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Introduction

Face à une économie en mouvement, les thèmes de la créativité et de l’entrepreneuriat s’inscrivent dans les réflexions et démarches de nombreux chercheurs et praticiens. En effet, quand on met en relation les caractéristiques ou contextes spécifiques aux PME avec les facteurs susceptibles d’influencer la créativité en situation organisationnelle, on conclut rapidement que les petites et moyennes entreprises peuvent jouer un rôle clé dans le renouveau et la croissance qu’on attend aujourd’hui de la plupart des organisations. Pourtant, les PME ont généralement moins de ressources que les grandes entreprises pour stimuler la créativité, tant chez les gestionnaires que chez les employés. Il est donc certainement extrêmement important de s’interroger sur les enjeux du développement de la créativité dans leurs rangs, sur les voies possibles pour y travailler ainsi que sur des façons d’exploiter les synergies envisageables pour accroître leur inventivité.

Cependant, les travaux fondamentaux sur la créativité organisationnelle (notamment Amabile, 1997 ; Woodman, Sawyer et Griffin, 1993 ; Ford, 1996 ; Drazin, Glynn et Kazanjian, 1999) ne sont pas associés étroitement à la PME et à l’entrepreneuriat[1]. L’entrepreneur est pourtant par définition une personne créative : il introduit de nouvelles idées, acquiert de nouvelles technologies, imagine de nouveaux modes de gestion qu’il peut imposer, et conçoit les changements organisationnels au sein de la firme en interaction avec son environnement (Penrose, 1959 ; Sternberg, 2004). Carrier (1997) rappelle de surcroît que l’entrepreneur doit souvent faire preuve de créativité pour trouver le capital nécessaire à son activité ou convaincre des investisseurs et des clients de l’intérêt de son produit ou service. Il projette également le développement ou l’expansion de son entreprise. Sur ce dernier point, O’Gorman (2012) montre d’ailleurs que la croissance des nouvelles PME doit être considérée comme une caractéristique intrinsèque de la création même de ces entreprises et qu’à ce titre, la créativité est essentielle. Perry-Smith et Coff (2011) parlent même de créativité entrepreneuriale, qu’ils définissent comme « la capacité à identifier des solutions nouvelles et utiles à des problèmes sous la forme de nouveaux produits et services » (p. 248). Ce rapprochement récent entre les concepts de créativité et d’entrepreneuriat est certainement de bon augure. Quant au contexte de la PME, il nous amène à revisiter ces modèles et approches en raison de certaines de ses caractéristiques qui en font un « lieu de recherche » particulier à de nombreux égards (Blackburn et Smallbone, 2008).

Ce dossier thématique vise à enrichir nos connaissances sur l’usage et le développement de la créativité par le dirigeant de PME ou l’entrepreneur, un objet de recherche négligé jusqu’à maintenant. Y ont donc été conviés ceux et celles qui étaient susceptibles d’avoir de l’intérêt pour des travaux sur le sujet, permettant ainsi d’amorcer une nouvelle conversation sur la créativité en contexte de PME et d’entrepreneuriat. La première partie de cette introduction à notre dossier spécial positionne la créativité dans la littérature sur l’innovation. La deuxième montre en quoi la PME apparaît comme un contexte intéressant pour mieux comprendre les enjeux de la créativité organisationnelle. La troisième suggère quelques pistes de recherche potentielles en explorant des perspectives issues de travaux récents dans des domaines connexes ; nous avons retenu les axes du design, des industries créatives (particulièrement celle des jeux vidéo) et du management des idées. En quatrième et dernière partie, nous introduisons les trois articles de ce dossier qui préfigurent, à notre sens, de l’orientation de prochaines recherches sur ces thèmes.

1. La créativité : grande oubliée des chercheurs en innovation

Les propriétaires-dirigeants de PME et les entrepreneurs sont actuellement très conscients que l’innovation est devenue un impératif incontournable. En effet, la concurrence est plus vive que jamais. Comme le souligne St-Pierre (2009), l’environnement d’affaires dans lequel oeuvrent les entreprises, y compris les PME, s’est sensiblement modifié au cours des dix dernières années, sous la pression des pays émergents qui ont contribué à accroître le nombre de compétiteurs sur plusieurs marchés. Conséquemment, il n’est guère étonnant de constater que les gouvernements et les organismes dédiés au développement économique soient très nombreux à promouvoir l’importance d’innover pour toutes les entreprises, et ce, tant en Europe qu’en Amérique du Nord[2]. Ils le font avec plus d’acuité que jamais auprès des PME puisque, dans les pays industrialisés, ce sont ces entreprises qui continuent d’année en année à créer le plus grand nombre de nouveaux emplois.

La recherche sur la stratégie et le management des organisations s’intéresse depuis longtemps à l’innovation, mais elle a pris encore plus de vigueur au cours des vingt dernières années (Zhang, Macpherson et Jones, 2006 ; Bierly et Daly, 2007 ; Madrid-Guijarro, Garcia et Van Auken, 2009). Il en va de même pour les chercheurs s’intéressant à la performance des PME qui sont, eux aussi, de plus en plus nombreux à se pencher sur les contextes, sur les facteurs, de même que sur les pratiques favorisant l’innovation dans les petites et moyennes entreprises (Claveau, Perez et Prim-Allaz, 2013). Cet intérêt marqué pour mieux comprendre comment et par quels moyens émerge l’innovation dans la PME s’explique par le fait que la capacité d’innovation est devenue un des plus importants facteurs pour la survie de la PME et plus encore dans les cas où elle souhaite se développer (Zhang et Bartol, 2010).

Malgré l’importance et la qualité de la recherche sur l’innovation, il est étonnant que la plupart des chercheurs intéressés par l’innovation, tant dans la grande entreprise que dans la PME, se soucient aussi peu de ce qui se passe en amont ou en parallèle, c’est-à-dire aux circonstances, facteurs et contextes qui favorisent l’émergence et le développement d’idées nouvelles et porteuses (Woodman, 2008). Plusieurs associent même créativité et innovation dans le titre de leur article, alors que dans les faits, seuls les facteurs favorisant l’innovation sont investigués. Dans son article fondateur sur la créativité en contexte organisationnel, Amabile (1988) avait certes mis en évidence comment la créativité et l’innovation pouvaient être mis en relation, mais elle a amplement bien montré par la suite que ces deux concepts ne sont pas de même niveau.

Pourtant, la créativité dans les PME - ou celle des entrepreneurs – constitue un objet de recherche dont la pertinence théorique et sociale paraît indiscutable. En tout premier lieu, parce que les nouvelles idées représentent, dans bien des cas, la matière première de l’innovation (St-Pierre, Trépanier et Razafindrazaka, 2013 ; Stowe et Lahm, 2011) ; elles sont donc nécessairement à la base de la compétitivité. À l’heure où les « bonnes idées » des concurrents deviennent souvent plus menaçantes que l’importance des ressources dont ils disposent, plusieurs dirigeants de PME et entrepreneurs comprennent l’importance de faire appel à l’intelligence créative de leurs employés et collaborateurs, non seulement pour innover, mais aussi pour se distinguer (Zhang et Bartol, 2010).

Comme le soulignent Julien et Carrier (2005), ce qui est le plus susceptible d’aider une PME à se démarquer résulte souvent d’une combinaison réussie d’une foule de petites améliorations apportées sur plusieurs points de leur chaîne de valeur et en synergie les unes avec les autres. Cela favorise ainsi non pas la « grande » innovation, mais plutôt l’innovation globale ou diffuse. L’entreprise qui apporte alors simultanément une multitude de petits changements ou améliorations menées sur plusieurs fronts devient plus difficile à imiter par ses concurrents. Cette innovation diffuse, de par son caractère plus subtil et graduel que l’on pourrait à la limite presque confondre avec un processus d’amélioration continue, est en fait une activité qui s’avère beaucoup plus près de la créativité que de l’invention ou de l’innovation. Rappelons ici que la créativité concerne le développement et l’émergence d’idées nouvelles potentiellement utiles pour l’organisation (Leonard et Swap, 1999). Or, c’est justement de cela dont il est question lorsqu’on affirme que les PME tentent par tous les moyens de miser sur une foule de petits « plus » qui finissent, en s’accumulant, par les rendre différentes des autres et plus attrayantes que leurs concurrents.

Ces considérations invitent à bien distinguer la créativité de l’innovation. Si la créativité a pour objet de capter des idées porteuses et ajoutant de la valeur, l’innovation tend à capturer la valeur de certaines de ces idées (Carrier et Gélinas, 2011). Ainsi, bien que la créativité puisse être dans certaines situations clairement associée à l’innovation, elle ne peut nullement être réduite à cette approche. En effet, elle englobe l’ensemble de la vie de l’organisation (de la finance au marketing en passant par la production et l’innovation organisationnelle) et non uniquement le développement de nouveaux produits, procédés et services. La créativité soutient la vitalité de l’organisation et ouvre le champ des possibles en explorant des scénarios inédits. Durand (2006) affirme d’ailleurs : « Tandis que l’innovation est centrée sur l’offre nouvelle en tant que résultat d’un long processus de conception, la créativité réside du côté de la capacité de l’organisation à toujours se renouveler elle-même. Tandis que l’innovation s’accommode de l’organisation, la créativité organisationnelle transforme l’organisation pour accueillir et accepter la nouveauté. Tandis que l’innovation est souvent ramenée à son contenu technologique, la créativité repose plus sur les aptitudes humaines à envisager le futur, à exploiter diverses ressources, et à mobiliser un vaste champ de compétences techniques, sociales, et aussi psychologiques » (p. 91-92).

Pour illustrer ce concept de créativité organisationnelle, jetons un coup d’oeil à une étude de cas réalisée par Dechamp et Szostak (2010) et portant sur une PME ligérienne appelée DOING (fondée en 1992) dont les activités s’inscrivaient à l’origine dans la programmation de sites internet faits sur-mesure. Cette PME était considérée comme « innovante » dans le sens où, grâce à son savoir-technologique, elle avait toujours créé de nouveaux produits pour ses clients. Cependant, face à l’explosion d’Internet, son activité était devenue de plus en plus importante. Le fondateur ne désirant pas rester dans une telle dynamique avait alors manifesté le souhait d’arrêter son activité. Des salariés, dont Marie-Violette, refusèrent cet état de fait, et se lancèrent dans la reprise de la PME, mais en adoptant une approche typiquement créative. N’ayant pas les moyens financiers pour assumer seule les dettes et les développements, la repreneuse Marie-Violette décida alors de modifier la structure de gouvernance de la PME et accepta de collaborer avec un nouvel actionnaire tout en préservant l’espace de liberté des employés pour poursuivre leur coeur de métier. Elle transforma toutefois l’organisation en abandonnant une de ses activités (la vente de matériels). Enfin, elle dépassa la vision techno-centrée des contenus développés et mobilisa des designers pour élaborer une multicarte de fidélité. Cela se déroulait dans le cadre d’un concours lancé par un organisme public ; elle saisit donc une opportunité pour s’ouvrir à des options non testées jusque-là, ce qui illustre le rôle des concours pour stimuler la créativité (Hutter, Hautz, Füller, Mueller et Matzler, 2011 ; Morgan et Wang, 2010). Ce projet de multicarte était déjà dans les cartons avant l’appel à candidature au concours ; le savoir-faire technologique de la PME aurait abouti alors une énième carte dans les portefeuilles des clients. Les designers ont été de véritables ressources pour envisager le futur : ils se sont centrés sur l’usager et ont alors conçu un autocollant repositionnable sur les objets du quotidien (un agenda, une clé, un téléphone portable, etc.). Dans ce cas, la créativité incarnait donc la capacité globale de l’organisation à stimuler l’engagement d’individus dans une démarche créative, tout en leur permettant de percevoir les potentialités de changements utiles de l’environnement interne et externe. Elle concernait alors les différentes facettes de l’organisation. Le contexte de la PME permet de mieux comprendre ces caractéristiques essentielles de la créativité.

2. La PME : un contexte favorable au développement de la créativité

Les entreprises les plus créatives savent généralement faire appel à la créativité de leurs gestionnaires et employés, de leurs fournisseurs et même de leurs clients dans certains cas. Les PME disposent de caractéristiques particulières qui peuvent les favoriser à cet égard. Comme Torres (2003) l’a bien montré, le patron d’une petite ou moyenne entreprise joue un rôle central dans le développement de son entreprise. Sa qualité de créateur, son statut de propriétaire, son expérience et sa compétence le placent dans une position privilégiée pour agir. Ce pouvoir est d’autant plus absolu que ces entreprises se caractérisent souvent par l’absence de contre-pouvoir, notamment dû au fait d’une faible présence syndicale et de l’autonomie totale du dirigeant puisqu’il est propriétaire de son entreprise. Par conséquent, sa position, son style de leadership et les pratiques de gestion qu’il privilégie sont grandement déterminés par ses valeurs et ses aspirations. En matière de créativité, les chercheurs sont nombreux à avoir montré le rôle déterminant du leader dans le développement de la créativité organisationnelle (Puccio, Murdock et Mance, 2007 ; Sternberg, 2002 ; Sternberg, Kaufmann et Pretz, 2004). Dans la mesure où le dirigeant d’une PME souhaite voir ses collaborateurs et ses employés participer au développement de son entreprise par leur créativité, il dispose de toute la marge de manoeuvre pour le faire. Ainsi, le contexte qu’il met en place peut influencer considérablement le désir et la motivation des employés à faire profiter l’entreprise de leurs bonnes idées. Comme le rappelle clairement Amabile (1997), la motivation intrinsèque reste le premier carburant de la créativité individuelle.

La PME est aussi caractérisée par une proximité généralement élevée avec ses marchés cibles, ce qui lui permet de prendre des moyens plus formels pour détecter les attentes latentes ou tacites de ses clients actuels ou potentiels. Plusieurs PME préconisent une certaine forme de vigie commerciale en mandatant des employés (généralement ceux qui sont en contact direct avec les clients) pour explorer les activités et les projets (donc, les besoins) futurs de leurs cibles, leurs attentes non comblées avec le produit actuel offert par l’entreprise ou, mieux encore, leur insatisfaction à l’endroit des produits offerts par le ou les concurrents avec lesquels ces clients font simultanément affaire (Julien et Carrier, 2005).

Bien qu’elle n’ait pas une influence directe sur la manifestation des comportements créatifs, la structure de l’entreprise peut favoriser leur éclosion (Carrier et Gélinas, 2011 ; Gasse et Carrier, 2004). À cet égard, la structure généralement souple et flexible des PME permet une communication beaucoup plus facile, fluide, rapide et conviviale susceptible de faciliter l’émergence de nouvelles idées par les employés. Ceux-ci sont plus à même de voir l’importance de leur apport à la performance de l’entreprise par diverses améliorations dans les produits ou dans les processus de production. Ceux ou celles qui ont des idées de changement profitables peuvent facilement faire entendre leur voix et même obtenir des ressources pour les mener à bien.

Mieux encore, le contexte dans lequel évolue la PME peut permettre au dirigeant ou à l’entrepreneur de mieux choisir les employés qu’il veut voir participer à certains projets requérant plus de créativité. La flexibilité dans l’utilisation des ressources humaines peut ainsi faciliter une plus grande complémentarité dans la composition des équipes de travail selon la nature du problème à résoudre ou la phase de développement dans laquelle se trouve un nouveau projet. Aussi, l’employé qui a un style de résolution de problème innovateur peut sans doute être mieux utilisé au départ d’un projet ou encore à un moment crucial où le défi est de soupeser des possibilités, d’imaginer et de regarder en avant ; tandis que l’adaptateur est susceptible d’être mieux outillé lors des phases d’analyse ou de réalisation, ses idées ayant surtout pour but de concrétiser celles émises par les employés possédant un style innovateur (Kirton, 1994 et 2003).

Finalement, les caractéristiques de la PME en font un milieu susceptible d’offrir à l’employé un travail riche et valorisant lui permettant d’exploiter simultanément plusieurs talents, exercer des tâches variées et constater l’importance de ce qu’il fait. Il s’agit de ce que Cummings et Oldham (1997) appellent une tâche « complexe ». Dans l’état actuel des choses, on dispose encore de peu de connaissances sur l’importance que les dirigeants de PME et les entrepreneurs accordent à l’apport de la créativité au regard du développement de leur entreprise. Il en est de même à propos des stratégies privilégiées par ceux qui valorisent la créativité pour la faire émerger. En matière de recherche, il faudra mieux décrire et comprendre les représentations ainsi que les stratégies de ces propriétaires-dirigeants et entrepreneurs à propos de la créativité.

3. Un renouveau potentiel de la recherche en PME par la créativité

Nous considérons dans ce dossier la créativité organisationnelle comme « un processus amenant la proposition et le développement de nouvelles idées potentiellement utiles à l’organisation » (Leonard et Swap, 1999, p. 6). D’où peuvent provenir ces idées ? Comment identifier celles qui sont porteuses de valeur ? Quelles perspectives d’études pour les chercheurs ? Cette partie aborde ces questions sur trois axes différents. Les deux premiers – le design et les industries créatives – suggèrent des sources d’idées à intégrer dans la gestion de la créativité en contexte de PME alors que le troisième porte sur le management des idées dans les petites et moyennes entreprises.

3.1. Explorer les apports potentiels du design en PME

Par design, nous entendons l’application de la créativité humaine dans le but de créer des produits, des services, des bâtiments, des organisations et des environnements qui répondent aux besoins des gens. C’est la transformation systématique des idées en réalité. Le design est une activité de conception spécifique à l’être humain avec une finalité industrielle et commerciale (Dechamp et Szostak, 2013 ; Bessant et Bruce, 2002). Il peut dépasser les activités exclusivement innovantes en adoptant le design management que Borja de Mozota (2002) définit comme « le déploiement programmé du design dans l’entreprise pour l’aider à construire et à rendre visible sa stratégie » (p. 85-86). De manière générale, le Design Council anglo-saxon (Candi, 2010) démontre l’existence d’un lien positif entre le design et l’entrée sur un nouveau marché, ce qui encourage une démarche entrepreneuriale par le design. En revanche, un « bon » design n’arrive pas par chance, ni par un simple investissement, mais par un processus managérial (Chiva et Alegre, 2009). Malheureusement, les PME restent réticentes à intégrer le design dans leur stratégie (Moultrie, Clarkson et Probert, 2007) ; Étude du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, 2002 ; Borja de Mozota, 2002). Pourtant, les exemples d’intégration réussie du design en entreprise sont nombreux. Pour en citer un célèbre, observons la trajectoire d’Apple. Steve Jobs s’inspira de l’esthétique du Bauhaus, un design fonctionnel et pur pour concevoir ses produits, mais pas uniquement : « Que ce soit dans le management de l’entreprise, l’apparence de nos produits, nos publicités, tout doit aller dans le même sens : faisons simple ». Il traduit même son positionnement dans les brochures de l’entreprise par un mantra : « La simplicité est la sophistication suprême » (Isaacson, 2011, p. 220). Sans présumer que l’intégration du design conduirait de nombreuses PME à atteindre le succès d’Apple, nous pouvons trouver dans cette discipline une source d’inspiration pour les PME en matière de créativité.

Un dirigeant de PME appréhende le design sous des angles variés (Szostak et Dhuyvetter, 2010 ; Jones et Livne-Tarandach, 2008 ; Flamand, 2006 ; Szostak, 2006). Plus le design est perçu comme un outil fonctionnel et stratégique, plus la perception du rôle du design exerce un impact sur la performance à long terme (Dechamp et Szostak, 2013). Cette perception dépend en outre de la confiance entre le dirigeant et le designer (Dechamp et Szostak, 2009, 2013). Quels dispositifs organisationnels mettre alors en place pour accompagner les PME dans l’appropriation de cette activité et pour favoriser la confiance entre les partenaires ?

Ces dispositifs s’inscrivent, sur le plan stratégique, dans deux démarches créatives en concurrence : celle du user-centered design où le centre de gravité de la pensée créative se situe au niveau de l’utilisateur, et celle du design-driven innovation où la rupture est recherchée en poussant l’entreprise vers une vision signifiante radicalement nouvelle (Verganti, 2006, 2008). Deux pistes méritent alors d’être creusées. La première concerne la gestion différenciée de la créativité des PME en matière de captation d’idées de valeur au regard des deux démarches citées. La deuxième piste concerne les transformations du modèle d’affaires amenées par une vision par les usages. Comment gérer le management des ressources humaines pour se centrer davantage sur l’utilisateur ? Cela fait écho à la pensée design (ou design thinking[3]) (Brown, 2010). Elle milite pour une meilleure valorisation de l’imagination, de l’intuition et de l’inspiration – activités cognitives typiques de l’être humain. Le design thinking encourage, par exemple, les entreprises à matérialiser rapidement les nouvelles idées pour les tester et les améliorer grâce au prototypage rapide, ou encore à la réalisation de films, d’improvisations théâtrales, de storyboards, d’ethnographie, d’observations, de récits visuels[4], de maquettes, etc. (Veryzer et Borja de Mozota, 2005). Quelles sont les méthodes les plus pertinentes pour une PME ? Sous quelles conditions ?

En outre, par sa nature intangible, le design des services (Candi, 2010) exacerbe le rôle de cette discipline comme un outil de pilotage de la créativité de l’entreprise pour attirer les nouveaux clients et garder les actuels ainsi que pour créer et stimuler une image positive, avec de faibles coûts. Comment les PME de service peuvent-elles s’approprier cet outil de gestion (Moisdon, 1997) ?

Un dernier axe mérite l’attention des chercheurs. À travers le cas du service à thé Modèle 9093 de l’entreprise Alessi, entreprise réputée dans le secteur des ustensiles de cuisine, Verganti (2006) discute du rôle des regroupements sectoriels et met en exergue le rôle des collaborations entre acteurs. Il explique entre autres en quoi il est essentiel, pour une région, de favoriser les collaborations entre grandes firmes et PME de mêmes industries, mais aussi avec des designers, des entrepreneurs d’industries variés, des architectes, des artistes exposant dans des musées, etc. Grâce à une réflexion autour du territoire créatif, Florida (2002) arrive à des conclusions semblables. Comment les PME et les entrepreneurs peuvent-ils profiter de leur territoire pour accroître leur créativité ?

Dans la même veine, Lowik, Van Rossum, Kraaijenbrink et Groen (2012) développent une idée originale : une PME doit certes créer des liens avec d’autres partenaires pour gagner en nouvelles connaissances, mais en raison de ses ressources rares, il semble plus efficace de ne pas multiplier le nombre de partenaires et de créer plutôt de multiples relations avec un même partenaire. Comment concilier alors les contraintes des PME en matière de ressources et leur ambition de capter des idées de valeur ce qui semble encouragé par une multiplicité de collaborations (Verganti, 2006) ?

Ces différents questionnements se sont focalisés sur la PME face au design. Un des acteurs de ce thème de recherche est l’agence de design. Or, force est de constater que la plupart sont de petite taille (Szostak, 2006, 2009). Quels questionnements mettent-elles alors en exergue en matière de gestion de la créativité ? Elles appartiennent au secteur dit des industries créatives, objet de la sous-section suivante.

3.2. S’inspirer des recherches sur les industries créatives

Les industries créatives appelées encore « industries culturelles » regroupent des secteurs qui ont leur origine dans la créativité individuelle, le savoir-faire et le talent, et qui ont un potentiel de création d’emplois et de richesses à travers la génération et l’exploitation des droits de propriété (DCMS, 2001). Nous y trouvons la publicité, l’architecture, le marché de l’art et des antiquités, le théâtre, la photographie, l’artisanat, le design, la mode, les films et les vidéos, les jeux vidéo, la musique, les performances artistiques, l’édition, les logiciels, la haute cuisine, la télévision et la radio (DeFillippi, Grabher et Jones, 2007 ; Higgs et Cunningham, 2008). Avant de suggérer des pistes de recherche, il faut noter la difficulté d’étudier ces entreprises caractérisées par l’intégration de personnes créatives en leur sein pour développer leur activité, les classifications sectorielles standards définissant l’activité principale des entreprises n’étant pas toujours claires (Higgs et Cunninglam, 2008). Ceci dit, ces industries rencontrent des problématiques similaires à celles des industries classiques : la (dé-)croissance, la compétition, les nouvelles technologies, le management... Cependant, elles en sont différentes, car leurs résultats sont des performances (au sens artistique du terme), soit des travaux expressifs, des idées et des symboles, plus que des produits et des services. S’il existe d’importantes structures (Le Cirque du Soleil, Radio France…), les individus créatifs restent généralement libres en tant que travailleurs indépendants et signent des cachets grâce à leur agent. Ces entreprises, souvent de petite taille, se font et se défont alors au gré des projets créatifs (Davis et Scase, 2000).

L’intérêt d’étudier les PME de ces secteurs réside principalement dans l’exacerbation des problématiques classiques en matière de créativité organisationnelle. Camelo-Ordaz, Fernάndez-Alles, Ruiz-Navarro et Sousaginel (2012) soulignent que l’innovation dans les industries créatives dépend de facteurs intangibles (par exemple l’esthétisme, l’imagination, les activités artistiques). Ainsi, le management de la finance et du marketing n’y apparaît pas aussi essentiel que dans les autres industries plus classiques. Mentionnons aussi que les chercheurs ont commencé à y étudier une forme particulière d’entrepreneur : les intrapreneurs des industries créatives, c’est-à-dire des entrepreneurs agissant au sein de l’organisation existante et développant des idées pour que ladite organisation croisse et fasse des profits. Il semble que si le profil de ces intrapreneurs est trop orienté sur le monde des affaires, la performance en innovation de la PME créative soit plus faible (Camelo-Ordaz et al., 2012). Ces individus doivent saisir avant tout les impératifs créatifs de l’activité. Ces résultats suggèrent de s’intéresser au profil des individus recrutés dans une PME.

DeFillippi, Grabher et Jones (2007) rappellent que ces industries créatives sont pétries de paradoxes. Parmi eux, nous trouvons le couple routine/créativité. D’une part, ces entreprises se définissent par leur capacité à se renouveler et à capter des idées de valeur et, d’autre part, elles doivent rendre des comptes au même titre qu’une entreprise traditionnelle (par exemple le respect des contraintes étatiques ou juridiques en matière de gestion des ressources). Les entreprises du jeu vidéo illustrent bien ce paradoxe. Ainsi, pour respecter ce double impératif, Cohendet et Simon (2007) proposent le concept de slack créatif[5] en référence à celui du slack organisationnel introduit par Penrose (1959). Il serait stimulé, notamment, par l’existence de multiples projets, l’ensemble constituant en quelque sorte un réservoir de connaissances nourrissant les membres de chaque projet. Cette piste à explorer pourrait être appréhendée à l’aide du concept d’ambidextrie qui renvoie essentiellement à la capacité d’une organisation à explorer et exploiter de nouvelles connaissances comme l’ont d’ailleurs fait certaines études antérieures, dont Parmentier et Mangematin (2009). En outre, les industries créatives posent la question de la gestion de la créativité individuelle en harmonie avec l’identité du groupe. En effet, si les industries créatives mettent en lumière le rôle fondamental de l’individu créatif, il n’en demeure pas moins que, seul, cet individu ne réussit pas à créer des emplois et de la richesse ; il a nécessairement besoin du collectif (Svejenova, Mazza et Planellas, 2007). Comment profiter de ces sources d’inspiration sans les assécher ? Dans leur étude sur les agences de publicité, Oliver et Ashley (2012) suggèrent d’accentuer la responsabilité partagée des idées comme valeur fondamentale de telles entreprises.

Ce paradoxe est accru dans le cas de la sollicitation de la foule ou des utilisateurs dans le processus créatif, ce qui est caractéristique du secteur des jeux vidéo. Tschang (2007) décrit ce secteur particulier : les studios indépendants ont la charge du travail créatif, les éditeurs assument davantage la partie financière et marketing du jeu et les utilisateurs/consommateurs expriment leurs besoins et testent le jeu. Ces trois catégories de rôle ne sont pas étanches les unes par rapport aux autres ; elles sont amenées à se mélanger. Par exemple, les consommateurs peuvent devenir des développeurs, et vice-versa. Des chercheurs pourraient ainsi étudier comment valoriser les compétences des utilisateurs et analyser les caractéristiques de l’environnement (réel et virtuel) permettant de développer ces compétences (Parmentier et Gandia, 2013). Faire appel aux communautés des usagers questionne les frontières de l’entreprise et demande non pas de contrôler le processus, mais de l’animer (Parmentier et Mangematin, à paraître). Quelles caractéristiques organisationnelles et stratégiques prédisposent à une telle capacité ?

Parmi elles, les ressources juridiques (Roquilly, 2009) s’avèrent déterminantes. En effet, il ne suffit pas de se protéger par des contrats ou des brevets, il faut également être capable de capturer la valeur générée grâce à la protection intellectuelle. Ainsi, Gandia, Brion et Mothe (2011) démontrent qu’une collaboration ouverte sur la communauté des utilisateurs dans le secteur des jeux vidéo a un impact positif sur la détention des droits de propriété, alors que c’est négatif avec des partenaires identifiés (comme les éditeurs). Comment alors soutenir cette capacité à développer de la nouveauté sans démotiver les individus créatifs ? Quel est le type de protection le plus adapté en PME ?

En somme, la créativité organisationnelle dans les industries créatives amène à questionner les politiques de ressources humaines, de propriété intellectuelle, le knowledge management et la définition même de la stratégie des PME et des entrepreneurs.

3.3. Étudier davantage le management des idées dans la PME

Bien que les systèmes ou programmes de management des idées soient beaucoup plus présents dans la grande entreprise que dans les PME, ces dernières peuvent elles aussi adopter des modes formels pour faire émerger les nouvelles idées chez leurs employés. Un programme de management des idées est défini essentiellement comme un ensemble de mesures ayant pour but de faire appel à la créativité de tous les employés en les invitant à suggérer des changements concrets, réalisables, bénéfiques et pouvant toucher plusieurs aspects fonctionnels de l’organisation (Rapp et Eklund, 2002 ; Ekvall, 1995 ; Carrier, 1997 et Thom, 1990). Une étude réalisée par Carrier (1998) sur le fonctionnement de ces programmes dans des firmes manufacturières québécoises a permis non seulement de mieux en comprendre le fonctionnement, mais aussi de comparer les résultats obtenus par les grandes entreprises à ceux des PME ; malgré le fait que les récompenses offertes aux idéateurs soient en général dix fois plus élevées dans les premières, les résultats qu’elles obtiennent ne sont pas supérieurs à ceux des PME.

Bien au contraire, selon cette étude, ce que les PME investissent dans de tels programmes et ce qu’elles en obtiennent en retour semble beaucoup plus intéressant, entres autres au plan économique. Une récompense de 10 000 $ pour une idée de grande valeur ne conduit pas nécessairement un individu à être plus créatif qu’une simple prime de 50 $. Il semble que les propriétaires-dirigeants de PME envisagent les programmes de suggestions dans une perspective plus humaniste et dirigée vers le changement organisationnel, alors que les grandes entreprises de l’étude le conçoivent comme étant de nature plus utilitaire. Ainsi, dans l’étude de Carrier (1998), les dirigeants des PME ont affirmé majoritairement avoir implanté de tels programmes de suggestions pour favoriser l’engagement et le sentiment d’appartenance chez leurs employés alors que ceux des grandes entreprises les voyaient d’abord comme une source de revenus et d’économies potentielles (Carrier, 1998).

Mais, dans cette recherche de Carrier, bien au-delà des résultats obtenus en termes de valeur des idées pour les entreprises, la participation des employés au programme, telle que mesurée par la comparaison systématique du nombre total d’idées émises par rapport au nombre total d’employés, était également plus élevée dans les PME que dans les grandes entreprises. Une des explications possibles est le haut degré de visibilité que les idées primées procurent à leurs créateurs compte tenu, entre autres, du fait que ces derniers côtoient généralement au quotidien l’ensemble des employés. On peut certainement parler ici d’une influence de la contagion susceptible d’être engendrée par le processus d’imitation sociale, concept amené par Bandura (1980). Des recherches éventuelles pourraient viser à mieux comprendre cet important taux de participation des employés. Par exemple, les stratégies pour les solliciter ont-elles pour effet de les inciter davantage à offrir leur contribution ? Quelles sont les stratégies mises en place pour les solliciter ? En quoi sont-elles différentes de celles privilégiées par les plus grandes entreprises ? Dans quelle mesure, les idéateurs sont-ils invités à participer très concrètement à la concrétisation de leur idée ?

De façon plus large, ces programmes de management des idées mériteraient plus d’attention des chercheurs, car ils restent peu connus et pourraient pourtant contribuer activement au développement de la créativité et de l’innovation dans les organisations de toutes tailles. Van Dijk et Van Den Ende (2002) figurent parmi les rares chercheurs à avoir étudié un grand nombre de ces programmes. Ils ont ainsi pu en identifier qui génèrent des résultats remarquables comparativement à la moyenne et ont, dans une deuxième étape, réalisé une étude plus approfondie de ces programmes exceptionnels. Ils ont alors constaté la présence d’éléments singuliers dans chacun de ces cas, dont l’attention accordée à l’évaluation du potentiel des idées soumises. Ils ont cependant noté des différences majeures, tant dans les types d’idées recherchées que dans les stratégies pour stimuler la génération d’idées, accueillir ces idées et en assurer le suivi. Cette étude, essentiellement menée auprès de grandes entreprises, pourrait avec profit être répliquée, mais dans un contexte de plus petites entreprises.

Comme le suggèrent Carrier et Gélinas (2011), le modèle de Van Dijk et Van Den Ende (2002) de transformation des idées en réalisations concrètes pourrait servir de base aux réflexions de gestionnaires songeant à instaurer un programme de management des idées. Ce modèle comporte trois phases : l’extraction des idées, l’atterrissage ou prise en compte de celles-ci et les suites menant à leur concrétisation. Les chercheurs pourraient également s’en inspirer pour étudier et mieux comprendre les facteurs influençant le bon fonctionnement de ces programmes et les stratégies mises en oeuvre pour en assurer la pérennité et le développement.

Dans le contexte de la PME, il serait également intéressant de voir si les dirigeants utilisent d’autres stratégies que les systèmes de management des idées pour inciter leurs employés à émettre des idées porteuses pour améliorer les processus, le produit ou les modes de fonctionnement et de gestion de l’entreprise. Quels moyens sont mis en place pour favoriser les échanges et les mises en commun de nouvelles idées ? Qui participe à l’évaluation des idées et de quelle façon les employés peuvent-ils être mis à contribution pour les mettre en oeuvre ? Autant de questions auxquelles il serait intéressant d’apporter des réponses.

4. Présentation des articles du dossier thématique

L’appel à communication dans Revue internationale PME sur le thème « Créativité, PMEet entrepreneuriat » a trouvé écho auprès de nombreux collègues. Dans un premier temps, nous avons invité les auteurs potentiels à soumettre une brève présentation de leur projet d’article, le but étant de nous assurer que les thèmes et questions de recherches envisagés s’avéraient effectivement en lien direct avec les buts visés par ce dossier thématique. Seize collègues ont, à cette étape, manifesté leur intention de soumettre un article en présentant un bref aperçu du contenu et de la contribution envisagée. Comme nous l’avons déjà mis en évidence dans le présent texte, la distinction entre ce qui relève de la créativité et de l’innovation est parfois difficile à établir. Après réflexions et discussion, certaines propositions ont donc dû être refusées dès cette première étape parce qu’elles nous semblaient clairement étudier une problématique d’innovation plutôt que de créativité ou encore parce que la contribution envisagée apparaissait insuffisante ou peu pertinente au regard de la thématique proposée.

Au terme de cette première phase, les auteurs de douze propositions ont été formellement encouragés à poursuivre le processus et à soumettre éventuellement un texte complet. Neuf d’entre eux ont répondu à l’appel et questionné différents aspects de la créativité organisationnelle en adoptant des approches méthodologiques variées. Nous avons été agréablement surprises par l’originalité, la diversité et l’intérêt des problématiques abordées. Pour la plupart de ces auteurs, il s’agissait d’une première incursion en recherche sur le thème de la créativité. Le processus d’évaluation en double aveugle[6] pour huit de ces papiers, avec trois évaluateurs dans chaque cas, a finalement permis de retenir les trois articles dont il sera maintenant question.

Le premier texte de ce dossier est particulièrement original. À partir d’un travail significatif d’analyse de 48 entretiens, Cécile Chanut-Gieu et Gilles Gieu, entrent dans la boite noire de l’entreprise. Leur article intitulé « Quelle est la place de la créativité organisationnelle dans les PME en hypercroissance ? » s’appuie sur une dizaine de cas des PME en hypercroissance (sur ce concept, voir notamment Julien, 2002 ; St-Jean, Julien et Audet, 2008). Ces organisations, qui doublent leur taille en quatre ans, font émerger les questionnements propres à la croissance liés, entre autres, à la créativité organisationnelle. Ils mettent alors en avant le rôle central du dirigeant des PME (Mumford, Zaccaro, Hardings, Jacobs et Fleishmann, 2000 ; Puccio, Murdock et Mance, 2007), notamment ses capacités d’adaptation, de conceptualisation, de mise en oeuvre, ainsi que ses compétences techniques et opérationnelles. Ils précisent également l’importance de savoir gérer les équilibres fluctuant entre la créativité et la routine. Bien que les PME se développent en explorant de nouvelles idées, les auteurs notent que leur croissance doit alterner avec des phases de stabilisation et de rationalisation.

L’originalité de cette recherche réside dans son objet avant tout : la trajectoire de la croissance des PME. Elle précise en quoi la routine ne doit pas être considérée uniquement comme un frein, ce que l’on retrouve parfois dans des études antérieures (Gasse et Carrier, 2004). Les auteurs démontrent en quoi la phase induite par cette stabilisation offre une respiration nécessaire au processus de créativité. Ce regard singulier interroge sur une nouvelle dialogique créativité/routine (Bardin, 2006). Si le dirigeant de PME peine généralement à développer la créativité, cet article a le mérite de se focaliser sur une population de dirigeants qui, au contraire, sont à l’aise face à l’incertitude et à l’ambiguïté (Chanut-Guieu et Guieu, 2010). À ce titre, les auteurs suggèrent des pistes de réponses concernant le recrutement de personnes supportant la créativité organisationnelle en PME.

Le deuxième article, celui de Florence Kremer et Thierry Verstraete et titré « La carte mentale pour favoriser l’apprentissage du Business Model et susciter la créativité des apprenants » part du constat qu’il importe d’associer étroitement les concepts d’entrepreneuriat, de Business Model et de créativité. Si l’expression Business Model est née avec le phénomène des start-up internet, elle fait désormais partie du vocabulaire des créateurs et gestionnaires de projets, quel que soit le domaine ou la nature du projet concerné. Le Business Model aide en effet le créateur à comprendre et à développer le coeur de son affaire (Jouison et Verstraete, 2008). La créativité est en quelque sorte presque inhérente à l’élaboration du BM puisqu’il faut imaginer une offre, dessiner le chemin pour lui faire prendre forme et en assurer le succès de même qu’identifier des stratégies pour séduire ou convaincre éventuellement les parties prenantes.

Comme le soulignent Kremer et Verstraete, Warnier, Lecocq et Demil (2012) avaient déjà bien montré en quoi le Business Model peut constituer un support à la créativité de l’entrepreneur, mais il s’agit essentiellement d’un travail théorique n’ayant pas encore été supporté par des recherches sur le terrain. Kremer et Verstraete comptent donc combler ce manque en proposant une recherche empirique liée au potentiel créatif du BM. Convaincus qu’il ne suffit pas d’enseigner les notions liées au Business Model, mais qu’il faut également que les apprenants fassent preuve de créativité lorsqu’ils l’utilisent, ils mobilisent une technique de créativité, la carte mentale, dans une recherche-action pédagogique. Cette recherche avait pour but de voir si la carte mentale favorisait l’apprentissage du Business Model et si elle suscitait la créativité des étudiants dans son élaboration. Les résultats montrent que l’apprentissage de la méthode est effectivement enrichi par l’usage de la carte mentale et que son utilisation stimule la créativité des étudiants, d’autant plus qu’elle est mobilisée par un groupe et combinée avec d’autres techniques. Il s’agit d’une contribution intéressante dans un contexte où de plus en plus de formateurs et de chercheurs (par exemple Fayolle et Verzat, 2009 ainsi que Kyrö, 2005) remettent en cause les approches pédagogiques traditionnellement mobilisées pour enseigner l’entrepreneuriat et prônent le recours à des méthodes plus actives et collaboratives pour faciliter l’apprentissage.

Dans un troisième article intitulé « L’identification collective d’opportunités : la créativité au service de l’entrepreneuriat », Maripier Tremblay aborde la question de l’identification des opportunités d’affaire dans une perspective collective. Cette question de l’identification des opportunités a reçu au cours de la dernière décennie une attention significative d’un grand nombre de chercheurs en entrepreneuriat qui se sont intéressés à l’opportunité elle-même ainsi qu’aux processus permettant de la voir naître (Alvarez, Barney et Anderson, 2013). Peu importe que les chercheurs associent l’identification d’opportunités à un processus de découverte (Shane et Venkataraman, 2000 ; Kirzner, 1985 ; Herron et Sapienza, 1992), à un processus de perception, de reconnaissance ou de création de sens (Kruger, 2000 ; Gartner, Carter et Hills, 2003) ou encore à une perspective constructiviste (Sarasvathy, 2001 ; De Koning, 2003) dans laquelle l’opportunité est développée, formée ou créée, elle est toujours essentiellement présentée comme le fruit d’un processus individuel.

S’inspirant d’un courant de pensée émergent qui reconnaît de plus en plus l’intérêt de voir comment on peut aller au-delà de l’individu et faire appel à la créativité et aux connaissances de différents groupes culturels, sociaux ou économiques pour identifier des opportunités (Lounsbury, 1998 ; Puglisi et Marvin, 2002 ; Venkataraman, 2004 ; Julien, 2005), Maripier Tremblay a voulu par sa recherche explorer plus activement cette question. Mise au fait que certains organismes de développement régional québécois avaient commencé à expérimenter de nouvelles approches pour soutenir l’identification d’opportunités à travers des processus d’idéation créative faisant appel à une collectivité, elle a entrepris d’étudier en profondeur cinq cas par le biais d’une démarche de théorisation enracinée. Sa recherche a permis de mettre en évidence les caractéristiques d’un processus collectif de reconnaissance d’opportunités de même que les facteurs influençant les résultats de ce processus. Elle a également mis en évidence huit rôles majeurs assumés par les acteurs tout au long du processus collectif d’identification d’opportunités : l’initiation, le pilotage, l’opérationnalisation, la mobilisation, le support, la validation, le développement et la diffusion. Le maillage entre la créativité organisationnelle et l’entrepreneuriat apporte ici des résultats porteurs de nouvelles perspectives.

Ces deux derniers articles laissent entrevoir l’intérêt d’entreprendre de nouvelles recherches permettant d’explorer toutes les potentialités d’un éventail plus large de techniques et d’approches susceptibles de supporter la créativité en contexte entrepreneurial. Ainsi, Kremer et Verstraete ont expérimenté l’usage de la carte mentale en tant qu’outil pour favoriser l’apprentissage du Business Model, mais on peut croire que d’autres techniques sont susceptibles d’être utiles dans ce même contexte. De son côté, la recherche de Tremblay lui a permis de constater que seul le brainstorming avait été utilisé par les acteurs pour tenter d’identifier de bonnes occasions d’affaires. Selon elle, ces processus d’identification collective d’opportunités pourraient être enrichis par l’usage de techniques plus variées, selon l’objectif poursuivi. D’autres chercheurs ont aussi commencé à explorer l’usage de l’usage de différents outils ou approches de créativité en contexte d’idéation ou de développement. Ainsi, Lerch, Schenk et Cavallucci (2012) de même que Boldrini (2008) se sont intéressés à l’usage de la démarche TRIZ, une technique de créativité russe, dans le contexte d’activités de conception inventive au sein des PME. Selon eux, une telle approche permet de systématiser et d’améliorer ce processus de conception. De leur côté, Carrier, Cadieux et Tremblay (2010) ont réalisé une étude dans laquelle trois techniques d’idéation ont été expérimentées dans un contexte d’identification collective d’opportunités. Leurs résultats montrent l’utilité de cette approche et confirment l’hypothèse selon laquelle le nombre d’idées nouvelles, voire radicales, varie en fonction de la technique utilisée. Ce thème de l’exploration des outils de créativité reste insuffisamment étudié, particulièrement dans le contexte de la PME et de l’entrepreneuriat, et constitue à coup sûr une voie de recherche porteuse.

Conclusion

Ce dossier spécial met en relief une certaine diversité de la recherche actuelle et potentielle en matière de créativité en PME, concept à ne pas confondre avec celui de l’innovation. Faire appel aux recherches en cours dans le domaine du design, des industries créatives et des programmes de management des idées crée déjà des zones de lumière. Ainsi, certains pourront choisir de profiter de ces sentiers déjà ouverts pour creuser davantage tous les éléments susceptibles de supporter la créativité organisationnelle de même que celle du dirigeant ou de l’entrepreneur. Comme la créativité s’inscrit d’abord dans l’individu, mais qu’elle a aussi avantage à profiter de la synergie d’une équipe ou d’un groupe, plusieurs pistes de recherche intéressantes émergent également, concernant le management et la gestion des ressources humaines dans les plus petites entreprises. Par exemple, comment articuler le niveau collectif à celui plus individuel en matière de créativité ? Comment le dirigeant parvient-il à concilier le désir de conserver son indépendance et la nécessité d’enrichir sa propre créativité de celle de ses collaborateurs et employés ? Dans le contexte de la PME, étudier ces questions en lien avec les concepts de « motivation » ou de « confiance » apparaît comme une voie très porteuse.

Rappelons aussi que le dirigeant constitue la clé maîtresse de la créativité organisationnelle. Il peut en être le premier carburant ou le plus grand frein. Comme nous l’avons déjà souligné, nous savons très peu de choses sur les représentations des entrepreneurs et des dirigeants de PME quant à l’importance qu’ils accordent à la créativité et les stratégies ou moyens qu’ils privilégient pour la faire émerger dans leur organisation. Jusqu’à maintenant, les recherches empiriques sur la créativité en contexte organisationnel ont presque toujours été réalisées dans le milieu des grandes entreprises.

Malgré quelques espaces de lumière révélés par les articles du présent dossier et l’identification de perspectives stimulantes pour de futures recherches sur la créativité en contexte de PME, certaines zones d’ombre persistent, ne serait-ce que par le nombre de questions importantes auxquelles nous n’avons pas encore pu apporter de réponses. Il faut insister ici sur la difficulté à étudier empiriquement la créativité en contexte organisationnel. Ainsi, lorsqu’on étudie l’innovation, on dispose actuellement de beaucoup de critères objectifs pour déterminer dans quelle mesure certaines entreprises sont innovatrices ou non. Mais comment peut-on établir qu’une entreprise est créative, puisque la créativité ne se révèle pas nécessairement par l’innovation ? En effet, une entreprise peut innover tout en restant peu créative (par exemple, en acquérant des brevets ou des concepts déjà développés par d’autres). Même des chercheurs en créativité chevronnés comme Amabile et Ekvall ne sont pas parvenus à développer des échelles capables de prédire ou de déterminer la créativité effective d’une organisation. Les instruments qu’ils ont développés permettent, au mieux, d’identifier la présence de facteurs ou d’éléments susceptibles de favoriser la créativité. Les trois recherches ici présentées s’appuient sur des matériaux qualitatifs (verbatim, observations, cartes mentales), ce qui est aussi le cas dans la plupart des recherches actuelles sur la créativité. Cela illustre bien la difficulté réelle d’identifier des échelles de mesure et des indicateurs fiables.

Bref, que les chercheurs préfèrent la recherche qualitative ou la recherche quantitative, tous ceux qui veulent relever le défi d’étudier la créativité organisationnelle dans le contexte de la PME sont les bienvenus. Ces perspectives différentes, mais complémentaires ne peuvent qu’enrichir nos connaissances dans un domaine de recherche encore jeune, difficile à aborder, mais rempli de promesses.