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Souvent utilisé dans les pièces modernes et contemporaines comme un moyen efficace pour créer des péripéties en établissant un lien entre la scène et le monde extérieur[1], le téléphone est un objet théâtral dont la quotidienneté dissimule le caractère problématique. Il suppose en effet une dissociation entre l’image et la parole dans la mesure où nous ne voyons et n’entendons en général qu’un des interlocuteurs. Le lecteur et le spectateur imaginent alors les répliques manquantes, ce dernier s’appuyant en outre sur l’expressivité physique et vocale du comédien pour se figurer l’autre, absent. On pourrait penser que le téléphone nourrit alors l’attention et la tension dramatique. Mais, paradoxalement, il entre aussi en conflit avec l’une des caractéristiques fondamentales du théâtre dans la tradition occidentale : le drame, que Peter Szondi définit comme un conflit entre individus au présent qui se déroule sans que le spectateur puisse intervenir et sans que l’auteur signale sa présence[2]. De fait, le téléphone transforme l’échange en monologue, et, en le mettant à distance, rend le conflit incertain : comment nous fier à la parole d’un seul ? Que se passe-t-il, en réalité ? Se passe-t-il vraiment quelque chose ? Ainsi, s’il participe a priori d’une vraisemblance en donnant consistance à un univers fictif au-delà de la scène, le téléphone peut aussi mettre en crise le drame.

La voix humaine offre un intéressant exemple de cette ambiguïté. Monologue écrit en 1930 par Cocteau et créé la même année à la Comédie-Française par Berthe Bovy, il s’agit d’un des rares textes théâtraux intégralement construits autour du téléphone : seule sur scène, une femme cherche à retenir, au cours d’une conversation téléphonique interrompue, l’amant qui l’a quittée pour une jeune fille. Ancrée dans un contexte réaliste et bourgeois, cette pièce semble traiter sur un mode pathétique le motif de la tromperie amoureuse et des mensonges de la séduction qui, à l’époque où écrit Cocteau, fait le succès du théâtre de Sacha Guitry[3]. Mais La voix humaine n’est pas un simple « négatif » du théâtre de boulevard. Par le titre archétypal qu’il lui donne, Cocteau entend élever sa pièce à un niveau plus général, pour en faire une réflexion tragique sur l’incommunicabilité entre les êtres et un oratorio sur la souffrance amoureuse. Lorsqu’il transformera la pièce en opéra, en 1958, le compositeur Francis Poulenc ne fera que confirmer cette lecture, que semble privilégier également le metteur en scène contemporain Stéphane Saint-Jean, qui a fait représenter La voix humaine au théâtre La Chapelle de Montréal, en octobre 2003.

Fig. 1

Illustration de Jean Cocteau pour la couverture de la partition de l’opéra tiré de La voix humaine, composé en 1958 par Francis Poulenc.

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Directeur du  Théâtre de la Névrose !, Stéphane Saint-Jean a choisi de représenter l’oeuvre de façon expérimentale : écrit à l’origine pour une seule comédienne, le texte est ici confié à huit actrices et un acteur, comme l’indique un titre légèrement modifié : [La voix humaine]9. Les répliques sont alors réparties entre les intervenants ou prononcées sous une forme chorale par l’ensemble des comédiens ou par une partie d’entre eux seulement. En plus de démultiplier le personnage, Stéphane Saint-Jean déréalise l’univers scénique : en mettant à distance le quotidien, il privilégie une lecture générale, symbolique et conforme aux intentions de Cocteau tout en mettant l’accent sur l’adresse directe des comédiens aux spectateurs. Mais, paradoxalement, cette approche tout à la fois novatrice et respectueuse de l’auteur semble faire perdre au texte de sa force en raison du statut univoque qu’elle confère au téléphone. Utilisé comme vecteur d’une adresse lyrique, l’objet ne possède plus son ambiguïté fondatrice : tout entier inscrit dans l’ici du plateau, le téléphone ne fait plus le lien avec l’ailleurs du hors scène et l’absence se fait moins audible, moins concrète.

Métamorphoses du téléphone

Le spectacle proposé par le Théâtre de la Névrose !  peut être perçu au premier abord comme une expérimentation avant-gardiste à partir du texte de Cocteau. La mise en scène de Stéphane Saint-Jean se caractérise par une extrême stylisation, au point qu’il ne reste rien, semble-t-il, de la situation réaliste où s’ancrait La voix humaine. De même que l’énonciation chorale, l’apparence que prend le téléphone empêche toute réception illusionniste de la pièce. Le lourd combiné de bakélite noir disparaît. Un écouteur de walkman et une poche rouge, d’apparence organique, le remplacent. Ultime vestige de l’archaïsme technologique, cette poche est reliée au coeur des comédiens par un vrai fil de téléphone qui est lui aussi rouge. De ce fait, tous les éléments associés dans le texte au fonctionnement particulier du médium dans les années 1930 (intervention d’une téléphoniste, brouillages sur la ligne…) perdent de leur importance, si ce n’est un mur de néons, côté cour, dont la plus ou moins grande intensité indique la qualité de la transmission.

Du dialogue troué au monologue lyrique

L’autre bouleversement majeur entraîné par la mise en scène de Stéphane Saint-Jean concerne l’énonciation. Dans La voix humaine, Cocteau utilise la conversation téléphonique pour créer un faux dialogue (le spectateur n’entend à aucun moment les répliques de l’amant). La tension dramatique naît du silence et d’une contradiction entre apparence et discours favorisée par le téléphone. La dissimulation est d’abord du côté de la femme, qui tente de cacher à l’homme sa tentative de suicide de la veille, puis de l’amant, dont on comprend qu’il n’appelle pas sa maîtresse de chez lui, comme il le prétend, mais d’un lieu public – comprenons que la rupture n’a pas interrompu ses sorties mondaines. Médium incomplet, propice au mensonge, fauteur de malentendus, le téléphone devient alors l’emblème de l’incommunicabilité amoureuse.

Le parti pris choral de [La voix humaine]9 implique une structure énonciative complexe, reposant sur l’alternance des prises de paroles de tous et de chacun. Globalement, le texte de Cocteau a été divisé entre les neuf comédiens qui incarnent tour à tour le personnage tandis que le reste du choeur adopte une posture figée. Mais ces interventions sont ponctuées de moments collectifs qui peuvent prendre différentes formes : tous parlent en même temps, mais dans le brouhaha (lors de l’ouverture), tous parlent à l’unisson, tous parlent en canon, tous répètent successivement un court énoncé, et, enfin, les comédiens peuvent former des demi-choeurs qui se répondent.

Cette alternance des voix modifie radicalement la structure énonciative de la pièce. Dans les moments choraux, les comédiens semblent s’adresser directement au spectateur, voire ne s’adresser à personne. Et, même dans les passages où un seul choreute incarne l’amante délaissée, l’isolement du personnage est atténué par la proximité physique des autres membres du choeur. Dans tous les cas, le spectateur se trouve confronté moins à un dialogue troué (comme dans le texte initial) qu’à un monologue lyrique et choral. Ainsi, la tension fondée sur la figure de l’interlocuteur absent s’atténue dans [La voix humaine]9 où les voix se mêlent harmonieusement, qu’elles s’expriment à l’unisson ou se répondent dans l’alternance mesurée des monologues.

Le téléphone, « accessoire banal des pièces modernes »

Dans la préface de sa pièce, Cocteau insiste beaucoup sur la banalité de l’héroïne et de sa situation : « Le personnage est une victime médiocre, amoureuse d’un bout à l’autre […][4]. » Cette absence de lustre vaut aussi pour le téléphone, « accessoire banal des pièces modernes » (p. 8), et pour le style du texte, dont Cocteau se propose d’exclure « tout ce qui ressemble au brio » (p. 15), allant jusqu’à affirmer qu’il a entrepris d’écrire « une pièce illisible » (p. 9). Dans l’oeuvre paradoxale qu’est La voix humaine, Cocteau irait contre sa pente naturelle, en révoquant la préciosité, la pointe, le mot d’esprit, ainsi que son goût pour les pièces spectaculaires où tous les arts s’associent pour enchanter le spectateur.

La mise en scène chorale de [La voix humaine]9 démultiplie en quelque sorte la médiocrité de l’amoureuse « sans qualités » imaginée par Cocteau qui voulait « peindre une femme assise, pas une certaine femme, une femme intelligente ou bête, mais une femme anonyme […] » (p. 8). Ainsi, à l’ouverture de la pièce, les répliques sont prononcées par tous les comédiens, mais dans la confusion, comme pour montrer que la même conversation a lieu simultanément sur des milliers de lignes téléphoniques dans le monde. Fidèle de ce point de vue à l’entreprise de Cocteau, Stéphane Saint-Jean veut faire entendre – à travers le choeur – une voix exemplaire par sa banalité. Il le souligne d’ailleurs dans le programme de la pièce : « C’est ce qui me bouleverse le plus dans cette histoire. La banalité et l’anonymat de cette femme sans visage. J’ai choisi de lui donner neuf visages, neuf voix. Pour accentuer son anonymat, pour rendre plus concret [sic] l’universalité de son drame. » 

Pourtant, les passages prononcés à l’unisson rendent plus musical le texte de Cocteau, en extrayant de la conversation quotidienne des phrases choisies, semble-t-il, pour leurs qualités « poétiques ». Un exemple parmi d’autres à la fin de la pièce : « J’ai le fil autour de mon cou. J’ai ta voix autour de mon cou » (p. 61). Par cette esthétisation, le metteur en scène atténue alors l’insignifiance du propos et la neutralité du langage employé. La choralité est ici facteur d’académisme alors que la modernité et le lyrisme du texte – qu’on pourrait, à ce titre, rapprocher des « poèmes conversations » d’Apollinaire[5] – sont liés, pour l’essentiel, à l’absence (apparente) de mise en forme.

Déplacements symboliques

Ne nous y trompons pas cependant : la quotidienneté n’est pas pour Cocteau un but en soi. La faible particularisation de l’héroïne permet d’atteindre à l’universel – selon une définition toute classique de la mimésis – , et le titre de la pièce rend bien compte de cette association étroite entre banal et exemplaire : presque redondant (toute voix n’est-elle pas humaine ?), il situe le drame à un degré de généralité que l’on n’aurait pas soupçonné, de prime abord, à la lecture du seul argument. Suscitant – mais sur un plan très général – l’identification du spectateur, le personnage est donc à la fois incarné et éminemment symbolique.

Métaphores et symboles foisonnent dans La voix humaine et nous invitent à ne pas réduire la pièce à un fait divers amoureux. Dans la didascalie initiale, Cocteau attire notre attention sur l’« image d’aspect maléficieux » accrochée au centre de la cloison et sur la lumière « cruelle » (p. 13) de la lampe. Loin d’être un simple accessoire, le téléphone apparaît dès lors comme un objet générateur d’images et d’équivalences significatives. Raccrocher, c’est « faire le noir ». Se taire, c’est mourir. Si la rupture amoureuse est présentée comme un meurtre, l’arme du crime ne sera pas longue à trouver. L’héroïne déclare en effet : « Heureusement que tu es maladroit et que tu m’aimes. Si tu ne m’aimais pas et si tu étais adroit, le téléphone deviendrait une arme effrayante. Une arme qui ne laisse pas de traces, qui ne fait pas de bruit » (p. 6). À la fin de la pièce, le téléphone est au coeur d’une série de rêves que le personnage raconte à son amant et où l’on retrouve le goût de Cocteau pour l’inconscient et ses jeux linguistiques. La transformation du téléphone en arme s’appuie alors sur un jeu de mots avec des expressions courantes : en rêve, le « coup de téléphone » devient un « vrai coup » donné par l’homme, ou bien « un cou, un cou qu’on étrangle » (p. 48). Autre terme à double tranchant, le verbe « couper », au sens de raccrocher, prend aussi des connotations morbides à cause d’un autre cauchemar de l’héroïne :

[…] j’étais au fond d’une mer qui ressemblait à l’appartement d’Auteuil, et j’étais reliée à toi par un tuyau de scaphandre et je te suppliais de ne pas couper le tuyau. […] Voilà cinq ans que je vis de toi, que tu es mon seul air respirable, que je passe mon temps à t’attendre […]. Maintenant, j’ai de l’air parce que tu me parles. Mon rêve n’est pas si bête. Si tu coupes, tu coupes le tuyau […].

p. 48

Seul lien avec l’amant (dont la vie de la femme semble dépendre), le téléphone devient une sorte de cordon ombilical, d’organe vital, en même temps qu’il apparaît comme une métonymie du corps masculin : la femme avoue dormir avec le combiné comme pour compenser l’absence physique de l’homme (p. 41).

Conscient de ce travail métaphorique, le metteur en scène tente d’en rendre compte. Par sa couleur et par sa forme, le téléphone peut être perçu dans [La voix humaine]9 comme un organe vital, mais fragile. De plus, le lien matériel entre chaque choreute et le combiné rend sensible la métaphore du crime : toute la fin de la représentation, où les comédiens laissent traîner leur coeur/téléphone à terre, donne à voir une lente mort symbolique fidèle à l’indication scénique de Cocteau pour qui l’actrice doit « donn[er] l’impression » de « terminer l’acte dans une chambre pleine de sang » (p. 15-16).

Du tragique au pathos

En multipliant ainsi symboles et métaphores, il semble que Cocteau veuille atteindre le degré de généralité de la tragédie. Plusieurs indices en témoignent. À l’antichambre de la tragédie classique correspond la chambre de femme de La voix humaine, espace clos et exigu dont Cocteau souligne très nettement l’artificialité : « La scène, réduite, entourée du cadre rouge de draperies peintes, représente l’angle inégal d’une chambre de femme […] » (p. 13). De plus, comme toute tragédie, la pièce s’apparente à une cérémonie sacrificielle, aboutissant à la mort (au moins symbolique) d’une héroïne ni tout à fait lucide ni tout à fait aveugle, ni tout à fait coupable ni tout à fait innocente, à la fois victime et bourreau d’elle-même.

Le téléphone et la structure de communication qu’il induit participent pleinement de cette esthétique, notamment parce qu’ils créent des effets d’ironie. Fréquente dans la tragédie, la distorsion entre apparence et vérité joue pleinement dans le texte de Cocteau. Au début de la pièce, c’est – on l’a vu – la femme qui dissimule la réalité à son amant, le public étant placé dans une position d’omniscience. La situation s’inverse lorsque le spectateur, situé au même niveau que l’héroïne, prend conscience en même temps qu’elle du mensonge de l’homme. Mais bien avant cette révélation de nombreuses répliques reprennent le principe d’ironie tragique. Il semble que la femme pressente le mensonge de son amant sans parvenir à le formuler complètement. « Il doit être onze heures et quart....... Tu es chez toi ?.......... Alors regarde la pendule électrique. C’est que je pensais.......... » (p. 21). Autre exemple d’ironie tragique, la clarté de la communication crée paradoxalement chez la femme un sentiment d’étrangeté : « J’entends même mieux que tout à l’heure, mais ton appareil résonne. On dirait que ce n’est pas ton appareil » (p. 33). Comme Oedipe dont Cocteau réécrira le mythe en 1934 avec La Machine infernale, l’héroïne de La voix humaine s’approche ainsi à plusieurs reprises – et sans le vouloir – de la vérité. Puisqu’elle refuse d’admettre son malheur, c’est le téléphone qui, en dernier recours, lui tiendra lieu d’oracle : l’interruption de la communication rend le mensonge de l’homme indéniable. À travers l’intervention d’autres abonnés sur la ligne ou la figure de la téléphoniste – qui, telle une Parque, peut couper à tout moment le fil de la conversation[6] –, le téléphone apparaît donc comme un médium mystérieux, que régissent des puissances transcendantes aux desseins obscurs.

Cocteau semble au plus près de la vision du monde tragique que définit George Steiner :

Les poètes tragiques grecs affirment que les forces qui édifient ou détruisent notre vie se trouvent en dehors du domaine de la raison ou de la justice. Bien pis : il y a autour de nous des énergies surnaturelles qui fondent sur notre âme et la rendent démente, ou qui corrompent notre volonté de telle sorte que nous infligeons à nous-mêmes ou à ceux que nous aimons d’irréductibles outrages[7].

Au-delà du drame psychologique, ne peut-on en effet concevoir l’interlocuteur absent comme une figuration des divinités cachées et mauvaises qui précipitent le héros tragique vers sa chute ? Cette interprétation est d’autant plus séduisante que les motifs de la rupture cruelle imposée par l’amant demeurent de bout en bout obscurs, comme l’est en général la faute du héros tragique : « Le personnage tragique est brisé par des forces qu’on ne peut ni comprendre complètement ni vaincre par la sagesse rationnelle[8]. » Comme le conflit tragique, la situation de l’héroïne de Cocteau est insoluble (elle ne peut ni empêcher ni accepter la séparation). En se refusant à nommer les causes du désastre, en évacuant toute forme d’explication, Cocteau retrouverait l’opacité et l’arbitraire nécessaires au frisson tragique.

Qu’en est-il du tragique dans [La voix humaine]9 ? N’évoquant aucun objet connu, le téléphone tel que le représente Stéphane Saint-Jean apparaît bien comme l’instrument opaque et menaçant que désigne le texte de Cocteau. De plus, comme souvent dans le théâtre contemporain, le choeur se veut une allusion explicite à la tragédie antique[9]. Mais au-delà de ces éléments, Stéphane Saint-Jean me semble infléchir le texte de Cocteau du tragique vers le pathos. En effet, l’effacement de l’interlocuteur absent provoqué par le parti pris choral atténue la tension dramatique : moins tenté d’imaginer les répliques de l’amant, le spectateur n’est plus contraint au même effort d’attention. Alors que Cocteau maintient une exigence de réflexion, c’est dans [La voix humaine]9 une attitude d’émotion, donc d’identification passive, qui est requise du public : « Je pense que le spectateur ne pourra pas vivre le spectacle avec sa tête, et qu’il devra plonger dans sa sensibilité. […] Ce que je souhaite, c’est qu’on soit imprégné par le spectacle, qu’on s’abandonne à la musique des mots[10]. »

Loin de nous inviter à prendre de la distance par rapport à l’action, le choeur tend donc à nous bercer, à neutraliser notre possible indignation (par la musicalité qu’il confère au texte de Cocteau, notamment). En réalité, l’identification que souhaite susciter Stéphane Saint-Jean correspond moins à la logique de la catharsis (qui suppose un détachement minimal du spectateur) qu’à celle du talk-show. De fait, il ne s’agit pas d’élever le spectateur vers la généralité, mais de le ramener au plus particulier : le texte de La voix humaine est conçu comme un témoignage qui doit atteindre en chacun l’expérience la plus étroitement individuelle. Pour preuve citons les premières phrases du mot du metteur en scène dans le programme de la pièce : « Qui ne se souvient pas de son premier amour (j’avais quatre ans et il s’appelait Mathieu) ? Qui ne se souvient pas de sa première peine d’amour (j’avais vingt ans et je tairai son nom) ? » En conviant son public « du côté sombre de l’amour », comme il l’annonce dans le programme, Stéphane Saint-Jean tire La voix humaine vers le mélodrame et propose une lecture relativement univoque d’un texte plus retors qu’il n’y paraît.

Le splendide isolement du poète

La préface de Cocteau incite en effet à la plus grande prudence tant les intentions de l’auteur apparaissent difficiles à cerner. Loin d’éclairer son projet, comme il le prétend, le dramaturge brouille en réalité les pistes. Le sujet de la pièce vaut tantôt par sa banalité, tantôt par sa nouveauté. Le poète semble s’inscrire dans la lignée des classiques lorsqu’il met en avant un idéal de naturel, de vraisemblance, de simplicité et de mise à distance, et revendique une éloquence « qui se moque de l’éloquence » :

Il fallait peindre une femme assise, pas une certaine femme, une femme intelligente ou bête, mais une femme anonyme, et fuir le brio, le dialogue du tac au tac, […] bref, tout ce théâtre d’après le théâtre qui s’est vénéneusement, pâteusement et sournoisement substitué au théâtre tout court, aux théâtre vrai, aux algèbres vivantes de Sophocle, de Racine, et de Molière.

p. 8

De fait, comme l’intrigue de Bérénice, celle de La voix humaine tient en une phrase et tend vers un extrême dépouillement. Mais à la ligne suivante Cocteau se place sous l’autorité de Victor Hugo et exhibe le mélange des genres à l’oeuvre dans son écriture : « L’auteur se représente la difficulté de l’entreprise. C’est pourquoi, selon le conseil de Victor Hugo, il a lié la tragédie et le drame avec la comédie sous les auspices des imbroglios que propose l’appareil le moins propre à traiter les affaires de coeur » (p. 9).

De fait, dans La voix humaine, les passages burlesques côtoient les passages tragiques, les malentendus propres au téléphone donnant lieu à des situations typiquement comiques. Comme le montre le quiproquo initial, Cocteau situe d’emblée son texte entre rire et larmes : « Allô ! Re-de-mande........ Je dis : redemande-moi....... Mais, Madame, retirez-vous. Je vous répète que je ne suis pas le docteur Schmit..... Allô !..... » (p. 20), tandis que, tout entière du côté du théâtre sérieux, la mise en scène de Stéphane Saint-Jean ignore cet effacement des frontières génériques.

La même ambiguïté caractérise la position du dramaturge dans l’institution théâtrale. Si Cocteau s’est proposé d’écrire, avec La voix humaine, une pièce expérimentale, il n’envisage pas moins de la faire représenter sur la scène de la Comédie-Française au lieu de recourir – comme on aurait pu s’y attendre – à l’un ou l’autre des membres du Cartel[11]. Élire le temple de l’académisme lui permet de renforcer le lien avec la tradition classique française, et le choix d’une intrigue banale, voire triviale, n’empêche pas l’élitisme : « Le boulevard ayant fait place au cinématographe et les scènes dites d’avant-garde ayant pris peu à peu la position du boulevard, un cadre officiel, cadre en or, reste le seul capable de souligner un ouvrage dont la nouveauté ne saute pas aux yeux » (p. 10-11).

Comme souvent, le paradoxe peut être compris comme un moyen de défense. Grâce à lui, Cocteau échappe à l’emprise de ses détracteurs, réduit le public au silence en répondant par avance à ses questions, et affirme ainsi sa souveraineté d’artiste. En définitive, c’est le texte, donc l’intention du poète, qui prime. La longue didascalie initiale, où Cocteau se substitue en quelque sorte au metteur en scène pour planter le décor, voire donner à la comédienne des indications de jeu, se conclut en effet par ce mot d’ordre : « respecter le texte où les fautes de français, les répétitions, les tournures littéraires, les platitudes, résultent d’un dosage attentif » (p. 16).

Entre hommage et création collective, le choeur balance

[La voix humaine]9 semble, au premier abord, parachever cette cérémonie de couronnement du poète. Le spectacle proposé par le Théâtre de la Névrose ! et dédié à « Jean Cocteau, à Édith Piaf, et à l’amitié » tend à célébrer la mémoire de l’artiste et s’inscrit dans une série d’hommages proposés par le théâtre La Chapelle pour le quarantième anniversaire de la mort de Cocteau, en octobre 2003.

Les métamorphoses du téléphone s’inscrivent par exemple dans un réseau d’allusions à l’oeuvre littéraire et graphique de Cocteau. La couleur rouge, omniprésente dans les décors et les costumes, ainsi que l’aspect organique du « combiné » peuvent être lus comme des allusions à l’image du sang, présente dans la didascalie initiale[12], et qui traverse le cinéma de Cocteau (Le sang d’un poète), son théâtre, et sa poésie, si l’on songe à un texte comme « Le paquet rouge », dans le recueil Opéra[13].

De plus, Stéphane Saint-Jean choisit de faire intervenir Cocteau à l’intérieur même de son spectacle. Figuration du poète à l’orée de la représentation, un comédien vient prononcer la préface de la pièce, dos au public, une cigarette à la main, ponctuant sa tirade de rires narquois. Cette ouverture nous oriente vers une possible lecture ironique de la pièce que ne confirme pas le reste du spectacle.

Dans [La voix humaine]9, la femme est seulement victime et les ambiguïtés du personnage masculin s’estompent. De plus, en introduisant un comédien dans son choeur, le metteur en scène atténue la féminité du personnage créé par Cocteau et gomme la sexualisation des rapports de force à l’oeuvre dans La voix humaine où, soumise, dépendante économiquement, plus âgée que son amant, la femme ne peut qu’accepter la rupture cruelle qui lui est imposée. En cela, elle apparaît comme une femme entretenue – une figure emblématique des années folles.

Mais cet effacement des polarités sexuelles déborde le spectacle lui-même et concerne aussi l’équipe de création. Ainsi, on lit dans le programme : « Merci aux actrices (encore une fois, je t’inclus mon tendre Ludger [il s’agit du seul comédien de la distribution], en te remerciant d’avoir si gracieusement laissé, pour une rare fois, le féminin l’emporter sur le masculin !). » Et, plus loin : « Aux conceptrices (bien que vous soyez en majorité de sexe masculin, je fais remporter encore une fois le féminin), merci de rendre beaucoup plus belles que je n’oserais les imaginer, ces images que j’ai dans la tête. »

Ce parti pris orthographique se comprend bien sûr dans une perspective féministe : pourquoi, en effet, le masculin l’emporterait-il toujours sur le féminin ? Mais il correspond également au mode de travail que revendique Stéphane Saint-Jean, en estompant la distinction entre metteur en scène, comédiens et techniciens. [La voix humaine]9 se veut une création collective alors que la pièce de Cocteau était plutôt destinée, à l’origine, à mettre en valeur une seule actrice, Berthe Bovy, lors de la création, puis, entre autres monstres sacrés, Simone Signoret ou Jeanne Moreau. En mettant tous ses acteurs sur le même plan, Stéphane Saint-Jean rompt avec le principe du one woman show : « Concrètement, j’ai découpé le texte en neuf parties, comme une partition. Les neuf comédiens sont égaux. Ce sont neuf des voix de ce personnage anonyme qui se dévoile dans ses contradictions.[14] »

La double logique d’hommage et de création collective qui anime [La voix humaine]9 désamorce ainsi à tous les niveaux les paradoxes de la pièce, et l’on passe du drame d’une parole solitaire, dans la pièce de Cocteau, à la communauté des voix. En faisant de La voix humaine une élégie dont le spectateur est le principal destinataire, Stéphane Saint-Jean met au second plan le problème de l’incommunicabilité posé par Cocteau de manière originale grâce au téléphone et au mode d’énonciation qui lui est propre. [La voix humaine]9 tente d’instaurer une communion théâtrale : au sein même de la représentation (si l’on excepte l’ouverture de la pièce) les voix des neuf comédiens ne se font pas concurrence, mais se mêlent ou alternent dans une recherche d’harmonie.

Comme souvent dans le théâtre contemporain, le parti pris choral est en effet en lien étroit avec la notion de communauté telle que l’a définie Martin Mégevand : « Dans la communauté, point n’est question de volonté générale ou de sacrifice des libertés individuelles au profit de tous. La communauté est à comprendre comme l’émanation d’un désir, qui s’apparente à la fusion recherchée dans l’amour, mais excède l’intimité du couple[15]. » Cette dynamique de fusion affective – étrangère à l’oeuvre de Cocteau – semble régir, d’un bout à l’autre, la mise en scène de Stéphane Saint-Jean. Le choeur crée un simulacre de présence bien loin d’être, comme dans la tragédie grecque, un opérateur d’idéalisation et de généralisation où pourrait se fonder une pensée du collectif.

Du texte à la scène, la transformation d’un simple médium, le téléphone, bouleverse le sens de la pièce et fait apparaître une modification des rapports unissant les différentes instances qui participent à sa création. La confrontation entre l’oeuvre de Cocteau et [La voix humaine]9 met en lumière une hésitation entre souci d’expérimentation et respect des principaux effets de sens du texte originel, désir de célébration et logique de (re)création collective.

Toute lecture critique possède ses limites subjectives qu’il me semblerait malhonnête de ne pas avouer à l’issue de cet article. Plus sensibles que moi aux partis pris esthétiques de Stéphane Saint-Jean, d’autres spectateurs auront davantage ressenti le partage des sensations que souhaitait provoquer le metteur en scène, dans une réception à la fois plus intime, plus politique et plus intense de la représentation. D’autres auront été émus, tout simplement, par le drame universel de la séparation et du mensonge, et ne verront pas la nécessité de chercher plus loin. D’autres auront apprécié l’hommage à Cocteau, poète assez méconnu, et souvent réduit à une image de fantaisiste ou de mondain superficiel. D’autres, enfin, auront mis à profit ce temps de représentation pour plonger en eux-mêmes et explorer leur propre mémoire amoureuse.

Il serait donc factice de présenter mon analyse comme universellement valable. Peut-être ma lecture est-elle trop brechtienne, c’est-à-dire trop soucieuse de débusquer, dans tout spectacle, des tensions dramaturgiques et des contradictions idéologiques susceptibles de faire réagir le spectateur, de le scandaliser, plutôt que de provoquer une émotion passive et fugace. J’ai sans doute jugé [La voix humaine]9 à l’aune d’une mise en scène imaginaire, rêvée, qui aurait donné à ressentir le caractère incompréhensible, dérangeant, mais pas si daté, d’une relation de dépendance entre une femme et un homme.

Il n’en demeure pas moins que, au-delà des allégeances esthétiques, la mise en scène de Stéphane Saint-Jean m’apparaît comme un « cas » intéressant pour illustrer le problème de la justesse et de la fidélité, qui se pose au théâtre de manière aussi aiguë qu’en amour. Comme on l’a vu, [La voix humaine]9 procède d’une logique d’hommage, et plusieurs partis pris scéniques reposent non seulement sur une lecture attentive du texte, mais sur une prise en compte des intentions esthétiques du poète. La logique de création collective n’induit donc pas un rejet de l’oeuvre écrite, ni même une désinvolture face à cette dernière. D’une certaine façon, c’est presque par excès de cohérence que [La voix humaine]9 me semble s’éloigner de l’oeuvre originale. Le spectacle ne possède pas l’hétérogénéité, le caractère insaisissable qui caractérise nombre de textes de Cocteau : entre vaudeville, mélodrame, tragédie, et monologue symboliste, La voix humaine se situe au carrefour des genres, de même qu’elle se trouve à la frontière de la tradition académique, des pratiques commerciales du boulevard et de l’avant-garde la plus radicale, ce qui fait d’elle une oeuvre à la fois inscrite dans son époque et un monstre insituable, sans ancrage historique.