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Quelle est la place de l’entrepreneur dans la dynamique de l’économie de marché ? C’est là une question cruciale pour comprendre de nombreux concepts au coeur des enjeux économiques d’aujourd’hui : création d’emplois, innovation, croissance économique, attraction des investissements, etc.

L’objectif de cet ouvrage est donc d’analyser le phénomène entrepreneurial à travers les différentes théories qui l’ont caractérisé et de discuter de la contribution de l’entrepreneur à l’évolution économique. Car si l’entrepreneur compte aujourd’hui sur une image idéalisée et médiatisée, lui qui génère, par son labeur et son ingéniosité, richesse et emploi, il n’en reste pas moins que les modèles économiques – modèles néoclassiques au premier chef – ont souvent négligé le rôle de l’entrepreneur dans le fonctionnement d’une économie capitaliste, notamment par leur incapacité à expliquer le progrès technique et économique.

Ainsi, dans une première partie, les auteurs présentent une recension dans le temps des théories de l’entrepreneur et discutent de son insertion dans les modèles économiques. L’ouvrage démontre comment la définition de l’entrepreneur ainsi que les perceptions quant à son rôle et son utilité évoluent dans le temps, selon le contexte économique et social. Les auteurs passent en revue les interprétations de plusieurs auteurs, de J.B. Say (1767-1823) à M. Casson (1991-), en passant notamment par A. Marshall (1842-1924), K. Marx (1818-1883), J.A. Schumpeter (1883-1950), F. von Hayek (1899-1992) et I. Kirzner (1930-). L’équation entre l’entrepreneur et l’innovation est évidemment reconnue comme étant au coeur de la contribution d’un J.A. Schumpeter, en opposition avec les modèles économiques d’équilibre général de L. Walras, dans lesquels l’entrepreneur et le progrès technique sont complètement oblitérés. Mais l’entrepreneur schumpétérien, tel un « deus ex machina du capitalisme » (p. 13), reste une « métaphore » (p. 46) sans offrir une explication plus concrète du rôle de l’entrepreneur dans cette dynamique.

Cette revue amène les auteurs à définir l’entrepreneur selon une « fonction entrepreneuriale » où l’entrepreneur est fonction de l’incertitude, du risque, de l’innovation, du capital social et des politiques publiques. Si les quatre premières composantes définissant la réalité entrepreneuriale (incertitude, risque, innovation, capital social) ont déjà été traitées par la littérature, les auteurs tentent de démontrer l’influence des politiques publiques sur la perception du rôle de l’entrepreneur.

En effet, dans une deuxième partie, les auteurs défendent la thèse selon laquelle le libéralisme économique non seulement favorise, dans sa dynamique propre, le développement de la petite entreprise (et donc de l’entrepreneuriat), mais pousse aussi l’État à adapter ses politiques en conséquence. Alors que les années d’après-guerre sont marquées par le keynésianisme, la grande entreprise et le salariat de masse, les années 1980 ont vu l’apparition de politiques de soutien de l’offre, de déréglementation et de libéralisation des marchés. Appuyées par le phénomène grandissant de l’externalisation, ces politiques favorisent dès lors le retour en force de la petite entreprise et donc de l’entrepreneur.

Ainsi, le rôle de l’entrepreneur comme vecteur de croissance et d’innovation revient à l’avant-plan des préoccupations des décideurs politiques. Dans une ère de faible croissance économique, l’entrepreneur est donc perçu comme un remède miracle pouvant limiter le chômage et stimuler la création de richesse. Plus problématique encore, les auteurs soutiennent que le recul de l’État providence confère une nouvelle fonction à l’entrepreneuriat : réduire le chômage de masse et la précarité. L’entrepreneuriat n’est plus strictement générateur d’innovation dans le domaine des hautes technologies, selon une vision plus classique, mais il se trouve maintenant au coeur des politiques sociales : « l’augmentation du chômage de masse et le développement endémique de la pauvreté ont conduit les autorités publiques à diversifier le public des créateurs d’entreprise : femmes, jeunes, personnes âgées, handicapés, étrangers, demandeurs d’emploi, etc. » (p. 79).

Dans une troisième partie, l’ouvrage développe la notion de « potentiel de ressources », qui, au-delà d’une vision réductrice du capital social, se compose de trois éléments interdépendants : 1) les connaissances de l’entrepreneur, tacites ou acquises ; 2) les ressources financières nécessaires au développement de l’entreprise ; 3) les relations sociales formelles et informelles. Si ces éléments sont bien connus concernant l’entrepreneur typique dans un secteur de haute technologie par exemple, les auteurs se questionnent à savoir si ce potentiel de ressources est suffisamment développé au sein des nouvelles clientèles plus précaires (chômeurs, femmes, etc.) que visent les politiques publiques de stimulation de l’entrepreneuriat.

Enfin, dans une quatrième section, l’ouvrage apporte une illustration concrète du rôle de l’entrepreneur dans le contexte actuel de mondialisation des marchés, à travers une discussion sur les « milieux innovateurs », c’est-à-dire un milieu local productif, générateur d’externalités technologiques propagées par un maillage local fort, riche en firmes, en institutions et en main-d’oeuvre, et doté d’un capital social collectif. Le milieu innovateur crée de l’innovation et de l’activité économique qui, à travers une série d’interactions et de synergies réciproques, suscitent à leur tour de nouvelles opportunités, favorisant ainsi la création d’autres entreprises (donc d’entrepreneuriat) qui participeront de même à l’effort d’innovation et de développement. Les politiques publiques s’insèrent donc dans cette logique du « milieu innovateur » pour développer des politiques d’appui à l’entrepreneuriat, à l’image de la stratégie des pôles de compétitivité en France.

Si l’ouvrage n’apporte aucune contribution strictement nouvelle quant aux théories de l’entrepreneur, il développe un regard historico-économique assez intéressant qui permet d’appréhender le phénomène entrepreneurial dans une perspective large, dégageant clairement l’importance du rôle du créateur d’entreprise dans la mécanique capitaliste, en particulier dans un contexte de crise économique et de restructuration de l’État social.

Cet ouvrage s’adresse en priorité à des chercheurs et des décideurs politiques qui s’intéressent au phénomène entrepreneurial, peut-être sous réserve de posséder des connaissances préalables dans ce domaine. L’ouvrage se veut surtout un essai qui défend une perspective particulière à travers une série de concepts qui sont plus évoqués qu’explicités. En outre, un certain nombre d’hypothèses, très contestables, sont posées sans être documentées outre mesure. En ce sens, des étudiants voudront peut-être se référer plutôt à des ouvrages plus spécifiques ou didactiques.

En conclusion, l’ouvrage souligne l’importance pour les économistes d’ouvrir leurs modèles à des notions cruciales pour la compréhension de la croissance et du progrès économiques, mais développées dans d’autres domaines scientifiques, notamment les théories de l’entrepreneur et les contextes sociaux du développement économique (capital social, réseau, etc.). L’entrepreneur ne peut plus se résumer à une simple « boîte noire » insérée parmi d’autres variables dans des modèles mathématiques complexes, mais peu réalistes.