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Introduction

Dans une économie dite « de la connaissance », qui met à l’honneur de façon croissante l’innovation, le « modèle particulier »[2] d’organisation des coopératives pose la question de la capacité de ces entreprises agricoles et agroalimentaires à innover. Les entreprises de ces secteurs innovent plus que celles des autres industries manufacturières (61 % contre 55 % en 2010) (CIS 10). Les innovations organisationnelles, que nous définissons comme « la mise en oeuvre d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les procédures, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures de la firme » (OCDE, 2005), sont les plus nombreuses dans ce secteur (Galliano, Garedew et Magrini, 2011). En effet, elles sont déployées par 39 % des entreprises, alors que 31 % des entreprises innovent en matière de produits, et 30 % en termes de procédés[3].

Notre objectif est donc ici d’appréhender en quoi le fait d’être une coopérative peut influencer positivement le développement d’innovations organisationnelles (Basterretxea et Martínez, 2012), et donc de comprendre comment l’innovation organisationnelle[4] est mise en oeuvre dans les coopératives, en étudiant en particulier les liens de coopération développés par ces entreprises.

Pour cela, nous étudions comment les innovations déployées permettent aux coopératives agricoles d’améliorer leur situation concurrentielle au sein de leur filière. Plus précisément, nous analysons la mise en place d’innovations organisationnelles dans les coopératives se traduisant par la construction et l’évolution de leurs compétences, dans le cadre de la construction de leur avantage concurrentiel (Teece, 1986 ; Barney, 1991). Les innovations de ce type – qui peut prendre la forme d’une nouvelle organisation du travail, de processus de codification et de normalisation qualité, des regroupements entre entreprises (Boehe, 2013) – sont, comme nous l’avons mentionné, nombreuses dans les industries agroalimentaires (IAA), en particulier dans les petites structures, et sont pourtant moins étudiées que les innovations technologiques (Martin et Tanguy, 2011). Pour les coopératives, le choix d’une véritable politique d’innovation s’inscrit dans un contexte d’évolution importante de leurs stratégies face à des enjeux concurrentiels au plan mondial (Levi et Pellegrin-Rescia, 1997 ; Novkovic, 2008 ; Shiraishi, 2009). Ainsi, les stratégies d’alliances et de regroupements au sein de groupes de plus grande taille (Mauget, 2013) constituent pour ces acteurs, comme pour d’autres acteurs de petite taille (Birley, 1985 ; Salavou, Baltas et Lioukas, 2004 ; Street et Cameron, 2007), le moyen de construire un nouveau système d’offres grâce à la mise en commun d’actifs spécifiques, le partage d’informations de marché, l’accompagnement de stratégies de diversification ainsi que la maîtrise de l’aval et de la distribution (Chiffoleau et al., 2002 ; D’Angelo, Majocchi, Zucchella et Buck, 2013 ; Esteve-Pérez et Rodríguez, 2013). Ces regroupements permettent en outre, pour les petites coopératives, d’élargir leur gamme de produits, de déployer des efforts marketing et de productivité (Dussuc et Geindre, 2012 ; Fensterseifer et Rastoin, 2013), et de développer des innovations dans de meilleures conditions (Williamson, 1979 ; Freel, 2003).

Dans une première partie, nous rappelons les spécificités des coopératives agricoles qui facilitent la mise en place d’innovations organisationnelles. En effet, les coopératives ont des liens étroits avec leur territoire d’activité et leurs adhérents, relations qui peuvent se traduire par un engagement important dans la mise en oeuvre de changements. Nous montrons comment les coopératives, pour faire face aux nombreuses évolutions auxquelles elles sont confrontées, définissent une stratégie de développement et innovent, en particulier au niveau organisationnel, pour construire des ressources spécifiques. Dans cette perspective, nous nous appuyons sur l’approche développée par les auteurs évolutionnistes (Nelson et Winter, 1982 ; Teece, 1986 ; Dosi, 1988), et par les auteurs de l’approche fondée sur les ressources (Barney et Clark, 2007) qui ont particulièrement analysé le rôle de l’organisation de l’entreprise, ainsi que celui des compétences et des partenariats développés dans une démarche d’innovation. Pour mieux comprendre ces phénomènes, nous mobiliserons aussi la proposition de mise en relation et d’absorption de connaissances externes à l’entreprise (Cohen et Levinthal, 1989, 1990). Nous présentons ensuite dans une seconde partie notre étude empirique basée sur plusieurs études de cas qui témoignent de la façon, dont les innovations organisationnelles permettent d’affronter des situations stratégiques difficiles lors de crises et de déséquilibres soudains. Après une discussion des résultats de ces analyses, nous concluons sur les enseignements que nous pouvons en tirer pour les coopératives, et pour les institutions qui accompagnent leur développement. Ces apports nourrissent également la réflexion en termes académiques sur l’intérêt du modèle coopératif dans un contexte concurrentiel exacerbé et mondialisé comme suggéré par Mangin (2012).

1. Innovation organisationnelle dans les coopératives agricoles[5] : aspects thÉoriques et conceptuels

L’originalité de notre propos est d’examiner comment sont impulsées et développées des innovations de type organisationnel et de chercher à mieux comprendre en quoi le fait d’être une coopérative facilite, ou au contraire rend plus difficile, le fait d’innover. Parmi les changements organisationnels caractéristiques des coopératives, la mise en oeuvre des démarches qualité, que ce soit en produit (comme les AOP[6] ou l’agriculture biologique) ou en procédé (comme la mise en place d’une norme ISO), très nombreuses dans le secteur agricole et agroalimentaire depuis les années 2000 (Galliano, Garedew et Magrini, 2011), offre un cadre d’analyse très intéressant, car exigeant des changements de pratiques et des innovations de toute nature.

1.1. Les spécificités des coopératives dans la mise en place des innovations organisationnelles

Parmi les entreprises dites « de terroir » (Rastoin et Vissac-Charles, 1999 ; Marchesnay, 2001), les coopératives développent de plus en plus une stratégie d’innovation leur permettant de passer d’un statut de « producteur de matières premières » à celui de transformateur allant jusqu’au produit final et intégrant la commercialisation. Pour s’adapter aux évolutions des marchés, les coopératives tendent également à se regrouper en fusionnant ou en constituant une union. Cette politique de regroupement permet de desserrer la contrainte territoriale tout en maintenant un lien fort avec les agriculteurs du territoire et, parfois, facilite le développement à l’international grâce à la mutualisation des ressources (Mauget, 2005). En effet, la nouvelle coopérative (ou l’union) est en mesure de proposer une gamme de produits plus grande aux clients et cela lui permet aussi de se doter d’outils plus performants pour affronter la concurrence sur les marchés national et international (Bélis-Bergouignan, Corade, Couret et Pesme, 2007). Comme nous allons le voir à présent, cette meilleure efficacité concurrentielle permet aux coopératives de mieux valoriser les produits issus des différents terroirs.

1.1.1. Quel contexte pour l’innovation dans les coopératives ?

Contrairement aux entreprises de droit commercial, les coopératives ont comme spécificité de devoir gérer les contraintes liées à un périmètre d’action imposé et à leur inscription territoriale, tout en valorisant la production des adhérents (Filippi, 2004 ; Filippi et Triboulet, 2006). Si la mutualisation de l’offre en amont des filières peut se révéler un avantage certain, le fonctionnement des coopératives et leurs liens privilégiés avec leurs adhérents leur donnent également un atout quant à la mise en place de nouveaux projets comme les démarches qualité. D’après la littérature (Filippi, 2004), les coopératives agricoles de production présentent un certain nombre de caractéristiques, les amenant ces dernières années à d’importantes évolutions organisationnelles :

  • Une offre contrainte par la production fournie par les producteurs adhérents, avec une forte orientation « offre » et une faible orientation « marché ». Cependant, si à l’origine la coopérative multimétiers (lait, viande, légumes, cidre, jardineries…) vendait des engrais et des machines agricoles, la moitié de son chiffre d’affaires provient aujourd’hui de la transformation de ses matières premières. De nombreuses coopératives choisissent en effet d’intégrer dans leurs activités, via des filiales, la transformation de productions agricoles, et de développer des marques pour résister à la grande distribution.

  • Un encastrement territorial et culturel : tout d’abord, les produits vendus par la coopérative constituent fréquemment une partie de la culture gastronomique locale, souvent « institutionnalisée » dans des signes de qualité comme les AOC/AOP (appellation d’origine contrôlée ou protégée) qui imposent un cahier des charges et des conditions de production très précises[7] ; la contrepartie de cet engagement fort dans des signes de qualité serait un attachement des producteurs membres de la coopérative à leurs savoirs et savoir-faire traditionnels et ils pourraient à ce titre être réticents à les modifier (Gade, 2004).

  • Une stratégie qui s’inscrit dans le long terme : une autre spécificité des coopératives est qu’elles semblent, par certains côtés, mieux armées pour résister à la crise économique actuelle[8], entre autres parce que les excédents dégagés sont essentiellement utilisés pour investir afin d’améliorer l’outil de production et/ou de commercialisation.

Les coopératives agricoles, du fait de leur statut, ont un lien fort avec leurs adhérents sur leur territoire. Ce lien est encore renforcé pour les coopératives qui sont situées dans une zone AOC/AOP (Filippi et Triboulet, 2006). Tout l’enjeu des entreprises coopératives est d’être ainsi à la fois capables de maintenir, voire de renforcer, des liens étroits avec leur territoire et leurs producteurs, mais aussi de s’affranchir de ce territoire pour aller chercher si nécessaire des compétences pour innover qu’elles ne maîtrisent pas en interne, auprès de partenaires localisés hors de cette zone.

1.1.2. Le rôle des connaissances externes et de l’insertion dans des réseaux de coopération

Selon les auteurs évolutionnistes (Nelson et Winter, 1982 ; Dosi, Teece et Winter, 1990), l’innovation est indissociable d’une modification des compétences organisationnelles existantes, modification qui peut s’avérer difficile à mettre en oeuvre. David Teece identifie la compétence foncière d’une firme comme la base de ses capacités concurrentielles dans une activité particulière (Teece, 1988) : « Ces gens sont bons en matière de... résume les perceptions extérieures quant à la nature de ces compétences » (Dosi, Teece et Winter, 1990). La compétence foncière est identifiée aux compétences technologiques d’une firme, aux actifs complémentaires et aux routines, le concept de « routine » faisant ici référence à l’analyse de Richard Nelson et de Sydney Winter exposée dans leur ouvrage de 1982. Dans cette optique, la dynamique innovante d’une entreprise n’est pas uniquement déterminée par le montant des investissements matériels et immatériels qu’elle consent, mais elle dépend également de ses compétences et de leurs évolutions, notamment organisationnelles. La compétence est ainsi non seulement considérée comme un acquis, mais également comme une capacité de renouvellement et de changement (Divry, Dubuisson et Torre, 1999). L’élaboration de nouvelles pratiques et le développement de nouveaux produits peuvent rencontrer des obstacles dans la mesure où les savoirs, qui sont à la base de la conception des produits et de la gestion des procédés, sont encastrés dans les compétences existantes ou les routines de la firme. Pour autant, la construction dans le long terme d’un avantage spécifique repose sur l’accumulation de connaissances fondant la différenciation et pouvant servir de levier à une innovation (Teece, 1998).

Dans cette optique, un aspect primordial du processus d’innovation est la capacité d’une firme à exploiter les connaissances externes, autrement dit sa capacité d’absorption (Cohen et Levinthal, 1989, 1990). En fonction de cette capacité, une entreprise sera plus ou moins en mesure d’exploiter les opportunités technologiques de son environnement (Martin et Boschma, 2010). La capacité à « absorber » les technologies et connaissances externes (à mobiliser les ressources externes, existantes) dépend alors de la manière, dont elle est organisée en interne (circulation de l’information, dispositifs de veille technologique, existence de service R&D et/ou qualité) (Ter Wal et Boschma, 2011). Elle dépend aussi de la manière, dont elle est organisée vis-à-vis de son environnement extérieur, c’est-à-dire, dont elle est insérée dans des réseaux d’innovation. Dans cette perspective, et comme l’ont montré Giuliani et Bell (2005) dans leur analyse du cluster vitivinicole dans une région du Chili, le degré d’ouverture des entreprises aux connaissances et appuis extérieurs apparaît fondamental. Les petites structures peuvent dans certains cas jouer un rôle clé de facilitateur d’innovation, assumant, à la place des grandes entreprises, un risque qui n’est pas sans danger pour elles (Puthod et Thévenard-Puthod, 2006). Les coopératives doivent ainsi être capables d’intégrer des connaissances externes et de s’insérer, y compris à l’extérieur de leur territoire coopératif, dans des réseaux de relations pour innover. Or, la familiarité avec des habitudes de coopération, comme c’est le cas dans les coopératives, peut réduire ce danger et se révéler un facilitateur d’innovation (Cohen et Levinthal, 1990). À cet égard, la proximité géographique ne semble pas être le seul facteur favorisant l’innovation. En effet, la coordination entre acteurs repose ainsi sur d’autres facteurs que la seule colocalisation et proximité géographique (Ben Letaifa et Rabeau, 2013), tels qu’une proximité organisée[9] fondée sur des normes collectives et des codes communs de communication qui stabilisent le système de relations et rendent la collaboration possible (Torre et Rallet, 2005 ; Zimmermann, 2008 ; Torre, 2010). L’existence d’un langage et de normes communes constitue ainsi un élément moteur dans les démarches d’innovation et l’engagement des coopérateurs.

1.1.3. Mobilisation des adhérents et démarches d’innovation

Que ce soit pour intégrer la commercialisation des produits, ou pour en certifier l’origine ou les conditions de production, les innovations organisationnelles développées par les coopératives s’appuient sur les relations privilégiées avec leurs adhérents. En effet, les certifications basées sur une meilleure valorisation des liens au territoire, à travers le développement de signes de qualité et d’origine, sont difficiles à mettre en place et exigent la création de relations partenariales entre l’entreprise et ses adhérents (Stervinou et Lê, 2006). Or, le partage d’informations et la communication interne au sein des coopératives se font plus facilement que dans des entreprises classiques (Arcas-Lario et Hernandez-Espallardo, 2003 ; Birchall, 2011). La prise de décision collective, le partage d’une culture commune et le développement de routine de collaboration favorisent donc l’innovation (Bourgeois et Brodwin, 1984 ; Chatenier, Verstegen, Biemans, Mulder et Omta, 2010) montrant ainsi l’importance, dans le processus collectif de création de nouveaux savoirs et de nouveaux savoir-faire, de la création de confiance, d’engagement et d’une culture partagée.

Facteur primordial d’échanges d’informations et de connaissances en interne et en externe, les changements de pratiques et l’innovation organisationnelle jouent ainsi un rôle central dans la performance des coopératives, mais ces phénomènes restent relativement peu étudiés, l’essentiel des travaux sur l’innovation des entreprises en général, et des PME en particulier, s’intéressant traditionnellement plutôt à l’innovation technologique. Or, les interrelations entre les innovations technologiques et organisationnelles sont nombreuses (Lam, 2004 ; Ayerbe-Machat, 2006 ; Fonrouge, 2008) et leur prise en compte est essentielle à la réussite des projets d’innovation. En effet, très souvent, une innovation va entraîner des modifications d’ordre technologique, mais aussi des changements dans l’organisation, et nécessiter par conséquent une évolution des compétences. Ces innovations nécessitent de nouvelles coordinations (Allaire et Sylvander, 1997 ; Filippi et Triboulet, 2006) et les liens privilégiés des coopérateurs entre eux, et avec leur coopérative, favorisent une mobilisation des adhérents dans les actions collectives.

1.2. Le défi coopératif actuel : coopérer et innover tout en maintenant des liens étroits avec leurs adhérents

Pour faire face aux nombreuses évolutions auxquelles elles sont confrontées et définir une stratégie de développement, les coopératives doivent ainsi être capables d’innover, en particulier au niveau organisationnel, pour construire avec leurs adhérents des ressources spécifiques. Cependant, plusieurs auteurs (Fulton, 1999 ; Barraud-Didier et Henninger, 2009 ; Barraud-Didier, Henninger et Anzalone, 2013) ont montré que l’engagement des coopérateurs tend à diminuer avec l’accroissement de la taille de la coopérative. Une étude récente menée sur le processus de participation des adhérents de coopératives en Midi-Pyrénées montre en effet que, plus la coopérative est grande et complexe, moins les adhérents se sentent « engagés » dans la coopérative et s’impliquent dans sa gouvernance (Barraud-Didier, Henninger et Triboulet, 2014). Les restructurations et le développement de stratégies commerciales plus offensives provoquent également un éloignement des adhérents de la coopérative qui peuvent se trouver de ce fait moins « engagés » vis-à-vis de leur coopérative (Fulton, 1999 ; Barraud-Didier et Henninger, 2009 ; Barraud-Didier, Henninger et Anzalone, 2013). Cela ne signifie pas cependant qu’ils remettent en question leur participation économique. En revanche, ils sont plus susceptibles d’adopter des comportements opportunistes d’adhésion/non-adhésion en fonction des variations de conditions de marché et de contexte. Les coopératives semblent conscientes de cette volatilité de l’attachement de leurs membres et cherchent à maintenir les conditions d’un attachement durable.

La question que nous nous posons est celle de l’influence de la spécificité des entreprises coopératives sur le développement d’innovations organisationnelles, en particulier à travers la mise en oeuvre de coopérations. L’analyse des stratégies de partenariat des coopératives spécialisées dans l’élaboration de Crémant de Bourgogne, de Champagne et de céréales biologiques va à présent nous permettre de préciser les innovations organisationnelles qui ont été développées dans les coopératives, à l’occasion de la mise en place de démarches de régulation de la production et d’amélioration de la qualité des produits.

2. Méthodologie

2.1. Choix des cas étudiés et collecte des données

Notre objectif est d’explorer les spécificités de la mise en oeuvre des innovations organisationnelles menées par les coopératives en réalisant des études de cas de type instrumental dans deux secteurs de l’agroalimentaire (vins effervescents et céréales). D’après Chetty (1996), la méthodologie de recherche par étude de cas est une forme de recherche essentielle en sciences sociales et en management, aussi bien pour tester des hypothèses (Yin, 1989) que pour explorer et développer de nouvelles théories (Eisenhardt, 1989). Un des avantages reconnus à cette méthodologie est qu’elle permet de mesurer et repérer des comportements, au contraire de méthodes par entretiens qui ne capturent que des déclarations verbales (Yin, 1989). Elle autorise aussi le recueil d’informations de sources multiples, qualitatives comme quantitatives (Chetty, 1996). Ainsi, ce type de méthode permet grâce à l’utilisation de multiples sources d’informations de fournir une image globale beaucoup plus complexe et riche que d’autres méthodes (Sohal, Simon et Lu, 1996). Parmi les critiques qui lui sont faites, la faible possibilité de généralisation est réfutée par Yin (1989) qui compare les études de cas à des expériences, qui présenteraient un potentiel de généralisation à des propositions théoriques et non à des populations ou à des univers (Chetty, 1996).

Nous avons privilégié cette méthodologie dans le cadre d’une démarche exploratoire qui ne cherchait pas à valider une proposition théorique, mais plutôt à mieux comprendre les dimensions de la construction de compétences pour innover au niveau organisationnel par les coopératives. Ces études de cas sont de nature descriptive et nous cherchons à améliorer la compréhension du phénomène que nous étudions (Charreire et Durieux, 1999).

Les cas étudiés ont été choisis dans deux secteurs dans lesquels les coopératives sont particulièrement représentées : la vinification, et plus particulièrement la fabrication de vins effervescents, et le commerce de gros de céréales (Ambiaud, 2009).

La collecte de données a été permise par l’activité pédagogique de deux des auteurs, les amenant à entretenir une relation fréquente avec les coopératives étudiées. Dans le cadre de la supervision d’étudiants, ils ont pu directement collecter des données. Ces données primaires ont été complétées par l’analyse de données secondaires issues de la presse (Tableau 1).

Tableau 1

Synthèse des différentes collectes de données

Synthèse des différentes collectes de données

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2.2. Adhésion des producteurs, compétences et innovation : trois études de cas

Les coopératives, dans le secteur des vins effervescents, développent une stratégie de sécurisation des approvisionnements[10] et d’amélioration de la valorisation des raisins de leurs adhérents. Traditionnellement, les coopératives sont les fournisseurs de raisin ou de vin de base aux élaborateurs, mais depuis quelques années, elles intègrent de plus en plus l’étape d’élaboration et développent leurs propres marques. Dans la filière céréales, la Cocebi a été pionnière dans la constitution d’une filière « agriculture biologique » en structurant une nouvelle organisation de la production et de la distribution. Aujourd’hui, en s’associant avec d’autres acteurs (Tableau 2), elle cherche à développer de nouveaux marchés.

Pour mettre en place ces stratégies, les coopératives innovent aux plans technologique et organisationnel. Dans la mise en oeuvre de ces démarches d’innovation, nous analysons le rôle des modifications de procédures et des coopérations externes, ainsi que celui que jouent les relations privilégiées que les coopératives entretiennent avec leurs adhérents.

2.2.1. Les coopératives productrices de vin effervescent[11] : Champagne et Crémant de Bourgogne

Situées dans des régions voisines et mettant en oeuvre les mêmes procédés de fabrication, les coopératives productrices de vin effervescent Champagne et Crémant poursuivent un même objectif de fidélisation des adhérents et d’innovations organisationnelles destinées à résoudre la question cruciale de l’approvisionnement, en qualité, régularité et quantité, de la matière première employée : le raisin.

L’Union Auboise : l’innovation organisationnelle au service de sa stratégie de différenciation

Même le Champagne, considéré comme une des appellations les plus prestigieuses du monde, peut connaître de façon cyclique, une crise qui entraîne une diminution des ventes, notamment à l’export, ou une diminution des prix sur le marché national et à l’export. En 2008, cette baisse, particulièrement notable pour les maisons de négoce les plus exportatrices, a eu une conséquence indirecte, celle de remettre en question l’équilibre organisationnel instauré depuis des décennies entre les vignerons, producteurs de raisin et de matières premières, qui, pour 70 % d’entre eux, sont adhérents de coopératives, et les maisons de négoce qui élaborent le Champagne et en assurent la distribution (70 % de la commercialisation des bouteilles finies et 90 % sur les marchés extérieurs hors UE) et qui font la notoriété du Champagne.

Le lien entre les vignerons et les négociants se fait par l’intermédiaire de leurs organismes professionnels respectifs qui siègent ensemble dans un organisme interprofessionnel, qu’ils codirigent : le Comité interprofessionnel des vins de Champagne (CIVC). Celui-ci, depuis sa création en 1941, est responsable de la mise en oeuvre des contrats qui, même s’ils ont évolué au cours du temps, ont toujours pour fonction de réguler le marché et l’équilibre entre les différents acteurs champenois. Ainsi, l’interdépendance des deux familles, les vignerons et les négociants, est à l’origine de « l’équilibre champenois » qui a assuré jusqu’à présent le partage de la valeur ajoutée de manière équitable (CIVC, 2010).

En 2008-2009, certains marchés à l’export connaissent une baisse pouvant aller jusqu’à 35 % des volumes, ce qui engendre une diminution des prix en France comme à l’étranger. Afin de limiter les impacts de la crise, certaines maisons de Champagne annoncent qu’elles ne peuvent pas s’engager comme à l’accoutumée sur des contrats de quatre ans et qu’un accord ne sera trouvé que dans le cadre d’une diminution des rendements afin de réduire les stocks et le prix du raisin. Cette pression est alors subie par les vignerons comme un moyen pour les maisons de Champagne de se protéger de la crise au détriment des viticulteurs, remettant en cause l’équilibre partenarial établi.

L’Union Auboise (UA) est une union de coopératives créée en 1967 par les onze coopératives viticoles de l’Aube. L’idée, à l’époque, était de construire une organisation constituant un outil d’élaboration de Champagne et de commercialisation commun, et de conserver une part plus importante de la valeur ajoutée. Aujourd’hui, l’Union Auboise regroupe douze coopératives, indépendantes et menant des activités complémentaires, et 900 adhérents. Il s’agit de l’un des opérateurs majeurs de la région. Outre une production à destination des grandes maisons de négoce, l’Union Auboise commercialise du Champagne sous sa propre marque (marque Devaux, sa marque emblématique) et sous des marques (Jacquart, Montaudon) détenues par Alliance Champagne, une union constituée avec deux autres unions de coopératives : la Cogevi et la Covama, localisées respectivement dans les départements de la Marne et de l’Aisne.

La course à l’approvisionnement étant très concurrentielle en Champagne, les adhérents des coopératives sont très convoités. L’Union Auboise a donc mis en place différentes stratégies de fidélisation auprès des coopérateurs. Le service développement de l’Union Auboise est responsable du maintien et de l’augmentation du sociétariat au sein des différentes coopératives. Le service technique offre un accompagnement aux adhérents dans les pratiques réglementaires, environnementales et qualitatives sur les exploitations dans le cadre d’une démarche volontaire proposée aux adhérents, la Démarche Qualité Vignoble (DQV). Une telle démarche, analysée au niveau de l’UA, a constitué une innovation organisationnelle lors de sa mise en place.

Suite à la crise de 2008 et au conflit qui a opposé les familles de viticulteurs et de négociants au sein de l’interprofession (CIVC), une des stratégies de l’Union Auboise a ainsi été de trouver un levier de différenciation pour accentuer sa politique de marque. L’objectif était de devenir un partenaire incontournable et de ne pas dépendre trop fortement des ventes auprès des maisons de Champagne qui absorbent la moitié de la production de l’union de coopératives. La Démarche Qualité Vignoble, destinée à améliorer les pratiques qualitatives et respectueuses de l’environnement, et mise en oeuvre dans les exploitations volontaires depuis les années 2000 (184 sur les 900 adhérents pour une surface de 1 000 ha en 2010), est apparue ainsi comme une démarche à même de procurer un avantage concurrentiel à l’Union Auboise, à condition que cette qualité soit perçue et valorisée auprès des consommateurs. En effet, les exigences des consommateurs en termes de qualité de produits, de qualité sanitaire et de respect de l’environnement ainsi que l’évolution conjointe de la réglementation (Plan Ecophyto 2018, directives Nitrates, etc.) obligent les acteurs de la filière champenoise à s’adapter et à développer de nouvelles pratiques. Les études montrent cependant que cet effort d’adaptation et de mise en place des nouvelles modalités organisationnelles que recouvre cette « Démarche Qualité Vignoble » est encore en voie de réalisation et qu’il aura nécessité un apprentissage de plusieurs années. Comme dans d’autres démarches d’innovation, la diffusion de la DQV s’est faite progressivement, en s’appuyant sur les acteurs les moins réticents (Akrich, Callon et Latour, 1988 ; Rogers, 1995). Le développement de ces nouveaux itinéraires techniques de conduite de la vigne et de nouvelles procédures d’organisation a d’abord été proposé aux quelques volontaires, reconnus comme des « pionniers » dans la coopérative, avant d’être progressivement étendu aux autres coopérateurs.

Cette démarche de production durable permet à la filiale de la coopérative, l’entreprise Devaux[12], de s’approvisionner en raisins de qualité et permet ainsi d’obtenir un avantage concurrentiel vis-à-vis des autres maisons champenoises. Ainsi, ses ventes croissent en 2013 de 15 % en volume. L’exportation a représenté 50 % de ses expéditions.

Le rôle moteur des coopératives dans le développement de la filière Crémant de Bourgogne

L’AOC Crémant de Bourgogne, vin effervescent, a été reconnue officiellement en 1975. Elle est gérée par l’Union des producteurs et élaborateurs de Crémant de Bourgogne (UPECB), qui regroupe environ 240 viticulteurs, caves coopératives et élaborateurs, des départements de la Côte-d’Or, du Rhône, de la Saône et Loire et de l’Yonne. La commercialisation de Crémant de Bourgogne est en croissance continue depuis sa création. Au sein de la filière AOC Crémant de Bourgogne, les coopératives jouent un rôle stratégique en tant que fournisseur de vin de base qui va ensuite être transformé en crémant.

Les entreprises privées réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaires dans l’élaboration de Crémant de Bourgogne en achetant des raisins, des moûts[13] ou du vin de base auprès des viticulteurs ou des coopératives. Les coopératives sont, quant à elles, plutôt orientées vers la production de vins tranquilles[14] et se diversifient en produisant des vins de base. Les coopératives présentes dans la filière crémant sont des structures de petite taille, avec en moyenne seize salariés (quatre pour la plus petite et 50 pour la plus grande). Seule la plus grande est spécialisée dans l’élaboration de crémant, elle y réalise 80 % de son chiffre d’affaires et maîtrise l’ensemble du processus de production (Figure 1). Les autres coopératives privilégient la production de vins tranquilles et la production de vin de base avec une tendance à développer de plus en plus une production en propre de crémant. Pour ces coopératives, la production de crémant représente en moyenne 11 à 12 % de leur chiffre d’affaires. En règle générale, elles délèguent les phases d’élaboration du crémant à d’autres entreprises du fait des équipements et des savoir-faire nécessaires, et seules deux coopératives ont choisi d’internaliser l’ensemble des phases de processus de production du crémant.

Figure 1

Division fonctionnelle du travail au sein de la filière Crémant de Bourgogne

Division fonctionnelle du travail au sein de la filière Crémant de Bourgogne
Source : UPECB, 2008

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Si une division du travail s’est instaurée entre coopératives et entreprises privées comme c’est le cas dans le Champagne, les relations entre ces deux groupes sont nombreuses. Les coopératives fournissent le vin de base, ce qui permet de sécuriser une partie de leurs débouchés et de garantir les approvisionnements des élaborateurs. Les élaborateurs fabriquent du Crémant de Bourgogne pour le compte des coopératives qui ainsi complètent leur gamme de vins tranquilles. Les coopératives assurent le lien entre l’interprofession et les viticulteurs qui sont adhérents des coopératives très implantées dans le département de Saône et Loire. Selon Walsh (2012), les coopératives vinifient en effet près de la moitié des vins de Saône de Loire. Elles constituent donc un puissant relai des décisions de régulation et d’amélioration de la qualité de la production que l’interprofession souhaite mettre en place. En effet, de même que les champenoises, les coopératives bourguignonnes encadrent leurs adhérents en leur fournissant des conseils, en particulier techniques. Elles ont ainsi joué récemment un rôle central dans la mise en place d’une innovation organisationnelle : le déploiement d’un nouvel outil de régulation de la production de raisin (l’affectation parcellaire) avant que celui-ci ne devienne obligatoire dans le nouveau cahier des charges de l’AOC.

Une innovation organisationnelle portée par les coopératives : la mise en place d’un outil de régulation collectif de la production dans la filière crémant

La croissance rapide de la production de Crémant de Bourgogne pose de façon aiguë la question de la sécurité des approvisionnements[15] en raisin des élaborateurs. Dans le vignoble bourguignon, la superposition des zones de production de raisins de différentes appellations fait qu’une parcelle de vigne peut produire du raisin à destination de la production de vin tranquille (appellation régionale) ou effervescent (appellation Crémant). Le viticulteur peut, selon les années en fonction de différents paramètres (rendement, maturité du raisin, conditions climatiques, prix du raisin, etc.), destiner sa production de raisins à l’appellation qui valorisera le mieux son produit. Afin de limiter les comportements opportunistes des viticulteurs qui attendent le plus longtemps possible avant de décider de l’affectation de leurs raisins, l’interprofession du Crémant a souhaité intégrer un outil de régulation de la production de raisin applicable sur le vignoble : l’affectation parcellaire. Il s’agit d’une déclaration qui doit être faite par les viticulteurs avant le 31 mars, sur l’identification des parcelles, dont la production est destinée à l’élaboration de Crémant de Bourgogne. Cette disposition est intégrée dans le cahier des charges (Décret du 19 octobre 2009).

La déclaration d’affectation parcellaire, qui constitue au sein de l’interprofession une innovation organisationnelle, doit mener à une amélioration de la qualité des approvisionnements par la conduite spécifique du vignoble et permettre de mieux anticiper les quantités de raisins destinées à l’élaboration de Crémant de Bourgogne.

La volonté des coopératives de mieux valoriser le raisin de leurs adhérents passera dans les années à venir par l’élaboration complète du Crémant. Aujourd’hui, une minorité de coopératives intègre l’ensemble des phases du processus de production du Crémant. Cette évolution réduira la quantité de vin de base disponible et fragilisera les élaborateurs qui n’ont pas sécurisé leur approvisionnement. Une minorité d’élaborateurs possède d’ailleurs un domaine leur permettant de produire une partie du raisin (entre 30 à 70 % de leurs besoins selon les entreprises). Pour les autres, c’est l’achat de raisins ou de vins de base en passant des contrats avec les coopératives ou des viticulteurs qui couvre la totalité de leurs besoins.

Depuis 2012, les disponibilités en raisins ou vins de base sont insuffisantes pour faire face aux besoins des élaborateurs. L’interprofession (UPECB) s’attend à perdre des marchés faute des matières premières disponibles. La régularisation de la production est donc stratégique pour la croissance et la montée en gamme de la production de Crémant. La déclaration d’affectation parcellaire est un outil permettant d’atteindre cet objectif collectif à la filière.

2.2.2. La Cocebi, une pionnière dans le développement des céréales Bio

Un outil au service d’un projet de création d’une filière de céréales biologiques

La Cocebi (Coopérative agricole de céréales bio), créée en 1983 à Nitry dans le département de l’Yonne en Bourgogne, est la première coopérative française de céréales biologiques. À cette époque, sept agriculteurs décident de constituer une coopérative afin d’organiser l’offre et la mise en marché dans le but de commercialiser leurs produits bio.

Au début des années quatre-vingt, la création d’une coopérative bio exigeait des innovations organisationnelles (structuration d’une filière, des circuits de distribution et commercialisation...) et constituait elle-même une innovation organisationnelle indispensable pour ces agriculteurs afin de commercialiser leur production. En effet, la profession céréalière et les opérateurs (coopératives de collecte « conventionnelles », moulins, etc.) étaient hostiles à l’idée même de production céréalière biologique. Si les mentalités ont depuis évolué, il faut constater qu’encore aujourd’hui, la production et la commercialisation de céréales bio restent très marginales. Ainsi, les surfaces en production bio ne représentent que 1,4 % des surfaces totales en céréales alors que les superficies totales en production bio s’élèvent à 845 440 ha en 2010, soit 3,1 % de la surface agricole de France (Agence Bio 2011[16]). Par ailleurs, les principales régions céréalières (Bassin parisien, Est et Nord de la France) « présentent un taux réduit de conversions suite à l’absence de structures de développement et d’approvisionnement “relais” et à la concurrence des productions spécialisées à forte valeur ajoutée (pomme de terre, betterave, etc.) auxquelles s’ajoute un certain rejet professionnel de cette agriculture alternative face à un système conventionnel dominant. Ces régions qui réalisent plus de 44 % de la collecte de blé tendre conventionnel n’assurent plus que 5 % de la collecte de blé tendre biologique. » (Dobson, Breslin, Suckley, Barton et Rodriguez, 2013).

L’idéal coopératif au service de l’innovation

La coopérative Cocebi a innové sur le plan organisationnel afin de promouvoir un projet d’écodéveloppement agricole et rural en rupture avec le modèle d’agriculture productiviste. Pour mettre en place ce projet, elle s’appuie sur une organisation de type « idéal coopératif » qui la distingue d’autres structures coopératives. En effet, le lien entre la coopérative et ses adhérents est fort (d’après les entretiens menés), et les agriculteurs gèrent une partie du stockage et de la transformation en contrepartie d’une aide financière. Certaines activités de la coopérative comme la gestion, le transport et l’identification des lots sont même assurés par les coopérateurs sous forme de vacations. Il n’y a pas de séparation entre les adhérents et la sphère de décision comme dans les grandes structures coopératives.

La coopérative oeuvre pour structurer une filière céréale bio durable afin d’éviter les risques de déstructuration du marché, en contractualisant et planifiant une partie de sa production. C’est le cas, par exemple, du partenariat avec le réseau de magasins Biocoop. « Biocoop contractualise ses volumes pour l’année à venir et donne des estimations et des tendances pour les deux années suivantes. Grâce à cet engagement illustré par la démarche “Ensemble pour plus de sens” à laquelle nous adhérons, nous pouvons anticiper, en termes de quantité, nos besoins de production et nos semences »[17] explique le président de la Cocebi. La contractualisation en volumes s’accompagne d’une fourchette de prix et permet ainsi d’assurer une rémunération équitable pour le producteur.

Par ailleurs, la coopérative apporte un soutien actif à la création d’autres coopératives biologiques dans d’autres régions. Ces actions permettent de développer une organisation indispensable pour le développement des filières céréales biologiques.

La création de la Cocebi a permis de valoriser les céréales biologiques de ses adhérents en structurant les débouchés alors que les opérateurs conventionnels ne considéraient pas à l’époque la production biologique comme viable économiquement. Mais cette structuration de la filière a atteint ses limites du fait, en particulier, de la petite taille des opérateurs et de son faible poids économique.

La mise en place d’une nouvelle filière de valorisation des céréales biologiques : une innovation organisationnelle majeure

En France, le développement de la demande de céréales biologiques est actuellement très important et la production française incapable de la satisfaire. Les transformateurs ou distributeurs importent donc pour faire face à une telle demande des céréales biologiques. D’autre part, si la filière française céréales biologiques se développe, elle reste marginale et à un stade de type « artisanal ». À l’exemple de la Cocebi[18], les collecteurs de céréales biologiques sont des petites structures. Se pose alors la question de la capacité de ces acteurs à impulser une hausse conséquente de la production et à la valoriser.

La société Decollogne, filiale de la coopérative Dijon Céréales[19], vient de faire construire un moulin à Aiserey en Côte-d’Or, dont l’activité est de transformer exclusivement des céréales biologiques. Ce moulin est opérationnel depuis 2011. Pour l’approvisionner, la filière régionale céréales biologiques doit ainsi passer d’une production actuelle de 6 000 tonnes de blé à plus de 20 000 tonnes. Le changement d’échelle est important et il faut repenser complètement l’organisation de la filière biologique régionale qui doit être basée sur un projet commun entre différents acteurs régionaux. En effet, il est indispensable que la coopérative soit en mesure de créer un véritable partenariat entre ces acteurs (coopératives, entreprises) afin de valoriser l’ensemble des productions autre que le blé, car la production biologique implique d’adopter une rotation sur longue période des cultures.

Par ailleurs, les coopératives doivent proposer une contractualisation très innovante (qui valorise l’ensemble de ces productions) et suffisamment attractive pour convaincre une partie des céréaliers conventionnels à se convertir à l’agriculture biologique et à s’associer à une démarche commune. Celle-ci nécessite de faire évoluer leur projet individuel qui, très souvent, vise à exploiter au mieux les opportunités d’un marché des céréales très spéculatif.

Synthèse des trois cas :

Tableau 2

Les innovations organisationnelles mises en oeuvre par les coopératives

Les innovations organisationnelles mises en oeuvre par les coopératives

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3. Résultats : la coopérative comme vecteur de diffusion des innovations

Partant d’une situation où l’orientation stratégique était axée surtout sur la production, la volonté des coopératives de lutter contre une situation concurrentielle défavorable les a incitées à développer des compétences nouvelles en termes de commercialisation (marques privées et collectives, réseaux, etc.) en rupture avec les routines instituées antérieurement. Les coopératives semblent offrir un contexte facilitant le déploiement des innovations, en particulier organisationnelles. Elles ont établi des relations basées sur des liens de proximité géographique avec leurs adhérents (Bouba-Olga et Grossetti, 2008), mais aussi de proximité organisée. Celle-ci va se traduire par l’adhésion des agriculteurs aux valeurs portées par les coopératives et faciliter ainsi l’acceptation par les coopérateurs de ces innovations (Boschma, 2004 ; Rallet et Torre, 2004). Dans les différents cas étudiés, le développement de compétences a supposé des innovations organisationnelles et de gestion de la production (affectation parcellaire anticipée et nouvelles procédures organisationnelles de formalisation dans le cas du Crémant, développement de circuits de distribution dans les trois cas, partenariats externes… (Tableau 2)) et des réflexions sur le maintien stratégique d’un avantage concurrentiel. Pour les coopératives champenoises comme pour les bourguignonnes, le statut coopératif a supposé un développement de compétences, et permis une communication rapide de l’information parmi les adhérents (Mintzberg et Waters, 1984) ainsi qu’une mobilisation facilitée à une stratégie collective (Mintzberg et Waters, 1985 ; Pictet, 2003). Il semble que cette mobilisation a pu reposer sur une confiance des coopérateurs envers l’équipe dirigeante et le bien-fondé de la stratégie qui avait été choisie.

Le cas de la coopérative céréalière, pionnière dans le développement du bio, résulte, il est vrai, d’une histoire bien différente du cas des coopératives spécialisées dans les vins effervescents : la coopérative est constituée de militants, convaincus d’une certaine idéologie écologiste. Ce militantisme s’étend aussi à la forme qu’ils ont choisie pour développer l’entreprise, une forme alors considérée comme alternative, en cohérence avec la raison d’être de leur projet. La différence réside aussi dans l’ampleur du projet, puisqu’il ne s’agit pas ici de modifier l’organisation d’une filière, mais d’en créer une nouvelle de toutes pièces. Mais les points communs sont nombreux : des entrepreneurs « schumpétériens » qui se dressent contre l’ordre économique régnant et les routines établies, innovant par le réseau qu’ils constituent (Biocoop), et construisant, grâce à des innovations organisationnelles, tout l’environnement nécessaire à la réalisation de leur projet. Dans une deuxième phase, la démarche est légitimée par l’environnement socio-politico-économique et sert d’exemple, les partenariats avec de plus grosses structures (Dijon Céréales) se développent.

Finalement, ces trois études de cas nous paraissent avoir mis en évidence plusieurs dimensions :

  1. L’évolution des compétences qui a eu lieu et l’importance des innovations organisationnelles nécessaires (gestion de l’affectation parcellaire, mise en place d’une filière complète, développement de nouveaux circuits de distribution et de débouchés), résultat cohérent avec la littérature indiquant un lien entre ces innovations organisationnelles et les compétences autorisant leur mise en oeuvre ;

  2. L’utilisation de la coopérative comme un réseau de diffusion de connaissances et d’innovations, diffusion qui semble s’être faite dans un contexte de confiance et d’adhésion des adhérents aux décisions prises, résultat nous paraissant intéressant et devoir être approfondi dans des recherches ultérieures ;

  3. Les aspects de proximités organisationnelle et cognitive (Boschma, 2005)[21] qui, à défaut d’une proximité géographique, ont rapproché deux régions produisant le même type de vin autour d’une coopération trans-territoriale, ou des acteurs disséminés dans deux filières céréalières, mais oeuvrant pour le développement de l’agriculture biologique.

Conclusion : enseignements et limites de la recherche

Notre question de recherche était centrée sur l’analyse des innovations organisationnelles (en interne d’une part et en termes de partenariats externes d’autre part) et de l’influence du statut des coopératives comme facilitateur de ces innovations du fait des proximités géographiques et organisées avec leurs adhérents. Compte tenu de l’importance donnée par la littérature à la capacité d’insertion dans des collaborations et de partage de l’information pour l’innovation des PME (Nonaka, 1994 ; Julien, Andriambeloson et Ramangalahy, 2004 ; Puthod et Thévenard-Puthod, 2006), il nous semblait intéressant d’explorer le cas des coopératives, qui, par nature, présentent une spécificité, leurs liens privilégiés avec leurs adhérents (Novkovic, 2008). Dans les trois études de cas, la nature coopérative des entreprises impliquées semble bien avoir eu une forte influence sur la façon, dont elles ont su réagir face à une évolution perçue comme négative de leur situation en mettant en oeuvre de nouvelles pratiques organisationnelles, voire de nouvelles organisations auxquelles ont adhéré les coopérateurs. Dans les différentes situations, elles ont remis en cause un ordre établi, qui leur était devenu défavorable, et c’est dans leur nature coopérative grâce à l’engagement des adhérents qu’elles disent en particulier avoir trouvé l’énergie et les ressources leur permettant de mener ces changements. Cette nature coopérative leur a permis en effet d’une part de partager l’information et les connaissances nécessaires aux innovations organisationnelles qu’elles voulaient développer. D’autre part, elle les a autorisées à avoir recours plus naturellement que d’autres entreprises de même taille à la constitution ou à l’activation de partenariats notamment avec d’autres coopératives, grâce auxquels elles ont puisé les connaissances et compétences qui leur manquaient.

Ces premiers résultats, encore exploratoires, confirment selon nous l’intérêt de notre question de recherche. Ils nous paraissent encourageants à plusieurs niveaux.

Tout d’abord, nous avons vu que les coopératives agricoles et agroalimentaires, même de petite taille, sont capables d’innovations, parfois ambitieuses, avec des dimensions organisationnelles et marketing importantes. Autrement dit, le lien fort d’une coopérative avec son territoire ne l’empêche pas d’innover.

Plus encore, il nous semble que loin de les empêcher d’innover, les caractéristiques de ces coopératives ont pu, par certains aspects, se révéler des avantages pour innover, grâce au maintien de liens étroits avec les adhérents, à une habitude de collaborer avec des partenaires en particulier d’autres coopératives, à une rapidité dans le partage d’information. On retrouve souvent ces caractéristiques clés dans le cas d’innovations développées par des PME classiques (Puthod et Thévenard-Puthod, 2006). Les coopératives étudiées ont ici fait preuve de compétences particulières dans ces dimensions partenariales et dans la motivation collective de leurs adhérents, qui leur ont permis d’accomplir des innovations organisationnelles rendues nécessaires par leur situation concurrentielle.

Cette recherche exploratoire nous a encouragés à approfondir la compréhension de ces processus d’innovations organisationnelles dans des entreprises coopératives. Les dimensions de confiance entre les coopérateurs et les décideurs, et d’adhésion qui semblent avoir permis une diffusion rapide des informations et des pratiques doivent être explorées de façon plus précise, d’autant que ces liens privilégiés peuvent être remis en cause dans le contexte de fusion et d’agrandissement des coopératives (Mauget, 2005). En effet, si coopérateurs et coopérative ont des intérêts communs, ces liens privilégiés peuvent être remis en cause du fait notamment de la croissance de la taille des coopératives par fusion ou adhésion à une union. Les coopératives doivent donc réussir à concilier croissance et maintien, voire renforcement, de l’engagement des coopérateurs. La stratégie d’innovation qu’elles mettent en place a ainsi un double objectif, permettre leur développement économique, mais aussi maintenir les liens de confiance avec leurs adhérents.

Nous avons pu étudier les résultats de ces innovations dans nos trois cas, mais le processus d’innovation lui-même et ses relations avec le modèle coopératif restent à analyser de façon plus approfondie. Un élargissement de l’étude à des coopératives d’autres régions européennes ou du monde pourrait aussi nous aider à approfondir cette question. Si nos études de cas restent plus une invitation à poursuivre cette étude que des résultats à généraliser, elles ont néanmoins le mérite de nous conforter dans cette direction et de nous aider à mieux appréhender la complexité des phénomènes à l’oeuvre. L’évolution de la situation économique en général et de l’agriculture française en particulier, ne peut que renforcer l’urgence d’une meilleure compréhension en vue d’un meilleur accompagnement du développement d’entreprises ancrées territorialement dans une tradition en renouvellement.