Corps de l’article

L’oeuvre romanesque de Michèle Mailhot (1932-2009) a été publiée au Québec entre 1964 et 1990. Son premier roman, Dis-moi que je vis[1], écrit à la première personne et au présent, est le soliloque[2] introspectif d’une jeune femme (Josée) qui, au cours d’une nuit passée sans dormir à côté de Pierre, son mari, s’interroge sur sa vie tout en se remémorant certains moments. En proie à un malaise intérieur depuis plusieurs années, rien ne semble la rendre heureuse, pas même la voiture offerte en cadeau par Pierre, le voyage en Floride avec sa compagne Laure, l'été passé à la campagne ou sa courte liaison avec Jean. Pourtant, la protagoniste prend progressivement conscience de la nécessité de se libérer des conventions sociales, et finit par comprendre que le bonheur est un état précaire sans cesse à renouveler.

Les analyses sociologiques et psychologiques existantes relèvent, à l’instar de l’article de Suzanne Paradis (312-317), la lucidité de Josée qui lui permet de s'émanciper progressivement de son assujettissement conjugal. Maïr Verthuy décrit Josée comme une héroïne qui se penche sur l'insignifiance de sa vie et sur une société matérialiste de laquelle on n'échappe que par l'alcoolisme et les aventures extraconjugales (133). Pour Jean Anderson, Josée est un personnage « ultra-lucide » aliéné par l'institution du mariage et la société technologique et de consommation qui refuse de se laisser déshumaniser (93-105). L’approche de ces travaux importants ne permet cependant pas de séparer clairement ce qui incombe à la narratrice ou à la protagoniste dans ce roman écrit à la première personne.

Vu la sensibilité et l'acuité particulières avec lesquelles les personnages sont peints, la lucidité et l'authenticité avec lesquelles la nature humaine est relatée dans Dis-moi que je vis, on vise à étudier la pleine dimension des personnages et du milieu dans lequel ils évoluent dans le cadre de la narratologie structuraliste qui, paradoxalement, se défie du personnage, mais offre les outils pour dissocier protagoniste et instance narrative[3].

Narratologie structuraliste et étude du personnage

Issue du mouvement formaliste russe des années 1920 et du développement structuraliste de la linguistique qui a débuté, en France, dans les années 1950, l’approche narratologique structuraliste des textes littéraires est centrée sur le récit. Celui-ci est traité comme un tout cohérent existant par lui-même où l’on trouve les marques linguistiques sur lesquelles repose l'analyse. Ne pouvant considérer ni l’auteur réel (personne qui écrit le livre dans la réalité) ou impliqué (image mentale de l'auteur construite par le lecteur), ni le lecteur réel (personne qui lit l'ouvrage dans la réalité) ou impliqué (image mentale du lecteur construite par l'auteur), ni le personnage comme un être réel, l'analyste peut s’intéresser, par le truchement du récit, aux rapports entre histoire et récit, aux phénomènes de point de vue, de narrateur (instance fictive qui prend en charge la narration dans le récit) et de narrataire (instance fictive à qui la narration s'adresse ou destinataire fictif de l'acte narratif).

C’est dans ce courant qu’est apparue la théorie littéraire narratologique de Gérard Genette[4], qui a, par la suite, dominé la scène internationale. Adoptant la position selon laquelle la signification d'une oeuvre est créée par le jeu combinatoire de trois niveaux narratifs, Genette distingue l'histoire, qui fait référence à l'enchaînement des événements qui constitue l'infrastructure que l'on peut extraire du récit; le récit, qui correspond à l'énoncé tel qu'il se présente linéairement; et la narration, qui est l'acte narratif (fictif) qui produit le discours et par extension l'ensemble de la situation fictive dans laquelle il prend place. Cette approche, essentiellement textuelle, privilégie le récit que Genette conçoit comme l'instrument qui médiatise les autres niveaux, et à partir duquel on est en mesure d’examiner les relations temporelles entre l'histoire et le récit (temps), la manière dont l'information narrative est vue ou perçue dans le récit (mode), et les problèmes d'énonciation (voix) qui se situent au niveau des relations récit-narration et des rapports histoire-narration[5].

Malheureusement, tout comme les narratologues structuralistes qui s’insurgent contre les analyses traditionnelles dans lesquelles on traite le personnage comme une personne réelle, Gérard Genette ne considère pas le personnage comme un élément narratif intrinsèque et n’y fait allusion qu’indirectement quand le personnage assume un rôle au niveau de la narration ou de la focalisation. Cette prise de position typique a été remarquée par Rimmon-Kenan qui explique que « les structuralistes ne peuvent guère intégrer le personnage dans leur théorie à cause de leur adhérence à une idéologie qui “décentre” l'homme et qui va à l'encontre des notions d'individualité et de profondeur psychologique[6] ».

Par ailleurs, les analyses formalistes de Propp et de Greimas[7] réduisent les personnages à une fonction ou un rôle abstrait; aussi ces typologies sont peu adaptées à l'étude des romans dits « psychologiques » où les personnages ont beaucoup plus de profondeur. On préconise donc de repousser un tant soit peu les limites de la narratologie structuraliste pour rendre compte des personnages dans des romans complexes tels que Dis-moi que je vis tout en restant dans le cadre de la théorie de Genette.

Vers une conception narratologique du personnage

Pour étudier le personnage d’une manière qui soit compatible avec la narratologie structuraliste, il faut avoir recours à une méthodologie qui puisse mettre en avant les faits de caractérisation, autrement dit, qui puisse éclairer comment, par le truchement du récit, se bâtissent les personnages.

Dans cette optique, Barthes a esquissé une théorie textuelle sémique dans laquelle on analyse les sèmes qui permettent de construire les traits du personnage à partir du récit :

Lorsque des sèmes identiques traversent à plusieurs reprises le même Nom propre et semblent s'y fixer, il naît un personnage. Le personnage est donc un produit combinatoire : la combinaison est relativement stable (marquée par le retour des sèmes) et plus ou moins complexe (comportant des traits plus ou moins congruents, plus ou moins contradictoires), cette complexité détermine la “personnalité” du personnage.

S/Z 74

Toutefois, cette approche indicielle[8], parce que basée sur un découpage du texte en unités narratives peu clair, est difficilement applicable. On retient néanmoins de ces recherches l'idée fondamentale que le personnage est un concept linguistique qui s’élabore sur les indices sémiques éparpillés tout au long du récit.

Par la suite, la classification des indicateurs textuels de Ewen (i-ii), les travaux sur la qualification sémantique du personnage de Rimmon-Kenan (58-70) et de Bal, ainsi que les propos d’Hamon (115-180) et de Doležel (221-242) ont institué la notion de caractérisation directe (explicite) et de caractérisation indirecte (implicite). Il en ressort que, si la caractérisation directe peut transparaître dans le discours des personnages, le personnage est le plus souvent décrit par l'instance responsable de la narration (description physique, psychologique ou sociale, commentaires de l'instance narrative). Il peut, également, être caractérisé indirectement par ses actions (action unique, répétitive ou itérative; potentielle ou réalisée), par son nom (prénom, surnom), par son statut social (généalogie, rôle social ou familial), et par son environnement ou son habillement. De plus, l'emplacement de l'indication textuelle peut être significatif, tout comme la fiabilité, l'amplitude et l'évolution de la caractérisation.

Sur le fondement de ces travaux et pour observer le réseau des personnages d’un roman avec la perspective de Genette, on a conçu un modèle[9] qui allie le principe de construction sémique du personnage à son élaboration narrative.

Un modèle sémantico-narratologique

Une méthode qui puisse incorporer les notions narratologiques de Genette à l’étude sémique du personnage se doit de concevoir le personnage comme concept sémantique et narratif que l'on ébauche à partir d'indices textuels. Empruntant le terme de Barthes, on estime que le personnage est « un être de papier », autrement dit une entité qui s'inscrit linguistiquement et narrativement dans un récit, s'élabore sémantiquement comme référent fictif et anthropomorphe, et évolue dans une diégèse (univers de l’histoire), elle aussi fictive. Le personnage est donc à la fois être de langage caractérisé par un réseau de traits sémantiques qui apparaissent linéairement dans le récit (Rimmon-Kenan 59-70), et être de paroles qui fait partie d'un texte énonciatif. Cette vision sémantico-narratologique du personnage conduit à une méthodologie multidimensionnelle qui tient compte de la configuration textuelle, sémantique et narrative du personnage, et qui a pour objectif d’appréhender le système des personnages dans son entier.

Pour ce faire, il convient, d’abord d’examiner « l'étiquetage » (la chaîne de signifiants dans le récit) pour chaque personnage, ce qui nécessite de faire l'inventaire des marqueurs[10] détectables dans les occurrences lexicales et grammaticales du récit, tant du point de vue de la nomination que de la qualification. Il faut ensuite considérer leur organisation et fréquence pour dégager l’ensemble de signification interne qui se construit soit par référence (dénotation), soit par inférence (connotation), établissant ainsi la caractérisation idiosyncrasique de chaque personnage. Il est aussi essentiel de se demander si ces désignations relèvent du discours narrativisé (récit d’événements, actions ou pensées, qui revient entièrement à l’instance narrative), transposé (récit de paroles médiatisées par l’instance narrative, au style indirect ou indirect libre), ou rapporté (récit de paroles attribuables au personnage, au style direct) pour établir ce qui est imputable à l’instance narrative et/ou au protagoniste et conclure sur la crédibilité de cette caractérisation. Il ne reste ensuite qu’à dégager le système des personnages et de leur univers en incorporant et scrutant toutes les caractérisations.

En somme, en intégrant les notions de Gérard Genette de distance modale (discours narrativisé, transposé et rapporté) , de focalisation et d’instance narrative à l’identification et à la description sémiques des personnages, on met en relief les procédés textuels sémantiques et narratifs sous-jacents au dispositif des personnages. Cette méthodologie met fin à l'idée que « l'insuffisance du discours de la narratologie sur le personnage est patente » (Jouve 11). Et, si l’on a délaissé les approches sémiologiques[11] axées sur « l’effet-personnage »[12], c’est que, mettant en jeu le lecteur, elles dépassent les confins de la narratologie structuraliste.

Analyse sémantico-narratologique des personnages de Dis-moi que je vis

On propose d’appliquer ce modèle pour mettre en avant l’agencement textuel sémantique et narratologique des personnages de Dis-moi que je vis tout en sachant que, puisque Josée perçoit les événements et relate sa propre histoire et ses pensées, elle est à la fois protagoniste, foyer de focalisation et instance narrative; et que le discours transposé à la première personne, dans lequel protagoniste et instance narrative sont généralement inextricables, domine très fortement le récit. S’articulant autour des personnages principaux, l’analyse se concentre sur l’héroïne Josée, son mari Pierre, son amant Jean, et sa compagne de voyage, Laure, avant d’aboutir à une perception globale des personnages et de leur univers.

On constate avant tout que le premier mot du récit « Nous », qui réfère quelques lignes plus bas à « il/lui », suggère indirectement au sein du discours narrativisé que « je » correspond probablement à une femme :

Nous lisons tous les deux, du moins on fait comme si, et consciencieusement, en n’oubliant pas de tourner une page après quelques minutes de silence. Peut-être lit-il vraiment, lui? Je le regarde du coin de l’oeil et il me paraît songeur.

9

Ceci se confirme dès la dixième ligne lorsqu'il est dit dans le discours transposé que « je » trompe Pierre, son mari :

Pauvre Pierre […] ça me fait du chagrin de le savoir trompé.

9

C'est donc ça un mari trompé?

11

Ainsi, le personnage est tout de suite qualifié par son statut de femme mariée à Pierre et par le fait qu'il a quelques remords à l'avoir trompé. Plus loin dans le récit, d'autres aspects de sa situation familiale sont indirectement révélés dans le discours transposé où l’on apprend que cette femme est âgée de 30 ans (31-32, 71-72, 97) et qu’elle n’a pas d’enfant (85). S'il est envisageable que le nom du personnage, qui narre sa propre histoire, ne soit jamais divulgué, il se trouve que son prénom est mentionné, une seule fois, par Jean, dans une bribe de conversation rapportée très tardivement dans le récit en style direct : « Josée, vous êtes si belle quand vous aimez. Je me rappelle le jour de votre mariage… » (124). Sans doute n'est-il pas anodin que Josée soit ainsi identifiée dans le discours rapporté de celui qui deviendra son amant au moment même où il fait allusion à son mariage. Par ailleurs, dans des fragments en discours rapporté, certains personnages dévoilent comment ils perçoivent Josée. Pierre trouve sa femme « belle » (13), exactement comme Jean (124, 126, 145). Il s'énerve aussi de son insatisfaction perpétuelle (46-47, 115), comme Jean s'irrite de ses états d'âme (145). Laure lui envie sa pureté et son bonheur (86). Mais la protagoniste-narratrice rejette intérieurement et avec dérision leurs vues, rétorquant dans le discours transposé :

Et maintenant, je ne suis plus belle?

124, à Jean

Je suis ingrate comme une mayonnaise qui tourne. On me donne tous les soins qu'il faut, on me demande d'être seulement une bonne mayonnaise et puis, flop, je suris par méchanceté pure, par refus têtu de ta grâce de cuisinier, si bien outillé, si électriquement outillé.

47, à Pierre

En outre, dans le discours transposé, Josée ajoute avoir été une « [p]etite épouse soumise, admirable petite épouse docile, humble, chaste, zélée, patiente, charitable et résignée » (54). Elle se compare à une marionnette actionnée par son mari (125) ou à Pénélope qui attend Ulysse (127), et juge avoir été « fidèle et menteuse » (72). Tout ceci explique sa passivité (34, 132), sa mauvaise humeur (77), sa « tristesse chronique » (93, 128). Dans le discours narrativisé, elle réaffirme se sentir « impuissante » (38) et compare sa maladie à une « torpeur » (43). Dans le discours transposé, elle dit être une « sainte refoulée » (85), se moque de cette « vertu apostolique » (93) et conclut que :

Mais plus les vertus sont tristes plus elles sont précaires et la mienne râlait. […] J'étais une femme de petite vertu.

93

Constatant, comme protagoniste et narratrice, les paradoxes du mariage (27, 30, 31-32, 54-56, 98) et découvrant le côté illusoire de l'amour (120-122), Josée examine le rôle assigné à la femme et à l'homme (par exemple, 47-48, 72) et les modèles qui l'entourent, ridiculisant son amie Louise[13]:

Mon amie Louise, Louise la parfaite, était, en cette science charitable, vraiment insurpassable. Elle témoignait, dans ces réunions, d’une si admirable compassion pour les angoisses de ses amis, elle y mettait une telle souplesse d'esprit que son corps, comme entraîné par le mouvement de sa miséricordieuse bonté, se penchait vers la souffrance de tout le poids de son vaste sein. Jamais je n'ai vu une image plus concrète, plus physique, de la miséricorde. Les mérites accumulés dans son corsage de bonne mère nourricière débordaient sur ces grands enfants mal-aimés, rangés autour d'elle comme une portée de chiots.

50-51

Sans contredit, Josée dénonce avec force dérisions l’archétype de la femme idéale symbolisée par Louise. Tout comme Jeannine, qui manifeste ouvertement dans ses propos son mécontentement quant à son rôle d’épouse (94-95), Josée admet, dans le discours transposé, faire partie de toute une catégorie d'épouses insatisfaites de leur situation :

Pauline, Jeannine, Sylvie, Lise, toutes cernées d'abîme et prises de vertige. Et moi, pareille à elles, tout à l'heure ravie d'avoir identifié mes démons intimes et maintenant effarée de les voir rôder partout, insaisissables et mauvais, grugeurs de petites joies et de grandes espérances à qui on jette en pâture, pour les amadouer, tous ses espoirs un à un, toutes ses illusions une à une, pour ne garder que des regrets soumis.

97

À la recherche d'un équilibre, et prenant pour modèle Laure[14], Josée finit par prendre un amant, mais s’aperçoit qu’elle est devenue en deux mois « une maîtresse » (140) au « masque durci » (140), à l'air triste et désabusé (131-132, 140, 141, 143). Déçue par la vie, la protagoniste-narratrice fouille les grandes civilisations du passé (24, 133-135) et sonde ses contemporains dans la rue ou le bus (44, 130, 133, 134, 135-138), un peu comme un archéologue cherche à décrypter une société pour lui donner du sens :

En l'an 1964 avant Jésus-Christ une femme pouvait se promener ainsi sur une route de Grèce. Éperdue comme moi. Dépassée, cherchant dans ce fouillis des jours, un coin où reposer son coeur, un autel où immoler sa vie. A-t-elle trouvé? Sans doute pas, ça se saurait. Une trouvaille comme ça ne se perd pas. On cherche encore : pas trouvé le secret de la vie, le pourquoi de cette interminable lignée de morts.

134

Par ailleurs, il apparaît dans le discours transposé que Josée évolue dans un milieu montréalais[15] bourgeois (9, 15, 16-17, 46-47, 49, 50, 64-65, 66-71, 82, 100-101, 117-118) qu’elle perçoit comme une « cage chromée » (49). À en juger par les références aux automobiles et à l'autobus (19-20, 36, 46, 61, 134, 137), au téléphone (9, 138), aux doubles fenêtres d'aluminium (66), aux appareils ménagers électriques (47), aux loisirs[16], au luxe[17], aux affiches publicitaires (134), à la révolution sexuelle de la femme occidentale (87) et au travail des ouvrières (46), il est question des années 1950 et 1960, décennies qui ont vu naître au Québec l’essor industriel, la société de consommation et de loisirs de masse, le travail et l'émancipation des femmes. Les prénoms mêmes des personnages, la teneur de leurs propos et la situation professionnelle des maris sont d’ailleurs révélateurs de cette époque charnière d'après-guerre au moment où la société québécoise s’industrialisait et où une bourgeoisie francophone émergeait. Ce que confirment, du reste, la mention du « creusage de la Bersimis » (16)[18], l’allusion ironique à « l'an 1964 avant Jésus-Christ » (134) et le fait que le roman sort précisément en 1964. Or, Josée, dans le discours transposé, et parfois le discours narrativisé, observe (117-118) et critique âprement ce conformisme bourgeois et hypocrite au sein duquel se cachent alcoolisme et adultère (15, 67, 68-71,79, 82, 94-96).

Pierre, posé comme personnage dès le premier mot par l'entremise du pronom « Nous », est identifié par son prénom dans le discours transposé[19] dès la septième ligne. Il transparaît rapidement, aussi dans le discours transposé, qu'il travaille dans la finance et qu’il n’est pas au courant de la liaison de sa femme[20]. Mari trompé, confiant et intéressé par l'argent, son attachement aux valeurs matérielles et sa sollicitude comme époux sont confirmés par ses actions (37, 47, 68, 103). Ses paroles montrent qu'il s'estime bon pourvoyeur et bon amant et qu'il pense être le mari parfait (13, 47, 64, 65, 66, 68, 120, 123). Cependant, le discours transposé laisse entrevoir un autre Pierre. Josée admet qu'il est attentionné (27), qu'elle l'a aimé et qu'elle l'aime toujours (10, 56, 78). Si elle reconnait qu'il n'a pas changé (37, 121), elle lui reproche, souvent avec dérision, d'être trop sûr de lui (30, 65, 66-67, 68, 77, 78, 84, 114, 126), d'être matérialiste (62, 65, 121), de se contenter des petits plaisirs quotidiens (15, 115, 117), et de la traiter comme un objet à sa disposition :

Il faut le voir, lui, quand il a congé : une vraie broyeuse de travail qui avale du vide. Il s'affaire comme un bulldozer en mal de montagne à bousculer.

49

Mille prétextes […] parviennent toujours à sauvegarder sa divine image d'homme modèle. (65) [I]l m'exhibe avec fierté, comme une preuve de son heureux génie. (67)

Son numéro de pattes en l'air ressemblait au geste de Tarzan, qui crie victoire, le pied sur sa victime. Et la jungle d'applaudir.

126

En même temps, elle se reproche d'avoir été aveuglée par l'amour et d'avoir, elle aussi, succombé aux pressions sociales (30, 153) et se demande ce que ferait Pierre s'il se savait trompé (28-29, 65-66, 122).

Jean, troisième personnage à apparaître, est introduit dès la treizième ligne dans le discours narrativisé :

Nous lisons tous les deux […]. Tandis que Jean jubile : il m'a téléphoné avant le souper avec sa voix des plus beaux soirs, enveloppante, chaude…

9

L’opposition entre « Nous » et « Jean » est significative, d’autant plus que la conjonction « tandis que », comme, par la suite, le discours narrativisé, implique une certaine concurrence entre Pierre et Jean :

Il [Pierre] a tout fait chavirer d'un coup. […] Une fois la lumière éteinte, je respire mieux. Pierre ne voit pas mes yeux ouverts qui regardent Jean.

13

J'ai aimé ton mirage [Pierre] et maintenant que le désert se livre, je cherche seulement une autre oasis. […] J'ai aimé Jean dans un éblouissement de sable, quand la soif me faisait si mal qu'il me fallait à tout prix croire à l'eau pour que je ne crève pas. Il me désaltère en ce sens qu'il me fait oublier ma soif, qu'il la reporte.

122

Indéniablement, Jean est présenté, dans le discours narrativisé et transposé, comme l'adversaire de Pierre, l’intrus qui s'immisce dans le couple Josée-Pierre. Ce qui est aussi impliqué dans le passage en discours transposé où Josée songe à sa trahison et fait part de ses remords (10-12). Jean est, en plus, dépeint dans le discours narrativisé (17, 140), le discours transposé (18, 20, 21-23), et même le discours rapporté de Pierre (125), comme grand séducteur. Josée, aussi bien comme protagoniste que narratrice, a pleinement conscience de cette réputation et l’a choisi comme amant précisément pour cette raison :

J'avais là, sous la main, un spécialiste de la plastique des coeurs ratatinés. Intéressé bien sûr. Moi aussi. Je connaissais ses nombreuses clientes mais sa réputation était telle que celles qui se voyaient repoussées souffraient plus de leur rejet que les intimes, de leur nombre. Exactement ce qu'il me fallait : l'expérience toute nue, sans complications sentimentales.

20

Josée avoue aussi, dans le discours transposé, qu’il lui redonne la joie de vivre :

Mon ange de courage […] qui me donne cette ardeur nouvelle […].

13

Jean, tendre et frivole, qui m'apprenait la saveur des moindres gestes.

159

Pourtant, comme le suggère la dérision ou l'autodérision qui perce dans la plupart des passages en discours transposé relatifs à Jean, Josée comprend, à la fin de la nuit, qu'il n'a été qu’un substitut passager, bien peu différent de Pierre :

Je me suis accrochée de toutes mes forces à cette illusion, mais le mal était fait. Il m'a fallu toute cette semaine pour le reconnaître.

Cette nuit-là je n'ai pas voulu l'admettre. Il est si difficile pour une femme de quitter un amour qui fut merveilleux. […] J'aurais aimé, ce soir-là, que tu [Jean] te reposes contre moi, à ne rien faire, à ne rien dire […]. Mais tu m'as prise, et Pierre a surgi aussitôt.

154-155

Le personnage de Laure est introduit plus tardivement dans le récit par la phrase rapportée de Pierre où il la présente incidemment et simplement comme l’épouse de Léo :

« Pourquoi ne fais-tu pas un voyage? […] Justement, Léo me disait que sa femme allait en Floride… »

68

Le personnage ne prend corps que plusieurs pages plus loin dans le discours transposé, quand Josée, un peu en écho de Pierre, mentionne son surnom et l’a priori qu’elle en a – identification et qualification qui sont immédiatement révisées :

Elle s’appelait Laurette, la femme de Léo. Laurette! un nom aussi stupide que l’idée que j'avais d'elle avant de la mieux connaître. J'imaginais Laure comme j'imaginais toutes, à vrai dire, les femmes des maris : servantes dévouées, chastes et généreuses. Sans surprise, en somme. Or, voici que la dite Laure […], que Laure laisse éclater sa gaine de conformisme devant moi. […]

Depuis Laure, je ne juge plus personne.

72-73

Le changement en narration simultanée amorcée par « or » marque un éclatement de cette image d’épouse loyale et soumise, comme l’atteste ce segment en discours transposé :

Quand Laure a posé son masque, je n'en revenais pas de son vrai visage. Son vrai visage? Je ne sais même pas. Un masque de Floride peut-être bien, en plus des masques de Montréal, des salons, des chambres conjugales. Une série de masques. Si nombreux qu'à la fin on se dit que ce ne sont pas de vrais masques, mais des attitudes de rechanges selon les lieux et les personnes. Fausseté? Mensonge perpétuel? Non.

73-74

Laure, la femme caméléon, est donc l’opposé de Louise, dont la perfection immuable étonne Josée :

Quand Louise la parfaite me demandait : « Mais où est ta vérité, qui es-tu à la fin? » avec une pointe de colère m'enjoignant de choisir, une fois pour toutes, ma personnalité, je la regardais étonnée.

Est-ce que je sais, moi, qui je suis? À quel moment précis de ma vie je pourrais m'arrêter et dire : « Tiens, là, ça y est, ça c'est du moi tout pur : photographie et passe à la postérité! »

74

Pour Louise, ce n'est pas pareil. Son affaire est entendue. Elle s'est installée de plein pied [sic] dans la perfection, elle est égale d'un bout à l'autre de sa vie. Elle ne se fait pas, elle est toute faite d'avance, comme le café instantané. On met de l'eau et on a la vraie saveur du vrai café. Demain, on la couvrira de feu, de grêle ou de vent et Louise donnera de la Louise. C'est son genre, inébranlable, d'ores et déjà sanctifié.

74-75

En fait, dans le discours narrativisé, on apprend qu’à Miami, Laure passe ses nuits dehors à boire à l'excès (76) et raconte à Josée ses nombreuses liaisons. Dans le discours transposé, il est précisé que Laure, âgée de 34 ans, a deux enfants (85), est malheureuse (76, 84) et n'aime pas son mari (78). Dans son premier monologue, Laure elle-même convient que sa vie est vide, qu'elle boit trop et qu'elle est une putain, que les autres et ses enfants, âgés d'une douzaine d'années, la jugent sévèrement. Elle rapporte aussi avoir été très pieuse et raconte comment à 24 ans, elle vivait avec son mari et ses deux enfants en « demi-sommeil » (148) jusqu'à ce qu'un seul baiser l'ait libérée et conduite à sa première infidélité (145-148). Avec virulence, elle condamne l'hypocrisie des curés et des sociétés américaine et canadienne (85-88). Indubitablement, sa situation passée et ses réflexions se rapprochent en de nombreux points à celles de Josée, comme Laure le remarque dans son second monologue :

J'étais assez comme toi [Josée], il me semble. Pardonne-moi mais je le crois vraiment. Tu sais, entre une femme fidèle et une autre qui ne l'est pas, la marge est infime.

146

Avec le recul du temps, Josée reconnaît qu’elle a changé au contact de Laure :

De la Floride à ici, il y a une année, des rides, cent mille désillusions et, quand même, la certitude et la joie d'une progression. […] Tout cela grâce à Laure, à sa métamorphose, à son évolution, à ses masques, à n'importe quoi que l'on veut et qui s'appelle la vie. Laure qui s'est mise à vivre avec une fougue que je ne lui soupçonnais pas et qui me stupéfiait, cramponnée que j'étais aux manettes d'un idéal figé.

75-76

En somme, la protagoniste, Josée, est une jeune femme d'une trentaine d'années mariée à Pierre depuis environ dix ans qui évolue dans un milieu bourgeois montréalais francophone des années 1950-1964. Comme personnage-témoin et personnage-narratrice, elle ne cesse de s'interroger sur la société et le rôle assigné à l'homme et à la femme au sein du couple et s'irrite de l'image que lui renvoient son mari et son amant – celle de la jeune épouse, belle et comblée, mais ingrate. Comme pour beaucoup de ses amies mariées, le rôle qu'il lui faut assumer ne lui convient pas. Elle blâme Pierre de se conformer à son rôle d’époux et ridiculise le modèle de la femme idéale symbolisé par Louise :

Il n'y a que Pierre et Louise qui soient (ou se croient) parfaits, et les deux sont insupportables.

90

Au contact de Laure, Josée découvre progressivement que, sous les images contradictoires de l'épouse parfaite et de la femme déchue qu’elle donne, Laure, au fond, lui ressemble : même conformisme au départ, même insatisfaction comme femme mariée, mêmes désillusions en ce qui concerne l'amour et la société, et même dégoût de l'hypocrisie. Espérant trouver quelqu’un qui soit plus à l'écoute de son individualité et de ses désirs, et prenant exemple sur Laure, la protagoniste choisit de prendre un amant, Jean. Dépeint comme le rival de Pierre, Jean est réduit au rôle du séducteur volage et insouciant. Paradoxalement, c’est lui qui « baptise » Josée tout en faisant référence à son statut d'épouse, et qui insuffle le renouveau au sein du couple Josée-Pierre :

Mon ange de courage [Jean] n'est plus un fantôme mais une vivante réalité qui me donne cette ardeur nouvelle dont Pierre profite.

13

Sans mon mari, je suis sûre que Jean aurait moins d'attrait. Quelle révélation : du mariage qui donne de l'éclat au péché et rend prestigieuse une simple affaire courante.

27

Pierre par ricochet profitait de ces leçons.

152

Évidemment, Jean comme trait d'union, c'est un peu cocasse.

153

De plus, la protagoniste, en faisant l'expérience avec Jean du baiser libérateur, ressemble encore plus à Laure. Subsistent néanmoins quelques différences. Laure n'aime pas son mari, a multiplié les amants et se sent honteuse, tandis que Josée affirme toujours aimer Pierre (10, 56, 78) et n'éprouver ni honte, ni déchéance, à l’avoir trompé :

Jamais comme elle [Laure], je n'éprouverai cette sensation de déchéance et de honte.

145

L’aventure avec Jean s’étiolant après deux mois, Pierre retrouve sa place initiale auprès de Josée qui réalise, à la fin de sa nuit blanche, que le bonheur n’existe qu’au prix d’un effort personnel de tous les instants qui se construit auprès de Pierre :

Aucune vérité n'est si solide qu'elle ne nécessite, chaque matin, un acte de foi renouvelé. Se reprendre, jour après jour, pour rafraîchir l'offrande de la veille, recréer à neuf, sans cesse, l'amour une fois donnée. Un long effort de tous les instants, pour amasser des gerbes à brûler dans la joie des sens ardents.

158-159

Me reste le souvenir de Jean […]. Me reste toi, Pierre, endormi dans ta longue patience.

159

Des personnages et un univers vus au travers d’un prisme

Émerge du récit un ensemble complexe de personnages dont la caractérisation est axée sur la question des rapports homme/femme et dans lequel s’établissent sémantiquement et narrativement des analogies (Josée/Laure, Louise/Pierre, Pierre/Jean) et des oppositions (Louise/Laure, Laure/Josée, couple Josée-Pierre/couple Josée-Jean).

La construction sémantique archétypée de Louise et de Jean dresse le portrait de la femme idéale et du séducteur type. En revanche, le portrait que Pierre fait de lui-même comme mari parfait est remis en cause par Josée qui dénigre ce rôle stéréotypé auquel il adhère depuis leur mariage. Les stéréotypes contradictoires de l’épouse modèle et de la femme déchue attachés à Laure éclatent quand la « vraie » Laure, plus compliquée, se dévoilant dans ses deux monologues, s’avère assez semblable à Josée. Cette dernière, perçue de l’extérieur par son mari et son amant comme une jeune femme belle, mais ingrate, montre, en fait, un sens de l’observation et un sens critique très aigus qui l’amènent à se questionner et à dénigrer, avec force dérision, les rôles stéréotypés représentés par Louise, Pierre, Jean, et même Laure :

[…] tous des esclaves : Louise la parfaite, de l'inaltérable opinion qu'elle a d'elle-même; Pierre, de l'orgueil de tenir un rang, Laure de l'idée surfaite qu'elle a de la vertu des autres. Tous enchaînés à une idée fixe qui écrabouille ce qui ne lui appartient pas. Pour chacun un pilier, une tyrannie, l'exaltante certitude de posséder la vérité. […] Elles sont à vous, les clôtures de vos propres cerveaux, pas du mien. Laissez-moi tresser la mienne en paix, large, large, enserrant la terre et que je m'y meuve à l'aise sans que la cervelle m'éclate de regrets.

114

Clairement, en dix ans de mariage, la protagoniste a évolué : de jeune épouse vertueuse et subjuguée, elle est devenue une épouse déprimée puis infidèle, tout comme Laure. Cependant, contrairement à sa compagne de vacances, elle n’en éprouve aucune honte. Au petit matin, la protagoniste-narratrice comprend que, pour se réaliser en tant qu’individu, elle doit construire sa vie en toute liberté.

Sur le plan narratif, la narration autodiégétique inclusive en « nous » de l’incipit met d'emblée en place le couple Josée-Pierre dont l'unité est immédiatement remise en cause par l’apposition du fragment sur Jean, posé comme l’intrus au sein du couple. Aussi, le changement abrupt en narration simultanée dans le passage de Laure fait éclater le stéréotype de l'épouse modèle. Dans les deux monologues de Laure, le « je » référant à Laure qui miroite le « je » référant à Josée participe à l’analogie entre les deux personnages. Mais surtout, par le truchement du discours transposé à la première personne, où protagoniste et instance narrative se fondent, la subjectivité de Josée imprègne toutes les caractérisations, les teintant par son omniprésence. En effet, si la caractérisation opère un tant soit peu au niveau du discours rapporté des personnages et du discours narrativisé, elle se fait principalement par le biais du discours transposé qui établit, avec dérision, le portrait de Josée et des autres et met en place l’univers dans lequel ils vivent.

Dis-moi que je vis, le soliloque introspectif d’un personnage témoin et narrateur

En définitive, dans Dis-moi que je vis, les personnages et l’univers créés s’élaborent principalement par le truchement du discours transposé à la première personne qui prédomine et qui permet d’appréhender, d’une part, le cheminement psychologique de la protagoniste; et d’autre part, les souvenirs (événements ou pensées du passé) et les pensées présentes narrés par l’instance narrative. Ainsi peut-on dire que, dans une certaine mesure, Dis-moi que je vis est un Bildungsroman, un roman dans lequel se dessine le développement psychologique de la protagoniste. Mais, le récit est, par-dessus tout, le soliloque introspectif de Josée, à la fois personnage-témoin lucide en pleine évolution et personnage-narrateur ultra-lucide en plein questionnement, qui s’autocritique, qui dénigre le milieu bourgeois et hypocrite de l’après-guerre à Montréal, et qui dénonce les stéréotypes sociaux en rigueur représentés par Louise, Pierre, Jean et Laure.

En appliquant le modèle sémantico-narratologique proposé, on a mis en évidence les caractéristiques sémantiques et narratives du récit qui concourent à la construction de l’univers et des personnages de Dis-moi que je vis. De la sorte, on a été en mesure de clarifier pourquoi les autres analystes ont estimé que Josée est un personnage soit lucide, soit ultra-lucide. On a aussi pu mieux appréhender l’univers et les personnages en établissant ce qui, au niveau des discours, relevait de l’instance narrative, de la protagoniste, ou d’un autre personnage. Ce faisant, on a prouvé qu’il est possible de faire l’étude des personnages d’un roman dit « psychologique » dans le cadre de la narratologie de Genette.