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Introduction

La notion de risque fait incontestablement partie des présupposés de l’entrepreneuriat : elle était déjà exposée au xviiie par Richard Cantillon, considéré comme « le père de l’entrepreneuriat » (Marchesnay, 2015). L’américain Franck Knight (1921-1964) approfondira cette notion de risque, en la distinguant de celle de l’incertitude : le premier est « probabilisable », l’autre pas. Le risque peut alors être défini comme « la probabilité qu’un événement indésirable arrive » (Kaneko, Ogyu, Torrès et Kamei, 2011) ou bien comme « la possibilité que les actions humaines ou des événements affectent ce que les humains valorisent » (Klinke et Renn, 2002 ; Reboud et Mazzarol, 2006).

Ces définitions du risque appellent deux remarques : de quels événements parle-t-on quand on parle de risque ? Si l’on accepte l’idée que la gestion d’une PME engendre une série d’événements professionnels indésirables ou pouvant affecter le dirigeant, faut-il encore les identifier avec précision ? Or, cette liste n’a jamais été réalisée.

La seconde remarque tient aux effets du risque sur la santé. La notion de risques psychosociaux met en relation à la fois la notion de risque avec celle de la santé. Or, s’il y a bien un sujet peu abordé en entrepreneuriat, c’est celui de la santé des dirigeants. La gestion des risques en PME ne peut donc pas faire l’économie de l’analyse du risque santé du dirigeant, car de sa santé dépendent en grande partie la stabilité et la pérennité de sa petite entreprise. Étonnamment, compte tenu de son importance, la question de la santé a très peu été abordée sous cet angle. Rares sont les travaux sur la santé au travail dans les PME (Bachelard et Abord de Chatillon, 2006), encore plus rares, pour ne pas dire inexistants, sont les travaux sur la santé du dirigeant de PME (Torrès, 2012).

En effet, dans la littérature entrepreneuriale (Messeghem et Torrès, 2015), la santé du dirigeant demeure un sujet négligé par les chercheurs : « la santé de l’entrepreneur est probablement une ressource sous-estimée pour le comportement entrepreneurial et le développement de l’organisation » (Vinberg, Gundersen, Nordenmark, Larsson et Landstad, 2012, p. 387). Pourtant, comment ne pas voir l’importance de la santé compte tenu de la place centrale qu’occupe le dirigeant dans une PME, comparativement à une multinationale où le leader est plus facilement substituable (Torrès et Chabaud, 2013) ?

La bonne marche de la petite entreprise ne tient souvent qu’à un fil, celui de la santé de son dirigeant. C’est pour cela que l’analyse du risque de santé est un thème à la fois novateur et essentiel en PME. Quelle est l’importance que les dirigeants accordent à leur propre santé ? Quels liens font-ils entre leur santé et celle de leur entreprise ? Quelles difficultés inhérentes à la gestion d’une PME rejaillissent directement ou indirectement sur leur santé et de quelle manière ? Le champ des interrogations demeure vaste, faute d’études et surtout faute de programmes de recherche structurés et planifiés sur ces questions (Inserm, 2011).

Dans cet article, nous nous concentrons sur les déterminants négatifs de la santé mentale du dirigeant : les risques psychosociaux. Constatant que les spécificités du travailleur non subordonné ne sont pas intégrées par des modèles de santé au travail bâtis à partir des salariés, une question de recherche se dégage : quels sont les principaux facteurs de risques psychosociaux (on parle plus génériquement de stresseurs) propres à l’activité professionnelle du dirigeant de PME ?

Pour répondre à cette question, cet article commence par une mise en contexte de la santé du dirigeant approchée comme un risque économique et des déterminants psychosociaux de cette santé. Puis est présentée une méthode d’enquête de type mixte[2], menée auprès de dirigeants de PME françaises (n = 357). D’abord, une phase longitudinale (dix prises) vise à catégoriser sémantiquement les stresseurs événementiels. Ensuite, une phase transversale évalue l’intensité de stress associé aux événements vécus durant la phase longitudinale, et leur probabilité d’occurrence. Enfin, une classification hiérarchique est réalisée. Nous concluons cet article en présentant et discutant sa principale contribution : une typologie des stresseurs professionnels du dirigeant de PME.

1. Revue de littérature

1.1. La santé du dirigeant de PME, un risque majeur, mais négligé

En reprenant le raisonnement de Torrès et Chabaud (2013) on peut comparer le risque de santé du dirigeant en fonction de la taille de l’entreprise. En prenant pour base d’observation la variation du cours de bourse de quelques multinationales (Apple, Swisscom, Michelin) au moment de l’annonce de la mort – qu’elle fut prévisible ou pas – de leur dirigeant, on peut constater que la valorisation boursière n’est guère affectée. La santé du dirigeant, dans un groupe de grande taille, n’occasionne que peu de conséquences sur la pérennité de l’organisation, ce qui faisait dire à Galbraith (1968, p. 752) que la grande entreprise avait un caractère immortel : « Ce n’est pas à des individus, mais à des organisations qu’est transféré le pouvoir dans la grande entreprise et dans la société. Et l’on ne peut comprendre notre société industrielle moderne que comme un effort couronné de succès pour synthétiser, grâce à l’organisation, une personnalité de groupe qui est de loin supérieure, quant aux objectifs qu’elle poursuit, à une personne physique et qui présente l’avantage supplémentaire de l’immortalité. »

La santé du dirigeant présente d’autant moins de risque que le groupe a planifié une procédure d’urgence de remplacement en cas de disparition subite, à l’image de Total lors du décès accidentel de Christophe de Margerie en octobre 2014. L’action de Total, si elle baisse légèrement sur le coup, repart à la hausse les heures suivantes, la situation du marché étant favorable au pétrole au moment de l’accident. Et 48 heures après l’annonce du décès, le dirigeant était remplacé (Gjosevski, 2014). Cette planification est la marque organisationnelle des grands groupes. Mais dès lors que l’on s’intéresse au monde des PME, les spécificités de ce type d’entreprise modifient du tout au tout l’analyse. Plus la taille est petite, plus le capital santé du dirigeant est important et de ce fait constitue un risque croissant en cas de défaillance. Dans ce cas, les conséquences sont beaucoup plus dramatiques pour l’organisation si cette situation n’avait pas été anticipée… ce qui est rarement le cas.

Mintzberg l’affirmait déjà dans son ouvrage The structuring of organizations (1979, p. 312) : « la structure simple est aussi la plus risquée des structures, dépendant de la santé et des caprices d’un unique individu. Une crise cardiaque peut littéralement réduire à néant le premier mécanisme de coordination de l’organisation ». Une étude longitudinale menée par Becker et Hvide (2013) sur des PME norvégiennes confirme cette projection. Sur 341 entreprises ayant connu le décès de leur dirigeant, on constate une baisse moyenne de 60 % du chiffre d’affaires et de 17 % de la masse salariale. Pire, 20 % des PME concernées ont fait faillite, contre 10 % pour un groupe de contrôle. On est ici bien loin de la baisse de quelques points de l’action des multinationales…

La différence d’impact de l’absence – momentanée ou définitive – du dirigeant selon la taille de son entreprise renvoie aux théories de la spécificité de la PME. Celles-ci tendent à montrer que la PME n’est pas une grande entreprise en miniature (Marchesnay, 1991). Les mêmes causes n’auront pas les mêmes effets selon qu’il s’agit d’une multinationale ou d’une TPE, en particulier quand le dirigeant est concerné. Deux mécanismes jouent particulièrement. D’un côté, la PME risque d’être confrontée à un « effet de grossissement » (Mahé de Boislandelle, 1996). Cette théorie avance qu’un même événement pourra être marginal dans une grande organisation et critique quand cette dernière est petite. D’autre part, la PME peut payer les frais de « l’égotrophie » de son dirigeant (Torrès, 2003), néologisme désignant l’hypertrophie de l’ego de certains patrons. Cela étant, même en l’absence d’un dirigeant narcissique, la gestion d’une petite structure a tendance à être centrée sur son chef. Par conséquent, une PME, dont le dirigeant est absent, même temporairement, peut être complètement désorientée. En conclusion, une santé défaillante du dirigeant constitue un risque majeur pour la PME.

1.2. Risques psychosociaux du dirigeant de PME : des lacunes théoriques

La posture préventive de la médecine du travail implique que l’approche des déterminants de la santé se fasse traditionnellement par l’évaluation statistique des risques auxquels sont exposés les salariés (Calvez, 2011). Deux catégories sont alors distinguées : les risques physico-chimiques et les risques psychosociaux. Ces derniers regroupent « l’ensemble des facteurs organisationnels et les relations interindividuelles qui peuvent avoir un impact sur la santé » (Vézina, Bourbonnais, Brisson et Trudel, 2006, p. 33). À l’instar des déterminants physiques, l’approche traditionnelle de ces facteurs psychosociaux est faite par l’évaluation des risques associés.

Les risques psychosociaux recouvrent des risques professionnels d’origine et de nature variées qui se situent à l’interface entre l’individu et ses conditions de travail. L’un des deux modèles de référence[3] est celui forgé par Karasek (1979), lequel identifie deux facteurs de risques. Le premier facteur de risque est la « demande psychologique », qui rend compte de la quantité et de l’intensité du travail ainsi que de la pression temporelle. Cependant une forte charge mentale ne constitue un risque pour la santé que si elle est accentuée par un deuxième facteur de risque : le manque de marges de manoeuvre (« latitude décisionnelle ») pour faire face aux exigences du travail, c’est-à-dire des possibilités restreintes de choisir sa manière de travailler. Les situations qui comportent un risque pour la santé résultent de la combinaison de ces deux éléments : une forte demande psychologique et une faible latitude décisionnelle. Selon les résultats de l’enquête « Sumer 2003 » de la DARES[4] (Guignon, Niedhammer et Sandret, 2008), les dirigeants d’entreprise font face à une très forte pression au travail, mais ils jouissent de concert d’une grande latitude décisionnelle compensatrice. La classe des dirigeants d’entreprise est en pointe sur les deux dimensions. Mais, selon nous, il faut aller plus loin que le modèle de Karazek, car il fixe des limites trop étroites pour jauger correctement la santé des entrepreneurs.

D’une part, la santé des entrepreneurs ne peut être appréhendée avec les outils classiques de la santé au travail qui n’ont jamais été conçus que pour comprendre la santé des salariés. L’entrepreneur est un travailleur non salarié qui n’a jamais signé de contrat de travail et qui ne subit aucun lien de subordination. Dans le modèle de Karasek, la santé entrepreneuriale n’est manifestement pas à sa place. D’autre part, la latitude du chef d’entreprise va plus loin que la latitude décisionnelle. Elle se situe au niveau d’une latitude stratégique qui certes englobe la latitude décisionnelle, mais qui la dépasse, car le choix de la fixation des objectifs est supérieur. Le dirigeant a le choix de la formulation stratégique et du design organisationnel de son entreprise. Il est en le propriétaire, souvent majoritaire. Cette caractéristique patrimoniale n’est pas du tout intégrée dans les modélisations de la santé au travail. Ni Karasek, ni les développements ultérieurs de ces différents modèles (Karasek et Theorell, 1990) ne donnent de poids à cette variable clé qui définit le patronat réel et le différencie du patronat de management. Un cadre supérieur, quelles que soient son autorité et l’amplitude de son pouvoir, n’est pas équivalent à un patron d’entreprise, dont les biens personnels sont parfois gagés dans l’exercice courant de son entreprise.

Pour conclure, pour étudier les travailleurs non salariés, il est nécessaire d’adapter les outils de mesure d’exposition aux facteurs psychosociaux au travail, car l’existant a été développé pour des populations salariées et apparaît donc mal adapté à ceux qui sont leur propre chef (Inserm, 2011). C’est cette raison qui appelle une étude exploratoire des stresseurs spécifiques aux dirigeants de PME.

1.3. Stresseurs, stress et risques de santé mentale

Les stresseurs se définissent comme les stimuli de l’environnement qui produisent communément de la détresse psychologique ou physique dans l’organisme (Hobfoll, Schwarzer et Chon, 1998). Les termes de détresse et de stress sont ici employés pour définir une réponse à un stimulus perçu comme nocif (Baum, 1990). Nous reconnaissons que certains stresseurs pourront générer, parallèlement à la détresse qui leur est associée, une portion d’émotions positives (Folkman et Moskowitz, 2000). Mais le stress chronique s’avère néfaste à terme pour la santé individuelle (Kivimäki et al., 2012).

« Très peu de choses sont connues sur les expériences de stress professionnel des propriétaires-dirigeants de PME » (George et Hamilton, 2011, p. 266). Si les premières publications sur le stress entrepreneurial remontent à une trentaine d’années, les contributions empiriques demeurent rares, et sont focalisées sur les stresseurs de rôle, c’est-à-dire des facteurs continus (Williams, 1985 ; Rahim, 1996 ; Kariv, 2008 ; Wincent et Örtqvist, 2009). L’approche des stresseurs événementiels du dirigeant ou de l’entrepreneur apparaît-elle débutante ? Seul le stress associé au lancement ou à l’échec d’une nouvelle entreprise a vraiment été étudié (Baron, 2008). Aussi cette étude se concentra sur les facteurs de l’activité professionnelle assimilés à des événements ressentis négativement par les individus.

Si quelques catégorisations des stresseurs événementiels de l’activité entrepreneuriale ont été proposées, les travaux s’appuient sur de faibles échantillons et l’approche utilisée demeure principalement qualitative (Schonfeld et Mazzola, 2015). Les approches qui combinent techniques quantitative et qualitative en sont encore à leurs débuts (Grant et Ferris, 2012). Concernant les dirigeants de PME, des outils sur mesure prenant en compte leurs spécificités restent encore à construire. C’est l’ambition de l’étude empirique présentée ci-après.

2. Méthodologie

2.1. Échantillon et échantillonnage

Une enquête a été menée sur 357 propriétaires-dirigeants de petites et moyennes entreprises (PME) au sens européen du terme[5] (effectif de moins de 250 salariés ; chiffre d’affaires de moins de 50 millions d’euros). Seules les PME employant au moins un salarié ont été retenues, afin d’intégrer des éléments relevant de la gestion des ressources humaines.

Le recrutement des participants s’est fait parmi les membres du Centre des Jeunes Dirigeants (CJD)[6] de France métropolitaine qui étaient propriétaires de leur entreprise. Un tirage aléatoire a alors fourni un panel de dirigeants volontaires. Parmi eux, 357 ont accepté de répondre à l’enquête.

L’échantillon est composé de 48 % de propriétaires-dirigeants de très petites entreprises (moins de 10 salariés), 37,5 % de petites entreprises (de 10 à 50 salariés) et 14,5 % d’entreprises de plus de 50, mais moins de 250 salariés. 58,7 % des participants sont créateurs de leur entreprise, 15,7 % sont des successeurs familiaux et 22,5 % des repreneurs (autre : 3,5 %). L’âge moyen des entreprises concernées est de 14,2 ans (écart-type = 12,6), l’entreprise la plus jeune a quelques mois, la plus ancienne a 65 ans. Les hommes constituent 82,6 % des participants et les femmes 17,4 %. L’âge moyen des participants est de 45 ans et demi, le plus jeune ayant 27 ans, le plus âgé 67 ans. Leur niveau d’étude est haut : seuls 7,5 % des participants sont autodidactes, 82,5 % sont bacheliers et 9,5 % ont un doctorat.

L’échantillon a été soumis à une enquête de type mixte (Johnson, Onwuegbuzie et Turner, 2007) qui comportait une phase longitudinale (dix prises de données qualitatives et quantitatives) puis une phase transversale (une prise de données quantitatives), sachant que le traitement des données de la première phase permettait d’opérer la seconde.

Concernant la phase longitudinale, les membres de la cohorte étaient 357 lors de la première prise et ne furent plus que 329 à la dixième, soit un taux d’attrition final de 8 %. Un ratio inférieur à 10 % est considéré comme satisfaisant pour la validité de l’étude (Twisk et de Vente, 2002 ; Kristman, Manno et Côté, 2005).

2.2. Collecte des données longitudinales

La phase longitudinale de l’enquête s’est composée de dix prises, entre mars 2011 et juillet 2012, au moyen de questionnaires passés par téléphone (un rendez-vous environ tous les mois et demi). Deux mesures étaient réalisées de manière consécutive, afin de respecter la séquence « naturelle » du traitement par l’individu d’un stimulus (Elfenbein, 2007) : détection de l’occurrence d’un événement ; attribution d’une valence émotionnelle (c’est-à-dire, sa nature positive ou négative).

La perception des événements a été mesurée par la question suivante : « Lors du dernier mois, quel est l’événement qui vous a le plus marqué dans votre entreprise ? ». La valence de l’événement a été mesurée par la question suivante « Précisez si c’est en positif ou en négatif ? ». En cas de réponse imprécise, la valence était considérée comme « neutre ». Cette enquête ne traite que des événements de valence négative.

Plusieurs précautions ont été prises pour limiter les biais liés à la remémoration des événements. L’espacement entre deux prises a été relativement court pour limiter la détérioration des souvenirs (Schroeder et Costa, 1984). Seul l’événement le plus marquant était demandé, afin d’éviter le biais de « mémoire épisodique » (Robinson et Clore, 2002), qui fait qu’un répondant accorde la meilleure qualité de restitution à l’événement le plus prégnant. Enfin, la durée de la phase longitudinale a permis de couvrir un exercice fiscal de l’entreprise, évitant la perte d’événements saisonniers (inventaires).

2.3. Traitement des données longitudinales

L’occurrence des événements a fait l’objet d’un codage sémantique, réalisé en deux étapes, conformément à un processus dit mixte (Strauss et Corbin, 1990). La première étape était un codage inductif de l’intégralité des verbatims, effectué séparément par deux chercheurs. Un taux d’accord initial de 66 % a été atteint. L’appel à un troisième chercheur a permis de concilier les deux premiers codeurs. Une liste de 30 catégories d’événements de valence négative (et de 28 événements positifs, traités dans un autre travail) a été entérinée, dont les intitulés s’inspirent des verbatims les plus fréquemment utilisés par les répondants. Une attention particulière a été portée à ce que l’intitulé de chaque catégorie soit univoque, quitte à scinder une catégorie en deux nouvelles en cas d’ambigüité lexicale. Cette démarche a permis de circonscrire un biais propre aux inventaires d’événement : la variabilité intracatégories (Dohrenwend, 2006). Remarquons que la liste des catégories recoupe toutes les dimensions fonctionnelles de la PME : gestion commerciale, gestion du personnel, gestion financière, aspects professionnels et personnels du dirigeant, gouvernance, stratégie, relations avec l’administration, gestion de la production et des approvisionnements.

Les 30 catégories d’événements négatifs ont ensuite été utilisées pour un codage déductif de l’intégralité des dix prises de verbatims. Ce travail a été confié à deux membres de l’équipe de recherche non impliqués dans le codage inductif. Un test de fiabilité de leur codage a été effectué selon la méthode de Miles et Huberman (2003, p. 126) qui la calcule ainsi : Fiabilité = nombre d’accords/(nombre d’accords + nombre de désaccords). Concernant la fiabilité intercodeurs, les deux membres ont atteint un taux de 69,4 %, sachant que l’idéal est à 70 % (ibid.). Concernant la fiabilité intracodeurs (c’est-à-dire le codage des mêmes verbatims par la même personne à deux dates différentes), les opérateurs ont obtenu des taux respectifs de 79,3 % et 78,1 %. Le meilleur standard pour cette procédure est de 80 % (ibid.).

Enfin, il a été vérifié la possibilité d’un biais de conditionnement propre aux études longitudinales (Warren et Halpern-Manners, 2012). Six participants ayant donné la même réponse trois fois de suite, seul leur premier verbatim a été conservé.

2.4. Collecte des données transversales

La phase transversale de l’enquête était un dernier questionnaire téléphonique facultatif, accepté par 292 participants de la phase longitudinale. Ils ont d’abord été interrogés sur l’occurrence annuelle des événements négatifs préalablement catégorisés. Pour les événements vécus, leur ressenti en termes de stress associé était alors demandé.

L’intensité stressante a été mesurée par la question suivante : « Nous allons vous donner une liste d’événements négatifs que vous avez pu vivre en tant que chef d’entreprise lors de la dernière année. Si vous avez vécu l’événement, nous vous remercions d’indiquer quel a été votre ressenti en termes de stress ». Les réponses étaient enregistrées sur l’échelle suivante : « [1] = pas du tout ; [2] = un peu ; [3] = assez ; [4] = très ; [5] = extrêmement ». Ce choix d’une échelle unipolaire positive a circonscrit le biais d’aversion aux valeurs négatives ou nulles (Schwarz, Knäuper, Hippler, Noelle-Neumann et Clark, 1991).

Afin de ne pas gêner l’effort de remémoration de l’enquêté concernant l’intensité, la fréquence annuelle de l’événement n’a pas été abordée (Reich, Parrella et Filstead, 1988). Une dernière précaution a été prise lors de la mesure de l’intensité : la randomisation systématique des 30 items de la liste. Ceci a évité tout biais d’effet d’ordre (Perreault, 1975).

Au final, cette phase a donc permis de pondérer l’inventaire des 30 stresseurs, terme que nous utiliserons dorénavant pour désigner les événements négatifs.

2.5. Réalisation d’une classification hiérarchique

L’observation de similitudes sur les propriétés de certains stresseurs, quant à leur occurrence et leur intensité émotionnelle, a suscité la réalisation d’une classification hiérarchique ascendante. L’algorithme de Ward (1963) a été utilisé. Le dendrogramme en annexe illustre la progression de ce travail.

3. Résultats

3.1. Caractérisation des stresseurs

La phase longitudinale de notre étude a permis de constituer une base de données de 2 622 verbatims d’événements professionnels marquants. N’abordant pas directement l’activité professionnelle, 138 verbatims (orage, géopolitique, élection…) ont été écartés lors de l’apurement des données. Après la constitution inductive d’une grille, un codage déductif des verbatims a capturé 92,6 % des données apurées, soit 2 299 verbatims. Les verbatims qui n’ont pu être codés (n = 185) étaient, le plus souvent, d’une formulation trop générale ou imprécise pour être classés dans une catégorie.

Chaque catégorie s’est nettement distinguée par la valence identique des événements qu’elle rassemblait, à l’exception d’une (Départ d’un associé/d’un investisseur) qui montrait une ambigüité. En effet, 44,4 % de ses verbatims avaient une valence positive et autant une valence négative. Pour décider de la valence majoritaire, il a été fait appel à l’arbitrage de cinq juges extérieurs qui ont permis de la considérer comme un stresseur.

Le codage des verbatims a donc généré 30 catégories sémantiques de stresseurs événementiels (Tableau 1), rassemblant entre 0,2 % (n = 4) et 6,1 % (n = 140) des verbatims codés.

3.2. Occurrence annuelle et intensité des stresseurs

La probabilité d’occurrence de chaque stresseur a été sondée à la onzième et dernière prise par la proportion de répondants (n = 292) ayant déclaré l’avoir vécu dans l’année. Cette occurrence a oscillé entre 19 sujets (6,5 % des répondants) pour Dépôt de bilan à 271 pour Surcharge de travail du dirigeant (97,6 %), la moyenne étant à 141 (48,4 %). La réponse de stress associée a été mesurée sur une échelle crantée de 1 à 5. L’intensité moyenne a varié entre 2,40 et 3,68 selon le stresseur, avec une moyenne à 2,96 (Tableau 1). La distribution des valeurs d’intensité moyenne de stress suit une distribution normale [(Asymétrie = 0,32 (SE = 0,43), p > 0,05 ; Aplatissement = 0,03 (SE = 0,83), p > 0,05)].

Tableau 1

Catégories des stresseurs du dirigeant de PME

Catégories des stresseurs du dirigeant de PME

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3.3. Typologie des stresseurs

Une classification hiérarchique ascendante a dégagé quatre classes principales (Tableau 2). Un travail de sous-classification a été possible pour trois classes. Les classes et sous-classes ont ensuite été étiquetées par proximité sémantique. Enfin une cartographie a été réalisée, avec, en abscisse, la fréquence annuelle des stresseurs et, en ordonnée leur intensité (Figure 1).

Tableau 2

Catégories des stresseurs du dirigeant de PME

Catégories des stresseurs du dirigeant de PME

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Figure 1

Typologie des stresseurs du dirigeant de PME

Typologie des stresseurs du dirigeant de PME

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4. Discussion et implications

4.1. Commentaires sur les classes de stresseurs

Les 30 stresseurs se répartissent en quatre grandes classes hiérarchiques, principalement séparées par l’intensité.

La classe A, nommée « La pérennité en péril » (n = 7), regroupe les sept stresseurs les moins fréquents, que l’on peut à leur tour regrouper en trois sous-classes : lamauvaise nouvelle, ledébut de la fin et lafin de tout. Cette dernière sous-classe correspond à un seul stresseur : le dépôt de bilan. Il est à la fois le moins vécu et le plus intense. Il faut dire que pour un chef d’entreprise, déposer le bilan signifie non seulement la perte de son emploi et de son capital, mais parfois aussi la ruine de toute une vie, voire de plusieurs générations. Ce stresseur mérite une attention toute particulière vu son impact sur la santé mentale. En effet, l’entrepreneur ayant tendance à assimiler la faillite de son entreprise à celle de sa personne, le dépôt de bilan peut occasionner un fort traumatisme psychique (Jenkins, Wiklund et Brundlin, 2014). Il n’est pas rare qu’à la suite d’un dépôt de bilan, le dirigeant, homme ou femme vive un divorce et/ou fasse une dépression (Ucbasaran, Shepherd, Lockett et Lyon, 2013). Ce stresseur mérite à lui seul de se poser la question de l’accompagnement d’un dirigeant en situation de faillite. Notons à cet égard, l’initiative pionnière du tribunal de commerce de Saintes qui a mis en place la première cellule d’écoute psychologique pour les dirigeants en cas de liquidation. Ce dispositif original propose aux dirigeants en situation de procédures collectives (liquidation, redressement judiciaire) de mettre à leur disposition une écoute d’un psychologue qui assure un suivi à titre gratuit. Fort de cette première expérience, une charte APESA (Aide Psychologique des Entrepreneurs en Souffrance psychologique Aigüe) a vu le jour en France en 2015 et, en mai 2016, plusieurs dizaines de tribunaux de commerce en France ont adopté cette charte et mis en place ce dispositif.

La classe B, nommée « L’enfer du devoir entrepreneurial » (n = 4), correspond aux stresseurs les plus intenses. Elle intègre une sous-classe de stresseurs (Problèmes de trésorerie/Baisse d’activité commerciale/Mauvais résultat) que l’on peut résumer à une Spirale infernale où ces trois stresseurs jouent vraisemblablement de façon cumulative. Par ailleurs, cette classe contient le stresseur le plus communément vécu chez les dirigeants : la Surcharge de travail. Si cette surcharge est néfaste à terme pour la santé (van der Hulst, 2003), ce sont avant tout les dirigeants qui se l’imposent eux-mêmes… Ceci atteste que l’effort d’adaptation sur soi-même est un trait constant de la fonction entrepreneuriale. Notons que cette catégorie a été considérée par les dirigeants comme un stresseur événementiel quand la théorie le considère comme un stresseur continu, dit « de rôle ». Cela est également le cas pour les catégories Manque de reconnaissance et Pression fiscale.

La classe C, nommée « La résignation patronale intériorisée », correspond aux quatre stresseurs les moins intenses. Elle contient en particulier le Manque de reconnaissance sociale. Pourtant largement évoquée dans le milieu des dirigeants, c’est le stresseur qui est ressenti comme le moins intense. Il semble finalement ne pas les affecter outre mesure. Les chefs d’entreprise se résigneraient-ils ainsi à la mauvaise image du patron ? Si ce point méritait d’être investigué, nous savions en tout cas déjà que la reconnaissance sociale ne figurait pas parmi les principales raisons invoquées par ceux qui envisagent de devenir entrepreneurs (Carter, Gartner, Shaver et Gatewood, 2003).

La classe D, nommée « Le poids des pressions managériales », est celle regroupant la majorité des stresseurs (n = 15). Chacune de ses quatre sous-classes illustre les pressions, moyennement intenses et fréquentes, subies au quotidien par le dirigeant. Cette diversité de pressions témoigne du caractère polyvalent de la vie professionnelle d’un chef d’entreprise, lequel est confronté en permanence à des problèmes qui relèvent de fonctions diverses (commerciale, financière, ressources humaines, gestion administrative…). Cet ensemble de « pressions », que des cadres ne subiraient qu’en partie, constitue en quelque sorte le prix à payer pour la forte autonomie, dont jouissent par ailleurs les travailleurs non subordonnés.

Il est utile ici de faire un parallèle avec la typologie des risques liés à la reprise entrepreneuriale faite par Daigne (1995). Ce dernier classe les risques entrepreneuriaux en quatre catégories : les risques stratégiques (mauvais diagnostic d’acquisition, réactions de la concurrence, crainte des fournisseurs ou des clients, perte de parts de marché) sont proches de nos stresseurs de la classe A, « la pérennité en péril ». Les risques financiers (problèmes de trésorerie, sous-estimation de la planification financière) correspondent aux stresseurs de la classe B, « l’enfer du devoir entrepreneurial ». Les risques sociaux (conflits de culture, démission des hommes clés) se rapprochent des stresseurs de la classe C, « la résignation patronale intériorisée ». Et enfin, les risques managériaux (divergences dans les systèmes de management, incompréhension interne et externe) coïncident avec les stresseurs de la classe D « le poids des pressions managériales ». Nos stresseurs sont porteurs de risque pour la santé du dirigeant, mais plus généralement pour l’entreprise tout entière.

4.2. Commentaires sur l’ambigüité de valence de certains stresseurs

Des recherches récentes montrent que dans un contexte entrepreneurial la notion de risque est ambivalente. Le risque peut être perçu soit comme une menace, soit comme une opportunité (Fayolle, Barbosa et Kickul, 2008). De même, un projet d’innovation est à la fois un défi porteur de risque stratégique pour les dirigeants de petites entreprises (Reboud et Mazzarol, 2006). On retrouve cette même perception ambivalente dans la typologie des risques psychosociaux, notamment en matière de stress. Quelques stresseurs présentent un caractère plus ambigu que les autres. Cette ambiguïté peut s’expliquer par le défi et le soulagement que revêtent certains événements professionnels.

La Surcharge de travail et la Pression concurrentielle sont parfois vécues par les dirigeants davantage comme des défis (challenge stressors) que des empêchements (hindrance stressors). Parmi les challenge stressors, la littérature inclut la surcharge de travail (Rodell et Judge, 2009), ainsi que les contraintes de temps et les niveaux élevés de responsabilité (McCauley, Ruderman, Ohlott et Morrow, 1994). Les hindrance stressors comprennent eux les tracasseries administratives, mais aussi la politique organisationnelle et les préoccupations concernant la sécurité de l’emploi. Si ces stresseurs d’empêchement ont exclusivement un impact émotionnel négatif, en revanche, les stresseurs de défi alimentent parallèlement la satisfaction. Ce qui pourrait expliquer que des dirigeants puissent supporter des doses de stress beaucoup plus élevées que la moyenne des salariés, en raison d’une structure de stress laissant plus de place au stress choisi qu’au stress subi.

D’autres stresseurs sont ambigus à notre avis pour une autre raison : le soulagement d’une situation qui pouvait mettre en péril la PME. La Démission d’un salarié, un Licenciement, le Départ d’un associé, voire le déclenchement de Procédures judiciaires peuvent se comprendre ainsi. Majoritairement considérés comme des événements négatifs, ces stresseurs ont parfois été perçus par les chefs d’entreprise comme des événements positifs. On peut supposer que dans certains cas, le départ d’un associé ou d’un salarié avec lesquels on est en conflit peut assainir une situation qui était difficile à vivre au quotidien. En raison de la proximité des acteurs dans une PME ou TPE (Jaouen et Torrès, 2008), le moindre conflit peut prendre une dimension très vive et envenimer la vie globale de l’entreprise.

4.3. Contributions méthodologiques

Tout d’abord, soulignons que la nature mixte de notre design de recherche est une orientation fortement recommandée, mais faiblement empiriquement appliquée dans l’étude des facteurs de stress, comme le constatent Ponnelle, Vaxevanoglou et Garcia (2012, p. 202) : « Les interventions associant pleinement les démarches quantitatives et qualitatives dans l’évaluation des risques et plus spécifiquement des risques psychosociaux restent relativement rares ». En outre, le recours à une phase qualitative exploratoire a offert l’opportunité aux enquêtés d’indiquer certains stresseurs qu’ils n’auraient pas trouvés dans des listes standards à questions fermées (Mazzola, Walker, Shockley et Spector, 2011). De même, le caractère longitudinal est un autre atout méthodologique prôné par Cocker, Martin, Scott, Venn et Sanderson (2013, p. 5077) pour identifier les causes profondes de stress des dirigeants de PME.

Cette contribution est une première exploration des risques psychosociaux du dirigeant de PME. L’inventaire des 30 stresseurs proposés couvre tous les domaines de son métier. Ceci atteste d’une bonne cohérence des mesures obtenues, compte tenu de l’objectif initial de capturer les événements négatifs de l’activité professionnelle. Outre la validité interne de cette grille de codage, les tests de fiabilité (intra et intercodeurs) sont conformes aux standards en vigueur. Ce travail empirique a donc permis d’établir, de manière valide et fiable, un inventaire de stresseurs, lesquels, pris tous ensemble et de manière hiérarchisée en fonction de leur intensité et de leur fréquence, fournissent la première typologie des stresseurs professionnels du dirigeant de PME.

Dans une perspective opérationnelle, cette typologie revêt une utilité préventive pour les chefs d’entreprise. En effet, la catégorisation des stresseurs permet aux créateurs un repérage des temps forts de leur activité d’exploration ou d’exploitation.

4.4. Contributions pratiques en termes de prévention

Ce travail peut avoir une utilité préventive pour les dirigeants de PME qui trouveront ainsi un moyen de caractériser les temps forts liés à leur activité professionnelle. Cela sera d’autant plus bénéfique aux nouveaux entrepreneurs, qui n’ont pas encore vécu une année pleine d’exercice. Nos catégorisations des stresseurs événementiels leur permettront de planifier leurs efforts en conséquence. Cette liste de stresseurs peut être aisément utilisée par les dirigeants d’entreprise, mais aussi par les structures qui les accompagnent (institutions consulaires, collectivités territoriales, consultants…). La caractérisation des stresseurs en termes d’intensité et de fréquence peut permettre aux entrepreneurs de mieux connaître les événements nocifs à éviter dans l’idéal, ou à se préparer à affronter. La littérature est contrastée concernant la combinaison intensité/occurrence des émotions négatives la plus impactante.

En effet, si l’on suit l’école des événements de vie majeurs (Holmes et Rahe, 1967), c’est l’intensité qui serait la plus nuisible. Trois stresseurs sont alors concernés : Dépôt de bilan (intensité de 3,68) ; Problème de trésorerie (3,52) ; Baisse d’activité commerciale (3,45). Si le premier sonne évidemment comme un événement traumatique pour un chef d’entreprise, les deux autres pourraient apparaître comme plus communs. Aussi nous recommandons aux dirigeants de ne pas sous-estimer leur potentiel d’impact à terme.

En revanche, si l’on suit l’école des événements de vie mineurs (Kanner, Coyne, Schaefer et Lazarus, 1981), c’est la forte fréquence qui serait la plus nuisible. Deux stresseurs se dégagent alors nettement : Surcharge de travail (occurrence de 92,8 %) et Pression de la concurrence (84,6 %). Étant intrinsèquement liés à l’activité entrepreneuriale, ils seront certes inévitables. En revanche le chef d’entreprise peut choisir de ne pas les affronter seul. Face à la surcharge, il est suggéré au dirigeant d’apprendre à mieux déléguer au sein de son entreprise. Le rôle stratégique de l’adjoint de direction se dessine ici alors que la littérature a tendance à ignorer l’importance du « second » dans la réussite du leader. La pression de la concurrence appelle un conseil concernant le positionnement de l’entreprise sur son marché. Moins celle-ci aura de concurrents, moins leur pression sera présente. Autrement dit, pour reprendre la fameuse formule de Kim et Mauborgne (2010), tendre vers une stratégie « océan bleu » serait également bénéfique, au-delà de la santé financière de l’entreprise, pour la santé de son dirigeant.

Notons que les dispositifs d’accompagnement entrepreneuriaux peuvent tenir compte de ces résultats pour renforcer leurs dispositifs de soutien aux créateurs lors des événements particulièrement intenses ou fréquents en stress.

Enfin nous voulons croire que certains professionnels de la santé, ouverts à la pluridisciplinarité, sauront s’approprier cet inventaire. Ils pourraient ainsi diagnostiquer de manière plus spécifique les chefs d’entreprise qui figurent parmi leur patientèle. Notre stressomètre, échelle de mesure du stress des dirigeants de PME, permet d’évaluer le nombre de chocs émotionnels vécus sur une période, sachant que leur cumul fragilisera la santé mentale. Plus généralement, il y a ici une piste majeure de réflexion pour des actions de prévention ciblant les dirigeants de PME. Celles-ci sont aujourd’hui quasi inexistantes vu l’absence d’obligation de suivi par les services de santé au travail. Ils sont invités à prendre part à cette réflexion.

4.5. Quelle spécificité des risques psychosociaux des dirigeants de PME ?

Que nous apprend l’analyse des risques psychosociaux sur la gestion des risques en général dans les PME ? Rien de plus que la forte vulnérabilité, dont pâtissent les entreprises de petite taille. Cette vulnérabilité n’est pas que financière. Certes, l’engagement patrimonial des dirigeants de PME les expose à un risque de faillite. Nous savons depuis longtemps que ce risque est lié à la taille des entreprises. Plus la taille est grande, plus l’entreprise se prémunit contre ce risque de faillite, notamment en raison de son degré de diversification des risques en termes de produits (multiproduits) et marchés (multinationales). À l’inverse, plus l’entreprise est petite, plus elle est spécialisée et donc fortement dépendante d’une seule activité au sein d’un seul et même pays.

Cette forte dépendance induit une forte vulnérabilité de la PME. Cette vulnérabilité est liée aux effets de grossissements théorisés par Mahé de Boislandelle (2015) qui montre qu’un événement anodin en grande entreprise peut produire des effets cataclysmiques dans une PME. St-Pierre (2004) ne dit pas autre chose quand elle déclare que « le manque d’argent n’explique pas à lui seul qu’un projet échoue. La perte d’un employé clé ou l’arrivée imprévue d’un produit concurrent représentent des facteurs tout aussi importants ». Les stresseurs analysés ici sont aussi des sources de risques stratégiques pour la PME alors qu’ils sont anodins dans la grande.

C’est pour cela que ces stresseurs peuvent aussi être appelés des risques psychosociaux stratégiques. L’échelle de l’intensité du stress va de pair avec l’impact stratégique croissant de l’événement. Ainsi, les stresseurs les plus intenses (dépôt de bilan, problème de trésorerie, baisse de l’activité commerciale, mauvais résultat annuel, procédures judiciaires, conflits entre associés…) révèlent une plus forte menace stratégique que les stresseurs les moins intenses (manque de reconnaissance, revendications du personnel, conflit avec un fournisseur, absence du personnel, contrôle des autorités…).

Il s’agit là, nous pensons, d’une des grandes différences avec les risques psychosociaux des salariés qui sont exclusivement analysés en termes de santé au travail. Dans le cas qui nous occupe, et compte tenu de la population étudiée, les dirigeants de PME, certains risques psychosociaux ont un caractère éminemment stratégique, car au-delà de l’impact stressant et donc à terme délétère sur la santé du dirigeant, ils ont aussi un caractère de menace stratégique pour l’entreprise tout entière. Ainsi les stresseurs des dirigeants de PME jouent comme des éléments de tension à double peine, l’une concernant la santé du dirigeant, l’autre concernant la santé de l’entreprise. Ce double effet, à la fois humain et organisationnel, induit la nécessité impérieuse de poursuivre cette recherche non seulement pour mieux appréhender cette réalité méconnue, mais aussi pour mieux prévenir ces effets qui ont une portée qui dépasse la seule sphère personnelle. En résumé, plus la taille de l’entreprise est petite, plus les liens entre la santé du dirigeant et la pérennité de l’entreprise semblent forts de telle sorte que « le capital santé des dirigeants est le premier actif immatériel de la PME » (Torrès, 2012).

En comparaison, les risques psychosociaux des salariés sont davantage en rapport avec le lien de subordination qui est l’une des spécificités des salariés. La littérature a maintes fois mis en évidence les rôles nocifs du manque d’autonomie dans le travail et les injonctions contradictoires (risques liés à l’organisation du travail), la qualité médiocre des relations avec les supérieurs, le manque de reconnaissance, l’insuffisante rémunération, la justice organisationnelle défectueuse (risques liés aux relations de travail), l’insécurité de l’emploi, les restructurations (risques liés aux changements du travail). Tous ces stresseurs sont liés au lien de subordination. Or ce lien n’est pas pertinent dans le cas d’un dirigeant non salarié. Dans le cas de la population étudiée dans cet article, c’est le lien patrimonial qui lie le dirigeant-propriétaire à son entreprise qui génère des risques psychosociaux d’une nature particulière. Les risques liés au dépôt de bilan, aux procédures judiciaires, aux problèmes de trésorerie, aux conflits entre associés/actionnaires, à l’erreur stratégique, au départ d’un associé… sont la marque de risques spécifiquement liés à la fonction de dirigeant. Ainsi, ce travail permet de mettre en lumière des risques psychosociaux totalement ignorés par la littérature pourtant abondante sur les risques psychosociaux, mais exclusivement focalisée sur les risques des salariés en situation de subordination.

4.6. Limites et propositions de recherches futures

Tout d’abord, cette recherche s’est uniquement focalisée sur une seule catégorie de risque de santé au travail : les risques psychosociaux. Les risques physico-chimiques restent à couvrir concernant le dirigeant de PME, en particulier ceux, dont le secteur engendre une activité manuelle tels les artisans et les commerçants.

La première ambition de cet article était de capturer les stresseurs de la fonction de dirigeant de PME. Ce qui entraîne ipso facto deux limites. Premièrement, les événements positifs n’ont pas été traités. Deuxièmement, cette étude s’est concentrée exclusivement sur les stresseurs du cadre professionnel.

Une intéressante piste de recherche serait également de relier les stresseurs vécus à l’évolution de l’état de santé mentale du dirigeant. Notons que l’inventaire de 30 stresseurs proposés a déjà été testé comme prédicteur de la santé mentale et physique (Lechat et Torrès, 2016a) et d’une psychopathologie : le syndrome d’épuisement professionnel (Lechat et Torrès, 2016b). Mais il reste à définir quantitativement l’influence de l’intensité, comme de la fréquence, des stresseurs sur la santé en général. Toute une épidémiologie entrepreneuriale est à construire afin de mettre en évidence et d’estimer le lien entre l’exposition à certains facteurs et la survenue ultérieure de maladie chez le travailleur non salarié.

Un autre prolongement serait de tester les différentes intensités des stresseurs en fonction du genre du dirigeant, de la taille et du secteur d’appartenance de l’entreprise. Par exemple, l’étude des risques psychosociaux auprès des dirigeants du secteur du BTP pourrait mettre en évidence des stresseurs propres à cette profession comme la concurrence déloyale, les vols sur les chantiers, l’accidentologie des salariés, la plus forte vulnérabilité aux intempéries… En somme il serait utile d’approfondir ce travail initial en adoptant une approche contingente à plusieurs facteurs.

Enfin, la proximité semble jouer comme un amplificateur de la charge de stress. L’analyse des stresseurs liés à des conflits fait clairement apparaître ce phénomène d’amplification. Les conflits internes (associés, puis salariés) sont plus stressants que les conflits externes (clients, puis fournisseurs). On peut faire l’hypothèse ici d’un effet de proximité qui amplifie les charges émotionnelles en cas de conflit (Torrès, 2011) et qui explique que « les conflits dans les petites entreprises […] ne peuvent perdurer, car ils sont rapidement exacerbés en raison de la forte proximité des agents et de leur interdépendance. Ils tendent alors à devenir insupportables » (Lepley, 2002). Compte tenu du rôle que joue la proximité dans les PME (Torrès, 2003, 2007), il y a là une piste de recherche à poursuivre.

Conclusion

La vocation initiale de cet article était une sensibilisation au risque de santé du dirigeant et son impact pour la petite entreprise. Une enquête empirique mixte (n = 357) a permis de dresser un inventaire de 30 stresseurs spécifiques, segmentés en quatre classes d’événements. La typologie proposée permet aux dirigeants d’identifier les risques psychosociaux qui ont le plus d’impact sur leur propre stress. Il donne ainsi à voir et donc à mieux comprendre les risques auxquels ils sont eux-mêmes exposés. Et comprendre, c’est déjà agir tant les mentalités patronales sont peu préparées et formées à ce domaine (Grosjean, 2003).

Cette étude vise un double effet indirect :

  • celui de modifier le regard que les dirigeants portent sur la santé au travail de leurs propres salariés. L’investissement santé et sécurité dans les PME est en effet relativement faible comparativement aux grandes entreprises (Grosjean, 2003 ; McLaughlin et Swinburn, 2014). Certes, les obligations légales contraignent davantage les grandes entreprises que les PME. Mais nonobstant ce point, cet investissement santé est aussi tributaire des représentations du dirigeant. Or l’importance de la santé au travail est généralement faible à leurs yeux (Carpentier et Bachelard, 2012). Le frein cognitif demeure fort avant qu’ils ne parviennent à considérer la santé des hommes davantage comme une ressource qu’une contrainte pour l’entreprise. En sensibilisant les dirigeants à leur propre risque de santé, et en établissant la liste de leurs propres risques psychosociaux, notre travail n’est qu’une première ébauche pour inviter d’autres recherches sur ce thème de la santé au travail dans les PME en général, et sur la santé des dirigeants de PME en particulier ;

  • celui de modifier le regard que la société porte sur la santé des dirigeants. En effet, nous considérons que l’institutionnalisation de la prévention de la santé des dirigeants de PME est une question cruciale pour nos sociétés. Il n’y a pas aujourd’hui, du moins en France, de services de santé au travail pour les travailleurs non salariés. Le régime social des indépendants offre au mieux à ces cotisants le remboursement d’une visite médicale préventive auprès du médecin généraliste, mais un médecin généraliste ne vaut pas un médecin du travail. Il est toujours utile de rappeler que la médecine du travail est une spécialité qui nécessite plusieurs années d’étude après avoir atteint le grade de médecin généraliste. Mais l’autre pendant du problème qui ne fait qu’amplifier cette lacune est qu’il n’existe pas non plus, à notre connaissance, de médecins du travail dédiés aux travailleurs non salariés. Les différentes lois instituant la médecine du travail délimitent leur périmètre aux seuls salariés. Cette lacune institutionnelle est un frein réel au traitement pourtant nécessaire d’une politique préventive en matière de santé au travail des dirigeants d’entreprise. On ne peut que s’étonner de l’absence totale d’institutions qui se soient penchées sur ce problème qui concerne en France plus de trois millions de travailleurs non salariés, de surcroît à l’origine de la création d’emplois et de richesse. Espérons que cette recherche empirique puisse susciter d’autres vocations à approfondir, étendre et surtout légitimer le champ de la santé au travail des chefs d’entreprise.