 contre l’injustice »[50]. Ce préambule à la Constitution sud-coréenne montre bien l’importance, pour la Corée du Sud, de ce premier gouvernement provisoire, alors que la Corée du Nord ne lui reconnaît aucune légitimité. Dans l’éducation, l’enseignement de l’histoire a toujours joué un rôle essentiel pour légitimer la politique de la Corée du Sud. L’État étant lui-même l’auteur des manuels d’histoire scolaire, il avait pu facilement, depuis 1974, inculquer une version nationaliste de l’histoire qui servait ses intérêts politiques[51].

Cependant, après l’avènement de la démocratie, en 1987, beaucoup d’historiens progressistes nés après la guerre de Corée se sont opposés à l’idée de l’intervention de l’État dans l’écriture des manuels scolaires d’histoire et ont demandé que l’intervention de l’État se limite à la vérification et à la validation des textes écrits par des historiens et des professeurs et autorise la présence et la diffusion de différents points de vue historiques. Les progressistes de la génération d’après-guerre s’opposaient à l’utilisation de l’histoire à des fins politiques, mais demandaient une diversité de points de vue historiques. Ainsi, en 2011, l’État a cessé d’être l’auteur des manuels scolaires d’histoire coréenne, laissant chaque école choisir ses propres manuels scolaires parmi plusieurs versions validées, dont certaines abordaient des sujets politiquement sensibles, notamment les massacres de civils commis par l’État sud-coréen pendant la guerre[52].

Toutefois, en 2013, les querelles sur la partialité des contenus des manuels scolaires ont resurgi. Un manuel d’histoire, publié par un éditeur privé, a été critiqué pour ses erreurs de contenu ainsi que pour son orientation en faveur des conservateurs[53]. Face à ces polémiques, les conservateurs ont contre-attaqué, en accusant d’autres versions de manuels d’histoire d’être orientées à gauche. À la suite de cet incident, le gouvernement sud-coréen a songé à réinstaurer une écriture étatique des manuels scolaires d’histoire. En octobre 2015, certains députés conservateurs ont demandé que, pour une meilleure cohésion sociale, les manuels scolaires d’histoire soient écrits par l’État. Ils ont défendu l’idée qu’une version unique des manuels d’histoire, écrite par l’État, fournirait une compréhension historique correcte et équilibrée et mettrait fin à la querelle idéologique et à la dissension sociale causée par plusieurs versions de manuels scolaires d’histoire de différentes orientations politiques[54].

Les historiens opposés à cette mesure de l’écriture des manuels d’histoire par l’État ont été catalogués comme de « gauche » ou de « groupe idéologiquement partial »[55]. En mai 2017, le projet de l’écriture étatique des manuels scolaires d’histoire a été annulé, mais les conservateurs demandent, aujourd’hui encore, une seule version de l’histoire nationale pour la cohésion sociale et pour prévenir une destruction possible de l’identité nationale à cause de différentes interprétations historiques.

Enjeux d’avenir

Depuis la proclamation de la République de Corée en 1948, tant les politiciens au pouvoir que les politiciens d’opposition se préoccupent de l’écriture ou de la réécriture de l’histoire nationale en leur faveur car c’est par l’histoire que leurs actions sont interprétées et même jugées. Un demi-siècle après la guerre de Corée, l’histoire de cette guerre, écrite comme l’histoire d’un passé proche par les historiens et les politiciens qui l’avaient vécue, a fait l’objet d’une réécriture pour rectifier des faits inexacts et pour compléter des éléments historiques avec une vision plus objective. Les générations d’après-guerre ont utilisé de nouvelles sources écrites et orales qui leur ont permis d’aborder des sujets sensibles, notamment les exactions commises par les autorités sud-coréennes et leurs alliés américains pendant la guerre de Corée. Entre les interprétations historiques multiples et l’écriture d’une seule version de l’histoire pour préserver la cohésion nationale, les querelles sur la validation et l’inclusion d’éléments historiques sensibles dans les manuels scolaires sont devenues des polémiques politiques et sociales. La guerre de Corée étant une guerre inachevée, l’histoire de cette guerre sera probablement réinterprétée encore plusieurs fois par les générations à venir.

Au-delà des enjeux historiques en Corée du Sud, il semble difficile, dans le climat de tension militaire actuel, d’envisager de réécrire une histoire de la guerre de Corée commune aux deux Corées. En revanche, une coopération pour des recherches sur l’histoire ancienne[56], ainsi qu’une convergence des deux Corées, notamment en ce qui concerne l’importance du devoir de mémoire envers les victimes coréennes pendant la colonisation japonaise sont envisageables et pourront peut-être aider les deux Corées à comprendre que, sans une histoire réunifiée, il ne peut y avoir de véritable réconciliation.