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Les tapis-jardins et les jardins-tapis sont généralement rattachés aux traditions culturelles musulmanes. Pour Giovanni Curatola et Yves Porter, les tapis orientaux aux motifs floraux plus ou moins stylisés jusqu’à l’arabesque dans des gammes de coloris profonds sont des jardins[1]. Les travaux archéologiques de James Dickie ont montré qu’en retour, les patios de l’Alhambra conçus pour les princes Nasrides[2] ont le tapis pour modèle. C’est même en partie sur ce paradigme du tapis-jardin que Michel Foucault s’appuie pour illustrer le concept d’hétéropie : « Quant aux tapis, ils étaient, à l’origine, des reproductions de jardins. Le jardin, c’est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c’est une sorte de jardin mobile à travers l’espace[3]. » L’objectif de cette étude est de montrer qu’en Europe au 16e siècle, il existe aussi une relation d’analogie[4] « intermédiale » établie par l’imagination entre les tapis du Levant — objets de luxe importés en France dans le contexte d’une certaine turcophilie — et les jardins de « plate forme » aristocratiques — aménagés sur de vastes étendues planes ou légèrement pentues. Kenneth Woodbridge[5] et Ada V. Segre[6], qui ont repéré et commenté cette analogie, n’ont pas considéré l’importance de sa diffusion culturelle et repéré tous les enjeux épistémologiques qui en découlent. Après avoir décrypté les dispositifs rhétoriques à l’oeuvre dans un corpus de discours qui convoquent l’analogie récurrente du tapis-jardin, nous montrerons comment le schématisme analogique sert de lien entre l’énonciation théorique d’un principe de composition spatiale et décorative moderne, et la perception des formes qui lui correspondent. Cette investigation repose sur des recherches historiques intertextuelles et iconographiques, dans les domaines de l’architecture, de l’art des jardins, de la rhétorique, de la lexicologie et de la philosophie de la Renaissance. Basée sur une démarche interdisciplinaire empruntant des concepts à l’histoire de l’art, à la théorie littéraire et à l’histoire des idées, elle révèlera des relations intermédiatiques qui s’établissaient entre des champs du savoir que nous considérons comme distincts aujourd’hui, mais qui n’étaient pas cloisonnés en disciplines pendant la Renaissance. Nous verrons que ces connexions étaient facilitées par un usage étendu de la rhétorique, qui n’était pas qu’un art du discours, mais aussi, comme le montrent les travaux d’Anne Moss, Véronique Montagne, Fernand Hallyn, Francis Goyet ou Yves Pauwels, ainsi qu’une de nos publications[7], une méthode pour raisonner structurant tous les savoirs.

Un matériau de mémoire

Le roman ou conte philosophique Hypnerotomachia Poliphili, publié à Venise en 1499 et attribué à Francesco Colonna (1433?–1527), annonce un nouvel art des jardins qui se déploie à partir de l’Italie à travers l’Europe, du 16e au 18e siècle. À la fin du livre I, Colonna décrit les jardins féeriques de l’île de Cythère, dont le dessin en plan circulaire serait analogue à un sol en mosaïque ou à un tapis compartimenté en divers ornements colorés :

Il quale nel primo aspecto tapeti charaini dispositi et extensi stratamente alla planitie, facilmente arbitrai, cum tute maniere di coloratione, che a tale ostentatione meritamente expediva exprimere, in modo di gratiosa picturatione conducta in più variate et multiplice ingrupature et figure et signi cum la opportuna diversitate di coloramenti, di holuscule alla requisita distinctione dilla opera ficta. Alcune plene di colore, altre cum obscura coloratione, alcune mediocremente, tale più chiare et festichine, alcune prasine, altre di virore palide, alcune meno, et di subrubicundo coloramento, cum iucundissima conciliatione[8].

Au premier aspect, je pris aisément cela pour des tapis étendus comme des courtepointes sur les marches. Ces mosaïques étaient des couleurs les plus variées, ainsi que l’exigeait la convenance d’une telle oeuvre, qui représentait, en manière de gracieuse peinture, les groupements les plus divers de figures ornementales propres au jardin. Il y en avait de couleur vive, de sombres, de plus ou moins claires, de plus ou moins gaies, de ton vert pâle ou plus foncé, de rouge sombre, dans une très agréable harmonie[9].

Cet espace extraordinaire ressemble à un gigantesque revêtement textile précieux, aux subtiles déclinaisons tonales. Par son échelle et son niveau d’organisation, il contraste avec les jardins courtois réels de cette période, tels que nous les connaissons, dont la physionomie est encore celle des vergers aménagés en prati fioriti, parfois subdivisés en simples carreaux herbeux par une trame d’allées[10].

En cela, Colonna semble inspiré par Pietro de’ Crescenzi (1230–1320?), qui développe déjà l’idée de jardins merveilleux imaginaires dans les Ruralium commodorum libri XII, composés entre 1304 et 1309, et de nombreuses fois réédités et traduits en français dès 1373, durant toute l’époque moderne[11]. Au livre VIII de son traité, Crescenzi s’inspire d’abord explicitement du célèbre érudit Albert Le Grand (vers 1260) pour présenter l’art des jardins de plaisir, classés selon la fortune et la naissance des propriétaires. À l’instar d’Albert Le Grand, il distingue les « vergiers » couverts d’herbes de ceux qui sont plantés d’arbres, ces deux aménagements pouvant se superposer — un dispositif paysager toujours au goût du jour lorsque paraît le Poliphilo. Notons que, pour Crescenzi, les pelouses de ce jardin sont « par maniere de cheuveulx et couvreront la plaine de la terre en maniere dung drap vert »[12] — un couvert végétal qui est déjà analogue aux textiles d’ameublement de l’intérieur de la demeure. Ensuite, l’agronome italien décrit longuement, souvent avec beaucoup d’imagination, l’aménagement d’un jardin royal. Il s’agit d’un parc ceinturé de hauts murs, qui comprend aussi bien un enclos où vivent des bêtes sauvages qu’une collection de curiosités botaniques. Il est aussi question d’une vaste architecture utopique intégrée à ce parc : un palais entier édifié avec des arbres vivants palissés, dont la description avait pour but de susciter l’émerveillement du lecteur.

La démarche de Colonna ne se limiterait pas non plus au projet réducteur consistant à distraire le lecteur fasciné par la démesure architecturale (hybris). Comme l’a montré Dorothea Stichel, l’auteur du Poliphilo a pour but la conservation et la transmission des savoirs de la renovatio antiquitatis, déjà amorcée au Trecento en Italie, comme en témoignent notamment les constantes références de Crescenzi aux agronomes gréco-latins[13]. Aussi, d’après Magali Jeannin-Corbin, pour rappeler et propager ces savoirs redécouverts, tout le récit de l’Hypnerotomachia est ponctué par des images frappantes et exagérées faciles à mémoriser[14]. L’extraordinaire jardin de Cythère serait au nombre de ces phantasma vecteurs d’un potentiel de signification visuelle qu’il ne faut pas réduire à des enjolivures du discours. Il s’agirait en effet d’imagines agentes inspirées par la Rhetorica ad Herennium, à savoir des images analogiques et frappantes qui imprègnent la mémoire. Ainsi, l’objectif de Colonna n’est pas de restituer une image fidèle à la réalité : sa proposition, ainsi décodée, provient d’une transformation analogique et emphatique du monde visible[15]. Ce type d’image « mnémonique et artistique » est aussi, selon Daniel Arasse, impliqué dans les processus créatifs des représentations picturales de la Renaissance[16].

Les modalités de cette opération cognitive qui émane de l’ars memoriae évoluent dans la traduction française du Songe de Poliphile (1546) par Jean Martin (mort en 1553) :

Entre ceste closture de buys & le troysieme degré dessus spécifié, se trouvoit vn ouvrage sumptueux, pour esbahyr tout entendement humain, car de prime face il me sembla que toute la terre estoit couverte de tapis de Turquie, assortiz de toutes couleurs a l’intention de l’ouvrier, conduictz en diverses sortes d’entrelas & feuillages tant Moresques comme Arabesques, les unes plus vives et claires, les autres vn peu plus obscures, ou pour mieulx dire, moins apparantes, mais artistement accordées en variété de figures[17].

Dans la version française du récit de Colonna, le jardin insulaire de Vénus se trouve désormais aménagé tel un tapis de Turquie enrichi d’ornements « tant Moresques comme Arabesques »[18]. Cette référence à l’art des tissus ornés du monde musulman est a priori très surprenante dans le contexte de la culture humaniste, d’autant que la trame de ces ouvrages textiles est quadrangulaire, alors que le plan du jardin insulaire imaginé par Colonna est circulaire (voir la figure 1). Martin, traduisant Colonna, fait ainsi preuve d’une liberté artistique caractéristique de l’esthétique de la mescolanza, qui autorise les assemblages hybrides, voire chimériques.

Figure 1

Plan du jardin de l’île de Cythère, Le Songe de Poliphile (1546). Image libre de droit pour usage non-commercial.

© Bibliothèque municipale de Lyon

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Tout laisse à penser que Colonna, puis Martin, interprètent un passage du chapitre IV du livre IX du De re aedificatoria (1485) de Leon Battista Alberti (1404–1472), énonçant un paradigme de l’art de composer des décors :

Vidimus per areas pictam herbam volutilem flagellis undantibus late circumfusis. Visuntur et qui trapetes in cubiculis instratos finxerint tessellatura ex marmore. Alii corollis et ramusculis inspersere. Laudarunt Osi illius inuentum:qui pauimentum pergami strauerit: in quo reliquiae a coena remissae apparerent: opus me superi coenaculo nequicquam indecens:Agrippam percommode fecisse arbitror : qui crustis figulinis pauimenta constrauerit[19].

I’ay veu aussi en quelques aires du Lizeron merveilleusement bien contrefaict apres le naturel, espendant ça & la ses sions ou branches ondoyantes de bien fort bonne grace & tous les iours voit on des tapiz fainctz sur le parterre des chambres ou retraictes d’vne marqueterie de marbre si gentille qu’il n’y à que redire. Mais d’autres y vouloient des chappeaux de fleurettes, ou des rameaux de feuillages divers[20].

Puisque l’ornementation végétale des sols marquetés et des tapis s’obtient en figurant graphiquement la morphologie des plantes, telles que le liseron que mentionne Alberti, l’esthétique de ces revêtements consiste dans la mimèsis comme imitation de la nature. Pour Aristote, le plaisir esthétique, tel qu’il l’a définie dans sa Poétique, est lié à la dimension mimétique des différentes formes d’art[21]. Ainsi, la poésie, la musique ou la peinture, et par extension l’art des décors, sont-ils ramenés au genre commun de la mimèsis.

Dans l’art du décor ou l’architecture, la mimèsis est ordonnancée par la concinnitas, principe fondamental de la théorie albertienne qui suppose la correspondance harmonieuse des différentes parties d’une oeuvre entre elles pour former un ensemble équilibré[22] :

[…] ut sit pulchritudo quidem certa cum ratione concinnitas universarum partium in eo, cuius sint, ita ut addi aut diminuiaut immutari possit nihil, quin improbabilius reddatur[23].

Beauté est une certaine convenance raisonnable gardée en toutes les parties pour l’effet de quoi on les eut appliquer, si bien que on n’y sçavoit rien adjouster, diminuer ou changer, sans faire de tort à l’ouvrage[24].

La concinnitas d’un édifice, en tant qu’accord harmonique entre les éléments constructifs, ne s’oppose donc pas à l’ornementum, puisqu’elle peut répondre en dernier ressort à une acception de la mimèsis par laquelle la nature est artificialisée et convertie en composition ornementale. De la sorte, l’utilisation systématisée de l’ornement végétalisé concourt à l’unité décorative des espaces et, par là même, contribue à l’expression de cette beauté harmonieuse[25]. Puisque les végétaux du jardin entrent dans les compositions ornementales de l’intérieur de la demeure, en retour, la trame décorative des parures et des sols précieux est un modèle pour la mise en espace de la matière végétale du jardin. Il s’agit de produire un continuum esthétique entre les décors de l’intérieur de la demeure et son environnement, par l’imitation et la diversification d’un même répertoire ornemental compartimenté. Aussi, pour marquer les esprits, Francesco Colonna et Jean Martin ont-ils volontairement décrit un jardin utopique démesuré, dont l’invention procède de l’extrapolation, sur un mode réflexif et analogique, de cette concinnitas spécifique au système des décors « végétalisés ». Le « tapis de Turquie » serait un « schème thématique plastique et même structural », selon la formule de Jean Rudel[26], des jardins de « plate forme » de la Renaissance : une catégorie de jardins ornés à compartiments, dont témoigne notamment Jacques Androuet du Cerceau (1515–1585) dans ses dessins sur vélins des Plus excellents bastiments de France[27] (voir la figure 2), dont la version gravée est publiée en deux volumes 1576 et 1579[28].

Figure 2

Jacques Androuet du Cerceau, dessin vélin du Château de Charleval, Les plus excellents bastiments de France (vers 1570).

© The Trustees of the British Museum

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Avant même Du Cerceau, le terme « compartiment » (spartimento) est employé par Francesco Colonna[29] et l’architecte Sebastiano Serlio (1475–1554)[30], pour qui il revêt une double signification. Pour ces derniers, le compartiment désigne non seulement un module ornemental, mais aussi la façon dont ce module s’insère et se réplique, aussi bien dans un décor de la demeure que dans l’architecture des jardins. En 1550, pour Giorgio Vasari (1511–1574), le vocable spartimento, usité pour les arts des décors, est porteur d’une fonction rhétorique liée à la proportio et à l’ornatus[31]. La compartimentation s’inscrit alors dans une théorie de la « convenance raisonnable (concinnitas) en toutes les parties (spartimento) », telle qu’Alberti l’a définie[32]. Le Dictionarium Latinogallicum (1552) de Robert Estienne relie aussi le compartiment à toute « partition » géométrique et grammaticale d’un ensemble formant un tout[33]. La définition de ce terme donnée par Jean Nicot dans Le Thrésor de la langue françoise tant ancienne que moderne (1606) introduit la notion classique de commensus pour définir le compartiment[34]. Comme on le sait, pour Vitruve, le commensus est un principe fondamental désignant le concours de plusieurs mesures qui, dans diverses parties, ont entre elles une proportion qui convient à l’ensemble. Cette juxtaposition de l’idée de division, de partage et de distribution, avec celle de la congruence d’ensemble d’une composition aussi bien discursive qu’architecturale, s’accorde avec la notion de convenientia, employée par Cicéron pour décrire la convenance des rapports des parties d’une même globalité[35].

L’analogie entre jardin et tapis chez Colonna et sa traduction, encore plus imagée, par Jean Martin auraient fonctionné et imprégné les mémoires au point de fixer un topos. Il est en effet question d’un jardin figurant un tapis de Turquie dans des textes du début des temps modernes postérieurs au Songe du Poliphile (1546). La préface à l’Histoire générale des plantes (1615), la somme botanique et pharmaceutique de Jacques Dalechamps (1513–1588), en est un bon exemple :

[…] ce grand Oeuvre [L’Histoire générale des plantes (1615)], ou plustost à cet admirable Thresor, ne te donnera pas moins de plaisir que de profit. Tu auras le plaisir, voire incomparable à tout autre, au par-terre qui est représenté de toutes les Plantes, dont la Nature a jusques icy obligé l’homme à reconnoistre son Auteur. Tu en retireras un merveilleux profit, y trouvant & les remèdes propres à tes indispositions, & les moyens de conserver ta santé. Or comme toutes choses doivent estre traictees par ordre, afin de recevoir le bien attendu ; ainsi convient-il faire icy, où il est question de l’Histoire Generale des Plantes, lesquelles sont non seulement comme tapis de Turquie, dont la terre est couverte, ains tapis provenant en tous les coins presque d’icelle, richement estoffez, inimitablement façonnez, rehaussez de couleurs infinies, bref de la plus haute lisse de Souverain Monarque de l’Univers[36].

L’auteur de ce texte liminaire, sans doute le traducteur Jean des Moulins (1530–1622), invite donc le lecteur à concevoir l’ouvrage de Dalechamps comme un jardin façonné à l’image d’un tapis du Levant. Dans le Théâtre des plans et jardinages (1652), c’est Claude Mollet (1563–1650), premier jardinier du roi, qui propose l’aménagement d’un jardin dont les compartiments « […] représenteront la forme d’un tapis de Turquie […][37] ». De même, dans le Traité du jardinage selon les raisons de la nature et de l’art (1638) de Jacques Boyceau de la Barauderie (1560–1635), intendant des jardins du roi, les parterres sont « en forme de tapis de pied[38] ». Cet imaginaire textile du jardin ne s’arrête pas aux frontières de la France. Ainsi, dans la Fundación del Monasterio de El Escorial (1600), José de Sigüenza (1544–1606) précise que les jardins de l’Escurial de Philippe II, façonnés de végétaux diversement colorés et compartimentés, sont semblables à des tapis orientaux remarquables :

[…] ellos tienen sembrados por la verdura tan varios colores de flores, blancas, azules, coloradas, amarillas, encarnadas y de otras agradables mezclas y están tan bien compartidos, parecen unas alfombras finas traídas de Turquía, del Cairo o Damasco. 

[…] ils ont planté dans la verdure tant de différentes couleurs de fleurs, blanches, bleues, rouges, jaunes, incarnates et d’autres agréables mélanges, et elles sont si bien combinées qu’elles ressemblent à de beaux tapis rapportés de Turquie, du Caire ou de Damas [39].

On constate encore une inversion du lieu commun dans un passage du Mercure françois (1631) relatant les décors dressés à Madrid pour le baptême d’un prince d’Espagne : « Toute cette galerie estoit couverte de tapis de Turquie de diverses couleurs, lesquels à la veuë paroissoient comme un fort beau jardin emaillé par carreaux de diverses fleurs[40] ».

L’image du jardin comme tapis de Turquie est convertie en un topos à la fortune pérenne du fait de l’importance des tapis du Levant dans la culture courtoise de la Renaissance européenne. L’abondance des représentations de ces artefacts précieux dans la peinture de cette époque, aussi bien en Italie qu’en Flandres, le nombre de leurs citations dans les inventaires des demeures princières, ainsi que les quatorze références à ces objets dans Le cérémonial françois (1649) de Theodore Godefroy[41] (1580-1649), montrent que ces tapis étaient largement intégrés au decorum des rituels princiers. Le portrait en pied d’Henri II conservé au Musée Condé, dans lequel le roi vêtu d’un pourpoint se tient debout sur la surface d’un « tapis Holbein[42] », fabriqué en Turquie, montre à quel point le pouvoir symbolique de cet objet exotique contribue à la légitimité monarchique (voir la figure 3).

Figure 3

Portrait d’Henri II (1519–1559), École de François Clouet.

Avec l’aimable autorisation du Musée Condé de Chantilly. © RMN

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Dans la culture humaniste, les tapis importés du Levant, ou imités en Espagne[43], sont totalement incorporés au décor intérieur de la demeure et apparentés aux regalia. Ils renvoient à l’imaginaire complexe et « bricolé » des antiques Phrygium tapetium[44], ainsi qu’à l’habitus des puissants Ottomans. Si l’on se fie à l’Essay des merueilles de nature et des plus nobles artifices (1626) d’Étienne Binet et à l’Invantaire des deus langues, françoise et latine (1636) de Philibert Monet[45], les contemporains considèrent en effet le tapis de Turquie comme un antique Phrygium tapetium, réputé d’origine anatolienne ou phrygienne. Au 5e siècle, les Phrygiens, un peuple de l’Empire romain d’Orient, sont connus à Rome pour être des experts et des inventeurs dans l’art du tissage. Le tapis de Turquie serait ainsi en mesure d’acquérir une légitimité gréco-latine. Un des ressorts de cet imaginaire au début des temps modernes est sans doute la conjuration et l’appropriation, symbolique et analogique, de la force des Turcs par le moyen de cet objet affranchi de son espace originel. Le tapis de Turquie fonctionne alors métaphoriquement à la façon d’un « trophée » pris à l’habitus (force formatrice d’habitudes[46]) des Turcs, tout en s’inscrivant dans une reconnaissance indirecte du monde mythique de l’art grec. L’idée d’aménager le jardin de plaisir « par manière » d’un tapis du Levant orné de broderies séduit, car cette ressemblance entre le jardin et les objets issus des arts textiles intègre l’environnement de la demeure aux espaces du cérémonial de la cour. En dernière instance, cette appropriation qui conduit à définir un modèle européen de « jardin-tapis », inaugure le théâtre rêvé de « la mise en spectacle du corps du roi[47] ».

Rappelons que l’époque où paraît le Songe de Poliphile est marquée par la « scandaleuse alliance » entre le roi Très Chrétien et le Grand Turc contre l’empereur Charles Quint. L’étendue du pouvoir de l’Empire ottoman est alors immense puisqu’elle concerne trois continents. Au sein du monde chrétien, cette puissance suscite un mélange de crainte et d’admiration. Or, après la défaite de Pavie en 1525 et la captivité de François Ier à Madrid, le roi de France s’associe à Soliman le Magnifique pour tenter de prendre sa revanche, ce qui est la cause d’une forte indignation en Europe. La France entretient alors des relations commerciales, diplomatiques et militaires avec la Grande Porte : en 1535, une ambassade française permanente est installée à Constantinople, et en 1543, un rapprochement militaire est organisé pour la prise de Nice.

Une certaine turcophilie se développe alors en France, qui se manifeste dans les lettres et dans les arts. Des humanistes tels que Guillaume Postel (1510–1581) ou Jean Bodin (1530–1596) font même preuve d’une certaine « obsession turque ». Rappelons que Postel effectue son premier voyage en Turquie en 1536, puis qu’en 1539 François Ier le nomme à la tête d’une chaire en langues orientales. À cette époque, les philosophes et voyageurs français se tournent plus volontiers vers le monde turc que vers les autres espaces extra-européens. Il est à noter qu’entre 1480 et 1609 en France, on publie deux fois plus de livres consacrés à l’Empire ottoman qu’au Nouveau Monde. Les ouvrages français consacrés à la Turquie sont même plus nombreux que ceux publiés à propos de n’importe quel autre pays européen, l’Italie exceptée[48]. Les céramiques ottomanes d’Iznik suscitèrent vers 1530 un véritable engouement auprès des marchands et des particuliers. La vogue des broderies ou des damasquinures d’arabesques orientalisantes — des ornements de feuillages stylisés alors nommés « moresques » —, qui se manifeste par la publication d’un nombre important de livres de modèles, prolonge et renforce une longue tradition de l’exotisme oriental dans les arts décoratifs. L’art des jardins est concerné par l’importation de plantes originaires de Turquie, notamment par le naturaliste par Pierre Belon en 1546, et par l’emploi de jardiniers ottomans dans des châteaux royaux dès 1537[49]. Il existe ainsi un continuum d’échanges artistiques du Levant vers l’Europe, et inversement, variant en fonction des temporalités[50].

Des broderies de jardin

Le vocable « moresque », tel que l’emploie Jean Martin traducteur du Poliphile, désigne des ornements de feuillages stylisés à la fois complexes, contradictoires et chiasmatiques, car ils fusionnent des catégories stylistiques à la fois opposées et semblables, confirmant le goût renaissant pour la ressemblance et la métamorphose, la variété et l’invention. Au 16e siècle, en France, les ornements dits « moresques » sont le plus souvent semblables aux demi-feuilles rūmi, soit des motifs orientaux en forme d’organes végétaux stylisés, reproduits dans différents décors par les artistes européens (voir la figure 4) d’après des livres de modèles comme La Fleur de la Science de Pourtraicture (1530) de Francesco di Pellegrino (?–1552)[51]. Or, ni les compartiments des tapis de Turquie, ni ceux des jardins de plaine[52], ne comprennent ce type de feuillages islamiques dans les sources qui nous sont parvenues. Les compartiments des tapis ottomans (guls) sont en effet décorés d’entrelacs dont la composition évoque explicitement celle des motifs reproduits dans les parterres des jardins de cette époque. Par conséquent, l’emploi du vocable « Moresque » par Jean Martin est très approximatif. Il s’agit d’abord de capter le prestige des ornements orientaux pour renforcer l’hyperbole à finalité mnémonique de l’imago agente. Cette opération semble avoir fonctionné, car au 17e siècle en France, par glissement sémantique, le terme « arabesque » désigne désormais des ornements modernes formés de feuillages naturalistes italianisants étrangers à l’Orient, que l’on trouve notamment intégrés aux « parterres de broderies ».

Figure 4

Moresque pour tapis velus à fleurons doubles avecques jectons, Francesco di Pellegrino, Livre de Moresques (1546).

© The MET Museum, New York

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De la sorte, un véritable « phénomène vestimentaire » survient dans l’art des jardins aménagés en « plate forme », qui se caractérise par le transport de sens et de forme d’un espace de signification lié aux textiles à celui des décors végétaux, indépendamment des échelles et des matières, ce sur quoi nous reviendrons. Ainsi, en 1600, Olivier de Serres (1539–1619), suivant l’exemple de Jean Martin, décrit un parterre « brodé », qui est un « accoustrement orné de passement de grande monstre[53] ». En Angleterre, un jardin orné à l’imitation d’une robe brodée incrustée de perles et de pierres précieuses est évoqué dans une lettre du botaniste John Gerard (1545–1611 ou 1612)[54] :

For if delight may provoke men’s labour, what greater delight is there then to behold the earth apparelled with plants, as with a robe of embroidered works, set with orient pearles and garnished with great diversitie of rare and costly jewels.

Si le plaisir doit être le fruit du labeur des hommes, il n’y a pas de plus grand plaisir que de parer la terre de plantes, à la façon d’une robe brodée, ornée de perles orientales et garnie d’une grande diversité de pierres précieuses et rares.

De même, dans The English Husbandman (1613), Gervase Markham (vers 1568–1637) relève que la pensée créatrice humaine produit toutes sortes de broderies utiles à couvrir le sol des Pleasure Gardens[55] :

[…] the industry of mens braines hourely begetting and bringing forth such new garments and imbroadery for the earth […].

À chaque heure, l’ingéniosité des cerveaux humains engendre et fait surgir en abondance de nouveaux vêtements et broderies pour la terre.

Ces discours variés et hétérogènes, unifiés par la circulation de l’analogie du jardin-textile, sont clairement marqués par une rhétorique de l’emphase. Ici, l’exagération repose sur l’amplification des dimensions de la trame ornementale dessinée à la surface des tissus jusqu’à l’échelle monumentale du jardin aristocratique. Les auteurs des précédentes citations déploient un imaginaire du revêtement matériel des jardins qui détermine une forme-matière poétique commune aux végétaux et aux textiles, cet imaginaire étant nourri par l’importance sociale des tissus précieux et par les représentations collectives du règne végétal[56]. En effet, les contemporains associent volontiers la vitalité qu’exprime la morphologie végétale avec celle des rythmes graphiques ornementaux, au point de les confondre. Ici, l’analogie plastique, fondée sur l’apparence et l’exagération, remplit une fonction explicative permettant d’approcher ce qui est difficilement saisissable. C’est pourquoi l’idée d’un jardin revêtu de « Moresques » qui apparaît dans le Songe de Poliphile bénéficie d’une postérité dont témoigne l’appellation métaphorique (catachrèse) « parterre de broderies ».

Malgré ces relations formelles qui unissent les domaines artistiques et décoratifs comparés, nous sommes aussi de facto en présence d’une analogie volontairement affaiblie. En effet, des éléments de composition qui caractérisent l’architecture des jardins ne sont que partiellement contenus dans le décor du tapis, quand ils ne sont pas absents. Bien que la grille géométrique compartimentée de la trame soit fortement analogique, les ornements des tapis ottomans ne ressemblent qu’approximativement à ceux des parterres des jardins. De plus, toute la tridimensionnalité, et donc une large part de la théâtralité des jardins aristocratiques, impliquant fontaines, alignements d’arbres, promenoirs et vision en profondeur, sont exclues de cette représentation. Cette illustration de l’espace est, comme au Moyen Âge, influencée par une perception souvent bi-dimensionnelle de l’espace architectural ou géographique, qui est indissociable des contraintes techniques du dessin par projection en plan. De plus, ce dessin topographique n’a souvent pas pour but premier de restituer la réalité géométrique des formes dans l’espace, mais de révéler leur valeur symbolique, politique, juridique, etc. Ainsi au 15e siècle, les vues en élévation d’un ensemble architectural sont-elles parfois incorporées au plan, et la taille des sous-parties peut-elle varier selon leur importance symbolique (voir la figure 5). Avec l’analogie du jardin en tapis de Turquie, il importe moins d’évoquer la composante verticale de l’espace que d’exprimer la compartimentation proportionnée du plan dont dépend l’ordonnancement du jardin de plaine. La déperdition d’information est limitée, et de même que Viviane Huys et Denis Vernant, nous constatons qu’un tel « affaiblissement » de l’analogie stimule sa « fécondité cognitive[57] ».

Figure 5

William Lawson, plan de jardin, A New Orchard and Garden (1618).

© The Project Gutenberg EBook

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Un schème architectural organisateur

Dans Les plus excellents bastiments de France de Jacques Androuet du Cerceau (1576–1579) (voir la figure 2) ou L’agriculture, et maison rustique (1583) — plus couramment contracté en La maison rustique — de Charles Estienne (1504–1564) et Jean Liébault (1535–1596)[58] (voir les figures 6 et 7), la plupart des jardins ou des parterres[59] sont bien similaires, en syntaxe ornementale et ordonnancement, aux tapis du Levant. La concaténation du plan en trames, bordures, compartiments, écoinçons, médaillons et ornements des jardins de « plate forme », dont témoignent ces ouvrages, est analogue en proportions géométriques à un « tapis Holbein », sans en être l’exacte réplique agrandie (voir les figures 8 et 9)[60].

Figure 6

Charles Estienne et Jean Liébault, modèle de « carreau d’entrelacs » pour parterre, La maison rustique, 1583.

© Biblioteca nazionale centrale di Roma

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Figure 7

Charles Estienne et Jean Liébault, modèle de « carreau d’entrelacs » pour parterre, La maison rustique (1583).

© Biblioteca nazionale centrale di Roma

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Figure 8

Tapis « Holbein » à petits motifs, avec bordure en « maillons de chaîne » entrelacés, Ouest anatolien, fin du 15e siècle-début du 16e siècle, 277 cm x 101,6 cm.

© The MET Museam, New York

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Figure 9

Tapis « Holbein » à grands motifs, Espagne, 15e siècle, 309,9 cm x 168,9 cm, inv. 53.79.

© Museum fur Islamische Kunst, Berlin

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D’autres exemples d’imitations artistiques des tapis ont été répertoriés dans l’histoire de l’art des décors. Les recherches de Friedrich von Lorentz ont ainsi montré que des textiles, considérés par les artistes comme des exemples à décliner ou paradeigma (παράδειγμα)[61], sont reproduits dans les mosaïques antiques grecques[62]. Ces résultats ont été nuancés; mais dans l’ensemble, ils sont largement admis, voire étendus jusqu’au monde préroman ou roman[63]. Selon Anne-Marie Guimier-Sorbets et Marie-Dominique Nenna, paradeigma était le nom donné au « carton » exécuté par un peintre pour le mosaïste[64].

Ces savoirs artistiques basés sur la translation analogique d’une composition formelle pourraient avoir des fondements théoriques dans la philosophie grecque. D’après Danièle Cohn, la métaphore aristotélicienne est utile « à rendre visible le semblable qui n’était pas donné à voir », et l’usage du transfert de sens est une « faculté cognitive [qui] tire consistance de ce pouvoir métaphorique. L’ampleur de ce pouvoir signale les natures bien douées[65] ». De la sorte, le tapis serait équivalent à un typos (τύπος) platonicien, plus proche des réalités concrètes que l’eidos (εἶδος) qu’il représente.

Cette pratique cognitive correspond assez bien avec l’usage de la similitude (similitudo) durant l’Antiquité romaine, que décrit Marie-Pierre Zannier :

[…] la technique de la similitude (similitudo), qui consiste à comparer une chose ou une organisation à une autre, plus familière, de façon à faire voir, et à faire comprendre, la forme d’une structure ponctuelle ou l’assemblage des éléments dans un ensemble. Ces objets, dont l’existence est réelle, appartiennent le plus souvent à des domaines caractérisés par une distribution rationnelle de l’espace, laquelle s’associe le cas échéant à une forte organisation sociale (architecture, tactique militaire). Légion en ordre de bataille, cannelure de la colonne, imbrex renversé, coquille de noix, alvéole de la ruche, etc : ces images issues de la nature ou d’autres univers techniques sont aussi les éléments potentiels d’un répertoire de formes référentielles, les équivalents matériels des formae, au sens où Balbus emploie ce mot, figures abstraites dans le plan ou dans l’espace.[66]

Une figure rhétorique se fonde donc aussi sur la similitudo. L’utilisation du « principe d'équivalence » sert à convaincre, à expliquer et à créer des formes dont « […] ni la construction ni, éventuellement, la conception et les raisons d’être ne vont forcément de soi[67] ».

Le principe de la figura défini par les humanistes du 16e siècle est calqué sur ces philosophies et pédagogies antiques. Il repose sur l’idée que la forme donnée à un édifice, un jardin, un décor ou un objet manufacturé ne dépend pas de la matière et de l’échelle des oeuvres, mais d’une « idée incorporelle de l’architecture[68] ». Il s’agit d’une clef de la pensée de Marsile Ficin (1433–1499) : « […] supprime la matière si tu le peux, et tu le peux en pensée, et conserve le plan; il ne reste rien de corporel et de matériel, mais ce qui coïncide, c’est l’ordonnance donnée par le constructeur et celle qui réside dans la construction[69] ». André Chastel a commenté ce passage en montrant que la notion ficinienne d’idea[70], dont l’expression existe déjà au Moyen Âge, désigne « une connaissance intuitive supérieure à la démarche conceptuelle[71] ». En conséquence, comme l’a relevé François Bucher, des diagrammes géométriques peuvent aussi bien servir à définir la composition d’ornements qu’à déterminer le tracé d’architectures[72]. De fait, ce mécanisme cognitif sous-tend le recours à des analogies établies entre deux objets d’arts de dimensions très différentes, susceptibles de provenir d’univers matériels bien distincts — un paradigme profondément intermédial.

Dans L’examen des esprits pour les sciences, ouvrage marquant de l’histoire de la psychologie dont la première édition espagnole est datée de 1575, Juan Huarte (1529–1589) théorise ce principe de médiation cognitive par l’image d’un artefact comme schéma mental et projet : « Il faut maintenant savoir que les arts et les sciences qu’étudient les hommes ne sont que des images et des figures que leurs esprits ont engendrées dans leur mémoire, lesquelles représentent au vif la posture et la composition naturelle du sujet que regarde la science que l’homme veut apprendre[73] ». Certaines figures déterminent l’apparence des choses créées par le savoir humain. À l’évidence, la faculté de les décrypter est un pouvoir cognitif prédictif quasi démiurgique; l’artiste et le « scientifique » savent restituer l’analogie d’une réalité cachée d’un univers où tout est dans tout. En outre, la concinnitas est un aspect de cette « harmonie théo-anthropologique qui fait correspondre le microcosme au macrocosme[74] ».

La traduction de Jean Martin livre ainsi la formule d’une « image-concept » métaphorique et codée, en mesure de « révéler » l’architecture géométrisée et compartimentée d’un modèle applicable aussi bien aux objets qu’aux jardins[75]. Ici, nous supposons que le mode de signification symbolique mis en jeu s’interprète selon la théorie de l'expression figurée définie par Robert Klein. Selon Klein, pour les artistes de la Renaissance, l’acte créatif consiste à « réaliser » un modèle intérieur, qu’il désigne par le vocable concetto ou concept[76]. Il en résulte un langage structuré selon deux logiques, l’une tournée vers le raisonnement rationnel, l’autre vers l’impression visuelle[77].

Le tapis de Turquie, objet précieux convoité qui transite géographiquement du Levant vers l’Europe, circule aussi, d’une façon immatérielle, dans la culture humaniste en tant que topos pictural et littéraire. Le jardin n’est pas une réplique agrandie du tapis : l’affaiblissement de l’analogie ne produit pas une déperdition de sens, elle contribue à une opération cognitive utile à la compréhension et à la mémorisation d’une proposition architecturale théorique. Intégré au récit du Songe de Poliphile, le jardin comme tapis est inscrit dans une stratégie complexe reposant sur plusieurs procédés de l’art de la rhétorique classique pratiquée à la Renaissance. En effet, il s’agit aussi bien d’une image analogique et frappante (imago agente) de la topique mémorielle (ars memoriae), que d’un schème cognitif, narratif et argumentatif (inventio) traité avec emphase (elocutio). En cela, le jardin-tapis est un « lieu commun » qui peut s’apparenter à la notion du « motif » pictural au 19e siècle, qu’Éric Méchoulan considère aussi comme un topos[78]. Or, cette proximité entre les topoï artistique et rhétorique était sans doute plus évidente encore au 16e siècle, car, comme le montre notamment Ann Moss, l’enseignement scolaire de l’art du discours était alors généralisé[79].

Pour Francesco Colonna et Jean Martin, le tapis vaut un jardin. Un revêtement textile d’apparat proportionné et orné se substitue désormais aux anciens vergers couverts d’une prairie. Cette vision imagée, voire fantasmagorique, d’un dispositif scénographique est permise par l’usage d’un lien analogique savamment choisi. Le modèle du « tapis de Turquie », d’abord construit en objet théorique, puis en projet de jardin hétérotopique, est à la fois conceptuel et sensible, intermédiaire entre l’architecture et la métaphore. Ce textile précieux et exotique des décors des palais joue le rôle d’une topique ludique qui permet la visualisation et la mémorisation d’une architecture. Claude Lévi-Strauss a relevé des représentations poétiques comparables engendrant une émotion esthétique associée à une forme de connaissance intellectuelle : une « connaissance hybride[80] ». Pour illustrer le concept de « pensée sauvage », Lévi-Strauss montrait que François Clouet (vers 1505/1510–1572), dans le portrait d’Élisabeth d’Autriche (vers 1571)[81], procédait à une « modélisation abstraite » de la collerette de la reine pour en exprimer la réalité. De même, l’idée de « tapis de Turquie » est une réduction schématique, soit un bricolage qui ne se limite pas à un artifice rhétorique, mais incite à penser la modernité.

Le Songe de Poliphile élève le jardin de Cythère au rang d’oeuvre d’art en lui conférant la forme d’un fabuleux tapis brodé. L’« image-concept » du « Tapis de Turquie », qui se trouve au confluent des sensations et de la mémoire, est révélatrice de la science des formes impliquée dans ce phénomène d’imitation créative. La physionomie de cet espace fictionnel, qui définit un modèle parfait pour les jardins de plaine aménagés en France, imprègne délibérément les esprits. Connu de tous et facilement mémorisable, ce parangon et ratio dans la pratique de la composition décorative exprime un renouveau architectural appliqué au jardin, en induisant un dialogue formel intime entre structure et ornement. Particulièrement efficiente, cette analogie cognitive s’est largement diffusée dans les textes et concrétisée dans l’art des jardins réels. Héritée de l’Antiquité et transmise via le monde oriental, elle établit des relations d’intermédialités entre des savoirs qui n’étaient pas vraiment dissociés, car tous intégrés à la culture humaniste. Ainsi pendant la Renaissance, en se fondant sur Vitruve, les architectes plaçaient leur création sous l’auspice de Mercure, dieu de l’éloquence, car le langage de l’édification doit être conforme à un certain nombre de règles grammaticales. En Flandre, des peintres se réunissaient au sein des chambres de rhétorique (rederijkerskamers) pour acquérir une érudition éclectique, à la fois littéraire, musicale et théâtrale. La peinture, ou l’image, est alors comme la poésie, selon la formule bien connue d’Horace (ut pictura poesis) qui constitue le socle conceptuel du système des arts inauguré au 16e siècle. Les tropes et figures, de rhétorique et de poétique, sont à cette époque des outils pour créer dans tous les champs artistiques. Durant cette période, souvent considérée comme universaliste, l’art rhétorique, qui n’est pas confiné à l’exercice oratoire, génère des formes transposables dans la pratique des arts visuels, de l’architecture, des arts décoratifs et de l’art des jardins. Des relations d’analogies intermédiales s’établissaient dès lors aisément entre ces champs de connaissance non fragmentés.