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C’est avec grand plaisir que j’ai pris connaissance de l’ouvrage consacré à l’intrapreneuriat publié par Louis Jacques Filion et Mircea-Gabriel Chirita. Sous-titré « s’initier aux pratiques innovantes », il constitue en effet une introduction vivante et réfléchie à ce que l’on a pu diversement nommer « entrepreneuriat organisationnel » ou « intrapreneuriat » (en langue anglaise intrapreneurship, corporate entrepreneurship ou encore corporate venturing), pour ne citer que quelques-unes des dénominations inventoriées par les auteurs (p. 214).

Ainsi que le rappelle avec finesse Michel Marchesnay, auteur d’une préface inspirée, l’aphorisme de Sénèque « il n’est point de vent favorable pour celui qui ne sait où il va » semble malmené par le récit du voyage d’Ulysse marqué par tant d’incertitudes et de détours involontaires. En ce xxie siècle, l’entreprise s’inscrit dans un monde qui abonde en surprises, bonnes ou mauvaises selon les points de vue, et où la combinatoire des mondes possibles au gré des mutations technologiques, sociales ou géopolitiques, paraît avoir explosé. De ce fait, l’intrapreneuriat peut se présenter comme la capacité proactive de créer de nouveaux futurs, en allant au-delà des sentiers tracés.

Pour évoquer cette dynamique de l’innovation, le livre Intrapreneuriat : s’initier aux pratiques innovantes, possède plusieurs qualités majeures, et je me propose dans les lignes qui suivent d’en détailler quelques-unes. C’est tout d’abord un recueil précieux de cas richement documentés qui évoquent les trajectoires contrastées et passionnantes d’intrapreneurs, ces « déviants positifs » qui parviennent à innover au coeur de l’organisation. En ce sens, Intrapreneuriat constitue un outil d’une grande valeur pour tous les enseignants qui, dans la sphère académique ou en formation continue, s’efforcent de trouver des illustrations et des exercices supports qui ne se réduisent pas aux seuls cas, souvent anciens, développés par la Harvard Business School sur le sujet.

La première partie de l’ouvrage est en effet consacrée aux récits de la trajectoire de cinq intrapreneurs, autant d’histoires passionnées et passionnantes. La rédaction soignée et approfondie de ces cas permet d’évoquer, de manière très concrète, la vie propre de ces héros et héroïnes du monde organisationnel.

La découverte des aventures intrapreneuriales de personnages inspirants et divers est très prenante et constitue une véritable « expérience de pensée » : le lecteur peut éprouver le goût de l’intrapreneuriat et ressentir ce dynamisme créateur, cette générosité dans l’action managériale. Les cinq histoires remarquables de Serban Teodoresco (DiverseyLever Consulting/Johnson…), Dominique Anglade (Procter & Gamble, Nortel…), Benoît Bisson (excentriQ/Desjardins), Brigitte Lépine (Challenge de l’innovation/TC Transcontinental) et Louise Roy (STCUM, Air France…) illustrent l’agilité des postures, la capacité à résoudre des problématiques complexes par l’action créatrice et à faire advenir une vision. Ces histoires singulières dessinent en effet des portraits personnels, dotés d’une grande épaisseur humaine, qui replongent le lecteur dans l’atmosphère propre aux différents contextes. Les cas restituent de manière multidimensionnelle l’équation personnelle, le contexte familial, le cadre organisationnel, où les décisions managériales sont souvent aussi des choix de vie. Récits d’enfance, entretiens avec les auteurs, mise en perspective historique des parcours de vie, sont autant de leviers mobilisés pour faire revivre la formation d’une personnalité, et raconter l’écriture progressive d’une histoire personnelle.

Comme l’affirment les deux auteurs, « les organisations recherchent de plus en plus des gens créatifs qui peuvent créer de nouveaux produits et services, y apporter de nouvelles façons de faire » (p. 17). Et ce sont « ces gens qui innovent [qui] aident les organisations à se transformer et à se réinventer ». La force de cette première partie de l’ouvrage est d’apporter une dimension incarnée à ce qui pourrait demeurer une abstraction : l’intrapreneur et sa puissance d’invention. La dimension biographique des récits et la grande attention portée à l’enracinement culturel des acteurs donnent une force inspirante à ces évocations : elles deviennent ainsi de précieux instruments pédagogiques pour montrer la diversité des profils et des chemins qui mènent à l’intrapreneuriat. Le récit des expériences sur le terrain, des essais et des échecs, permet de partager l’intensité émotionnelle des expériences, l’identification des apprentissages par la prise de risques et la saisie réussie des « heureux hasards », ces opportunités qui se présentent sans avoir été anticipées et qu’il faut capturer à l’instant favorable, au moment opportun (selon le kairos cher aux philosophes antiques).

Les auteurs vont au-delà de la seule description et proposent une grille de décodage (p. 29) de la dynamique innovante des intrapreneurs, dont ils évoquent les parcours. Ainsi ils tissent le lien entre, d’une part, la grande problématique des entreprises appelées sans cesse à cultiver la nouveauté, à prendre soin de leur renouvellement, et, d’autre part, la capacité de certains employés à exercer un ensemble de compétences spécifiques, propres à faire naître l’innovation : en ce sens, l’intrapreneuriat désigne bien un « métier qui vient se superposer au métier de base des gens qui le pratiquent ».

Ces personnes, porteuses d’innovation, sont notamment capables de tisser une « toile intrapreneuriale » (p. 24), un réseau de huit dimensions structurantes qui permettent de modéliser leur approche : l’engagement, la curiosité et l’imagination sont mobilisés pour « définir des contextes nouveaux et opérer hors des sentiers battus », et ce, en se forgeant des appuis politiques à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise, pour réussir à négocier les ressources et passer à l’action en ayant en vue des résultats tangibles et mesurables.

Au coeur de la démarche, il y a, nous rappellent les auteurs, « la puissance de la force identitaire : savoir qui l’on est, ce que l’on veut devenir et jauger l’énergie que l’on est disposé à investir pour y parvenir ».

La deuxième partie de l’ouvrage, qui compte une soixantaine de pages denses, se propose de faire le point sur les recherches actuelles en intrapreneuriat en effectuant un « examen réflexif des écrits de la recherche durant la période 1997-2014 ». En effet, le lecteur découvre alors une analyse soutenue des problématiques et concepts clés propres à l’étude de la dynamique intrapreneuriale.

Cet ensemble de vignettes s’avère d’une grande utilité pour mettre des mots sur les actions et les acteurs du phénomène d’innovation. Ainsi, nous sont successivement présentées une série de fiches analytiques consacrées aux éléments clés suivants : la genèse du concept d’intrapreneur, la définition de la dynamique entrepreneuriale dans les organisations, l’identification des variables les plus usitées pour modéliser et mesurer le phénomène de l’intrapreneuriat. À cela s’ajoute ensuite un tableau des principaux courants de recherche segmentés selon leurs principaux objets d’étude (individu intrapreneur ; processus intrapreneurial ; organisation entrepreneuriale).

La différenciation entre les postures (intrapreneur versus entrepreneur et versus cadre dirigeant) renvoie également à une typologie possible des profils d’intrapreneurs, avec notamment les similitudes et dissimilitudes qui peuvent exister entre les hommes et les femmes dans la pratique intrapreneuriale. Le rôle des intrapreneurs est également rappelé avec leurs apports en termes de vision, d’innovation, et de gestion du risque, avant de détailler les modalités de stimulation de l’esprit entrepreneurial au niveau de l’organisation tout entière (stratégie, culture, structure, ressources, système de récompense, appui de la direction…).

Tous ces éléments définis avec précision et rigueur permettent in fine d’établir une véritable « grammaire de l’action intrapreneuriale », c’est-à-dire un ensemble de règles et de concepts qui permettent de décrire et de mettre en oeuvre des comportements intrapreneuriaux, porteurs d’innovation. L’apport de l’ouvrage Intrapreneuriat se révèle ici essentiel : il permet à la fois d’introduire au phénomène d’intrapreneuriat (vocation d’initiation et de transmission) et d’en formaliser les caractéristiques afin d’augmenter la réflexivité des acteurs et l’agilité de l’organisation. Cette double dimension nous semble d’autant plus précieuse que, ainsi que le rappellent les auteurs (p. 209) à travers une citation de Chittipeddi et Wallett[1] (1991), « l’archétype organisationnel du futur sera entrepreneurial » : les thématiques récentes de l’entreprise libérée et les travaux de neurosciences sur la créativité semblent bien indiquer que l’aspiration au bonheur de créer au travail se répand de plus en plus et va peut-être devenir une condition de succès pour pouvoir innover durablement.

Dans un tel contexte, le livre de Louis Jacques Filion et Mircea-Gabriel Chirita constitue un précieux compagnon de travail, apte à déclencher le désir d’intraprendre et à le consolider, voire même à inciter à aller plus loin en explorant les titres de la riche bibliographie qui conclut l’ouvrage.