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Innover en région éloignée des milieux métropolitains, oui c’est possible. C’est ce que démontre un collectif d’auteurs appartenant au Groupe de recherche interdisciplinaire de l’est du Québec (Rimouski) et au Centre de recherche en développement territorial du réseau de l’Université du Québec. L’encadrement offert à des PME reliées au secteur bioalimentaire sert ici d’appui aux thèses étayées dans cet ouvrage. J’ai souvent cité R. Leigeggener qui a écrit que l’on ne peut innover avec n’importe qui, ni n’importe comment et pas n’importe où[1], en mentionnant que j’étais d’accord avec les deux premières prémisses, mais pas avec la dernière moyennant la satisfaction de certaines conditions. C’est l’objet du présent volume. Ses responsables, tous deux professeurs à l’Université du Québec à Rimouski, auraient pu se référer à une étude de l’INRPME où on compare les taux de l’innovation de la région la plus excentrique du Québec, la Gaspésie, dans le golfe du St-Laurent avec la Montérégie située tout juste au sud de Montréal. En effet, ayant l’agroalimentaire (ressources marines) parmi ses secteurs dominants, la Gaspésie, selon cette étude, a un taux d’innovation quasi similaire à ce que présente la Montérégie[2]. On peut y voir une preuve que les régions métropolitaines n’ont pas le monopole de l’innovation comme le soutient dans le chapitre 2, Richard Shearmur.

En introduction, il est fait allusion aux systèmes agroalimentaires localisés que certains auteurs, telle notre amie Colette Fourcade, ont fait connaître sous l’acronyme de SYAL. Sont évoqués ici des lieux de ressources, dont la mise en valeur tout en suscitant une valeur ajoutée fournit une identité (régionale ou de terroir) au produit fabriqué. Oui, on pense à la crevette de Matane, dont tout comme pour les cerises, le temps est bien court[3]. Neuf auteurs ont été invités à répondre à quatre catégories de questions : 1) quelles formes prend l’innovation dans le bioalimentaire, comment peut-on la repérer ? 2) comment les acteurs publics territoriaux parviennent-ils à traduire les programmes de soutien en respectant les spécificités territoriales ? 3) quelles compétences sont requises de la part des agents de développement appelés à encadrer les activités bioalimentaires ? 4) dans quelle mesure les proximités géographiques et organisationnelles compensent-elles les désavantages de l’éloignement des grands centres ?

Le premier chapitre, dû à Y. Fournis, professeur à l’UQAR, et à une de ses doctorantes, A. Dumarcher, ne cherche pas à répondre à ce questionnement puisqu’il se veut une synthèse de la documentation se rapportant à l’innovation en régions. En fait, le chapitre soulève une question supplémentaire : assiste-t-on à l’émergence d’une fabrique (sic) territoriale de l’innovation ? Avec raison, les auteurs soulignent les travaux de D. Doloreux (Université d’Ottawa) sur les systèmes régionaux d’innovations, dont certains lecteurs de la RIPME ont pu prendre connaissance en parcourant le JSBE (2008) ou encore Entrepreneurship and Regional Development (2008).

C’est le chapitre suivant, dû à Richard Shearmur, professeur à l’Université McGill, qui intéressera au premier plan le lecteur de la RIPME. Ayant été élevé en partie à Londres et à Paris, celui qui fait souvent oeuvre commune avec Doloreux, parle la langue de Shakespeare comme celle de Molière à l’« anglaise » et à la « française ». Comme on le voit souvent dans des ouvrages à multiples mains, Shearmur aurait pu se contenter d’offrir ici un résumé-synthèse de ses publications dans des revues telles que Regional Studies ou Cities. Or, dans le cas présent, à nouveau en collaboration avec Doloreux, l’auteur a sondé les reins de pas moins de 376 entrepreneurs jugés comme étant innovateurs. Pour introduire sa contribution, il évoque le Manuel d’Oslo (oui, le bien connu – OCDE, 2005) et croit opportun de faire allusion à l’innovation… ouverte. Est-ce en vertu du fait que je suis en faveur d’une laïcité sans qualificatif que je suis également en faveur de l’innovation sans spécification étant donné qu’elle peut difficilement être… fermée ? Qui innove en vase clos ? En ajoutant ce qualitatif, on allonge la sauce justifiant de nouveaux écrits et la tenue de colloques. Ainsi va la vie académique[4].

Étant rattaché à un département de géographie, Shearmur consacre une section de son chapitre à la géographie de l’innovation où, comme on le pense bien, il est question de régions qui gagnent, de districts, de SRI, etc., le processus de l’innovation passant du mode linéaire au mode non linéaire. La nouvelle économie géographique de Krugman[5] se trouve bien sûr évoquée. Puisque l’on parle d’économie et de géographie, ce n’est pas moi qui vais le contredire : l’innovation a lieu partout observe Shearmur. Évidemment, elle ne tombe pas du ciel : elle prend son appui sur des informations et des connaissances intrinsèquement liées à des territoires ou à certaines régions écrit-il, en ajoutant que certaines innovations ne peuvent émaner que de certains endroits. Un constat qui fait penser à notre ami B. Pecqueur, qui a uni ses efforts à P. Campagne, dans un ouvrage récent a où il est montré que les acteurs d’un territoire donné mettent en valeur une ressource spécifique en créant une activité nouvelle comme le veut l’exemple de la figue sèche de Béni Khedache, en Tunisie[6].

Deux hypothèses furent formulées afin de dresser le profil de l’innovateur en région éloignée. Une première se rapporte au degré d’« ouverture » des innovations mises de l’avant. On postule ici que certains entrepreneurs sont plus introvertis que d’autres, et, en conséquence, ont moins recours à des sources externes d’information. S’en suit une deuxième hypothèse découlant de la précédente : en régions éloignées les principales informations sont surtout d’origines institutionnelles ou scientifiques (centres de recherche) ce qui va dans le sens des observations pour la Gaspésie issues de la recherche de l’INRPME mentionnée plus haut. Or, effectivement, il s’avère que les innovateurs sont différents que ceux qui se trouvent à la proximité d’un grand centre. Ces derniers hésitent moins à payer pour obtenir une information que leurs vis-à-vis en région.

Comme les trois chapitres suivants se rapportent à l’innovation dans le monde agricole, j’ai jugé plus opportun de passer au chapitre 6, dont le responsable, Martin Robitaille, est professeur à l’UQO à quelques jets de pierres de la capitale fédérale. Il est question ici du rôle des agents de développement comme stimulateur d’innovations auprès des PME. En se rapportant à son tour aux SRI, l’auteur – qui semble ignorer les travaux de Shearmur en incluant sa contribution au présent ouvrage – déplore que certains auteurs ignorent leur l’existence dans les régions périphériques. Une figure inspirée d’un rapport du Conseil de la science et de la technologie du Québec représente l’environnement dans lequel baignent normalement les entreprises innovantes. Or, une revue de la littérature permet d’identifier un certain nombre de difficultés rencontrées en régions éloignées, entre autres : l’insularité et l’enfermement régional, l’accès aux capitaux et à la technologie, la faible présence en industries riches en savoir.

Ici, comme dans d’autres chapitres, il est fait allusion aux proximités géographiques et organisationnelles telles que mises de l’avant par l’école française de la proximité. Or, Robitaille en rajoute en se référant à Redondo-Toronjo (retenez ce nom !) qui, en 2007, a publié un article dans le Bulletin de la société géographique de Liège où il utilise le concept de « proximité institutionnelle » qui serait très précieuse au développement territorial. Si cette dernière proximité n’est pas définie, le lecteur devine que l’on fait allusion aux organismes auxquels appartiennent les agents responsables de fournir les informations indispensables à l’innovation. Mais, Robitaille évoque-t-il la même forme de proximité quand il souligne, sur la base d’une recherche particulière effectuée en Outaouais, le frein que présente la « proximité fonctionnelle » à la construction d’une dynamique d’innovation ? Il semble que oui. Ce qui conduit l’auteur à se rapporter à ces « métiers flous » qui accompagnent l’essor des PME. Ceux qui les pratiquent au Québec dépasseraient le millier en oeuvrant au sein de diverses structures dédiées au développement régional. Ce qui n’est pas sans me rappeler d’anciennes lectures d’ouvrages français où dans l’une il est question des « nouveaux métiers des économies-territoires »[7] alors que dans un autre ouvrage, portant sur les anciennes Chartes intercommunales de développement et d’aménagement, on parle d’« assistants techniques ». Concernant le profil de ces derniers, un observateur fait remarquer qu’il n’existe pas de profil exact de formation. Ils peuvent être sociologues, ingénieurs-agronomes, économistes, gestionnaires, etc.[8], bien sûr, c’était à l’époque qui a précédé en France la création d’une panoplie de DESS (transformées par la suite en masters) visant précisément à former ces agents de développement appelés à promouvoir l’essor des territoires. On peut en dire autant pour le Québec où divers programmes de maîtrise ont été mis sur pied il y a plus d’une vingtaine d’années en vue de répondre aux besoins des organismes de soutien à la création d’entreprises. Robitaille a recourt à quatre mots-clés pour décrire les compétences de ces agents de développement territorial : analyse, expertise technique, animation, accompagnement. Ce qui me rappelle une rencontre il y une quinzaine d’années à Mont-Joli, la porte d’entrée de la Gaspésie, avec un jeune agent d’une de ces structures soit une société d’aide au développement des collectivités (SADC). Frais émoulu d’une faculté de sociologie, il m’avait fait part de son besoin d’apprendre à monter un plan d’affaires. Dans un ouvrage paru récemment, on trouve une description détaillée de la responsabilité d’un tel agent de développement[9] qui confirme le profil décrit par Robitaille.

La contribution des deux responsables de l’ouvrage couronne le tout. En se situant dans le contexte post-fordiste, ils abondent dans le sens des auteurs qui voient dans l’entrepreneuriat et l’innovation les moteurs du développement. Inspirés par la littérature sur les « milieux innovateurs », l’innovation est vue comme étant un phénomène collectif. En conséquence, dans la foulée du chapitre précédent, sachant que toute culture entrepreneuriale propre à un milieu donné se trouve en grande partie stimulée par des agents de développement, Fortin et Handfield en arrivent à proposer le concept d’« entrepreneurs publics ». Or, ces intervenants en entrepreneuriat ne prennent pour eux-mêmes aucun risque, se limitant souvent à fixer à travers la fenêtre la ligne bleue, non pas des Vosges, mais des Laurentides ou des Appalaches, dans l’attente de porteurs de projets. Le concept ne devrait pas faire florès.

À la faveur d’une recherche réalisée au sein de trois régions non métropolitaines (Gaspésie, Bas-St-Laurent, Chaudière-Appalaches) 400 entreprises furent recensées ce qui a permis de rencontrer 65 dirigeants d’entreprises. Quatre formes d’accompagnement furent mises en évidence : 1) guide et orientation, il s’agit ici d’informer et d’orienter l’entrepreneur vers l’accès aux ressources adéquates ; 2) aide-conseil, de nature variée, le soutien peut être d’ordre technique, financier et organisationnel ; 3) insertion et concertation, ici l’intervention touche moins le projet en soi que la place de l’entrepreneur dans son milieu professionnel et d’affaires ; 4) normalisation, l’intervention, on se rapporte aux normes et aux règlementations afférentes à la production et à la mise en marché. Comme le signalent les auteurs, les entrepreneurs de ces régions ne manquent pas de possibilités d’accompagnement, car les programmes d’appui sont nombreux. En fait, c’est là où le bât blesse : comment trouver le bon programme ou l’agent de développement le plus pertinent ? Faut-il s’étonner d’en arriver à l’évocation de la sempiternelle panacée que serait le « guichet unique » ?

Enfin, cet ouvrage fait la preuve que les « régionalistes », lorsqu’ils partagent avec les gestionnaires des intérêts communs, recourent à une terminologie et à des concepts familiers aux seconds. Ne reste qu’à rêver d’un ouvrage où les uns et les autres seraient appelés à échanger des « regards croisés » pour employer la formule consacrée.