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Lorsqu’au printemps 1955, le producteur Anatole Dauman sollicite le jeune Alain Resnais pour réaliser ce qui deviendra Nuit et Brouillard[1] (1956), celui-ci pose comme condition la participation de Jean Cayrol à la rédaction du commentaire[2]. Il s’agit pour lui d’un gage d’authenticité nécessaire à l’entreprise délicate que constitue un film sur la déportation. Alain Resnais connaît Jean Cayrol par l’entremise de Chris Marker, avec qui il a travaillé au court-métrage Les statues meurent aussi (1953), alors que de leur côté, Marker et Cayrol entretiennent des liens d’amitié depuis que le poète a signé la préface du premier roman de Marker, Le coeur net (1950). Éminemment éthique, la condition de Resnais s’attache au fait que Jean Cayrol, écrivain bordelais ayant notamment reçu le prix Renaudot pour Je vivrai l’amour des autres (1947) et dont Resnais admire le roman La Noire (1949), qu’il a envisagé d’adapter pour le cinéma[3], a été déporté en 1942 au camp de Mauthausen-Gusen pour faits de résistance. Or, lorsque le survivant visionne le montage provisoire de Nuit et Brouillard en novembre 1955 pour en rédiger le commentaire, il se trouve assailli par les images et les souvenirs qu’elles ravivent en lui. Il écrit, de retour à son domicile, une première version qui se verra sensiblement remaniée par Chris Marker, puis réadaptée collectivement par Resnais, Marker et Cayrol en salle de montage[4]. Le rôle de Marker, assez effacé dans le générique de Nuit et Brouillard, où il figure comme l’un des « assistants à la réalisation », a cependant été indispensable à l’achèvement du commentaire, ayant servi d’intermédiaire entre le douloureux témoignage du rescapé et le rythme des images du film[5].

Notons d’entrée de jeu que, contrairement à beaucoup d’autres survivants, Cayrol n’a jamais écrit de témoignage au sens courant du terme, évoquant plutôt son expérience à travers une poétique qu’il qualifie lui-même de « clandestine[6] », et que Marie-Laure Basuyaux explique « se fonde[r] implicitement sur un dialogue, sur une relation d’intertextualité globale avec le corpus des récits concentrationnaires[7] ». Faisant partie du monde des lettres de par sa poésie dès avant sa déportation, son retour se caractérise par une immersion dans la prose fictionnelle et essayistique[8]. Son commentaire pour Nuit et Brouillard ne correspond pas au « genre testimonial » dans son sens restrictif, celui qui a commencé à se forger après la Grande Guerre — et surtout suivant la monumentale critique de Jean Norton Cru dans son livre Témoins[9] — et qui s’est solidifié au sortir de la Seconde Guerre mondiale avec la parution d’un nombre particulièrement élevé de témoignages écrits[10], dont L’espèce humaine (1947) de Robert Antelme ou Se questo è un uomo (1947) de Primo Levi, qui influenceront le genre à terme. Ainsi, Cayrol ne s’exprime pas au « je » ni ne raconte son histoire en suivant un cadre temporel précis (commençant d’ordinaire au moment de l’arrestation et se terminant avec la libération ou plus rarement le retour dans la patrie)[11]. Son texte pour Nuit et Brouillard se veut plus « universel » alors qu’il doit s’accorder aux images représentant une expérience globale de la déportation en régime concentrationnaire. Cela n’empêchera pas le public attentif de saisir au passage quelques réflexions, acérées et fécondes, propres au poète lazaréen.

Aujourd’hui reconnu comme un film incontournable dans la prise de conscience française de l’histoire de la déportation, Nuit et Brouillard a lui-même valeur de témoignage dans le sens élargi que lui confèrent Dornier et Dulong, dans la mesure où une oeuvre d’art inscrit les événements historiques qu’elle représente dans une entreprise de réflexion sociale et cognitive[12]. Cependant, l’apport testimonial de Jean Cayrol au court-métrage de Resnais mérite une attention plus scrupuleuse que celle qui lui a été accordée à ce jour[13]. Alors que les historiens du cinéma se sont surtout penchés sur les circonstances de sa production et plus généralement sur l’importance historique de ce documentaire en France[14], je me propose ici d’analyser Nuit et Brouillard au croisement d’approches littéraire, testimoniale et intermédiale. S’inspirant de ce film classique comme étude de cas, l’enjeu principal de cet article consiste à examiner l’interaction entre texte et images — c’est-à-dire le travail concerté du poète et du réalisateur — de manière à interroger, à travers leur médium respectif ou par le fait de leur combinaison, les possibilités ainsi que les limites de l’expérience communicative de l’extrême. Une méthode polyvalente combinant diverses perspectives relevant de l’intertextualité, de l’analyse rhétorique d’images, des études testimoniales et de l’intermédialité me permettra d’interpréter ce phénomène.

Un film littéraire

Dès la première scène, par le biais de l’image et du texte, Nuit et Brouillard s’inscrit dans le champ du cinéma littéraire[15]. Le film s’ouvre (et se clôt) par de longs travellings en couleur des ruines concentrationnaires, Resnais ayant insisté sur un tournage avec son équipe à l’automne 1955[16]. Outre le côté « précurseur » que prennent aujourd’hui ces paysages polonais en regard de Shoah (1985) de Claude Lanzmann, les ruines se rattachent à un vaste réseau intertextuel, puisque ce motif a depuis longtemps été exploité par le cinéma et la littérature en raison notamment de son évocation nostalgique du passé. Dans un article où il souligne les éléments clés de la filiation entre Viaggio in Italia (1954) de Roberto Rossellini et les films de la nouvelle vague — notons que la sortie de Viaggio in Italia précède d’une année le tournage de l’équipe de Nuit et Brouillard dans des camps en Europe de l’Est —, André Habib se penche sur l’omniprésence des ruines dans le film de Rossellini, qu’il rattache à une longue tradition artistique, intellectuelle et littéraire :

On sait que les voyages en Italie, et le spectacle des ruines en particulier, ont toujours été l’occasion d’une mise en mouvement de la mémoire et de l’imagination, et qu’ils ont souvent servi, chez Freud entre autres, de métaphore pour représenter les lieux de mémoire et la survivance des traces mnésiques[17].

En déambulant dans les camps, la caméra de Resnais revisite ces lieux de mémoire, montrant ce qui en reste. Or, derrière les « paysages tranquilles » et la « nostalgie » des ruines se tapit le spectre d’un passé qui se fait l’exact négatif des anciennes grandes civilisations. Un contraste plus terrible ne pourrait en effet exister entre les ruines de la civilisation gréco-romaine représentées dans Viaggio in Italia ou dans la Gradiva de Jensen et celles du régime national-socialiste dans Nuit et Brouillard. Voilà où l’intertexte cinématographique coïncide avec celui, littéraire à proprement parler, du commentaire de Cayrol.

Alors que les travellings couleur des ruines concentrationnaires se succèdent à l’écran, la voix narratrice de Michel Bouquet prononce calmement : « Le Struthof, Oranienbourg, Auschwitz, Neuengamme, Belsen, Ravensbrück, Dachau furent des noms comme les autres sur les cartes et les guides. » L’énumération des noms (superposée bien sûr aux images des ruines) en rappelle fortement une autre dans « La crise de l’esprit » de Paul Valéry[18], écrite au lendemain de l’immense dévastation de la Première Guerre mondiale :

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. […]

Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms[19].

Les « noms comme les autres sur les cartes et les guides » se font l’écho des « beaux noms vagues » des empires dont Valéry regrette (et projette) la ruine. Or des noms de camps se substituent à ceux des grandes civilisations[20]. Dachau et Ravensbrück remplacent Ninive et Babylone, la France et l’Angleterre. Simultanément et chacun à sa façon — cinématographique ou littéraire —, Resnais et Cayrol posent au public de brûlantes questions : de quelle civilisation disparue parlons-nous ? Quelle nostalgie nous habite alors que nous regardons les ruines des anciens camps nazis ? Car après la fracture sociale causée par l’édification de ces camps, les lieux communs où échoue éventuellement tout intertexte doivent être renversés. Le topos des ruines se voit bousculé pour évoquer non plus un passé plein de grandeur, mais celui de la destruction de l’homme par l’homme. Par ses intertextes, Nuit et Brouillard se place dans le prolongement d’une riche culture européenne, mais assume tout à la fois son douloureux héritage, qui est aussi désormais celui du nazisme.

L’effet chromatico-temporel

L’étroite coopération entre le réalisateur et le poète ne s’arrête pas à la première scène du film, puisque tout au long du court-métrage, Cayrol ajoute par le texte une signification testimoniale supplémentaire aux images montées par Resnais — lesquelles se voyaient déjà chargées de sens par l’alternance de la couleur et du noir et blanc, entre autres. Dans un article sur la « couleur des archives[21] », Christian Delage souligne que le noir et blanc caractérise pour le public les images de la Seconde Guerre mondiale, et à plus forte raison celles tournées par les Alliés lors de la libération des camps, massivement diffusées dans les actualités filmées au sortir du conflit. D’un point de vue technique, l’urgence d’une telle diffusion explique en grande partie l’altération de la qualité de ces images, qui ont été copiées successivement et en grande quantité. Or, pour les spectateurs de l’après-guerre de même que pour ceux qui leur succéderont, les images de l’époque des camps nazis et de leur libération demeurent « grises » — même pour Jorge Semprún, rappelle encore Delage, qui a pourtant survécu à Buchenwald et y a nécessairement vu les atrocités en couleur. Dans L’écriture ou la vie, Semprún raconte en effet qu’après avoir visionné par erreur un journal d’actualités en décembre 1945, ces images se sont superposées à ses propres souvenirs[22] — une preuve, s’il en faut, des conséquences psychologiques de la « puissance épidémique[23] » des images dont parle Georges Didi-Huberman et, parallèlement, de la faillibilité de la mémoire des témoins.

Dans ce même article, Christian Delage s’intéresse à l’alternance des images en noir et blanc et en couleur dans Nuit et Brouillard et en identifie trois raisons : opérer une distinction entre les plans d’archives et les plans tournés par l’équipe de Resnais en 1955; conférer une « valeur de réchauffement » aux « images grises » grâce aux images contemporaines; raviver l’attention du spectateur[24]. Le début de Nuit et Brouillard effectue bien une césure claire entre les images contemporaines tournées en 1955 (montrant les ruines des camps) et les images d’archives au moment précis où le narrateur déclame : « 1933, la machine se met en marche. » Du point de vue du spectateur naïf, en effet, les images couleur correspondent au présent (1955 ou n’importe quelle année post-nazisme), alors que le noir et blanc s’arrime au passé (l’époque des camps). Cependant, les travaux de Sylvie Lindeperg ont contribué à discerner cette opposition binaire[25] : certaines images en noir et blanc ne sont pas des documents d’archives, mais ont aussi été tournées par l’équipe d’Alain Resnais.

Sans vouloir entrer trop dans les détails d’un débat datant d’une vingtaine d’années, notons que les positions de Delage et de Lindeperg divergent en ce qui concerne la centralité de l’étude de la circulation des images. Dans la même lignée que Clément Chéroux, qui a été commissaire de l’exposition « Mémoire des camps » sur les photographies des camps nazis à l’Hôtel de Sully de Paris en 2001[26], Delage s’intéresse surtout à retrouver la source exacte des images photographiques ou filmées reprises par différents acteurs du processus de remémoration collective, tels que les films ou les publications historiques[27]. Critiquant cette perspective qu’elle associe — d’une manière sans doute volontairement provocatrice — à l’école positiviste et au scientisme, Lindeperg insiste quant à elle sur l’importance d’une approche archéologique consistant à examiner non seulement l’origine d’une image, mais aussi les strates successives de sens qui y sont liées[28]. Alors que Delage et Chéroux se concentrent sur l’identification des sources — sans cependant exclure l’intérêt d’une étude sur la circulation des images —, Lindeperg a le mérite de repérer l’origine historique avec méthode tout en analysant les significations qui lui ont été attribuées au fil de ses représentations. Pour le propos de cet article, je retiendrai surtout de l’argumentaire de Lindeperg la valeur de la dimension symbolique des images[29], laquelle correspond précisément à la variation chromatique sur laquelle joue Alain Resnais.

Un exemple se trouve dans le passage ci-dessous :

Figures 1-2

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Ce dernier plan en noir et blanc, que Lindeperg explique avoir été tourné par Resnais comme un « plan de raccord[30] », trouve sa signification profonde grâce au texte de Cayrol. Alors que la séquence couleur est introduite par « Voilà le décor » (voir la figure 1), c’est-à-dire le décor que l’on découvre aujourd’hui en parcourant les lieux des anciens camps, le plan suivant en noir et blanc se voit introduit par quelques mots qui servent de pivot : « imaginer cette nuit » (voir la figure 2). Le plan fixe montre bien la nuit de Birkenau : l’image correspond, sur les plans du timing et de la représentation, au mot prononcé par Michel Bouquet. Or, la transition de la couleur au noir et blanc s’articule de manière plus importante encore sur le mot « imaginer » : dans son commentaire, Cayrol se glisse dans la peau du public de Nuit et Brouillard, et par extension dans celle du visiteur des camps-musées. Le recours nécessaire à l’imagination de celui qui n’a pas connu les camps, parce que son parcours sur les lieux de la catastrophe ne lui en « montre » rien — comment en effet pourrait-on montrer l’expérience ? —, se voit figuré par un retour au noir et blanc, symbole chromatique de l’époque concentrationnaire.

On comprend dès lors que Resnais accorde une importance primordiale non pas à reproduire fidèlement les archives en noir et blanc et les séquences contemporaines en couleur, mais à créer un effet chromatico-temporel en fonction duquel le noir et blanc correspond à la temporalité des camps, comme dans l’extrait suivant :

Figures 3-6

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Dans cette séquence, trois plans sont montrés en noir et blanc : un seul d’entre eux provient d’archives de l’époque et documente la déportation ferroviaire, c’est-à-dire le moment terrible de la transition vers les camps (voir la figure 3), alors que le second et le troisième plans sont issus respectivement du film La dernière étape (1947) de Wanda Jakubowska et du tournage de l’équipe de Resnais à Auschwitz à l’automne 1955 (voir les figures 4 et 6). Ces deux dernières images en noir et blanc ne se rapportent pas à une volonté de montrer le passé tel qu’il l’a été (ce qui d’ailleurs aurait été pratiquement impossible vu la pénurie d’archives visuelles issues de la période d’activité des camps) : Resnais les utilise plutôt pour leur valeur symbolique, dans le sens où elles comblent les lacunes archivistiques, c’est-à-dire encore une fois dans le sens où elles donnent à voir — d’une manière figurée — l’horrible expérience de l’arrivée au camp de laquelle nous trouvons maintes descriptions textuelles de survivants, mais aucune image filmée ou photographique.

De plus, et en ce qui concerne spécifiquement la variation chromatique, les deux travellings représentant l’entrée d’Auschwitz, l’un en couleur (voir la figure 5), le suivant en noir et blanc (voir la figure 6), ont été tournés par l’équipe de Resnais en 1955[31]. Le commentaire se superpose à la séquence couleur seulement, cherchant ainsi à susciter ensuite la sidération du spectateur qui, dans une pâle reconstitution de ce qu’ont effectivement vécu les déportés à leur arrivée au camp, regarde pendant près de vingt secondes l’expressionisme de la « mise en scène nocturne » de l’entrée principale d’Auschwitz I, sur un crescendo soudain de piano et de trompette. Encore une fois, Cayrol (ou peut-être serait-il plus exact de parler du duo Cayrol-Marker) se saisit de l’alternance chromatico-temporelle pour esquisser une réflexion sur les limites du témoignage. On remarquera que son commentaire superposé aux images d’« archives » de la déportation reste strictement objectif, historique. Au moment où les images retrouvent leur couleur pour montrer la voie ferrée menant au camp, le texte non seulement se synchronise à une nouvelle temporalité, mais adopte un ton davantage philosophique. Il s’interroge : aujourd’hui, que cherche-t-on en revenant sur les lieux du crime nazi ? Peut-on seulement imaginer, à partir de quelques « traces », l’enfer vécu par les déportés ? Plus globalement, les images du camp et les mots du survivant peuvent-ils transmettre quelque chose de l’expérience au spectateur ?

L’auto-observation testimoniale

Cette propension du témoignage à se remettre en cause au fil même de son énonciation relève de ce que je propose de nommer l’« auto-observation testimoniale », qui implique non seulement une interrogation sur son médium d’expression (que nous explorerons tout de suite), mais aussi un processus introspectif d’attention exposant du même souffle sa tentative de transmission et son propre ratage (que nous verrons un peu plus tard). Les survivants ont parfois tendance à se questionner sur la portée de leurs moyens communicationnels, c’est-à-dire sur la manière dont leur témoignage peut être compris par leur interlocuteur. Les témoins, en effet, ne racontent pas « dans le vide » : leur récit s’inscrit toujours dans un esprit de transmission de l’expérience. Or, en raison non seulement de l’extrême difficulté pour les survivants à raviver des souvenirs traumatiques, mais surtout de la difficulté que peuvent ressentir leurs interlocuteurs à saisir une réalité qui dépasse l’entendement, les rescapés mettent en doute la force du médium qu’ils ont choisi pour faire passer le contenu de leur témoignage. Le résistant belge Hubert Lapaille écrit par exemple, à son retour de déportation en 1945 :

À Buchenwald, la faim régnait à l’état endémique. La faim, maladie grave, mal mortel… Mais je renonce à tenter d’en donner une idée. Je ne puis m’évertuer à rechercher des mots qui demeureraient insuffisants. Je vous suggère de revoir les nombreuses photos des squelettes vivants de Buchenwald ou d’autres camps d’enfer[32].

Pour Lapaille, les photographies de la libération des camps, en raison de leur caractère visuel, sont plus à même de faire comprendre à son lecteur l’impact de la famine. Soulignons cependant qu’au contraire des mots qui possèdent un riche potentiel de description, les photos ne laissent que deviner les souffrances vécues par les prisonniers pour se rendre jusqu’à l’état de « squelette vivant ». Selon Anny Dayan Rosenman, le renvoi aux photos prises dans les camps court de surcroît le risque d’endiguer la parole des témoins :

Rien de plus éloquent que ces images d’archives montrant des survivants squelettiques, à moitié morts, à moitié vivants, regardant fixement l’objectif. […] Mais si elles suscitent l’effroi et la stupeur, elles ne rétablissent pas pour autant les survivants dans la plénitude de leur statut. Elles témoignent, en quelque sorte, pour eux, à leur place. S’il est vrai que les corps parlent d’eux-mêmes, ils ne rendent pas aux victimes leur voix[33].

Lapaille et Dayan Rosenman placent tous deux leur discours sous le signe de ce que Johanne Villeneuve qualifie d’« agonistique entre écriture et image[34] ». Dans le cas qui nous occupe, les images d’archives de la déportation et de la libération, de même que les images contemporaines des camps, s’allient aux mots du survivant plutôt que de les éclipser. Puisqu’ils se synchronisent, ces supports testimoniaux (visuel et textuel) forment ce qu’Irina O. Rajewsky appelle une « combinaison de médias[35] ». Un tel assemblage permettrait-il d’atteindre à un témoignage plus « complet », où les images comblent les lacunes propres aux mots, et vice-versa ?

En faisant momentanément abstraction du contexte testimonial, on touche ici au lien nouant art et expérience. Le propre du médium artistique consiste notamment à mobiliser les sens qui nous rattachent au monde et s’imprègnent dans notre mémoire. Ainsi, le concept d’oeuvre d’art totale, pour offrir au public une expérience de la vie par les arts, se propose d’unir divers médias, puisqu’on considère qu’un seul support médiatique ne peut convoquer simultanément plusieurs sensations. Or, Marie-Pascale Huglo remarque que « des modes d’apparaître et de perception [se voient] liés, à un moment donné, à tel ou tel médium, [puis] circulent et se transforment en dehors de ce médium[36] », provoquant un effet de « persistance des médias ». Reliée d’abord à la perception, la persistance des médias s’approche — et s’inspire — des « qualités médiatiques » relevées par Johanne Villeneuve, qui pour sa part insiste davantage sur leur matérialité[37]. Huglo trouve quant à elle, dans le texte littéraire par exemple, « deux grands champs intermédiaux qui correspondent à deux grands modes perceptifs, l’un relatif à l’oralité (à la perception auditive), l’autre relatif à l’image (à la perception visuelle)[38] ». Toute pratique artistique investit doublement le sens : la signification se crée chez le public cible (lecteur, audio-spectateur, etc.) en activant ses sensations. En s’ingéniant à évoquer l’expérience du survivant par l’intermédiaire des sens du public, le témoignage ne cherche pas autre chose[39].

Voilà donc la visée du témoignage qu’est Nuit et Brouillard, qui s’efforce de communiquer au public les épreuves de la déportation à travers la relation intermédiale entre texte et images. Pour sa part, cependant, Cayrol — qui, contrairement à Resnais et aux autres membres de l’équipe du film, s’est heurté comme tous les rescapés à l’incompréhension abyssale de ses interlocuteurs — continue de réfléchir aux limites du témoignage « en tant qu’acte de médiation de l’expérience[40] », comme le définit encore Villeneuve. Une interrogation soucieuse et quelque peu désabusée se devine en filigrane de son commentaire : les médias textuels et audiovisuels — même combinés par le fait du montage — sauront-ils transmettre le vécu concentrationnaire ?

Le montage-témoignage : un travail d’écriture filmique

Le témoignage que présente Cayrol s’inscrit bien sûr dans le montage de Nuit et Brouillard : les mots du survivant (prononcés par Michel Bouquet) ne peuvent s’interpréter indépendamment des images du film. Un exemple se trouve à la toute fin du documentaire, lorsque la caméra, après un panoramique latéral découvrant le toit d’un bâtiment en ruine, effectue un travelling arrière, cependant que la voix de Cayrol-Bouquet constate que « [nous] feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne ».

Arrêtons-nous un instant sur cette voix. Roland Barthes a bien remarqué que les discours entourant la musique — élargissons-en le sens pour inclure l’interprétation vocale du comédien —l’assortissent constamment d’une (banale) épithète adjectivale[41]. On peut se demander a priori comment qualifier autrement la « voix blanche[42] » de Bouquet, imposée par Resnais dans « un travail de sape de l’émotion[43] ». Certes, le contraste déstabilisant entre cette voix neutre et la violence du message (tant linguistique que visuel) percute nécessairement l’audio-spectateur : les émotions réprimées de l’acteur visent à en créer d’autres chez celui qui l’écoute. Il est toutefois légitime de s’interroger sur la « neutralité » de la voix de Bouquet. On distingue en effet, dans sa manière de travailler la langue de Cayrol, ce que Barthes appelle le « grain de la voix[44] », au point où Nuit et Brouillard se révèle indissociable de son narrateur (sa version anglaise, Night and Fog, opte d’ailleurs pour le sous-titrage plutôt que pour le doublage, conservant ainsi la voix de Bouquet dans la trame du film).

« Le “grain”, c’est le corps dans la voix qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute[45] », affirme Barthes. On reconnaîtra ici sans peine l’une des caractéristiques propres à l’oralité, indissociable du corps dont elle émane[46]. Le rythme notamment — lent et posé d’ordinaire, mais qui s’accélère au moment opportun tout en adoptant une tonalité presque métallique qui fait retentir les allitérations du texte, comme dans ce passage déjà analysé : « voilà tout ce qui nous reste pour imaginer cette nuit coupée d’appels, de contrôles de poux, nuit qui claque des dents » — concourt à la spécificité de la performance de Bouquet. Car le commentaire cayrolien se retrouve bien dans un cadre performatif. Or, en raison de son support enregistré, la performance de Bouquet, loin de se faire chaque fois unique, demeure fixe et réitérable ad infinitum. Elle oscille ainsi entre l’oralité « pure » et sa médiatisation[47], puisque le public écoute la voix de Bouquet tout en regardant non pas son inscription corporelle dans l’espace-temps de l’ici-maintenant, mais les images des camps et de la déportation (elles aussi fixées). Paul Zumthor explique de la sorte la fonction traditionnelle de l’interprète en poésie orale :

L’exécutant, interprète de l’oeuvre en performance, joue le rôle essentiel dans la transmission. Sans éclipser tout à fait l’auteur dans la conscience des auditeurs, il se manifeste seul et, dans la mesure où il prête au texte sa voix, où il fait voir, en le disant, son visage et son corps, il fixe sur lui l’ensemble des perceptions de l’auditoire[48].

Bouquet ne se matérialise pas devant le public de Nuit et Brouillard, mais sa performance vocale sert bel et bien de vecteur de transmission indispensable. Sa voix porte le témoignage de Jean Cayrol, s’en faisant le médium. On retrouve ici les deux champs de perception du texte littéraire dont parle Marie-Pascale Huglo, mais dans ce cas particulier, le commentaire de Cayrol ne fait pas qu’évoquer ces modes perceptifs que sont l’audition et la vision, puisque ces derniers s’additionnent réellement au témoignage écrit. Ainsi, le texte cayrolien s’inscrit au centre même de l’espace intermédial de Nuit et Brouillard, entre la voix de Bouquet et les images assemblées par Resnais.

Revenons au montage et concentrons-nous sur un exemple plus significatif que celui précédemment donné. Alors même que les images et le commentaire se synchronisent pour représenter simultanément « ces blocks en bois, ces châlits où l’on dormait à trois », Cayrol procède à une auto-observation testimoniale soulignant l’insuffisance inhérente à ces supports médiatiques pour faire saisir la réalité des camps :

Figures 7-9

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« Aucune description, aucune image ne peuvent leur rendre leur vraie dimension » : il s’agit ici de la figure rhétorique de la prétérition, qui « consiste à feindre de ne pas vouloir dire ce que néanmoins on dit très clairement, et souvent même avec force[49] », explique Pierre Fontanier. Le Grand Robert précise en outre que cette figure se présente « sous une forme négative (je ne dirai rien de son dévouement, qui…; sans insister sur son courage, qui…; pour ne pas parler de…)[50] ». La prétérition se révèle courante chez les survivants ayant pris le parti d’écrire leur témoignage. Ainsi, Denise Dufournier et Suzanne Birnbaum utilisent toutes deux cette figure lors de la narration de leur entrée à Ravensbrück et à Auschwitz-Birkenau, respectivement : « Je crains qu’aucun récit ne puisse jamais exprimer le choc que la mise en scène de cette arrivée produisit sur nous[51] »; « Jamais aucun metteur en scène ne rendra l’impression que nous fit cette arrivée[52] ». Dans les deux cas, l’insistance sur l’impossibilité de la représentation se double d’une description particulièrement imagée — et qui culmine, chez Birnbaum, dans une reconstitution expressionniste de la mise en scène nazie par le seul truchement de l’écriture[53]. On se souviendra d’ailleurs que Cayrol parle lui aussi de ces « mises en scène nocturnes » dans le commentaire de Nuit et Brouillard, alors que déjà dans Lazare parmi nous (1950), il évoquait sa « première et inoubliable vision » de Mauthausen en mentionnant « le côté “frappant” du décor révélé par une mise en scène très “expressionniste”[54] ».

Comme le rappelle justement Karla Grierson, « qui dit “indescriptible” est déjà dans la description[55] » : on insiste ce faisant sur la difficulté de décrire, mais on s’emploie néanmoins à le faire. Et à l’instar de Dufournier (le récit « impossible ») et de Birnbaum (la mise en scène tout aussi « impossible »), Jean Cayrol insiste sur l’impuissance de la description et de l’image à rendre le vécu concentrationnaire, avant de se lancer dans une énumération de ce qu’il manque pour s’en approcher : la « peur ininterrompue », de même que « la paillasse qui servait de garde-manger et de coffre-fort, la couverture pour laquelle on se battait, les dénonciations, les jurons, les ordres retransmis dans toutes les langues, les brusques entrées du SS pris d’une envie de contrôle ou de brimade ». Voilà effectivement des émotions et des conditions concrètes qu’on ne peut pas comprendre sans les avoir vécues, d’une manière nécessairement empirique.

On aura cependant saisi que, contrairement à ceux de Dufournier et de Birnbaum, le témoignage de Cayrol procède à une prétérition intermédiale (« aucune description, aucune image »), tout en ayant l’occasion d’enrichir sa description verbale en s’appuyant sur d’autres caractéristiques que celles que permet l’écriture. À sa prétérition et à son énumération se superposent en effet les travellings d’intérieurs de blocks (avec châlits en bois, puis en briques). Les images viennent renforcer l’impression que souhaite provoquer Cayrol, c’est-à-dire qu’elles montrent l’absence des éléments nécessaires à une meilleure compréhension de l’expérience concentrationnaire. On ne voit pas de paillasse ni de couverture; on ne voit bien sûr rien des dénonciations, des jurons ou des entrées du SS. Les blocks que l’on traverse de l’intérieur par l’intermédiaire de l’image représentent une coquille vidée de sa substance : « De ce dortoir de brique, de ces sommeils menacés, nous ne pouvons que vous montrer l’écorce, la couleur », ajoutent Cayrol-Bouquet par-dessus ces images. En tant que travail d’écriture filmique, le montage de Nuit et Brouillard superpose les couches de signification du verbe et de l’image, qui se complètent l’un l’autre.

Conclusion

Analysé au croisement de perspectives littéraire, testimoniale et intermédiale, l’apport de Jean Cayrol à Nuit et Brouillard est multiple. L’intertexte valéryen se conjugue aux images des ruines pour non seulement convoquer la nostalgie du spectateur, mais le forcer à s’interroger sur l’héritage culturel du nazisme. Cayrol s’approprie également l’effet chromatico-temporel provoqué par Resnais pour réfléchir aux limites du témoignage à travers des formes d’auto-observation testimoniale — lesquelles se voient liées à leur propre médium d’expression. Enfin, la synchronisation de son témoignage aux images enrichit le travail d’écriture filmique que constitue le montage, comme le révèle une prétérition intermédiale mêlant des caractéristiques propres au verbe (écrit et oral) et à l’image.

Par l’inclusion du point de vue (certes « universalisé ») d’un survivant dans un film ayant lui aussi valeur de témoignage, Nuit et Brouillard incarne la forme particulière d’une imbrication testimoniale — car, par le travail du montage, les images et les paroles (écrites, puis prononcées) se conjuguent pour faire passer un peu de l’expérience de la déportation. Nuit et Brouillard montre en effet la conscience que la transmission s’effectue grâce à la réactualisation du message, d’où les enjeux politiques que soulève la dernière scène du film, laquelle évoque la guerre d’Algérie où s’empêtre la France une décennie après la libération des camps nazis[56].

L’évolution du commentaire de Cayrol fournit d’ailleurs quelques éléments incontournables permettant de reconnaître non seulement la visée de la réactualisation historico-politique de cette scène, mais aussi le caractère proprement collectif de l’acte testimonial que constitue Nuit et Brouillard. Dans un tapuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France présentant une version préliminaire du texte de Cayrol, on peut lire sur le dernier feuillet cette annotation manuscrite de Resnais au crayon : « Manque : ce n’est pas à nous de juger une autre nation[57] ». En guise de conclusion à son commentaire, Cayrol évoquait déjà dans ce texte préparatoire que la « peste concentrationnaire » ne relève pas « d’un seul temps et d’un seul pays » (le changement s’opère entre « nous qui croyons sincèrement » et « nous qui feignons de croire »), mais pour Resnais cela ne suffisait pas : c’est bien le réalisateur qui insiste sur la réactualisation du témoignage. Dans le commentaire final, Cayrol comble ce « manque » par l’entremise d’une question rhétorique : « Qui de nous veille de cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? » Cayrol ne mentionne pas de responsabilité « nationale », tel que le suggérait l’annotation de Resnais, mais souligne plutôt sa dimension individuelle : chacun a le devoir de guetter chez soi — et autour de soi — les signes précurseurs du génocide.

Dans un article publié dans Les Lettres françaises en février 1956 — c’est-à-dire quelques mois avant la sortie officielle du film —, Jean Cayrol écrit d’ailleurs, reprenant cette fois l’idée de la « nation » que lui avait suggérée Resnais : « Si les crématoires ne sont plus que des squelettes dérisoires, si le silence tombe comme un suaire sur les terrains mangés d’herbe des anciens camps, n’oublions pas que notre propre pays n’est pas exempt du scandale raciste. » Cette phrase se voit directement précédée d’une autre, lapidaire et indispensable : « Le souvenir ne demeure que lorsque le présent l’éclaire[58]. » Voilà une démarche décisive de Nuit et Brouillard contribuant à en faire, encore à ce jour, un pilier du cinéma concentrationnaire : après l’avoir saisi dans son contexte historique, réactualiser le témoignage dans une volonté d’en assurer la pérennité.