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Jardin et intermédialité : une évidence impensée ?

Si des perspectives intermédiales se sont développées ces vingt dernières années pour aborder la littérature, le théâtre, le cinéma, la danse ou même la tapisserie, le jardin n’a pas encore fait l’objet d’approches qui se revendiqueraient explicitement de ce courant interdisciplinaire. Pourtant, une large part de l’historiographie et de la théorie des jardins repose sur la relation entre les arts. Le jardin constitue, en ce sens, un formidable laboratoire pour penser et repenser l’intermédialité[1].

Au sein de la théorie de l’art occidentale, la dimension évidemment intermédiatique du jardin n’a cependant pas contribué à sa valorisation, et son statut esthétique a été fortement marginalisé. L’histoire des jardins s’est néanmoins inscrite dans le sillage de l’histoire et de la théorie de l’art en adoptant pendant longtemps une approche surtout cantonnée à la forme et au style, et en distinguant certaines phases de son développement en fonction de leur rapport à un médium particulier. Selon cette vision, l’architecture qui organise le jardin de la Renaissance cède le pas aux agencements de la statuaire et des fontaines dans les jardins maniéristes et baroques pour aboutir à la conception proprement picturale des jardins paysagers. Les mérites respectifs de l’un ou de l’autre modèle vont continuer d’animer les débats sur le jardin jusqu’au 19e siècle, voire au-delà. Ce paragone entre les arts, largement basé sur leur capacité d’imitation (mimèsis) que le jardin lui-même se verrait refuser, se vit du reste rapidement récupéré par les idéologies nationalistes et déboucha sur une classification par « écoles » — le jardin architectonique « italien », le jardin formel « à la française », le jardin paysager « à l’anglaise » — qui, bien qu’encore largement diffusée aujourd’hui, n’offre qu’une vision assez biaisée et fort partielle du développement de l’art des jardins en Europe.

Depuis la Renaissance, la reconnaissance sociale du jardinier et/ou du concepteur de jardin repose elle aussi fortement sur la capacité de ce dernier à faire siens les préceptes d’arts reconnus comme l’architecture, la peinture, la poésie ou encore les mathématiques et la perspective, et peut-être même la philosophie si l’on observe par exemple les parcours d’un Pierre Rabhi ou d’un Gilles Clément aujourd’hui. Et pourtant, d’aucuns reconnaissent à l’histoire des jardins un manque de réflexivité, une incapacité à développer une théorie propre aux jardins[2]. Cette attitude, qu’il faudrait interroger, reflète sans doute, au sujet des jardins, un manque de mobilisation générale dans les sciences humaines et une marginalisation institutionnelle, qu’il conviendrait avec une certaine urgence de corriger. Si l’histoire et la théorie des jardins apparaissent mal définies, n’est-ce pas en partie à cause de leur longue subordination à des savoirs disciplinaires envisagés trop étroitement et trop souvent mis en compétition par les institutions ? N’est-ce pas peut-être parce que l’on a trop longtemps annexé l’art du jardin aux autres arts et oublié sa spécificité propre, notamment qu’il est constitué de « vies », de vivant, d’une « société de plantes » « gouvernée » par le jardinier, comme l’a récemment laissé entendre le philosophe G. R. F. Ferrari[3] ? À cet égard, l’intermédialité pourrait s’avérer fort utile, dès lors qu’elle serait « le produit d’un réflexe de survie des institutions universitaires qui ne peuvent plus bâtir leur légitimité scientifique sur un partage disciplinaire strict du savoir[4] », comme le rappelle Jürgen E. Müller.

Dans les dernières décennies, l’histoire culturelle des jardins s’est enrichie d’approches sociales et politiques, voire anthropologiques, qui prennent en compte son rapport au territoire, à l’environnement, aux lieux (le jardin comme hétérotopie, selon l’idée de Foucault), au cosmos même. Elles mettent désormais de l’avant l’analyse du jardin comme espace plurimédiatique marqué par des pratiques et des performances, celle de la danse, du théâtre, de la poésie, de la musique, ou encore des jeux ou de l’observation scientifique. À partir du double héritage de la philosophie marxiste et de la phénoménologie, les questions concernant la place du spectateur, le mouvement, la temporalité, la perception et la réception du jardin mobilisent les chercheurs, qui ne conçoivent plus l’espace du jardin comme un espace figé mais, au contraire, comme un espace vécu et dynamique. Aujourd’hui, des philosophes comme Massimo Venturi Ferriolo placent le faire humain, la poïesis, en tant que pouvoir de « transformation du monde en jardin[5] », au coeur des interrogations et des préoccupations contemporaines.

Philosophes, anthropologues, géographes et créateurs de paysages et de jardins ont développé depuis quelques décennies des approches que l’on peut clairement qualifier d’intermédiales. Venturi Ferriolo insiste justement sur la nécessité non plus d’étudier le paysage comme objet, mais plutôt la « relation paysagère ». Celle-ci désigne, d’une part, la relation entre les objets et les médias qui composent le paysage et le jardin : « un paysage est une image univoque aux multiples éléments; une image avec sa spécificité, avec son caractère particulier. Une image déterminée par la “relation paysagère” formée par la place que chaque objet y tient en rapport avec les autres éléments[6] ». En ce sens, « [c]haque jardin est au centre d’un ensemble de relations : il n’imite ni ne copie la réalité, mais expose un monde et sa vision[7] ». D’autre part, la « relation paysagère » s’intéresse à la relation tissée entre les hommes et leur environnement, laquelle est au fondement de l’ontologie double et paradoxale du paysage, entre sujet et objet, à la fois représentation constituée des données transmises par les sens, la mémoire et la culture, et somme de ses réalités matérielles.

L’ontologie relationnelle qui marque aujourd’hui les études sur le paysage trouve une résonance forte dans les textes de penseurs influents travaillant sur et dans les jardins[8]. Ainsi, les historiens des jardins Monique Mosser et Hervé Brunon ont développé l’idée du jardin comme « mésocosme » (lieu intermédiaire entre le macrocosme et le microcosme), laquelle trouve sa contrepartie dans la notion de « jardin planétaire » proposée par le paysagiste Gilles Clément[9]. Dans les deux cas, le jardin est compris comme ce morceau de sol où s’inscrit « la relation des hommes à la totalité de l’univers », où « se matérialise le contact de l’intelligible et du sensible », où s’opère « une fusion du sujet et de l’objet[10] ». Dans les deux cas, c’est la renégociation du rapport de l’homme occidental à la nature, la remise en cause des concepts séparés de nature et de culture qui sont en jeu, à l’ère de l’anthropocène. Cette séparation, qu’a bien étudiée Philippe Descola dans Par-delà nature et culture[11], se serait exprimée dans la culture occidentale par la mise à distance de l’homme par rapport au paysage (grâce notamment à l’invention de la perspective), ou encore le triomphe de l’homme sur la nature au sein du jardin.

L’intermédialité appliquée au jardin pourrait tenter de prendre en charge l’histoire de telles constructions, et notamment de la distanciation/objectivation, qui se sont progressivement et diversement instaurées entre l’homme et son milieu. Cette histoire, d’ailleurs, n’a pas toujours été conflictuelle. Hervé Brunon[12] l’a récemment rappelé en proposant une « archéologie de la relation jardinière » qui aurait pour objectif de repérer et d’étudier les épisodes d’« amitiés respectueuses » tissées entre l’homme et les plantes, les rochers, le ciel et la terre. Les lettres de Pétrarque sur sa retraite dans le Vaucluse ou les récits d’Henry David Thoreau sur l’expérience d’autarcie qu’il a tentée dans les bois de la Nouvelle-Angleterre nous rappellent qu’elles ont été et sont toujours possibles. Venturi Ferriolo, quant à lui, articule sa philosophie autour de l’idée de la Terre nourricière ou de la Déesse-Mère, qui définit tant les civilisations anciennes (grecque, notamment) que les peuples autochtones qui tentent de survivre dans le monde d’aujourd’hui[13]. Le jardin signalerait ainsi ce lieu de bienveillance réciproque entre l’homme et la nature commun aux grands mythes jardiniers (Éden, Arcadie, Hespérides, etc.), mais qu’Aristote déjà avait voulu écarter : « il ne peut y avoir d’amitié envers les objets inanimés, ni de rapport de justice, et il n’y en a pas non plus envers un cheval ou un boeuf, ni envers un esclave en tant qu’esclave[14] ».

Les civilisations non occidentales offrent des modèles relationnels profondément différents à l’égard des non-humains. Il est d’ailleurs symptomatique que ce soit au contact des cultures non occidentales que se nourrissent les chercheurs occidentaux attentifs aux « modes d’identification » de l’homme à la nature ou aux représentations/constructions qui en sont les fruits. Dans son article sur la « relation jardinière[15] », Hervé Brunon consacre ainsi un long paragraphe à la Chine ancienne, où l’humain et son lieu (notamment le jardin) apparaissent indissociables. Philippe Descola a bâti son oeuvre à partir de sa rencontre avec les Indiens Achuar d’Amazonie et, à leur contact, a été à même de repenser le paysage à partir de l’idée de « transfiguration » in visu ou in situ. De même, les concepts de médiance ou la réactivation de la « mésologie » par Augustin Berque[16] trouvent leur origine dans sa formation d’orientaliste. Par exemple, à l’époque de Heian au Japon (du 9e au 12e siècle), « dresser les pierres » signifiait « faire un jardin ». Il ne s’agit pas seulement pour celui qui aménage le jardin de disposer harmonieusement les pierres choisies. La pierre elle-même est douée d’intentionnalité. La pierre « veut » devenir oeuvre. Le lieu de l’oeuvre (le jardin) est ainsi un lieu « à l’oeuvre », un lieu « en perpétuelle genèse de ce qu’il n’est pas encore et demain ne sera plus », et où l’homme est capable d’écouter et de sentir le langage des pierres et de la nature[17]. Là où l’esthétique relationnelle telle qu’elle est définie par un Nicolas Bourriaud[18] pour l’art contemporain ou bien l’intermédialité proposent de penser la relation entre les humains (entre l’artiste, ses oeuvres et son public) ou entre les médias, c’est également la relation (jardinière ou paysagère) entre humains et non-humains (d’un côté, commanditaires, visiteurs, jardiniers ; de l’autre, plantes, animaux ou encore rochers) qu’il s’agirait de repenser, à l’aune de travaux qui présentent le jardin comme le laboratoire d’une ontologie relationnelle, comme un « jardin planétaire », où le jardinier est cocréateur avec la nature, où l’on pense et sent avec la terre, comme l’indique Arturo Escobar dans son ouvrage récent sur « l’écologie au-delà de l’Occident[19] ».

Développant certaines perspectives rapidement ébauchées dans cette introduction, ce numéro d’Intermédialités réunit des textes qui proposent des réflexions critiques sur les relations intermédiatiques au sein du jardin, et la manière dont celles-ci éclairent, voire définissent, les relations que les individus entretiennent entre eux et avec le jardin. Les méthodes issues de l’histoire et de l’histoire de l’art, de l’histoire littéraire, de l’urbanisme, des études cinématographiques, ou encore de la botanique, y sont représentées, interrogées et parfois combinées. Le jardin, à la fois réel et imaginaire, présent et absent, contenu et contenant, changeant ou fixe, apparaît comme le lieu où interagissent une multitude de médias (photographie, vidéo, tapisserie, peinture, musique, applications numériques, architecture, poésie, etc.). Mais cette « réunion entre les arts » n’est pas ici la « guerre des arts » qui qualifiait le débat sur le Paragone aux 16e et 17e siècles. Il ne s’agit pas non plus de célébrer la supériorité d’un modèle sur un autre comme on célébrait au 18e siècle la liberté du « jardin anglais », soi-disant naturel, contre la tyrannie du jardin « à la française ». En d’autres termes, ce n’est plus le modèle épistémique de la compétition, de la violence, de la guerre ou du profit qui est ici convoqué, mais bien plus celui de la réconciliation, de la bienveillance, du partage et des communs[20]. À la métaphore encyclopédique du jardin comme somme de connaissances qui traverse toute son histoire, ou à celle souvent réductrice du triomphe de l’homme sur la nature, on aimerait ajouter celle du jardin partagé comme modèle éthique pour la société et modèle épistémologique pour les sciences. À une échelle bien plus modeste, ce numéro d’Intermédialités voudrait signaler les vertus heuristiques de l’étude du jardin en général. L’idée n’est pas neuve : Platon et ses amis l’avaient déjà eue, réunis autour des sciences et des arts, alors qu’ils se promenaient sous les platanes ombragés des jardins de l’Académie[21].

Présentation des articles

Les analyses contenues dans ce numéro portent sur des périodes allant de la Renaissance à nos jours. Laurent Paya explore la fortune, dans l’Europe de la Renaissance, de l’idée de tapis d’Orient comme modèle pour le jardin, les « tapis du Levant » étant eux-mêmes, et depuis des temps immémoriaux, directement conçus comme des jardins (tchaharbagh signifiant en persan « composé de quatre jardins », partagés par une croix). La notion de tapis oriental appliquée au jardin occidental joue sur plusieurs plans de traductions, de métaphores et de médiations. Elle apparaît comme un topos de la littérature horticole et trahit un phénomène d’appropriation métaphorique de l’espace turc qui fait alors l’objet d’une certaine admiration. Elle possède aussi, selon Paya, une fonction d’ordre mnémonique au sein du jardin, basée sur l’usage des « similitudes » qui sont au coeur des pratiques rhétoriques de l’époque.

Sebastían Ferrero se penche ensuite sur les célèbres jardins d’or et d’argent des Incas, merveilles de métallurgie, célébrés dans de nombreux récits. À rebours de ces textes et des nombreuses études qui en ont prolongé le mythe, Ferrero montre que l’image des jardins métallurgiques incas, dont on n’a retrouvé aucune trace, repose exclusivement sur les témoignages coloniaux destinés à fasciner le lecteur européen, en particulier la description de l’écrivain métis Inca Garcilaso de la Vega (1539–1616) dans ses célèbres Comentarios Reales de los Incas (1609). Ferrero signale la centralité du jardin au sein de ce grand récit utopique visant à célébrer l’Empire inca comme un modèle de civilisation. En d’autres termes, comme dans l’article de Paya, les relations intermédiatiques dans le jardin n’ont ici de réalité effective qu’au sein des textes qui en construisent l’imaginaire « exotique » et en perpétuent l’image auprès des lecteurs européens.

Les deux articles suivants portent sur des jardins européens du 18e siècle en développant des approches tout aussi novatrices. Étienne Morasse-Choquette étudie la question de la performance musicale et son statut particulier dans le contexte des jardins à partir d’une relecture attentive de la Theorie der Gartenkunst [Théorie de l’art des jardins] du philosophe allemand C. C. L. Hirschfeld (1779–1785), dans laquelle la place des sens autres que celui de la vue, et en particulier de l’ouïe, est loin d’être marginale. Au contraire, Morasse-Choquette révèle sa dimension stratégique à l’intérieur d’une théorie esthétique qui met de l’avant la sensibilité émotionnelle, la temporalité et le rythme dans l’expérience du jardin.

Laurent Châtel, qui, lui aussi, oeuvre pour une révision de l’oculocentrisme affectant l’historiographie des jardins dits « pittoresques[22] », revisite une série de sources bien connues sur les jardins anglais du 18e siècle — Shenstone, Pope, Walpole, Addison —, qu’il aborde sous l’angle neuf des rapports d’amitié au jardin. Plus précisément, le jardin est présenté non pas tant et seulement comme lieu clos marquant une propriété privée, le séjour idéal du solitaire, mais aussi comme le vecteur d’interconnections, de collaborations, de relations personnelles et intellectuelles entre ceux qui le créent, l’habitent et le visitent. Le travail invite, au-delà de la période et de la géographie explorées, à une réflexion sur les questions d’individualité et de communauté au sein du jardin, espace paradoxalement clos, mais toujours ouvert sur un « ailleurs ». L’intermédialité est pensée ici comme une tentative de « reconnecter les lieux et les personnes » et de considérer le jardin comme l’événement d’un partage culturel plutôt que comme le lieu par excellence de la propriété privée.

David Castañer opère dans son analyse du jardin de l’artiste cubain Wifredo Lam à La Havane une véritable archéologie de la célèbre LaJungla (1943), aujourd’hui au MOMA de New York, un tableau considéré par beaucoup comme étant le chef-d’oeuvre fondateur de l’art contemporain latino-américain. Le jardin de sa maison, au numéro 42 de la rue Panorama, jardin sacré et secret à la fois, semble avoir joué un rôle déterminant dans ce qu’on a pu appeler le « tournant écologiste » — écologie décoloniale s’entend — dans l’oeuvre de Lam, qui replace au coeur de sa pratique l’imaginaire sacré d’une nature afro-cubaine piétinée par la violence et l’ignorance coloniale, perceptible jusque dans le nom même donné au tableau a posteriori lors de son achat aux États-Unis. La manigua, cet espace « entre » aux limites des villages et des villes, entre le cultivé et le sauvage, traduit bien mieux ce « Tiers-paysage[23] » — devenu souvent paysage de résistance —, que le terme « jungle », lourd des relents du racisme colonial.

Ce sont des jardins très peu étudiés sur lesquels se penche ensuite Hadrien Viraben, soit les jardins des établissements Truffaut établis à Versailles au tournant du 20e siècle et saisis ici à partir du médium photographique — spécifiquement l’autochrome, la nouvelle photographie en couleurs — et du discours publicitaire, notamment au sein du magazine Jardinage. La confluence entre les deux pratiques amateurs que sont le jardinage et la photographie, qui se valorisent mutuellement, est mise ici au service d’une stratégie commerciale. Le jardin photographié devient l’image désirable et désirée qu’il faut matérialiser en un jardin réel grâce à l’achat des fleurs et des plantes proposées par les jardins Truffaut.

Les Jardins des Floralies, une suite de jardins publics créés à Montréal en 1980 pour une exposition horticole internationale, offrent à Erin Despard l’occasion de proposer une réflexion théorique nourrie par des théories de l’écologie des médias et de l’archéologie des médias. Considérant le jardin lui-même comme un média interagissant avec d’autres médias à travers l’espace et le temps, Despard s’intéresse en particulier au film Bonjour Floralies (1980), à partir duquel elle invite à réfléchir à ce qu’elle nomme l’intermédiation transhistorique des médias. Elle prolonge ainsi une approche déjà envisagée pour le paysage par W. J. T. Mitchell[24], qui proposait de considérer le paysage comme un verbe et plus seulement comme un nom, comme un medium et plus seulement comme un genre artistique. En tant que medium, les Jardins des Floralies et son histoire complexe nous informent aussi sur les débats sociopolitiques propres à Montréal, notamment les questions identitaire et linguistique.

Edo Volbeda propose une nouvelle analyse du thème particulièrement étudié ces temps-ci[25] de la « cabane » comme modèle d’inscription de l’homme au sein de son environnement et de son positionnement critique face à la société et à la nature, ou pour le dire plus précisément, face au positionnement de la société sur la question de la nature. Ici, l’analyse porte sur le projet Two Cabins du cinéaste américain James Benning (1942–), voix importante de ce que plusieurs ont qualifié d’« écocinéma » : re-construction et remédiation (de l’anglais remediation)[26] par le film (Stemple Pass, 2012) de la cabane du Walden d’Henry David Thoreau (1854) et de celle de l’écoterroriste Theodore Kaczynski, alias Unabomber. Mais c’est aussi de l’inscription de ces cabanes dans son propre jardin qu’il est question et, ce faisant, de la manière dont l’artiste interroge nos « manières de voir » la nature.

Jill Didur montre également combien l’étude des relations entre les médias au sein du jardin porte en elle une méthodologie critique des rapports interhumains et interespèces qui en sont à l’origine. L’analyse offerte ici est la résultante d’un projet ambitieux visant à faire émerger et à critiquer, grâce à une application numérique (Alpine Garden MisGuide / Le Jardin alpin autrement), l’idéologie coloniale problématique qui sous-tend l’histoire du jardin botanique occidental en général et le Jardin alpin du Jardin botanique de Montréal en particulier, questionnant ainsi les habitudes visuelles et cognitives de ses visiteurs, à qui on a bien souvent vendu du rêve et de l’évasion teintés de nostalgie sans qu’aucune contextualisation historique et critique ne soit véritablement déployée.

Dans le même Jardin botanique de Montréal, le Jardin des Premières-Nations a été conçu, dès son origine en 2001, selon une approche radicalement différente marquée par un désir de sensibiliser les visiteurs aux réalités territoriales et sociales des nations autochtones du Québec et du Canada, et à promouvoir leur mode de relation harmonieuse avec la nature. Terrain de rencontre entre les cultures, le jardin nourrit aussi le dialogue entre les arts, à travers l’exposition dans le pavillon du jardin d’oeuvres d’artistes autochtones. Gabrielle Lauzon analyse ces relations en insistant sur l’importance, dans les cultures autochtones, du concept de tawâyihk, qui, en langue crie, peut être traduit par « les espaces insaisissables entre les choses ». Ici, l’intermédialité qui pourrait s’en inspirer permet non seulement « de penser le Jardin des Premières-Nations dans la complexité de ses ontologies spatiales, mais également en adéquation avec les ontologies relationnelles des nations autochtones ».

L’écrivain camerounais Jean-Roger Essomba situe le jardin au coeur de son roman Le dernier gardien de l’arbre (1998), qu’analyse Étienne-Marie Lassi. Essomba reprend la trame des grands mythes jardiniers, mais dans une perspective postcoloniale. Loin de signaler la nécessité d’un retour au paradis, Lassi montre comment, pour l’écrivain, l’utopie du jardin restera une chimère « aussi longtemps que la quête du bonheur ne passe pas par une régénération morale ». Le jardin est ici principe éthique et opposé à « l’impérialisme écologique » tel que le définit Alfred W. Crosby[27].

Les deux articles suivants, écrits par des praticiens de la conception des jardins et du jardinage, portant sur la France d’aujourd’hui et soulèvent plusieurs questionnements méthodologiques suscités par le titre même de ce numéro. Aurélien Ramos interroge ainsi l’utilisation très courante du verbe jardiner dans le contexte urbain contemporain, notamment les rues, où l’absence de véritables jardins est manifeste. Peut-on jardiner sans jardin ? La théorie du jardin qui se dégage de ses réflexions apparaît ainsi comme étant surtout portée par une expérience de l’espace et par une participation active des citoyens citadins qui, dès lors, prime sur la notion même de jardin en tant qu’espace défini et tangible. Malgré tout, entre souvent en jeu dans les discours politiques municipaux incitant à ces pratiques de jardinage l’idée de « végétalisation » de l’espace urbain, dont la finalité est aussi fortement publicitaire et largement diffusée par le biais de la photographie et des médias.

Lise-Margot Dumargne, qui possède une double formation d’historienne des jardins et de botaniste, fait le constat — limité ici à la France contemporaine — d’un manque de dialogue, voire d’une fragmentation disciplinaire entre sciences humaines et sciences naturelles dans l’étude et la restauration des jardins historiques, tout comme d’ailleurs dans la conception des jardins et paysages contemporains. Un recours plus systématique à l’interdisciplinarité et le développement d’une heuristique pédagogique et critique — refusant la séparation entre nature et culture, et qui redonnerait toute sa place au végétal — semblent ainsi plus que nécessaires tant sur le versant de la création, de la préservation, que sur celui de l’analyse des espaces jardinés et paysagers.

Une sélection d’oeuvres de la photographe canadienne établie à Montréal Lorna Bauer, accompagnée d’un texte du commissaire et critique Vincent Bonin, clôt le numéro. Les photographies (2018 et 2020), jouant sur les transparences et les reflets, créent à partir de l’architecture, de la peinture et du jardin un « espace autre[28] » proprement intermédial. Elles ont été prises dans la maison et le jardin du paysagiste et peintre Roberto Burle Marx, à Rio de Janeiro.