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Introduction

Créer son entreprise est un processus souvent décrit comme une aventure humaine pleine d’opportunités… et de risques. La création de nouvelles entreprises est souvent vue aussi comme source de création d’emplois et de richesse, constituant donc un facteur de développement économique qu’il faudrait soutenir (Fayolle, 2004). Dans ce sens, de nombreuses initiatives privées et publiques visent à inciter et à soutenir la création d’entreprise et plus globalement l’entrepreneuriat au travers de dispositifs divers tels que les incubateurs, les maisons de l’entrepreneuriat, les divers programmes d’appui à la création d’entreprise lancés et soutenus par l’État et les régions, relayés par les institutions et les réseaux associatifs, entre autres. Dans le monde francophone, il est habituel de regrouper toutes ces diverses initiatives sous la dénomination générique d’« accompagnement », avec toutes les imprécisions qu’un tel regroupement implique (Cuzin et Fayolle, 2004 ; Fayolle et Surlemont, 2009 ; Paul, 2002 ; Pezet et Le Roux, 2012). Ainsi, Messeghem, Sammut, Chabaud, Carrier et Thurik (2013) affirment que « l’univers de l’accompagnement est caractérisé aujourd’hui par une grande hétérogénéité tant au niveau des acteurs que des pratiques (Aaboen, 2009). Il n’y a pas un mais des accompagnements (Hackett et Dilts, 2004) » (p. 66). Un peu plus critique, Duquenne (2014) suggère qu’il y a autant de visions de l’accompagnement que d’accompagnateurs.

Dans cet article, nous retiendrons la définition avancée par Cuzin et Fayolle (2004), d’après qui « l’accompagnement se présente comme une pratique d’aide à la création d’entreprise, fondée sur une relation qui s’établit dans la durée et n’est pas ponctuelle, entre un entrepreneur et un individu externe au projet de création » (p. 79). Cette relation s’établit le plus souvent au sein de différents dispositifs d’incitation et d’aide à la création d’entreprise (incubateurs, programmes d’appui, etc.), que nous désignerons comme étant des systèmes d’accompagnement[1]. En effet, il s’agit bien de systèmes, car tous ces dispositifs visent à mettre en place un ensemble plus ou moins cohérent d’acteurs et d’actions ayant pour objectif d’accompagner le porteur de projet dans sa démarche de création d’entreprise, en passant souvent par des étapes clés, telles que l’élaboration d’un plan d’affaires.

« À travers cette relation, l’entrepreneur va réaliser des apprentissages multiples et pouvoir accéder à des ressources ou développer des compétences utiles à la concrétisation de son projet. » (Cuzin et Fayolle, 2004, p. 79)

Ainsi, apprentissage, accès à des ressources et développement de compétences synthétisent, d’une certaine façon, les résultats attendus de l’accompagnement (Mitrano-Méda et Véran, 2014 ; Sammut, 2003 ; St-Jean et Mitrano-Méda, 2013 ; Vedel et Gabarret, 2013).

Dans les faits, l’émergence d’un champ de recherche sur l’accompagnement a été, du moins en partie, motivée par des questionnements sur l’efficacité et l’effectivité des systèmes d’accompagnement, ainsi que sur la pertinence des critères de performance à retenir (Chabaud, Messeghem et Sammut, 2010 ; Hackett et Dilts, 2004 ; Léger-Jarniou et Saporta, 2006 ; Messeghem et al., 2013 ; Phan, Siegel et Wright, 2005). Même si plusieurs études suggèrent des effets positifs de l’accompagnement, par exemple en termes d’autoefficacité de l’entrepreneur (St-Jean et Mathieu, 2011), d’apprentissage et mise en réseau (Fabbri et Charue-Duboc, 2013 ; Sammut, 2003) et de taux de survie des entreprises accompagnées (Cours des Comptes, 2013 ; CSES, 2002 ; OSEO, 2011), plusieurs chercheurs démontrent l’importance d’un accompagnement spécifique et adapté au type de population d’entrepreneurs ciblés (Allard, Amans, Bravo-Boyssy et Loup, 2013 ; Richomme-Huet et D’Andria, 2013 ; Verzat, Gaujard et François, 2010), tandis que d’autres dénoncent le manque de référentiel partagé (Duquenne, 2014) et les « mauvaises » pratiques d’accompagnement en ce qui concerne les entrepreneurs par nécessité (Nakara et Fayolle, 2012). Dans l’ensemble, la littérature sur l’accompagnement présente une grande diversité de pratiques, dont les objectifs se ressemblent, mais dont les conséquences ne sont ni complètement connues ni systématiquement évaluées à ce jour.

Face à ce constat, nous proposons un questionnement de l’accompagnement à partir d’une réflexion de fond sur la prise de décision et de risque en entrepreneuriat. Spécifiquement, nous souhaitons contribuer à la pratique et à la recherche de l’accompagnement entrepreneurial à travers l’exploration de la problématique suivante : vu sous l’angle de la prise de décision face au risque et à l’incertitude, quelles sont les dérives potentielles de l’accompagnement ? Et quels sont les défenses ou les remèdes pouvant les atténuer ?

Afin de répondre à ces questions, nous adoptons une démarche abductive et pragmatique (au sens de Peirce, 1998) et nous nous appuyons sur une articulation de trois corpus théoriques et de plusieurs narratives issues de cas réels et d’observations récoltés au fil de plus de 30 ans d’expérience dans les réseaux d’accompagnement. Les trois corpus théoriques que nous mobilisons sont ceux de la littérature sur l’accompagnement entrepreneurial, de la théorie de la structuration (Chiasson et Saunders, 2005 ; Giddens, 1984) et de la théorie cognitive (notamment les travaux sur les biais cognitifs de Kahneman et Tversky). À partir de l’articulation de ces trois corpus théoriques et de l’analyse de plusieurs cas et situations empiriques, nous proposons une modélisation du processus de création accompagnée et nous analysons trois types de dérive potentielle des systèmes d’accompagnement. En poursuivant notre approche abductive, nous formalisons huit propositions explicatives devant être testées par des recherches futures et nous suggérons trois types de défense contre les dérives potentielles identifiées, lesquelles mériteraient d’être davantage testées et approfondies par les chercheurs et les praticiens de l’accompagnement entrepreneurial.

L’article est organisé de la manière suivante : les deux prochaines sections visent, respectivement, à contextualiser la prise de décision et de risque dans la recherche en entrepreneuriat et à problématiser la littérature sur l’accompagnement autour de ces notions, en clarifiant les définitions retenues dans notre analyse. La section 4 présente notre démarche abductive et pragmatique, en précisant ce que nous entendons par ces deux mots. La section 5 présente notre modélisation du processus de création accompagnée et articule corpus théoriques et narratives empiriques afin d’établir des propositions autour de l’évaluation des risques dans ce processus, de la réalisation de diagnostics et de la prise de décisions dans le parcours, et, enfin, autour de la définition problématique des responsabilités dans l’accompagnement. À la lumière de cette modélisation, la section 6 établit des propositions autour de trois dérives potentielles majeures : le retrait à l’expertise de l’accompagnateur, la satisfaction des contraintes au détriment du projet de création, et l’altération temporelle du processus entrepreneurial. La section 7 suggère des éléments de solution afin d’éviter ou d’atténuer ces dérives potentielles. La section 8 conclut en rappelant le caractère provisoire des propositions avancées et en soulignant les principaux apports de notre réflexion et les voies de recherche qu’elle ouvre.

1. L’entrepreneur, preneur de décision face à l’incertitude

Qu’est-ce qu’être entrepreneur ? Que fait un entrepreneur ? Ces questions continuent à intéresser les chercheurs en entrepreneuriat, et ce depuis l’émergence du champ de manière plus significative à partir des années 70 aux États-Unis et des années 90 en France (Bruyat, 1993 ; Saporta, 2003). En guise de réponse, le dictionnaire Robert nous donne une piste qui semble assez simple à première vue : l’entrepreneur y est vu comme la « personne qui dirige une entreprise et met en oeuvre divers facteurs de production (ressources naturelles, travail, capital) en vue de produire des biens ou fournir des services ». Les premiers économistes qui se sont intéressés à la figure de l’entrepreneur ont établi une vision similaire, mais ont mis en avant la prise de risque que cette mise en oeuvre de facteurs de production implique. Dans la vision de Cantillon (1755), par exemple, l’entrepreneur est celui qui assume les risques d’une entreprise et qui par conséquent a le droit légitime de s’en approprier des profits (Bruyat et Julien, 2000 ; Fayolle, 2005). En effet, Cantillon (1755) met l’accent sur le fait qu’un entrepreneur paye ou promet de payer souvent une somme fixe d’argent pour les divers facteurs de production ou pour les marchandises qu’il revend, sans avoir de certitude par rapport au prix et à la quantité des biens ou des services qu’il pourra vendre.

Dans la vision de Knight (1921) le risque et l’incertitude sont à l’origine de l’existence de la figure de l’entrepreneur et même de la fonction de contrôle et de gestion de l’activité productive. Knight (1921) a été l’un des premiers à distinguer risque et incertitude, en affirmant que le risque est de l’ordre du calculable, tandis que l’incertitude ne peut pas l’être. Formellement, dans la théorie de la décision, on parle de risque lorsque les résultats possibles d’une décision peuvent être identifiés et quantifiés, ainsi que leurs probabilités d’occurrence ; on parle d’ambigüité lorsque les résultats possibles d’une décision peuvent être connus, mais leurs probabilités d’occurrence ne peuvent pas être connues ; et on parle d’incertitude lorsque ni les résultats possibles ni leurs probabilités d’occurrence ne peuvent être connus (Hogarth et Kunreuther, 1995). Cependant, dans le langage courant et dans certains travaux en psychologie, en sociologie et en entrepreneuriat, risque et incertitude sont utilisés de manière interchangeable[2] (Dubard Barbosa, 2008 ; Pereti-Watel, 2001 ; Slovic, Finucane, Peters et MacGregor, 2004).

Pour Knight (1921), néanmoins, l’entrepreneur fait face à l’incertitude. D’après cet auteur classique, l’incertitude provoque une spécialisation des fonctions : les personnes ayant une capacité managériale supérieure sont placées dans le contrôle des groupes de personnes qui travaillent sous leur direction. Les personnes ayant le plus de confiance dans leur jugement et le plus de disposition à prendre des risques assurent un revenu fixe à d’autres personnes et assument donc le risque de l’entreprise. Les fonctions de contrôle et de prise de risque sont souvent associées, puisque l’homme qui assure un revenu fixe à un autre le ferait difficilement sans attendre en retour le pouvoir de diriger les travaux de ce dernier. À son tour, ce dernier accepterait difficilement la direction du premier sans avoir en échange la garantie d’un revenu fixe. Dans la vision de Knight (1921), l’entrepreneur est donc un leader, un manager qui dirige les travaux des autres, prend la responsabilité des résultats et assume les risques encourus – cet acteur joue donc un rôle incontestable pour assurer et améliorer l’efficacité de la production économique.

Les travaux classiques de Cantillon (1755) et de Knight (1921) ont beaucoup influencé par la suite le travail de certains économistes ayant modélisé les choix de carrière dans le marché du travail en s’appuyant sur l’hypothèse d’une aversion au risque moins prononcée chez les entrepreneurs (Kihlstrom et Laffont, 1979). Cette hypothèse n’a pourtant rencontré que peu de support empirique dans la recherche en entrepreneuriat (Brockhaus, 1980 ; Busenitz, 1999 ; Busenitz et Barney, 1997 ; Dubard Barbosa, 2008 ; Palich et Bagby, 1995) et constitue toujours un objet de débat parmi les chercheurs en psychologie (Miner et Raju, 2004 ; Stewart et Roth, 2001), lesquels mettent en avant que l’aversion au risque des individus varie énormément selon la mesure utilisée et selon le contexte et le domaine d’action (Hanoch, Johnson et Wilke, 2006 ; Weber, Blais et Betz, 2002 ; Weber et Milliman, 1997).

Toutefois, nul ne remet en question le fait qu’un entrepreneur doit prendre des décisions face à l’incertitude, et ce dans un environnement turbulent et dynamique (Baker, Miner et Eesley, 2003 ; Baron, 1998, 2008 ; Busenitz, 1999 ; Forlani et Mullins, 2000 ; Janney et Dess, 2006 ; Knight, 1921 ; Mitchell et al., 2002 ; Mitchell et al., 2007 ; Shane et Vankataraman, 2000 ; Shaver et Scott, 1991 ; Simon, Houghton et Aquino, 2000 ; Stevenson et Jarillo, 1990). Même si la prise de décision n’est pas toujours l’angle théorique adopté dans la recherche en entrepreneuriat et même si elle ne constituait pas encore un paradigme de recherche en tant que tel (Dubard Barbosa, 2014 ; Schade, 2010 ; Shepherd, Williams et Patzelt, 2015), nul n’ose questionner le fait qu’être entrepreneur c’est avant tout prendre des décisions. Vu sous cet angle-là, l’accompagnement d’un projet ne saurait avoir de sens que dans la mesure où il a pour objectif de faire évoluer son porteur dans sa fonction d’entrepreneur, c’est-à-dire, en tant que preneur de décision.

2. L’accompagnement entrepreneurial, des accompagnements

Apprendre à prendre des décisions est essentiel pour le porteur de projet, car ses décisions entraînent souvent des irréversibilités dans le parcours (de La Ville, 2001) et laissent une empreinte durable dans la stratégie et dans la structure de l’organisation (Boeker, 1989). Face à l’incertitude, les individus sont souvent tentés de ne pas prendre de décision, ce qui peut créer chez les organisations déjà établies une lenteur parfois nuisible à la performance (Barnard, 1938) et chez les porteurs de projet de la procrastination, voire l’abandon du projet (Venkataraman, 2002). Ainsi, l’accompagnement se doit, dans sa mission de faire évoluer le porteur de projet en tant qu’entrepreneur, de l’aider dans la préparation des premières décisions qu’il devra prendre, dans une optique d’apprentissage et d’autonomie.

En effet, et malgré la polysémie du mot « accompagner » (Paul, 2002, 2003, 2004), la plupart des définitions et des modélisations placent l’apprentissage au coeur du processus d’accompagnement entrepreneurial. Sammut (2003) en fait le socle de sa conceptualisation de l’accompagnement et voit l’accompagnateur comme un « formateur », dont le rôle est essentiel : « en déclenchant l’accès à l’information, au savoir, à la connaissance, il va permettre, encourager ou accroître la réflexivité de l’entrepreneur, et partant, la structuration de son organisation. De même, il peut, par son action, ouvrir des perspectives, susciter de nouvelles représentations et élargir l’éventail de possibles jusqu’alors inenvisageables » (p. 156). Cuzin et Fayolle (2004) retiennent cette dimension dans leur définition de l’accompagnement, définition que nous retenons ici, notamment en tant que pratique d’aide à la création d’entreprise, fondée sur une relation qui s’établit dans la durée entre un entrepreneur et un individu externe au projet de création.

Cependant, nous nous interrogeons sur les dérives potentielles pouvant être engendrées au sein des systèmes d’accompagnement. Ce questionnement est pertinent dans une optique d’amélioration de leur efficacité, et notamment de leur capacité à générer des apprentissages. En effet, plusieurs facteurs contribuent à semer le doute par rapport aux effets de l’accompagnement en termes d’apprentissage.

Tout d’abord, nous constatons une grande diversité de structures et de pratiques d’accompagnement (Aaboen, 2009 ; Hackett et Dilts, 2004 ; Messeghem et al., 2013) couplée à une absence de référentiel partagé, voire de langage commun (Cuzin et Fayolle, 2004 ; Duquenne, 2014 ; Fayolle et Surlemont, 2009 ; Verzat, St-Jean, Chabaud et Bornard, 2014), ce qui rend difficile l’évaluation de leur performance (Bakkali, Messeghem et Sammut, 2013 ; Messeghem etal., 2013 ; Phan, Siegel et Wright, 2005 ; Vedel et Gabarret, 2013 ; Vedel et Stéphany, 2010). Dans ce contexte, appréhender le rôle de l’accompagnateur est loin d’être évident. Paul (2002) s’intéresse au champ sémantique du verbe « accompagner ». Elle place dans ce même champ sémantique les notions de « coaching », « counseling », « conseil », « consultance », « tutorat », « mentoring », « compagnonnage » et « sponsoring ». Mais plusieurs autres chercheurs s’efforcent de distinguer ces notions et questionnent le rôle spécifique que l’accompagnateur doit avoir (Geindre, Deschamps et Fatien-Diochon, 2014 ; St-Jean, 2010 ; Verzat et Gaujard, 2009). Par exemple, Deschamps, Fatien et Geindre (2010) s’appuient sur le travail de Paul (2004) pour distinguer trois registres du mot « accompagner », à savoir : conduire, guider et escorter. Cependant, leur définition du « guidage » en tant que relation basée sur « un échange bidirectionnel dans le cadre d’une coconstruction des savoirs » est à l’opposé de la vision du guidage établie par Vial et Caparros-Mencacci (2007), lesquels s’opposent au triptyque conduire-guider-escorter de Paul (2004) en dévoilant les aspects de contrôle et l’imaginaire de la maîtrise contenus dans ces termes. Au-delà des divergences théoriques et idéologiques, l’absence d’un vocabulaire commun est flagrante et transparaît, entre autres, dans les textes de Geindre, Deschamps, Fatien-Diochon (2014) et de Fourcade et Krichewsky (2014) qui se succèdent dans le numéro spécial sur l’accompagnement de la revue Entreprendre & Innover en 2014. Au vu d’une diversité aussi grande de pratiques et d’un vocabulaire aussi vague, peut-on faire l’hypothèse que toutes les formes et structures d’accompagnement engendrent des apprentissages chez les entrepreneurs accompagnés ?

Un deuxième constat à partir de la littérature sur l’accompagnement entrepreneurial suggère une réponse négative à cette question. Il s’agit du fait que, même si la plupart des chercheurs s’accordent pour placer l’apprentissage au coeur du processus d’accompagnement, ils sont aussi nombreux à suggérer que « l’accompagnement ne peut être uniformisé et reconduit in extenso quels que soient les publics, les besoins, les niveaux de connaissance antérieurs, ou l’expérience accumulés » (Chabaud, Messeghem et Sammut, 2010, p. 18). Mampreneurs (Richomme-Huet et D’Andria, 2013), entrepreneurs sociaux (Fabbri et Charue-Duboc, 2013), entrepreneurs par nécessité (Nakara et Fayolle, 2012), entrepreneurs engagés dans les coopératives d’activité et d’emploi (Allard et al., 2013 ; Charles-Pauvers et Schieb-Bienfait, 2010), entrepreneurs de différentes tranches d’âge et phases de vie (Verzat, Gaujard et François, 2010), la liste des différents profils d’entrepreneurs n’est pas exhaustive, mais la littérature suggère que tous bénéficieraient d’un accompagnement mieux adapté à leurs besoins singuliers. Si la diversité des besoins est aussi grande que la diversité des publics concernés, peut-on faire l’hypothèse que les systèmes d’accompagnement engendrent toujours des apprentissages chez les entrepreneurs accompagnés ? Ou pouvons-nous faire l’hypothèse que, dans certains cas, ces systèmes dérivent ? Et s’ils dérivent, quelles sont les dérives potentielles des systèmes d’accompagnement et comment peut-on les éviter ?

Répondre à ces questions est essentiel pour pouvoir aller au-delà de la prescription courante d’avoir recours à des structures adaptées aux besoins. Il s’agit aussi d’une étape importante pour pouvoir approfondir l’étude des leviers de la performance des structures d’accompagnement.

Le champ de recherche sur l’accompagnement entrepreneurial n’a pas seulement émergé au cours des quinze dernières années (Chabaud, Messeghem et Sammut, 2010 ; Hackett et Dilts, 2004 ; Messeghem etal., 2013), il a aussi considérablement progressé dans la mesure des retombées de l’accompagnement et dans la proposition de méthodes d’évaluation de la performance. En ce qui concerne les retombées de l’accompagnement, les chercheurs du champ ont trouvé des effets positifs en termes d’autoefficacité de l’entrepreneur (St-Jean et Mathieu, 2011), de construction identitaire et de mise en réseau (Certhoux et Perrin, 2010 ; Fabbri et Charue-Duboc, 2013 ; Richomme-Huet et D’Andria, 2013), de sortie de l’isolement et de construction de légitimité (Messeghem et Sammut, 2010), de dépassement du handicap de la nouveauté (Fonrouge, 2010), d’identification d’opportunités (Ozgen et Baron, 2007 ; St-Jean et Tremblay, 2011) et de taux de survie (Cours des Comptes, 2013 ; CSES, 2002 ; Paturel et Masmoudi, 2005 ; OSEO, 2001). Cependant, les difficultés de mesurer la performance des structures d’accompagnement persistent (Messeghem etal., 2013 ; Phan, Siegel et Wright, 2005 ; Vedel et Stéphany, 2010). Le rapport de la Cour des Comptes (2013) souligne à ce sujet plusieurs difficultés pratiques de l’évaluation : tout d’abord, il est rare qu’un créateur ne bénéficie que d’un seul dispositif de soutien (ce qui rend très complexe le rapprochement d’une mesure et de son résultat) ; ensuite, les facteurs qui influent sur la pérennité d’une entreprise sont nombreux (ce qui rend difficile l’estimation de l’effet d’une aide sur le devenir de l’entreprise créée) ; le contexte économique local et national impacte fortement l’efficacité des dispositifs et complexifie les comparaisons temporelles ; enfin, l’analyse des taux de pérennité doit être faite avec prudence, car d’une part, ces taux sont « naturellement » différents selon les entreprises et, d’autre part, la disparition d’une entreprise n’est pas systématiquement signe d’un échec (il peut s’agir d’un retour à un emploi salarié du créateur, d’une reprise de l’entreprise par une autre, etc.). Cela amène les chercheurs à s’intéresser à une palette plus large de variables pouvant être affectées par le processus d’accompagnement, incluant aussi bien de variables distales telles que la création d’emplois que des variables proximales telles que le niveau de conseil, d’interaction et d’apprentissage pendant le processus (Vedel et Gabarret, 2013). Cela les amène aussi à proposer des outils de mesure multidimensionnels pour piloter la performance des structures d’accompagnement (Bakkali, Messeghem et Sammut, 2013).

Néanmoins, l’état actuel de la littérature sur l’accompagnement entrepreneurial présente aussi plusieurs limites. En effet, une grande partie des critiques faites par Feldman (1999) à la recherche sur le mentorat vers la fin des années 90 pourrait être adressée aujourd’hui à la recherche sur l’accompagnement entrepreneurial. Par exemple, les frontières du construit « accompagnement » ne sont pas du tout clarifiées. La plupart des études empiriques ne sont pas longitudinales et présentent des limites méthodologiques importantes, notamment en termes d’inférence causale (un bon accompagnement produit de bons entrepreneurs, ou serait-ce plutôt l’inverse ?). De même, la plupart de ces études ne mesure les retombées de l’accompagnement que dans la perspective de l’entrepreneur accompagné (souvent en termes de satisfaction), rarement dans celle de l’accompagnateur. L’idée qu’il s’agisse d’un processus d’influence mutuelle, si elle est acceptée conceptuellement, n’est pas vraiment traduite dans la plupart des designs de recherche. Enfin, à quelques exceptions près (Duquenne, 2014 ; Levy-Tadjine, 2011 ; Nakara et Fayolle, 2012 ; Vial et Caparros-Mencacci, 2007), les potentiels effets pervers de l’accompagnement entrepreneurial ne sont ni évoqués ni étudiés. Si les études focalisant sur le mentorat entrepreneurial ont contribué à examiner les déterminants de la qualité de la relation avec le mentor notamment au travers de la satisfaction des entrepreneurs mentorés (Mitrano-Méda et Véran, 2014 ; St-Jean et Audet, 2009 ; St-Jean et El Agy, 2013), aucune allusion n’est faite à l’existence potentielle de mentors ou de mentorés « toxiques » pouvant provoquer des dysfonctionnements ou des conséquences négatives dans le processus de mentorat entrepreneurial. Or, la littérature sur le mentorat intraorganisationnel reconnaît et étudie depuis longtemps ce genre de dysfonctionnement (Eby, Butts, Lockwood et Simon, 2004 ; Eby, Durley, Evans et Ragins, 2008 ; Feldman, 1999 ; Simon et Eby, 2003). La littérature sur l’accompagnement entrepreneurial a toutefois, en grande partie, négligé ses aspects sombres. Même les travaux sur la communication en situation d’accompagnement entrepreneurial, lesquels laissent apparaître une diversité d’émotions positives et négatives éveillées par les tactiques de persuasion, engagement, critique et provocation de la part des accompagnateurs, restent globalement silencieux sur les effets pervers que ces tactiques peuvent engendrer (Radu Lefebvre, Lefebvre et Redien-Collot, 2014 ; Radu Lefebvre et Redien-Collot, 2013 ; Radu et Redien-Collot, 2010).

Afin de contribuer à combler cette dernière limite et compléter ces différents travaux, nous allons nous intéresser aux potentiels effets pervers de l’accompagnement, notamment aux dérives potentielles concernant l’apprentissage de la prise de décision et de l’évaluation des risques. Spécifiquement, nous posons les questions suivantes : vu sous l’angle de la prise de décision face au risque et à l’incertitude, quelles sont les dérives potentielles de l’accompagnement ? Et quels sont les défenses ou les remèdes pouvant les atténuer ?

Pour répondre à ces questions, nous allons mobiliser un cadre théorique pluridisciplinaire, ancré notamment dans la psychologie sociale et cognitive, et nous allons nous appuyer sur plusieurs cas illustratifs provenant de l’expérience des auteurs et d’observations réalisées sur le terrain. Nous clarifions notre démarche dans la section suivante.

3. Une démarche abductive et pragmatique

Afin d’interroger les dérives potentielles des systèmes d’accompagnement sur l’évaluation des risques et la prise de décision dans le processus entrepreneurial, nous avons adopté une démarche abductive ancrée dans le pragmatisme de Peirce (1998). Dans cette approche, l’abduction consiste essentiellement à élaborer des conjectures ou hypothèses à partir d’une règle générale (théorie) et d’une observation empirique (conséquence) (David, 2002, 2004 ; Peirce, 1998). Par ailleurs, Peirce a initialement désigné ce type de raisonnement comme « hypothèse » et il évoque, entre autres, J.S. Mill et Kant pour justifier cette désignation et présenter l’hypothèse comme « toute supposition faite (sans support empirique ou avec un support empirique reconnu comme insuffisant) afin d’en déduire de conclusions conformes aux faits réels, avec l’idée que si les conclusions dérivées des hypothèses sont des vérités connues, alors l’hypothèse est probablement vraie »[3]. Toute démarche abductive est, par conséquent, exploratoire, les conjectures avancées devant être par la suite testées et examinées en profondeur dans une quête d’« objectivité comme fin idéale d’un processus récursif de type abduction/déduction/induction » (David, 2002). Cela dit, pour Peirce « l’abduction est la seule forme de raisonnement qui puisse générer des idées nouvelles, la seule qui soit, en ce sens, synthétique » (David, 2002, p. 87). Cette démarche est pragmatique dans le sens où la comparaison entre les conséquences pratiques de différentes conceptions donne du sens à ces conceptions et permet d’inférer leur véracité (Peirce, 1998, p. 300-302).

Concrètement, afin de traiter nos questions de recherche, nous avons mobilisé trois grands corpus théoriques que nous avons confrontés, d’abord entre eux, ensuite avec un ensemble d’observations de cas réels et de témoignages collectés au cours de plus de 30 ans d’expérience au sein de réseaux d’accompagnement en France. Chaque corpus théorique présente un ensemble plus ou moins cohérent de règles générales. La confrontation de différents corpus théoriques permet de mettre en avant les règles des différents corpus qui ne sont pas compatibles entre elles. Chaque règle générale suggère une conséquence, un effet sur le monde réel. La confrontation avec des observations empiriques permet alors soit de réfuter la règle, soit de la corroborer (logique de falsification de Popper, 1959). Cette démarche est particulièrement intéressante pour étudier les dérives de l’accompagnement, car différents corpus théoriques suggèrent des conséquences de l’accompagnement qui sont parfois complémentaires et parfois antagoniques.

Le premier corpus théorique que nous mobilisons est celui de la littérature sur l’accompagnement entrepreneurial, déjà évoquée plus haut. Cette littérature fait allusion à la dialogique acteur/structure et à des notions telles que la réflexivité dans l’action (Bruyat, 1993 ; Chabaud et Sammut, 2013 ; Mitrano-Méda et Véran, 2014 ; Sammut, 2003), ce qui nous a naturellement renvoyés à un deuxième corpus théorique plus général, celui de la théorie de la structuration (Giddens, 1984). En effet, la théorie de la structuration a déjà été mobilisée dans le champ de l’entrepreneuriat, entre autres pour « dissoudre » la dichotomie existante entre identification et création d’opportunités (Chiasson et Saunders, 2005) et pour revisiter le « nexus » individu-opportunité (Shane, 2003) afin de proposer que l’entrepreneur et le système social évoluent en interaction (Sarason, Dean et Dillard, 2006). Intégrée à la littérature sur l’accompagnement, la théorie de la structuration nous permet de proposer un modèle général du processus de création accompagnée, lequel nous présentons dans la section suivante et qui sert de toile de fond pour explorer les dérives potentielles de l’accompagnement.

Le troisième corpus théorique mobilisé est celui issu de la psychologie cognitive, notamment à partir des travaux de Kahneman et Tversky (Kahneman, 2011 ; Kahneman et Tversky, 1979, 1984 ; Tversky et Kahneman, 1974), eux-mêmes s’inscrivant dans la suite des travaux fondateurs de Simon (1955, 1979, 1997). Ce choix est cohérent avec notre questionnement sur les dérives de l’accompagnement en termes de prise de décision et d’évaluation des risques associés au projet de création. De plus, la littérature sur l’accompagnement suggère l’importance des représentations cognitives en tant qu’élément central de la communication entre accompagnateur et porteur de projet (Bruyat, 1993 ; Cuzin et Fayolle, 2004 ; Verzat, Gaujard et François, 2010). La modélisation de Bruyat (1993), reprise par Cuzin et Fayolle (2004), propose que le créateur agisse en fonction de ses représentations mentales et que les actions de l’accompagnateur en direction du système créateur/projet dépendent de ses perceptions. La recherche en psychologie cognitive a démontré au cours des derniers 40 ans jusqu’à quel point les perceptions et les représentations mentales peuvent être non seulement imparfaites, mais aussi systématiquement biaisées (Goldstein et Hogarth, 1997 ; Hogarth, 1987 ; Kahneman, 2003, 2011). Il est donc logique de mobiliser ce corpus théorique lorsqu’on s’intéresse aux dérives potentielles de l’accompagnement.

Le cadre conceptuel auquel nous avons recours est ainsi constitué par trois corpus théoriques reliés autour de notre problématique et de notre objet d’analyse. Il se justifie par sa pertinence au vu du sujet abordé. L’accompagnement constituant notre objet d’étude, il est nécessaire de mobiliser la littérature académique sur ce sujet. L’accompagnement étant essentiellement une relation d’aide à la création d’entreprise qui s’établit dans la durée au sein d’une structure (Cuzin et Fayolle, 2004), il est cependant pertinent de mobiliser également la théorie de la structuration de Giddens (1984) pour analyser les relations entre créateur, projet, accompagnateur et structure d’accompagnement. Enfin, au vu de notre problématique centrée sur les dérives et les biais potentiellement engendrés par les systèmes d’accompagnement sur la prise de décision et de risque, il est intéressant d’interroger la littérature sur les biais perceptuels et cognitifs répertoriés dans la recherche en psychologie et prise de décision.

Enfin, la confrontation avec des cas réels et des expériences vécues, nous permet dans une démarche abductive d’avancer des hypothèses explicatives des phénomènes observés. Ces hypothèses sont généralement en phase avec les théories mobilisées, mais peuvent aussi remettre en question d’autres théories et des règles communément acceptées comme « vraies ». Dans la littérature en entrepreneuriat, une règle communément acceptée comme « vraie » est que l’accompagnement serait source d’apprentissage et contribuerait ainsi à réduire le risque de la création d’entreprise. La « preuve » de cela, souvent affichée, est le taux de survie des entreprises accompagnées, plus important que celui des entreprises ne bénéficiant pas d’accompagnement (CSES, 2002). Mais dans la littérature en psychologie, l’apprentissage est loin d’être une évidence et les relations d’accompagnement peuvent facilement avoir des effets pervers (Feldman, 1999 ; Hogarth, 1987). Puisqu’un taux de survie élevé peut avoir d’autres causes que l’accompagnement lui-même[4], nous faisons l’hypothèse que dans certains cas l’accompagnement peut ne pas être source d’apprentissage, mais plutôt source de contrainte et de biais, et que ces effets pervers de l’accompagnement peuvent être en partie expliqués par des phénomènes sociaux et psychocognitifs assez connus. Il convient donc de répertorier ces cas où l’accompagnement dérive et de mieux les comprendre, afin de pouvoir proposer de voies d’amélioration.

Dans ce qui suit, nous mobiliserons donc les trois corpus théoriques évoqués et nous mettrons en lumière plusieurs cas réels que nous avons pu observer ainsi que des extraits de témoignages que nous avons récoltés au cours de notre expérience professionnelle dans les réseaux d’accompagnement en France. Par souci de clarté et fluidité du texte, nous présentons ces éléments empiriques dans des encadrés, tels que les mini-cas dans la thèse de Bruyat (1993). Nous les présentons sous forme de narratives, en nous inspirant de Harmeling (2011). Ces narratives sont en effet des faits stylisés, dans la mesure où il s’agit de faits réels, dont nous avons témoigné, mais dont nous avons enlevé les détails afin de préserver seulement l’essentiel démonstratif de chaque situation. Cette démarche est en phase avec l’émergence de « l’approche narrative » dans la recherche en entrepreneuriat (Gartner, 2007 ; Garud et Giuliani, 2013).

Afin de clarifier la nature empirique de ces narratives, il convient de dire quelques mots sur l’expérience pratique des auteurs du présent article. Les deux auteurs ont en fait été créateurs d’entreprise. Le premier auteur a créé une entreprise sociale au Brésil dans l’année 2000, puis il a commencé à étudier les réseaux d’accompagnement en France en 2004 au travers d’interviews avec les dirigeants d’incubateurs en région Rhône-Alpes. Il est devenu professeur d’entrepreneuriat après avoir conclu sa thèse en 2007 et, depuis, a accompagné plusieurs de ses étudiants dans leurs aventures entrepreneuriales. Néanmoins, c’est l’expérience du deuxième auteur qui constitue la principale source des narratives mobilisées dans cet article. Il a créé sa première entreprise de travaux publics à 23 ans et est associé aujourd’hui dans huit entreprises dans des secteurs divers, dont deux qu’il dirige personnellement. Impliqué parallèlement dans les réseaux d’accompagnement en France depuis les années 70, il est le fondateur, parmi d’autres, du réseau Airelle (en Aquitaine, Charente et Limousin) ainsi que de l’Institut Européen de l’Entrepreneuriat Rural. Administrateur du réseau des Boutiques de Gestion de 1986 à 2004, il en a été le vice-président pendant plusieurs années. En tant que président de Synergies Créateurs, il a dirigé le groupe de travail sur le référentiel de l’accompagnement à la fin des années 90 et est l’initiateur, en 2002 de la première formation diplômante universitaire en France de « conseiller en création d’entreprise » (à Paris 8). En près de 35 ans, il a accompagné directement ou indirectement plus de 3 000 créateurs d’entreprises.

4. Une vision dynamique du processus de création accompagnée

Il existe plusieurs modélisations de l’accompagnement entrepreneurial dans la littérature, chacune avec ses avantages et ses inconvénients, selon la perspective adoptée. Une revue exhaustive de ces modèles n’est pas l’objet du présent article. Cependant, il est utile d’évoquer quelques apports importants de quatre modélisations ayant retenu notre attention, dont deux spécifiques au mentorat (Mitrano-Méda et Véran, 2014 ; St-Jean, 2009), une concernant de manière explicite la relation d’accompagnement entrepreneurial (Levy-Tadjine, 2011), et une englobant la relation d’accompagnement, mais à portée plus large, concernant l’ensemble du processus entrepreneurial (Bruyat, 1993 ; Cuzin et Fayolle, 2004). La modélisation de St-Jean (2009) donne un aperçu global du mentorat entrepreneurial et met la lumière sur les caractéristiques des participants, de la relation, du mentorat reçu, puis sur les retombées proximales et distales du mentorat. La modélisation de Mitrano-Méda et Véran (2014) consolide les modèles existants en mettant l’accent sur le rôle de l’organisation tierce initiatrice du programme de mentorat. Les deux modélisations placent l’apprentissage et la satisfaction de l’entrepreneur mentoré au coeur de l’analyse. La modélisation de Levy-Tadjine (2011), à son tour, souligne l’importance d’équilibrer les aspects techniques, psychologiques et sociaux de l’accompagnement et évoque déjà les risques de dérive du processus. Spécifiquement, l’auteur souligne le risque d’un accompagnement « trop distant des aspects humains des projets » ou, à l’opposé, « privilégiant le socioculturel et risquant de mal préparer l’entrepreneur en herbe aux exigences de gestion qui seront les siennes » (Levy-Tadjine, 2011, p. 89). Enfin, la modélisation de Bruyat (1993), reprise par Cuzin et Fayolle (2004), met l’accent sur la création de valeur et sur l’importance du changement et de la nouveauté pour le créateur et pour l’environnement. Si l’auteur ne traite pas directement des dérives de l’accompagnement, il fait une analyse des enjeux et des risques de différents projets et souligne que les difficultés à mettre en oeuvre l’accompagnement augmentent avec l’intensité du changement pour le créateur et avec l’intensité de la nouveauté pour l’environnement. Parallèlement, les besoins d’accompagnement augmentent eux aussi avec ces deux variables. Cela amène à une conclusion dérangeante : les situations dans lesquelles les besoins d’accompagnement sont les plus saillants sont aussi celles où les difficultés à mettre en oeuvre l’accompagnement sont les plus élevées.

L’ensemble de ces modèles fournit des éléments essentiels de réflexion et laisse entrevoir certains risques de dérive et de difficulté de l’accompagnement. Mais aucun de ces modèles ne met en avant ni la dynamique cognitive d’évaluation des risques associés au processus entrepreneurial ni la dynamique sociale pouvant amener à des dérives en termes de prise de décision dans ce processus. Afin de mieux appréhender ces deux dynamiques et leurs interactions, nous proposons le modèle présenté dans la figure 1, que nous détaillerons par la suite.

Figure 1

Le processus de création accompagnée

Le processus de création accompagnée

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4.1. Évaluation des risques et incertitudes

Le projet de création est façonné à la fois par le porteur de projet et par un accompagnateur[5], tous les deux devant faire face à divers types de risque et d’incertitude reliés au projet et à l’évolution de la dialogique individu-projet. Une première difficulté potentielle émerge du fait que porteur de projet et accompagnateur peuvent diverger dans leurs perceptions du risque et de l’incertitude, selon les différents aspects du projet et les différents domaines de la vie de l’individu. Par exemple, Wu et Knott (2006) distinguent l’incertitude relative au marché de l’incertitude relative aux capacités de l’entrepreneur. Or, il est tout à fait possible que porteur de projet et accompagnateur aient des perceptions différentes de ces deux types d’incertitude. En s’appuyant sur des travaux en psychologie de la décision (Hanoch, Johnson et Wilke, 2006 ; Hogarth, 1987 ; Weber, Blais et Betz, 2002), Dubard Barbosa et ses collègues (Dubard Barbosa, 2008 ; Dubard Barbosa, Kickul et Liao-Troth, 2007 ; Fayolle, Dubard Barbosa et Kickul, 2008) avancent une vision multidimensionnelle de la perception du risque en entrepreneuriat, en essayant de distinguer trois domaines de la vie de l’entrepreneur, à savoir, le domaine social, personnel, et financier. Au vu des asymétries d’information et des différents contextes vécus par le porteur de projet et par l’accompagnateur, ils peuvent avoir, à juste titre, des perceptions très différentes des risques relatifs à chaque domaine.

Le fait que les perceptions et les perspectives de l’entrepreneur et de l’accompagnateur soient différentes peut contribuer, dans nombre de cas, à réduire la présence des biais cognitifs dans la phase de diagnostic et de préparation du lancement de la nouvelle entreprise. Il s’agit bien là d’un des principaux effets souhaités des systèmes d’accompagnement : fournir à l’entrepreneur des avis complémentaires, susceptibles de le remettre en question et d’attirer son attention vers les points faibles à améliorer, les écueils à éviter et, enfin, de réduire les risques liés au projet au travers d’un « effet miroir » généré dans l’interaction avec l’accompagnateur. Cependant, des perceptions divergentes peuvent aussi créer des problèmes de communication entre entrepreneur et accompagnateur, engendrant d’autres biais qui finissent à terme par augmenter les risques d’échec ou d’abandon dans le processus de création. La narrative 1 montre une de ces situations, dont nous avons témoigné, où la perception de l’accompagnateur, appuyée sur une heuristique questionnable, a joué contre l’aboutissement d’un projet de création.

Kahneman (2011) affirme qu’un des phénomènes cognitifs les plus communs est celui qu’il nomme « substitution » : dans l’absence de réponse à une question difficile, notre système cognitif remplace la question difficile par une autre, dont la réponse nous est connue. Le conseiller décrit dans la narrative 1 a remplacé une question difficile (« comment évaluer le degré de risque du projet en question ? ») par une autre, dont il connaissait la réponse (« y a-t-il des concurrents directs dans la même zone géographique ? »). D’après Kahneman (2003, 2011), ce phénomène de substitution a lieu sans que l’individu ne s’en rende compte, et notamment sans qu’il ne se rende compte qu’il prend parfois des décisions importantes sur la base d’une heuristique questionnable. Dans la narrative 1, le conseiller refusait un financement à un entrepreneur qu’il accompagnait.

Ainsi, la divergence de perceptions entre entrepreneur et accompagnateur vis-à-vis de l’évaluation des risques associés au projet de création est à double tranchant. D’un côté, cette divergence contribue à alerter l’entrepreneur sur les risques potentiels du projet. De l’autre, elle est source de problèmes de communication et de difficultés supplémentaires d’accès aux ressources nécessaires au développement du projet de création. Cela nous amène aux propositions suivantes :

  • Proposition 1a : la divergence de perceptions entre entrepreneur et accompagnateur par rapport à l’évaluation des risques associés au projet de création contribue à alerter l’entrepreneur sur les risques potentiels du projet.

  • Proposition 1b : la divergence de perceptions entre entrepreneur et accompagnateur par rapport à l’évaluation des risques associés au projet de création génère des difficultés d’accès aux ressources nécessaires à l’aboutissement du projet.

4.2. Diagnostics et décisions entraînant des irréversibilités dans le parcours

Malgré des perceptions parfois divergentes, accompagnateur et porteur de projet doivent réaliser ensemble un diagnostic de l’environnement et des conditions de démarrage du projet. Cela englobe généralement une évaluation du marché potentiel et des divers aspects du plan d’affaires, lequel est souvent élaboré ou révisé sous l’encadrement de l’accompagnateur. Ce diagnostic est donc fait selon les limites cognitives du porteur de projet et de l’accompagnateur. Leur rationalité est limitée (Simon, 1955, 1979, 1997), leur attention est sélective, par conséquent le diagnostic n’est jamais à l’abri des biais cognitifs (Kahneman, Slovic et Tversky, 1982). L’omniprésence des biais cognitifs dans les processus décisionnels des entrepreneurs a déjà été suggérée et même démontrée de plusieurs façons par la recherche académique (Busenitz et Barney, 1997 ; Dubard Barbosa et Fayolle, 2010 ; Keh, Foo et Lim, 2002 ; Palich et Bagby, 1995 ; Simon, Houghton et Aquino, 2000). Très souvent, ces biais constituent le talon d’Achille des heuristiques cognitives permettant aux entrepreneurs de prendre des décisions rapides et efficaces dans un environnement dynamique et turbulent (Busenitz, 1999 ; Hogarth, 1987). Un diagnostic biaisé peut conduire le porteur de projet à se lancer de manière précipitée, à négliger des aspects importants de l’environnement (tels que la force de frappe des concurrents ou l’inertie des clients ayant tendance à ne pas changer de fournisseur), ou encore à sous-estimer les coûts, le temps nécessaire pour atteindre le seuil de rentabilité et les difficultés imprévues (voire imprévisibles) dans le parcours.

Néanmoins, le schéma présenté dans la figure 1 montre que le diagnostic établi par l’accompagnateur et le porteur de projet a une influence sur les conditions de démarrage du projet, conditions dans lesquelles les décisions relatives au projet sont prises et les actions qui en découlent sont exécutées. Il s’agit d’un processus itératif et interactif, car les actions exécutées aujourd’hui auront des conséquences intentionnelles et non intentionnelles qui façonneront les conditions dans lesquelles les décisions de demain seront prises (Giddens, 1984). Le projet évolue à chaque itération, avec l’interaction entre le porteur de projet, l’accompagnateur et l’environnement de l’entreprise naissante. Les conditions dans lesquelles le projet évolue changent elles aussi, au moins en partie à cause des conséquences des décisions et des actions prises dans le passé. Comme le souligne de La Ville (2001), le projet entrepreneurial émerge dans un processus dynamique mélangeant apprentissages, improvisations et irréversibilités. Les conséquences des décisions prises à un moment donné, dont une partie sera toujours imprévisible et non intentionnelle, ont un impact sur les conditions d’avancement du projet, sur la configuration stratégique instantanée perçue de l’entrepreneur (Bruyat, 1993), et également sur le développement de l’entreprise créée.

Cette vision dynamique du processus de création d’entreprise trouve des racines dans la théorie de la structuration de Giddens (1984) et dans ses déclinaisons dans le champ de l’entrepreneuriat. Sarason, Dean et Dillard (2006) se sont approprié des notions de « dualité de la structure » et de « réflexivité dans l’action » de Giddens (1984) pour proposer une vision du nexus individu-opportunité (Shane, 2003 ; Shane et Vankataraman, 2000) dans laquelle individu et opportunité évoluent et se structurent ensemble, au travers des interactions du processus entrepreneurial. Chiasson et Saunders (2005) récupèrent ce même corpus théorique pour réconcilier les visions dichotomiques de découverte versus création d’opportunités. Ces auteurs placent au centre de l’analyse la sélection, l’imitation et la modification de « scripts », entendus essentiellement comme étant des « recettes » empruntées, suivies et modifiées par les individus afin de faire ou faire faire les choses socialement et matériellement (Barley, 1986 ; Barley et Tolbert, 1997). La dualité de la structure implique que certains de ces scripts sont légitimés par la structure, tandis que d’autres sont contraints. Afin de gagner en pouvoir, légitimité et compétence, les entrepreneurs produisent un ensemble différencié des scripts, dont certains plus et d’autres moins communs, leurs actions ayant des conséquences intentionnelles et non intentionnelles à la fois sur les scripts et sur les structures sociales et organisationnelles (Chiasson et Saunders, 2005). Dans la théorie de la structuration, les scripts ont un aspect cognitif prononcé (Giddens, 1984) qui les rapproche de la notion de « scripts mentaux » mobilisée par les travaux sur la cognition entrepreneuriale (Baron, 1998 ; Baron et Ensley, 2006 ; Mitchell et al., 2002) et de la notion de « représentations » mobilisée dans la littérature sur l’accompagnement entrepreneurial (Bruyat, 1993 ; Cuzin et Fayolle, 2004; Verzat et al., 2010). Ainsi, nous proposons que les scripts du créateur et de l’accompagnateur interagissent dans le processus d’accompagnement et soient en partie actés dans les diagnostics formulés ainsi que dans les décisions et actions implémentées. La structure d’accompagnement et l’environnement plus large de la création d’entreprise agissent comme des suprastructures. Leur dualité valide certains scripts, mais pas tous, le processus de sélection et modification de scripts se déroulant essentiellement de manière réflexive dans l’interaction entre porteur de projet et accompagnateur.

Cette vision dynamique du processus de création accompagnée est cohérente avec les visions constructivistes de l’entrepreneuriat (Bouchikhi, 1993 ; Bruyat, 2001 ; Bruyat et Julien, 2000 ; Chabaud et Ngijol, 2004 ; Harmeling, 2011). Même si elle souligne l’existence d’irréversibilités dans le parcours (La Ville, 2001), elle n’est pas déterministe, bien au contraire, elle met l’accent sur les interactions et itérations du processus entrepreneurial tout en permettant de prendre en compte les contingences du chemin. Ces contingences peuvent devenir des ressources pour l’entrepreneur, comme le souligne Harmeling (2011). Mais elles peuvent aussi constituer de beaux obstacles lorsque le système d’accompagnement dérive.

Dans un processus de création accompagnée, la dialogique individu/projet soulignée par Bruyat (1993) gagne en complexité puisqu’elle est multipliée par trois : porteur/projet, accompagnateur/projet et porteur/accompagnateur. Dans un processus dynamique où porteur de projet et accompagnateur ont des perceptions différentes (voire aussi des attitudes différentes) vis-à-vis des risques potentiels d’un projet, et très souvent aussi des logiques différentes issues de différents environnements institutionnels, leur capacité à bâtir un ensemble cohérent de dialogiques est mise à l’épreuve et la question des dérives potentielles de l’accompagnement doit être posée.

L’histoire de livrenpoche.com (Narrative 2) peut être vue comme un exemple illustratif de démarche effectuale (Sarasvathy, 2001) ou encore de bricolage (Baker, Miner et Eesley, 2003 ; Baker et Nelson, 2005). Cependant, du point de vue de l’analyse de l’accompagnement, elle suggère une dérive fondamentale, et souvent cachée, du processus : à force de prioriser la minimisation du risque d’échec, les systèmes d’accompagnement peuvent finir par négliger le second type de risque entrepreneurial souligné par Dickson et Giglierano (1986), à savoir, le risque de manquer une opportunité. Même si la Boutique de Gestion locale a accepté d’accompagner Benjamin, le diagnostic des accompagnateurs était très pessimiste. Créer une startup dans l’e-commerce juste dans la période d’explosion de la bulle Internet ne correspondait pas vraiment aux scripts alors jugés comme légitimes, ni par la structure d’accompagnement ni par d’autres acteurs de l’environnement économique. Il a fallu que l’entrepreneur se retourne vers son environnement familial afin de trouver le soutien nécessaire pour la création de son entreprise. Ses représentations mentales n’avaient que peu de correspondances avec celles des accompagnateurs. Les interactions avec ceux-ci se sont montrées pour la plupart infructueuses, les scripts sélectionnés et activés par l’entrepreneur n’étant pas jugés assez légitimes et pas assez attractifs aux yeux de la structure de l’accompagnement. Par conséquent, celle-ci lui a conseillé de changer le projet afin d’explorer d’autres opportunités. Ce type de conseil est généralement couplé avec une absence silencieuse d’accès à des ressources. Une telle contingence aurait sans doute découragé d’autres porteurs de projet. Mais Benjamin n’est pas tombé dans le piège de la retraite à l’expertise de l’accompagnateur, une dérive que nous explorerons un peu plus loin.

Les opportunités manquées n’apparaissent nulle part dans les mesures de performance des systèmes d’accompagnement. Si le taux de survie des entreprises accompagnées est la mesure prépondérante, il est naturel que les structures et les accompagnateurs qu’elles emploient adoptent un comportement relativement conservateur. Une focalisation sur ce qui peut aller mal dans un projet, ou une simple évocation, contribue à augmenter la perception du risque qui lui est attribuée (Sitkin et Pablo, 1992 ; Sitkin et Weingart, 1995 ; Slovic, Fischhoff et Lichtenstein, 1982 ; Tversky et Kahneman, 1982). Tversky et Kahneman (1982) ont nommé « availability » l’heuristique cognitive mobilisée lorsqu’un individu estime des probabilités d’occurrence d’un événement à partir de la facilité, dont il retrouve des événements similaires dans sa mémoire. Cette heuristique explique la peur soudainement élevée par rapport à l’énergie nucléaire après la catastrophe de Fukushima, ainsi qu’une perception du risque aérien plus élevée dans les semaines qui suivent un accident d’avion. Elle explique aussi qu’un projet de création d’entreprise dans un secteur en crise soit jugé plus risqué qu’un projet de création dans un secteur plus stable, même si le premier projet faisait probablement face à des concurrents en moins bonne forme que le deuxième. L’image marquante d’entreprises du même secteur faisant faillite impacte les représentations mentales et modifie l’évaluation de scripts en termes de leur légitimité relative. Cela n’a sûrement pas facilité le processus d’accompagnement du créateur de livrenpoche.com. Mais les accompagnateurs n’ont évidemment pas envie de manquer des opportunités, de même que les structures d’accompagnement n’ont pas l’intention de fermer leurs portes à des projets à fort potentiel. S’ils le font, cela doit être sûrement une conséquence non intentionnelle des scripts qu’ils véhiculent.

En synthèse, l’évaluation des risques associés à un projet de création est contingente aux scripts mobilisés par l’entrepreneur et jugés légitimes par l’accompagnateur. Le diagnostic de la situation et les décisions qui en résultent entraînent des irréversibilités dans le parcours, produisant des conséquences intentionnelles et non intentionnelles sur l’évolution du projet, sur la dialogique individu-projet et sur l’accompagnement lui-même. Une focalisation sur la réduction du risque d’échec engendre une augmentation du risque de manquer une opportunité. Cela nous amène aux propositions suivantes :

  • Proposition 2a : le diagnostic établi par l’accompagnateur résulte du jugement qu’il porte sur la légitimité des scripts mobilisés par l’entrepreneur.

  • Proposition 2b : plus un accompagnateur se focalisera sur la réduction du risque d’échec, plus il augmentera le risque de manquer une opportunité.

4.3. Clarification des responsabilités

Il est important de souligner que même si un bon nombre d’incertitudes reliées au projet de création peuvent être perçues de la même manière par l’accompagnateur et par le porteur de projet, dans la plupart des cas ceux-ci ne partagent pas le même contexte personnel et professionnel. Par exemple, dans la plupart des réseaux d’accompagnement[7], les accompagnateurs sont des salariés ou d’anciens salariés (Duquenne, 2014)[8], tandis que le porteur de projet est en train de se lancer dans un métier où par définition il ne pourra pas compter sur un salaire fixe à la fin du mois. Cela met le porteur de projet dans une situation personnelle et professionnelle très différente de celle de l’accompagnateur, car le premier est en train de devenir entrepreneur/employeur au sens de Knight (1921), tandis que le deuxième reste employé. Par conséquent, et toujours au sens de Knight (1921), le degré d’incertitude auquel le porteur de projet doit faire face est beaucoup plus élevé que celui de l’accompagnateur.

En analysant les conséquences de l’échec entrepreneurial, Cope (2011) identifie six types de « coûts » associés à l’échec : financier, émotionnel, physiologique, social, professionnel et entrepreneurial. Il est évident que ces « coûts » reviennent principalement à l’entrepreneur et non pas à l’accompagnateur, lequel se trouve naturellement plus éloigné des risques qu’ils représentent, sauf dans les cas où l’accompagnateur est aussi financeur et devient, par ce biais, bien plus impliqué dans la prise des risques reliés au projet de création d’entreprise.

Ainsi, par définition, et en raison des différentes positions de chacun et des différents risques qu’ils prennent, accompagnateur et porteur de projet n’ont pas les mêmes responsabilités. Objectivement, sauf dans des cas extrêmes de fraude ou manipulation pouvant susciter une procédure juridique, c’est le porteur de projet qui devra prendre la responsabilité par les décisions prises.

Cependant, ce constat se heurte à l’ambigüité du rôle de l’accompagnateur tel qu’il est décrit par différents chercheurs et tel qu’il est pratiqué dans différents contextes. Nous avons déjà évoqué la multiplicité de postures et de pratiques incluses dans la « nébuleuse » de l’accompagnement. Or, selon la posture adoptée et selon les représentations mentales de chacun, la frontière psychologique entre la responsabilité de l’entrepreneur et celle de l’accompagnateur peut glisser ou s’affaiblir, produisant un détachement entre la prise de décision et la prise de responsabilité par rapport au projet. Par exemple, l’accompagnement peut être vu comme « un processus qui consiste à faire passer une personne d’un état à un autre, voire à l’influencer pour qu’elle prenne ses décisions » (Léger-Jarniou, 2008, p. 74). Quel degré d’influence est acceptable d’un point de vue éthique ?

En effet, des postures d’accompagnement différentes produisent différentes représentations des responsabilités de chacun dans la relation d’accompagnement. Il suffit de reprendre les différents « registres » de l’accompagnement et les mots utilisés dans la littérature, pour se rendre compte de la diversité de représentations mentales et de scripts qu’elles évoquent : « conduire, guider, escorter » (Deschamps, Fatien et Geindre, 2010), « étayer » (Fourcade et Krichewsky, 2014), « conseiller, être expert, être mentor, être confident » (Verzat et Gaujard, 2009). Même si un discours d’autonomisation des porteurs de projet est largement partagé[9] et plusieurs chercheurs en soulignent l’importance, l’existence de différentes conceptions de l’accompagnement suggère par elle-même l’existence de différents degrés d’autonomisation dans le processus. Par exemple, Vial et Caparros-Mencacci (2007) opposent le « guidage », entendu comme un processus directif basé sur la contractualisation et la résolution de problèmes par un accompagnateur positionné en tant qu’expert, à « l’accompagnement » basé sur la création d’un espace commun et d’un « cheminement vers le changement ». Reprenant les concepts de Paul (2003, 2004), Deschamps, Fatien et Geindre (2010) voient dans le « guidage » « un échange bidirectionnel dans le cadre d’une coconstruction des savoirs » tandis qu’ils voient dans la « conduite » une relation « de type maître (celui qui sait et qui transmet) à élève dans un rapport d’autorité ». Enfin, ces auteurs voient dans « l’escorte » « l’idée de protection, d’attention portée à autrui (qui serait en difficulté) dans une dynamique de construction ou de rétablissement » (p. 78). Pour ces auteurs, les pratiques d’accompagnement du type « conduite » et « escorte » étant bien répandues, il faudrait renforcer le « guidage » (Geindre, Deschamps et Fatien-Diochon, 2014).

Sammut (2003) suggère que l’autonomisation du créateur accompagné serait une conséquence de l’apprentissage : « En intégrant de nouvelles connaissances, de nouvelles compétences, le créateur se reconstruit et donc réinvente son devenir et celui de son entreprise. Chemin faisant, il s’autonomise » (p. 161). Cependant, si l’apprentissage n’est pas une conséquence automatique de l’accompagnement, quid de l’autonomisation ? Ne serait-il pas plus réaliste de postuler qu’apprentissage et autonomisation dépendent de la nature spécifique des interactions entre entrepreneur et accompagnateur ainsi que des contingences du processus ? De plus, l’hypothèse d’un processus d’autonomisation « chemin faisant » du créateur n’est-elle pas construite sur le présupposé que celui-ci ne serait pas autonome au début du processus ? Alors, la posture de l’accompagnateur devrait-elle évoluer au fil du temps ?

Cette ambigüité du rôle de l’accompagnateur et de l’accompagnement n’est pas sans critique dans la littérature. Par exemple, Vial et Caparros-Mencacci (2007) dénoncent l’imaginaire de contrôle et de maîtrise sous-jacent aux postures de « guidage, escorte et conduite ». Pezet et Le Roux (2012) avancent que « les postures d’accompagnement ne peuvent se concevoir sans penser les paradoxes qui leur sont inhérents » (p. 98). Ces auteurs évoquent les critiques de Boutinet (2002, p. 250), pour qui les personnes accompagnées sont souvent « davantage le jouet » de paradoxes que « les acteurs stratégiques capables de rebondir d’un paradoxe sur l’autre ». En effet, Boutinet (2002) évoque cinq paradoxes de l’accompagnement révélateurs de la complexité dans laquelle un processus de création accompagnée peut évoluer. Tout d’abord, il y a un paradoxe temporel : « accompagnement interminable mais transitoire », car s’il « nous situe dans l’évolutif, le processuel, le jamais terminé d’un trajet ; […] l’accompagnement reste transitoire ; il a un début, il doit se donner une fin » (p. 248). Ensuite, il y a un paradoxe relationnel, puisqu’il s’agit d’une relation « asymétrique, mais paritaire » : « c’est une relation entre un aîné doué d’une certaine expertise et un plus jeune apparaissant quelque peu démuni ; si l’aîné abuse de son droit d’aînesse, le cynisme n’est pas loin ; si le plus jeune se sent par trop démuni, la dépression sera proche, l’un pouvant renforcer l’autre » (p. 248). Nous voyons ici toute l’ambigüité que peut avoir le rôle de l’accompagnateur et à quel point une clarification des responsabilités de chacun peut être nécessaire, d’autant plus que, comme le souligne Boutinet (2002, p. 248), « le cadre institutionnel sera impuissant pour réguler les caprices d’une telle relation ».

Les trois derniers paradoxes évoqués par Boutinet (2002) sont aussi déconcertants : « Un paradoxe du lien social : individualiser mais ne pas laisser seul. » « Un paradoxe de l’orientation : ne pas savoir où l’on va, mais tout de même aller quelque part. » « Un paradoxe de la détermination : vous êtes porteur d’une demande, mais vous ne savez pas ce que vous voulez » (p. 249). Certes, Boutinet (2002) ne se focalise pas spécialement sur l’accompagnement à la création d’entreprise, mais la littérature spécifique sur ce sujet ne suggère guère que ces paradoxes seraient moins présents dans l’accompagnement entrepreneurial.

Ce genre de questionnement n’est pas nouveau. En commentant les contributions du Congrès de l’Académie de l’Entrepreneuriat de 2005, Léger-Jarniou et Saporta (2006) citent parmi les problématiques abordées : « L’ambigüité et la complexité de la relation accompagné/accompagnant (degré d’ingérence, risques de dérives vers le faire faire ou le faire à la place de », etc.) ; la question de la responsabilité dans le domaine de l’accompagnement » (p. 10). Cependant, dix ans après, ces problématiques sont toujours pertinentes et relativement peu étudiées dans la littérature. Les études empiriques laissent transparaître, cependant, le fait que la définition des rôles et responsabilités de chacun dans la relation d’accompagnement peut être très problématique. Ainsi, Verzat et Gaujard (2009) suggèrent que « si l’accompagnant s’investit trop dans la relation avec le porteur, il peut y avoir confusion des rôles et transfert des problématiques personnelles de l’accompagnant sur le projet du porteur ». D’autre part, plusieurs études sur le mentorat alertent sur le risque de dépendance avec le mentor (Feldman, 1999 ; Fonrouge, 2010).

Nous constatons ainsi que la question de la définition des responsabilités dans l’accompagnement est problématique. L’ambigüité du rôle de l’accompagnateur contribue à provoquer un détachement entre la prise de décision et la prise de responsabilité par rapport au projet. Si le degré d’influence exercée par l’accompagnateur sur la prise de décision peut varier considérablement, les conséquences des décisions prises retomberont nécessairement sur l’entrepreneur qui reste le seul responsable du projet de création. Ce détachement entre prise de décision et prise de responsabilité contribue, à son tour, à renforcer les trois types de dérives potentielles que nous explorons dans la section suivante.

  • Proposition 3a : le degré d’influence décisionnelle de l’accompagnateur est variable.

  • Proposition 3b : le degré de responsabilité de l’accompagnateur est fixe.

5. Trois dérives potentielles des systèmes d’accompagnement

Sous l’angle de la prise de décision face au risque et à l’incertitude, quelles sont les dérives potentielles de l’accompagnement ? Au regard de la vision du processus de création accompagnée élaborée précédemment et des propositions développées, nous nous sommes interrogés sur leurs éventuelles dérives. La question que nous nous sommes posée en conséquence a porté sur les dérives majeures que les systèmes d’accompagnement pourraient avoir sur ces deux capacités indissociables, à savoir évaluer les risques et prendre des décisions, que le porteur de projet aura à mettre en oeuvre dans sa démarche de création d’entreprise et, ensuite, dans celle d’entrepreneur. La recherche en psychologie cognitive et prise de décision face à l’incertitude abonde en exemples de biais cognitifs et failles de jugement pouvant être tout à fait transposables au contexte de l’accompagnement entrepreneurial. Les mécanismes de « substitution » et « availability » décrits plus haut constituent deux exemples parmi une infinitude de biais cognitifs répertoriés en psychologie de la décision. Par exemple, Hogarth (1987) répertorie 31 biais cognitifs différents, et sa liste n’est pas définitive. L’étude de ces différents biais dans le contexte de l’accompagnement entrepreneurial pourrait constituer une voie de recherche intéressante. Cependant, la présence de biais cognitifs n’est pas suffisante pour caractériser une dérive d’un système d’accompagnement. Au vu de la modélisation du processus de création accompagnée présentée dans la section précédente, nous proposons qu’un système d’accompagnement dérive lorsque celui-ci interfère de manière significative dans le processus de création des entreprises accompagnées et son action provoque des conséquences non intentionnelles négatives pour le développement des projets accompagnés. Ceci est en phase avec la définition de dérive comme « déviation progressive d’un processus, due à un manque de contrôle » (Dictionnaire Le Robert) et « déviation par rapport au cours normal, variation indésirable, lente et continue » (Larousse).

Ainsi, notre attention s’est focalisée sur des phénomènes susceptibles d’engendrer des relations d’accompagnement « toxiques », elles-mêmes capables de générer plusieurs biais dans la prise de décision des entrepreneurs accompagnés. Nous avons ainsi identifié trois types de dérive potentielle. Le premier type de dérive consiste dans l’éventuel retrait à l’expertise de l’accompagnateur, le deuxième type se trouve dans la soumission aux contraintes imposées par les systèmes d’accompagnement eux-mêmes aux dépens du projet et de son porteur, et on note le troisième type de dérive dans la possible altération temporelle inadéquate (accélération ou ralentissement) du processus entrepreneurial. Nous détaillons et discutons chaque type de dérive ci-dessous.

5.1. Le retrait du créateur à l’expertise de l’accompagnateur

Le premier type de dérive se manifeste dans l’éventuel retrait de la part du porteur de projet qui attend de l’expert accompagnateur que celui-ci lui indique la direction à suivre, voire qu’il prenne les décisions à sa place. Ce retrait peut être assimilé au retrait à la technologie, dont Selznick (1957) soulignait déjà les dangers, en démontrant qu’un vrai leadership consiste à prendre la responsabilité des décisions « critiques » sur les finalités d’une entreprise, sans se cacher derrière les aspects techniques et procéduraux du management.

Ce type de dérive trouve son origine dans la relation accompagnateur/porteur de projet et dans la vision, souvent inconsciente, que chacun porte de l’autre et de ce que constitue le savoir. Fondamentalement, lorsque le savoir est vu comme quelque chose que l’on peut détenir, posséder et transmettre comme un objet, le discours de l’expertise peut vite devenir instrument de domination (Freire, 1970). Ainsi, le risque pour le porteur de projet est de se retrouver en position de « profane ignorant » face aux accompagnateurs « experts » qui lui sont présentés, ou qui se présentent ainsi.

La narrative 3 présente deux cas de figure que nous avons observés dans le cadre de notre expérience et de nos échanges avec différents porteurs de projet au sein de réseaux d’accompagnement en France. Des cas similaires ont été observés aussi par Lafortune (2004), dans le cadre de son mémoire de DSU intitulé Comment l’expert fait valider sa position d’expert, dont un extrait complète la narrative 3.

Dans plusieurs cas, le porteur aura tendance à prendre une posture d’ignorant profane, s’en remettant ainsi à l’accompagnateur expert pour « l’aider » à prendre les décisions concernant son projet. Comme le soulignait Maître Takuan au xviie siècle (Mystères de la sagesse immobile, 1987) : « le profane, totalement ignorant, a peur de ce génie et jure de ne pas s’opposer à la loi du Bouddha ».

Ainsi, le retrait à l’expertise de l’accompagnateur est un cas extrême de détachement entre la prise de décision et la prise de responsabilité par rapport au projet : le porteur de projet devient consommateur de conseils, l’accompagnateur devient expert, la raison dicte que la prise de décision doit revenir à l’expert, mais la réalité montre que dans tous les cas c’est le porteur de projet qui devra prendre la responsabilité par les décisions prises. Ce retrait à l’expertise de l’accompagnateur est une dérive potentielle souvent renforcée par les attitudes d’accompagnateurs et de porteurs de projet. Car, si l’accompagnateur est en position de juger les scripts mobilisés par l’entrepreneur, celui-ci est aussi continuellement en train de juger de la légitimité des scripts avancés par l’accompagnateur. Dans les interactions du processus d’accompagnement et du fait de l’ambigüité de son rôle, il n’est pas rare que l’accompagnateur mobilise les scripts de « l’expertise ». Ces scripts sont normalement validés par tout porteur de projet à la recherche de conseils. D’autant plus qu’il est très difficile d’évaluer le degré d’expertise d’un accompagnateur. Il exerce en effet quasiment toujours cette fonction seul avec le porteur de projet et, à part l’ancienneté dans le métier, argument pouvant être considéré comme constitutif, ce sont des voies de marketing d’image liées aux structures d’appartenance, aux réseaux ou aux financeurs qui sont généralement utilisées (Duquenne, 2014).

Couplé à un discours d’expertise de la part de l’accompagnateur et à une attitude de « profane ignorant » de la part du porteur de projet, le détachement entre prise de responsabilité et prise de décision peut s’aggraver et se transformer en retrait à l’expertise de l’accompagnateur. Dans cette situation, le porteur de projet attend de l’expert accompagnateur que celui-ci lui indique la direction à suivre, voire qu’il prenne les décisions à sa place. Cela nous amène aux propositions suivantes :

  • Proposition 4a : un discours d’expertise de la part de l’accompagnateur augmente son influence décisionnelle vis-à-vis de l’entrepreneur.

  • Proposition 4b : une attitude de « profane ignorant » de la part de l’entrepreneur valide les scripts d’expertise et augmente l’influence décisionnelle de l’accompagnateur.

Soulignons que l’influence décisionnelle de l’accompagnateur tend à augmenter avec la mobilisation de scripts d’expertise (Proposition 4a) et avec leur acceptation par une attitude de « profane ignorant » du porteur de projet (Proposition 4b), indépendamment du réel degré d’expertise de l’accompagnateur. De plus, même à supposer l’expertise comme réelle, en ce qui concerne l’évaluation des risques associés à un projet il ne faut pas négliger les arguments avancés par Hermitte (1997, p. 88) : « tous les sociologues du risque insistent sur le fait que l’expertise scientifique lie inextricablement l’appréciation scientifique objective et la prise en considération de diverses contraintes, économiques, hiérarchiques ou corporatistes, et que le texte de l’expertise mélange des résultats scientifiques à des opinions sur le risque ou l’intérêt de l’opération ».

Cela nous amène au deuxième type de dérive potentielle des systèmes d’accompagnement, lequel concerne particulièrement l’environnement contextuel dans lequel l’expertise annoncée des accompagnateurs est amenée à être mise en oeuvre.

5.2. La satisfaction des contraintes des systèmes d’accompagnement aux dépens du projet entrepreneurial

Le deuxième type de dérive trouve son origine dans les intérêts divers et pas toujours convergents des deux parties (accompagnateur/porteur de projet), ainsi que des autres parties prenantes des systèmes d’accompagnement (parmi lesquelles les banques figurent en bonne place). L’accompagnateur est non seulement soumis à des contraintes diverses venant à la fois de la sphère de sa vie privée (situation personnelle, familiale, etc.), mais également et surtout de sa vie professionnelle très influencée par l’évolution des systèmes d’accompagnement (Duquenne, 2014).

Un accompagnateur agit, en effet, très rarement seul. Salarié, bénévole ou en profession libérale, il agit le plus souvent au nom d’une structure référencée, elle-même incluse généralement dans un ou plusieurs systèmes d’accompagnement. De ce fait, le porteur se trouve placé au centre d’un système d’influences et de contraintes qui oriente très sensiblement la prestation d’accompagnement, qui se répercute en conséquence directement sur son processus d’évaluation du risque et de prise de décision. Cela n’aurait qu’une moindre importance si ces contraintes n’avaient pas pour conséquences majeures de soumettre en réalité les décisions du porteur aux enjeux des systèmes dans lesquels il est orienté.

Parmi les diverses contraintes issues des enjeux des systèmes d’accompagnement, nous nous focalisons sur deux types de contrainte particulièrement importants, à savoir, les contraintes de financement et celles d’évaluation des prestations d’accompagnement.

5.2.1. Les contraintes de financement

Les contraintes de financement sont susceptibles d’entraîner de nombreuses dérives sur les apprentissages autour du risque et de la décision. Issues directement du porteur de projet, ou indirectement des systèmes d’accompagnement, les demandes de financement demeurent en effet une requête majeure et ce quelle que soit la nature ou l’importance du projet. Loin de vouloir en minimiser l’importance, nous relevons cependant que cette demande se transforme très souvent en contrainte, qui va se plier petit à petit aux exigences de l’accompagnement, façonnant ainsi une manière d’appréhender les risques et de prendre des décisions en contrariant le cas échéant la nature même de l’entrepreneur et de son projet.

Les banques sont bien entendu en première ligne dans ce système, imposant leurs propres règles entraînant très souvent une chaîne de contraintes à laquelle chaque maillon (plan d’affaires, capital, garanties, cautions, etc.) ajoutera à son tour son propre lot. De plus, il existe aujourd’hui de nombreux dispositifs facilitant l’accès à des financements de création d’entreprise. Primes à la création, subventions, prêts sans intérêt, cautions, capital-risque… ; ces nombreuses formes d’aides ont permis à de nombreux porteurs de concrétiser leur projet. Cependant, tous ces financements sont soumis à des procédures immuables comprenant au minimum un accompagnement par un expert, l’élaboration d’un plan d’affaires et la soumission à un comité (d’évaluation, d’engagement, d’agrément, de décision…). Si ces procédures sont mises en place avec l’intention claire de minimiser les risques d’échec et notamment de réduire la probabilité d’accorder des financements à des entreprises qui feront faillite, elles peuvent avoir des conséquences non intentionnelles qui finissent par augmenter ces mêmes risques.

Par exemple, l’utilité de l’élaboration d’un plan d’affaires est très débattue dans la recherche en entrepreneuriat, et les résultats des études empiriques sont partagés. D’un côté, la construction d’un plan d’affaires permettrait à l’entrepreneur de structurer sa démarche, d’aligner son équipe et d’entamer un processus d’apprentissage des différents aspects du business, facteurs contribuant à augmenter le taux de survie des entreprises naissantes (Delmar et Shane, 2003 ; Shane et Delmar, 2004). De l’autre, le plan d’affaires peut être source de rigidité, pouvant avoir aussi un impact négatif sur la performance (Dencker, Gruber et Shah, 2009). Cassar (2010) suggère que l’élaboration d’un plan d’affaires et de prévisions financières tend à renforcer l’optimisme exagéré de l’entrepreneur au travers d’une vision interne du projet (Kahneman et Lovallo, 1993) caractéristique du biais cognitif connu comme « planning fallacy » (Kahneman et Tversky, 1982). Ce biais est caractérisé par une sous- estimation du temps et des ressources nécessaires à la conclusion d’un projet (Buehler, Griffin et Peetz, 2010).

Outre les biais qui peuvent être générés par un travail centré sur la construction d’un plan d’affaires, nous tenons ici à évoquer les éléments contraignants engendrés par la quête de l’accord final des comités devant évaluer les projets, ainsi que les biais pouvant influencer ce processus d’évaluation. Ces comités sont composés de façon souvent complètement hétérogène de personnes d’horizons, de cultures et de niveaux divers, appelées à donner un avis éclairé sur un dossier qui sera généralement présenté par un représentant du système d’accompagnement, le porteur de projet n’étant pas toujours invité à présenter son projet. Des chefs d’entreprise sont parfois conviés à ces comités, mais ils sont le plus souvent absents et les experts amenés à se prononcer sur la qualité du futur entrepreneur, sur les risques du projet et sur la façon, dont il devrait évoluer pour avoir des chances de se transformer en un « bon projet » sont le plus généralement des salariés représentant les différentes composantes du système d’accompagnement et de financement. Ils n’ont, de plus, qu’un temps limité pour traiter chaque dossier.

Avoir un temps limité pour émettre un jugement augmente de manière significative l’utilisation d’heuristiques et les biais cognitifs (Kahneman, 2011 ; Hogarth, 1987). Nous avons déjà vu un exemple de biais cognitif dans un comité d’attribution d’aide à la création dans la narrative 1, dans laquelle le conseiller décrit évaluait le risque d’un projet de création à partir de la réponse à une question moins complexe (« y a-t-il un concurrent direct dans la même zone géographique ? »), par un phénomène de « substitution » (Kahneman, 2011). La narrative 4 présente une variation de ce phénomène de « substitution », où le chargé de la chambre de commerce citée remplaçait l’évaluation détaillée d’un projet et des compétences d’un porteur par une évaluation (sûrement plus rapide) de son visage. Outre le fait d’être questionnable sur un plan éthique, cette procédure est loin d’avoir fait ses preuves sur un plan économique : le format d’un visage n’est pas un indicateur fiable des qualités intrinsèques d’une personne. Pourtant, juger les gens par leur apparence est une pratique largement répandue et documentée. Certains chercheurs en psychologie ont trouvé que les visages alliant un menton fort à un sourire discret, mais confiant, véhiculent une image de compétence affectant positivement les perceptions qui leur sont attribuées. Ces chercheurs ont trouvé que cette « heuristique de jugement » basée sur la forme du visage des candidats a un effet significatif sur les résultats des élections (Kahneman, 2011 ; Todovov, Mandisodza, Goren et Hall, 2005). Évidemment un menton fort et un sourire confiant ne garantissent en rien l’intégrité et la compétence d’un homme politique, de même que le visage d’un entrepreneur ne peut indiquer la probabilité de réussite de son projet. Que ce soit dans la décision de vote pour un sénateur ou d’allocation d’une aide à la création d’une entreprise, les erreurs de jugement provoquées par les biais cognitifs peuvent avoir des conséquences néfastes.

Les contraintes de financement renforcent aussi un autre biais déjà évoqué dans la narrative 2 : à force de vouloir réduire au maximum le risque d’échec, les procédures d’évaluation de projet et les heuristiques utilisées pour décider de l’allocation d’aides finissent par faire augmenter le risque de manquer des opportunités. Cela est très visible dans la demande de garanties et d’apport personnel, implémentée systématiquement par les banques. La narrative 5 ci-dessous en fournit un exemple, mais laisse entrevoir aussi la possibilité qu’ont les accompagnateurs de travailler en proximité avec les porteurs de projet afin de mieux structurer leurs demandes de financement de manière adaptée aux besoins et aux qualités de chaque projet.

5.2.2. Les contraintes d’objectif et d’évaluation des prestations

Les systèmes d’accompagnement doivent eux-mêmes justifier leur existence vis-à-vis des financements qu’ils reçoivent. Il n’est donc pas rare que les accompagnateurs soient eux aussi évalués, de manière formelle et informelle, sur des critères principalement financiers. Nakara et Fayolle (2012, p. 232) constatent que les pratiques d’accompagnement « sont basées bien souvent sur des objectifs de performance purement financière et économique » et qu’elles n’échappent pas à une logique d’« industrialisation » des pratiques managériales pouvant être très peu adaptées aux difficultés humaines et sociales vécues par les porteurs de projet. Duquenne (2014) dénonce les contraintes multiples auxquelles sont soumises les structures d’accompagnement et souligne qu’« en passant d’un financement par subventionnement[10] à un financement par conventionnement[11], les structures doivent s’engager sur un objectif quantitatif (nombre de prestations, nombre de personnes accueillies, nombre d’heures…), objectif déterminant, au bout du compte, le versement total ou partiel des financements » (p. 87).

Ces contraintes d’objectif et d’évaluation des prestations ont ainsi leur propre influence sur la qualité de l’accompagnement. Globalement, elles renforcent la distinction fondamentale entre la place du porteur de projet et celle de l’accompagnateur quant au risque pris par chacun d’eux sur les enjeux de la nouvelle entreprise. D’un côté, le porteur a généralement un seul projet de création et par conséquent la qualité de l’accompagnement qu’il reçoit peut faire la différence. De l’autre, l’accompagnateur a souvent des objectifs quantitatifs facilement mesurables, les objectifs qualitatifs étant souvent absents et, lorsqu’ils existent, leur atteinte est difficile à mesurer. Cela crée de fait une ambigüité considérable dans le processus d’accompagnement, la performance de l’accompagnateur se mesurant tout autrement que celle de l’entrepreneur. Si nous ajoutons que les premiers systèmes se sont installés alors que, pendant de nombreuses années, les encouragements à la création d’entreprise ont été dirigés plus comme une solution possible au chômage que dans un but de développement économique (Duquenne, 2009), nous pouvons mesurer les écarts possibles entre les sphères de réflexions sur le risque et la décision dans lesquelles devrait être plongé tout candidat à la création d’entreprise, et la complexité des labyrinthes de l’accompagnement dans lesquels il peut se trouver assez facilement plongé malgré lui.

En synthèse, les contraintes des systèmes d’accompagnement, notamment les contraintes de financement, d’objectif et d’évaluation des prestations, engendrent des biais dans les processus de sélection et d’accompagnement de projets de création. Parmi les conséquences non intentionnelles produites, il y a l’augmentation du risque de manquer des opportunités et le renforcement des divergences (d’objectifs) entre accompagnateur et porteur de projet. L’atteinte des objectifs de performance financière et économique de la part des structures d’accompagnement peut nuire à la qualité de la prestation et du processus d’accompagnement, à travers une réduction du temps consacré à chaque projet. L’atteinte de ces objectifs peut aussi engendrer une aversion exagérée au risque d’échec et un biais dans la sélection des projets qui augmente la probabilité de refuser un projet à fort potentiel.

  • Proposition 5a : l’obligation d’atteindre des objectifs de performance financière et économique de la part des structures d’accompagnement crée une aversion au risque d’échec et augmente le risque de manquer des opportunités.

  • Proposition 5b : l’obligation d’atteindre des objectifs de performance financière et économique de la part des structures d’accompagnement contribue à réduire le temps consacré par l’accompagnateur à chaque projet.

5.3. L’altération temporelle du processus entrepreneurial

Le troisième type de dérive se manifeste dans une accélération exagérée du processus de création ou, à l’inverse, dans son retardement, et cela notamment à cause de l’influence de l’accompagnateur sur le diagnostic du contexte, du projet lui-même, et de l’adéquation projet/individu. Cela est souvent visible dans le processus d’élaboration et de validation du plan d’affaires ainsi que dans la décision du lancement de l’activité.

« Avec l’augmentation du nombre des entrepreneurs, certaines structures d’accompagnement à la création d’entreprise opèrent dans une logique purement quantitative sans se soucier de l’aspect humain et social. » (Nakara et Fayolle, 2012, p. 245)

Au vu de la deuxième dérive discutée ci-dessus, un accompagnateur, dont l’évaluation se basera sur le nombre de créations d’entreprises peut être tenté d’aller vite sur le diagnostic du contexte, y compris l’élaboration et la validation du plan d’affaires et de l’étude de marché, afin de donner un avis favorable à la création d’une entreprise et d’encourager le porteur de projet à passer à l’action. L’accélération du processus entrepreneurial qui en découle, notamment de l’étape de préparation en amont, n’est pas toujours positive pour la performance du couple porteur/projet en termes de création de valeur. Comme le souligne Venkataraman (2002), un biais accentué vers l’action (de manière précipitée) augmente la probabilité de création d’entreprise, mais diminue sa probabilité de survie, car un effort d’analyse et de préparation préalable au lancement peut en effet réduire le risque d’échec.

La narrative 6 concerne une entreprise, dont le processus de création a été accéléré, aux dépens de la réalisation d’une étude de marché et d’une analyse plus approfondie qui aurait pu potentiellement la repositionner afin d’avoir un meilleur résultat. Dans le cas présenté, l’accélération du processus a été due en partie à l’encouragement et à l’aide d’un conseiller d’une chambre de commerce qui a négligé les recommandations faites par la structure d’accompagnement ayant accueilli les trois porteurs en premier lieu. Certes, ces derniers ont aussi délibérément décidé de ne pas suivre les préconisations apportées par la structure en question.

Comme la majorité des dérives de l’accompagnement, l’accélération du processus de création est engendrée par l’interaction entre accompagnateur et porteur de projet. Lorsque les scripts mobilisés par l’un sont jugés légitimes par l’autre et vice versa, dans une succession d’interactions formelles et informelles, l’encouragement réciproque peut accélérer le processus, normalement augmentant l’optimisme de deux parties. Cet optimisme est souvent issu d’une vision interne du projet, au sens de Kahneman et Lovallo (1993). Cette vision augmente la confiance dans les projections financières établies dans le plan d’affaires (Cassar, 2010). Si l’accompagnateur ne provoque pas un regard externe vis-à-vis du projet et les projections (Kahneman et Tversky, 1982), si au contraire il renforce la vision interne du projet sans questionner les prévisions faites par le porteur (tel le conseiller de la chambre de commerce dans la narrative 6), alors l’accompagnement risque de dériver vers une accélération du processus de création au détriment de la probabilité de survie de la nouvelle entreprise.

Ce cas de figure peut être engendré par une convergence (trop) rapide des scripts mobilisés dans le processus d’accompagnement, mais il peut aussi provenir d’une configuration de contraintes d’objectif et d’évaluation des prestations laissant insuffisamment de temps pour que l’accompagnateur fasse un travail de qualité. À ce sujet, un des accompagnateurs interviewés par Nakara et Fayolle (2012) déclarait : « à notre niveau, le suivi n’est pas possible par manque de temps… on a tellement de rendez-vous individuels que ça devient parfois ingérable… on manque de temps pour bien faire notre travail… on est pris par le nombre de personnes accompagnées… moi des fois j’ai huit rendez-vous par jour, huit rendez-vous individuels… à la fin de la journée je dois enchaîner avec l’administratif et de la paperasse… » (p. 245).

Nous proposons ainsi que la convergence des scripts mobilisés par l’entrepreneur et l’accompagnateur peut accélérer le processus de création. Lorsqu’elle est accompagnée d’une vision interne du projet et d’un optimisme exagéré, l’accélération du processus de création a pour conséquence non intentionnelle un effet négatif sur la probabilité de survie de l’entreprise créée.

  • Proposition 6a : lorsque les scripts mobilisés par l’entrepreneur et par l’accompagnateur convergent, le processus de création est accéléré.

  • Proposition 6b : l’accélération du processus de création, notamment lorsqu’elle est combinée avec un optimisme exagéré et une prédominance de vision interne du projet, diminue la probabilité de survie de l’entreprise créée.

À l’opposé de l’accélération exagérée du processus de création, l’accompagnement peut aussi dériver sur un ralentissement exagéré. Au vu de la première dérive, un porteur de projet qui se courbe à l’expertise de l’accompagnateur et qui attend de celui-ci une direction claire à suivre avec les décisions à prendre sans hésitation peut en fait attendre très longtemps face à un accompagnateur qui ne veut pas s’engager à ce point-là et/ou dont l’objectif est surtout de garder sa clientèle. De plus, un ralentissement du processus de création peut résulter d’une incompatibilité entre les scripts sélectionnés et mobilisés par l’entrepreneur et ceux trouvés légitimes par l’accompagnateur, incompatibilité qui rend difficile les échanges et improductifs les rendez-vous. Benjamin, le créateur de livrenpoche.com de la narrative 2, a vu son projet stagner pendant presque un an d’accompagnement mitigé, voire décourageant, au sein de la Boutique de Gestion qui l’avait pourtant accueilli.

Le ralentissement du processus entrepreneurial peut nuire à la performance de la nouvelle entreprise si elle est créée, car l’environnement souvent turbulent des nouvelles entreprises requiert une prise de décision rapide de la part de l’entrepreneur (Busenitz, 1999 ; Busenitz et Barney, 1997). S’il est accompagné d’une vision externe du projet (Kahneman et Tversky, 1982), le ralentissement du processus entrepreneurial peut cependant avoir un effet bénéfique pour la survie de la nouvelle entreprise, notamment en donnant du temps au créateur pour mieux préparer son lancement. Dans tous les cas, le ralentissement du processus avant création a pour conséquence de diminuer la probabilité que l’entreprise soit effectivement créée, soit parce que le porteur de projet influencé par l’accompagnateur développe un biais excessif vers l’analyse et ne passe jamais à l’action, soit parce que le marché et le contexte concurrentiel auront évolué et la fenêtre d’opportunité se fermera avant que le projet de création voie le jour (Dickson et Giglierano, 1986 ; Venkataraman, 2002).

En synthèse, la divergence des scripts mobilisés par l’entrepreneur et par l’accompagnateur peut ralentir le processus de création. Lorsqu’il est accompagné d’une vision externe du projet et d’avis mitigés, le ralentissement du processus de création a pour conséquence non intentionnelle de diminuer la probabilité de création d’entreprise. Néanmoins, il peut aussi avoir pour conséquence (intentionnelle) l’augmentation de la probabilité de survie de l’entreprise si elle est créée.

  • Proposition 7a : lorsque les scripts mobilisés par l’entrepreneur et par l’accompagnateur divergent, le processus de création est ralenti.

  • Proposition 7b : le ralentissement du processus de création diminue la probabilité que le processus aboutisse à une création d’entreprise.

  • Proposition 7c : le ralentissement du processus de création, notamment lorsqu’il est combiné avec une vision externe du projet, augmente la probabilité de survie de l’entreprise créée.

Dans les deux cas de figure, accélération ou ralentissement, il y a une dérive du système d’accompagnement sur la perception du risque du projet en construction et sur le comportement du porteur de projet. Cette dérive est souvent reliée aux deux types de dérive discutés précédemment, car le retrait à l’expertise de l’accompagnateur augmente son influence sur le processus entrepreneurial tandis que la satisfaction des contraintes du système d’accompagnement peut favoriser l’accélération de ce processus ou son ralentissement.

Il est intéressant de penser les trois dérives potentielles ici mentionnées en termes des dialogiques porteur/projet/accompagnateur. Le retrait à l’expertise de l’accompagnateur est une dérive qui concerne notamment la dialogique porteur/accompagnateur, car elle trouve son origine dans la relation établie entre l’accompagnateur et le porteur de projet. La satisfaction des contraintes du système d’accompagnement, même si elle impacte considérablement la dialogique porteur/accompagnateur, concerne davantage la dialogique projet/accompagnateur, car les contraintes du système d’accompagnement déterminent en grande partie le type de projet qui sera sélectionné par le système et le type d’accompagnement fourni. Ces deux dérives potentielles ont finalement un impact considérable sur la dialogique porteur/projet, au travers de la troisième dérive, celle de l’altération temporelle du processus entrepreneurial. En effet, si la dialogique porteur/accompagnateur est biaisée par un retrait à l’expertise de l’accompagnateur et si la dialogique accompagnateur/projet est biaisée par les contraintes du système d’accompagnement, la dialogique porteur/projet sera davantage biaisée par une altération temporelle du processus entrepreneurial.

Gartner (1985) a bien souligné l’importance de quatre dimensions dans la création d’entreprise : l’individu, la nouvelle organisation, l’environnement et le processus. Bruyat (1993) s’est appuyé sur cette conceptualisation pour mettre en avant l’importance du temps dans la dialogique porteur/projet. Notre apport consiste à interroger une telle conceptualisation dans un contexte de création accompagnée et dans une perspective de prise de risque et de décision. Si l’accompagnement, au travers des différentes perceptions du risque de l’accompagnateur, doit en premier lieu avoir un effet de réduction du risque de la création d’entreprise, nous constatons que les trois dérives présentées peuvent avoir l’effet inverse.

6. Trois types de défense

Quelles défenses ou quels remèdes pour éviter ou atténuer les dérives présentées ? Cette question constitue sûrement une voie de recherche pertinente pour l’avenir, car les implications pratiques sont importantes et les réponses à caractère conclusif ne pourront venir que d’études empiriques. Néanmoins, en poursuivant notre démarche abductive et pragmatique, nous ébaucherons ici une tentative de réponse, sous forme de suggestions. Spécifiquement, nous suggérons trois types de défense contre les dérives potentielles de l’accompagnement : une défense attitudinale, une défense à travers l’utilisation d’outils divers et une défense au niveau institutionnel.

6.1. Défense attitudinale : pédagogie de l’autonomie

Sur le plan des attitudes, il faut repenser les rôles des accompagnateurs et des porteurs de projet, ainsi que la nature et la place de la connaissance. Nous suggérons de privilégier les relations entre pairs afin que la hiérarchie trop souvent créée de manière implicite entre les deux parties puisse disparaître. En effet, plusieurs cas d’accompagnement entre pairs ont été étudiés par des chercheurs en entrepreneuriat qui reportent globalement des effets bénéfiques et une dynamique d’interaction très positive entre tous les participants (Fabbri et Charue-Duboc, 2013 ; Fayolle et Schmid, 2014 ; Richomme-Huet et D’Andria, 2013).

La formation des accompagnateurs doit les stimuler à renoncer à leur attitude d’expert détenteur de connaissance et à adopter une attitude d’éducateur au sens de Freire (1996), selon qui enseigner n’est pas transférer de la connaissance, mais plutôt créer des possibilités pour qu’elle se construise. Dans ce sens nous rejoignons entièrement Vial et Caparros-Mencacci (2007) dans leur distinction entre l’accompagnement et le guidage ainsi que dans l’importance que ces auteurs donnent aux aspects relationnels et à la posture des individus. L’accompagnement doit en effet être pensé comme une pratique éducative nécessitant un apprentissage continu des (et une prise de recul par rapport aux) postures, méthodes et habiletés à mobiliser de la part de l’accompagnateur, mais aussi de la part de l’accompagné (Fourcade et Krichewsky, 2014).

La défense attitudinale que nous suggérons ici commence par admettre que face à l’incertitude personne ne peut détenir la vérité et donc il faut renoncer à tout rapport (de force) basé sur une soi-disant « expertise ». À ce sujet, nous proposons de remplacer l’opposition entre « accompagnateur-expert » et « porteur ignorant profane » par le concept d’« expert profane » issu de l’ethnométhodologie (Coulon, 2007). Cela pourrait peut-être encourager des recherches s’interrogeant sur la manière dont les savoirs profanes et les savoirs experts peuvent s’enrichir mutuellement (D’Arripe et Routier, 2013). Les savoirs experts sont des connaissances standardisées, générales et abstraites qui permettent l’action à distance, tandis que les savoirs profanes sont des savoirs faits de connaissances concrètes, locales, donc fortement diversifiées et s’appliquant à une réalité dense et multidimensionnelle (Wynne, 1999). Reconnaître que les porteurs de projet sont aussi porteurs de savoirs est essentiel pour instaurer une relation d’accompagnement bénéfique pour le porteur et l’accompagnateur à la fois. Jaouen, Loup et Sammut (2005) insistent sur la réussite du processus d’accompagnement « dès lors que l’accompagné ne se sent pas vulnérable et dépendant de l’accompagnateur, mais que les deux protagonistes parviennent à instaurer une relation d’échange équitable ». Le directeur de structure d’accompagnement mentionnée dans la narrative 7 partage cet avis.

De même que l’éducateur qui accompagne des personnes dans un parcours d’apprentissage et apprend en même temps, qui lui-même connaît quelques bouts de chemin, conseille sans imposer et se doit d’éviter les plus gros dangers en sachant que la meilleure façon d’apprendre est par soi-même, l’accompagnateur marche également sur le fil d’un rasoir et doit en être conscient. De son côté, le porteur de projet doit toujours avoir en tête que c’est lui le responsable des décisions prises par rapport à son projet et, par conséquent, que c’est à lui seul de les prendre.

Cette défense attitudinale a pour but premier d’éviter le retrait à l’expertise de l’accompagnateur, très nuisible à l’autonomisation du créateur. Mais elle peut aussi contribuer à réduire le détachement entre la prise de décision et la prise de responsabilité par rapport au projet, détachement sous-jacent aux trois types de dérive que nous avons relevés. Cette défense peut être couplée à une défense attitudinale contre les biais cognitifs, qui consiste essentiellement à accepter la nature « probabiliste » de l’environnement (Hogarth, 1987), à reconnaître que notre système cognitif peut se tromper de manière systématique notamment quand il est soumis à des pressions de temps (Kahneman, 2011), et donc à prendre du recul et à chercher une vision externe du problème en s’appuyant sur différents points de vue (Kahneman et Lovallo, 1993 ; Kahneman et Tversky, 1982).

La narrative 8 fournit un exemple d’attitude contribuant à réduire à la fois les biais cognitifs et le risque de retrait à l’expertise de l’accompagnateur. Le président de l’organisme en question, à la différence de sa chargée de mission (et du conseiller « morphopsychologue » de la narrative 4), évite de tirer des conclusions à partir de l’apparence des porteurs de projet. Puis il propose de recommencer tout à zéro et de faire les démarches eux-mêmes. Il essaie d’établir ainsi une relation d’écoute mutuelle où les entrepreneurs restent responsables (et actifs) de leurs démarches.

6.2. Défense technique : diversité d’outils et prise de recul

Le deuxième type de défense peut se construire au niveau des outils déployés par les systèmes d’accompagnement et par le porteur de projet lui-même. Il existe actuellement une multitude d’outils d’aide à la création d’entreprise disponible dans les livres didactiques sur l’entrepreneuriat, dans des logiciels développés par des cabinets de conseil, et aussi dans la « boîte à outils » de chaque accompagnateur. Afin d’éviter les dérives, il peut être pertinent de confronter le porteur de projet à plusieurs outils différents, en soulignant non seulement les avantages et les inconvénients de chaque outil, mais surtout le fait qu’un outil est utile pour structurer une démarche de pensée et que le processus (de structuration de la démarche) est plus important que le résultat final (l’outil rempli ou le document que l’outil génère). Par exemple, on ne souligne jamais assez que le plan d’affaires en soi a peu de valeur et que ce qui peut vraiment faire la différence, c’est ce que le futur entrepreneur en fera.

La narrative 9 illustre à quel point cette prise de recul par rapport aux outils est importante, car l’attachement à un outil ou à un document peut être aussi source de risque. Outre les biais générés par une mauvaise utilisation des outils ou une mauvaise interprétation de leurs apports, il est à noter qu’un outil crée souvent quelque chose de figé, un document, une façon de voir les choses ou une démarche de pensée, qui peut devenir inadapté si les circonstances changent. Le plan d’affaires peut encore en être l’exemple typique, mais il peut en être de même pour un système d’information ou de gestion de risque. Ainsi, nous suggérons que l’accompagnement confronte le porteur de projet à une grande diversité d’outils, afin que le futur entrepreneur développe sa capacité à prendre du recul et à évaluer quels outils seront les mieux adaptés à son projet, à son environnement, à chaque situation et à lui-même.

Nous suggérons enfin qu’à partir de cette confrontation à une diversité d’outils, porteur de projet et accompagnateur réfléchissent ensemble à la construction et à la mise en place d’outils, de méthodes, ou de systèmes de gestion du risque lié au management de la performance et de l’innovation au sein de l’organisation naissante qui devra émerger du processus de création en tant que toute petite entreprise (TPE) ou alors déjà comme PME. Malgré une absence relative de travaux académiques sur la gestion du risque dans les PME (St-Pierre et Fadil, 2011), il existe quelques propositions d’outils d’analyse pour aider les entrepreneurs à évaluer le profil de risque associé à certains types de décision, comme celle d’investir dans un projet d’innovation (Reboud et Mazzarol, 2006). Entrepreneurs et accompagnateurs peuvent s’en inspirer, faire appel aux outils proposés par des cabinets de conseil, ou encore recourir aux méthodes de « schéma heuristique » et des cartes cognitives afin de construire leurs propres outils.

Soulignons au passage que s’il existe relativement peu de travaux académiques sur la gestion du risque dans les PME (Gao, Sung et Zhang, 2013 ; St-Pierre et Fadil, 2011), il existe encore moins de travaux sur l’implémentation d’outils de gestion du risque dans le processus de création d’entreprise, accompagnée ou non accompagnée. Cela nous semble une voie de recherche pertinente, au vu de l’impact et de l’empreinte organisationnelle que le processus de création et l’entrepreneur laissent sur toute la vie de la PME (Boeker, 1989).

6.3. Défense institutionnelle : diversité d’acteurs et alignement des métriques

Au niveau institutionnel, deux actions d’ampleur pourraient contribuer à la fois à réduire les biais cognitifs et les risques de dérive dans le processus d’accompagnement. Tout d’abord, il faudrait créer des configurations institutionnelles où le porteur de projet soit confronté à une diversité d’acteurs susceptible de générer des avis différents et contradictoires, afin de balayer le champ des possibles dans une optique de réduction du risque d’échec et d’augmentation du potentiel du projet. Cette confrontation est en phase avec les recommandations de Kahneman et Tversky (1982) pour susciter une vision externe du projet afin d’éviter les biais associés au phénomène de « planning fallacy » (Buehler, Griffin et Peetz, 2010). De plus, cela permettrait au porteur de projet de prendre du recul par rapport à ladite expertise d’un seul accompagnateur, évitant ainsi que celui-ci provoque une accélération ou un ralentissement exagéré du processus de création.

La narrative 10 reprend un questionnement récurrent au sein des réseaux d’accompagnement. La perspective avancée dans cet article permet de le revisiter autrement. Lorsque la structure d’accompagnement devient aussi pourvoyeur de financements, en parallèle des gains souhaités en rapidité, efficacité et adaptabilité, d’autres conséquences non intentionnelles peuvent avoir lieu. De manière objective, une interaction supplémentaire avec un autre type d’acteur (les organismes de financement) est supprimée, puisqu’elle est remplacée par une négociation avec la structure d’accompagnement. Si celle-ci est enthousiaste par rapport au projet, la tendance est qu’elle renforce la vision interne du projet et ne remette pas en question son porteur. Le financement sera probablement accordé sans une analyse détaillée des risques d’échec. Si au contraire la structure est sceptique par rapport au projet dû au fait que les scripts mobilisés par l’entrepreneur ne sont pas jugés légitimes et attractifs par l’accompagnateur, alors celui-ci sera plus conservateur et soulignera chaque point faible du projet afin d’éviter au maximum le risque d’échec. Le financement ne sera probablement pas accordé, le risque d’échec étant perçu comme élevé, le risque de manquer une opportunité étant négligé.

Afin d’éviter ces biais, nous proposons de confronter le porteur de projet à une grande diversité d’acteurs, incluant ses clients potentiels. Il paraît évident qu’un porteur de projet doit aller à la rencontre des clients potentiels avant même de se lancer dans une création d’entreprise formelle. Pourtant, combien de systèmes d’accompagnement le mettent directement en contact avec des clients potentiels ?

La deuxième action visant à minimiser les risques de dérive au niveau institutionnel consiste à repenser les méthodes d’évaluation des systèmes d’accompagnement en repensant l’alignement des métriques d’évaluation des accompagnateurs et de la performance des projets et des entrepreneurs qu’ils accompagnent. Il peut être difficile d’associer l’évaluation des accompagnateurs à la performance des projets accompagnés, notamment sur un plan politique (au vu de l’incertitude et de la performance globalement faible des nouvelles entreprises, les accompagnateurs peuvent à juste titre être réticents à toute politique attachant leur évaluation à la performance des projets accompagnés). Mais il faudrait au moins minimiser le poids des métriques d’évaluation qui incitent les accompagnateurs à satisfaire les contraintes de l’accompagnement aux dépens des projets et des individus accompagnés. Si l’évaluation des systèmes d’accompagnement et des accompagnateurs semble nécessaire, elle ne doit pas créer des conditions défavorables au processus d’accompagnement lui-même. Le développement de méthodes multidimensionnelles de mesure et de pilotage de la performance des structures d’accompagnement, telles que l’adaptation du « balanced scorecard » proposée par Bakkali, Messeghem et Sammut (2013), constitue un pas important dans cette direction.

Si l’accompagnement se doit avant tout de faire évoluer le porteur de projet dans sa fonction de preneur de risque et de décision, les institutions doivent faciliter le travail des individus et favoriser la rencontre des porteurs de projet avec une grande diversité d’acteurs. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que l’évaluation de la performance doit s’arrêter là où elle commence à nuire à la performance…

Conclusion

Dans cet article nous avons interrogé l’accompagnement dans une perspective de prise de risque, de prise de décision et de prise de responsabilité. Spécifiquement, nous nous sommes interrogés sur les dérives potentielles de l’accompagnement en termes de prise de décision face à l’incertitude et sur les défenses ou les remèdes pouvant les atténuer. En adoptant une démarche abductive et pragmatique, nous avons articulé trois corpus de littérature distincts et plusieurs narratives empiriques afin de théoriser le processus de création accompagnée, proposer des dérives possibles et suggérer des défenses envisageables.

Comme nous l’avons souligné, dans une démarche abductive les propositions avancées sont toujours provisoires. Elles ont le statut de conjectures ou d’hypothèses devant être testées et affinées par d’autres études adoptant une démarche plutôt déductive ou inductive. La démarche abductive est néanmoins nécessaire pour faire avancer la recherche en ouvrant de nouveaux champs d’exploration (Peirce, 1998). Dans ce sens, nous espérons que cet article contribue à une prise de conscience de la complexité de l’accompagnement et de ses dérives potentielles sur l’appréhension du risque et sur la prise de décision dans la création d’entreprise. Nous espérons aussi que la recherche en entrepreneuriat pourra s’inspirer des réflexions menées ici pour réaliser des études empiriques sur les défenses possibles contre ces dérives de l’accompagnement.

Les apports de notre article sont multiples. Sur le plan théorique, l’articulation des différents corpus théoriques mobilisés et la modélisation du processus de création accompagnée constituent des contributions originales, notamment du fait de la perspective cognitive et interactionniste adoptée et se focalisant sur les risques et biais potentiellement présents dans les divers aspects du processus. Sur le plan épistémologique et méthodologique, la posture pragmatique et la démarche abductive sont à souligner, car si ces approches ne sont pas très courantes dans la littérature en entrepreneuriat, elles sont néanmoins prometteuses et cohérentes avec l’émergence d’une approche narrative (Gartner, 2007 ; Garud et Giuliani, 2013 ; Harmeling, 2011) et la quête de théories un peu plus « chaotiques » (Stevenson et Harmeling, 1990) dans le champ. Enfin, sur le plan des implications pratiques et managériales, un questionnement sur les dérives potentielles de l’accompagnement et une étude approfondie des biais présents et des solutions ou défenses possibles peuvent avoir des implications importantes en termes d’amélioration de la performance des systèmes d’accompagnement, de formation d’accompagnateurs et de suivi des dispositifs d’aide à la création. Ainsi, cet article ouvre la voie à plusieurs efforts de recherche et d’expérimentation pratique. Les conséquences (intentionnelles et non intentionnelles) de ces réflexions dépendront, évidemment, de ce que la communauté académique et de ce que les acteurs du terrain décideront d’en faire.