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En raison de notre travail réalisé sur la filière cidricole en France (Detchenique, 2012[1]), l’ouvrage coordonné par L. Martin Cloutier et Anaïs Détolle sur la transformation du cidre au Québec a attiré notre attention. De ces deux travaux, il ressort que le cidre est une boisson qui, de manière presque universelle, semble rencontrer de grandes difficultés à s’imposer sur la table des consommateurs. En France, entre les années soixante-dix et le début des années deux mille, la filière cidricole était, en effet, dominée par le groupe Pernod Ricard. Néanmoins, sa volonté d’un recentrage sur les vins et les spiritueux, et les résultats décevants de la boisson traditionnelle en matière de ventes ont précipité son départ. Les parties prenantes de la filière ont alors dû réagir pour pallier ce choc et trouver des solutions pour réorganiser la filière (notamment en trouvant un nouveau leader), faire face à une concurrence de plus en plus forte et diversifiée, proposer de nouveaux produits ou, entre autres, travailler à partir de nouvelles variétés de pommes pour atteindre un objectif : relancer les ventes de boissons fabriquées à partir de pommes à cidre. L’ouvrage, dont nous rendons compte ici, permet alors d’explorer l’évolution de la transformation du cidre au Québec et de voir les points communs et les différences avec le contexte français.

L’ouvrage est structuré en seize chapitres regroupés en six parties différentes. Si la première partie est consacrée à l’histoire et aux enjeux de la transformation du cidre au Québec, la deuxième partie présente les différentes variétés de pommes et leur rôle sur la qualité des cidres. Les trois parties suivantes sont centrées sur le cidre de glace, un produit symbolique du terroir québécois. La partie 3 présente alors les aspects microbiologiques, sensoriels et perceptuels de cette boisson, la partie 4 décrit son histoire et son positionnement tandis que la partie 5 pose le cadre juridique et la gouvernance de l’IGP Cidre de glace du Québec. Enfin, la partie 6 de l’ouvrage s’interroge, plus généralement, sur des aspects entrepreneuriaux, managériaux et stratégiques de la filière cidricole.

Dans le chapitre 1, Alain Boucher raconte l’histoire du cidre au Québec au cours des quatre derniers siècles. De l’introduction des pommiers de culture par les premiers colons européens jusqu’aux dernières créations comme le cidre de glace, l’auteur décrit les différents obstacles rencontrés (qu’ils soient, entre autres, matériels, juridiques ou concurrentiels) et souligne le rôle de certains cidriculteurs dans la renaissance actuelle du cidre québécois.

Le chapitre 2 coécrit par Florence Morrier et Catherine St-Georges est consacré aux réalisations, enjeux et chantiers des Cidriculteurs artisans du Québec (CAQ). Cette association, créée en 1992, regroupe plusieurs producteurs titulaires d’un permis de production artisanale de cidre. Elle joue alors différents rôles, par exemple, la représentation des intérêts collectifs de ses membres, la promotion et le développement des cidres ou l’appui aux activités de recherche. Ce chapitre, qui permet notamment de s’imprégner des principaux termes utilisés au sein de la filière cidricole, se conclut par un tableau exhaustif des différents cidres décrits, entre autres, selon les variétés de pommes utilisées.

Le chapitre 3 rédigé par Richard Bastien propose en premier lieu une rétrospective de l’industrie du cidre du Québec de 2006 à 2016. Ensuite, l’auteur insiste sur le rôle des transformateurs dans la qualité et la complexité des cidres proposés. À ce sujet, il milite particulièrement pour le développement de boissons de meilleure qualité qui permettrait de conquérir de nouveaux marchés, notamment internationaux.

Le chapitre 4 écrit par L. Martin Cloutier est d’abord consacré à l’évolution économique de la filière cidricole. Avant de présenter plusieurs tendances en matière de production et de consommation de cidre au Québec, au Canada et dans le monde, l’auteur présente l’évolution des ventes de cidre au Québec entre 1971 et 2016. Il insiste alors sur la qualité nécessaire des boissons pour séduire les consommateurs et sur l’évolution de leurs habitudes de consommation comme le montre l’attrait récent pour les cidres effervescents. L. Martin Cloutier propose aussi un modèle macroéconomique et prospectif qui, selon plusieurs scénarios, montre la contribution potentielle de la croissance de l’industrie cidricole sur l’économie.

En lien avec les recommandations du chapitre 3, Claude Jolicoeur apporte, dans le chapitre 5, des solutions pour produire de « grands cidres » québécois. Après avoir milité pour une évolution de la règlementation, il recommande aux producteurs québécois de modifier leurs pratiques et de renouveler leurs vergers afin de travailler avec des variétés de pommes aux propriétés cidricoles meilleures (comme le font les transformateurs en France notamment) que celles des pommes de table qu’ils utilisent traditionnellement. Pour conclure, l’auteur propose les résultats d’essais qu’il a lui-même effectués.

Dans le chapitre 6, Caroline Provost prolonge le chapitre précédent en présentant l’historique de la sélection variétale pour la production de cidre et les critères d’évaluation des pommes. Surtout, elle montre que les acteurs de la filière n’ont pas toutes les informations nécessaires sur les variétés de pommes qui leur permettraient de proposer de nouveaux types de produits et de nouveaux assemblages. Sur ce point, l’auteur propose une collaboration plus forte entre chercheurs et cidriculteurs afin de réaliser des essais dans les conditions pédoclimatiques spécifiques du Québec.

Le chapitre 7, proposé par Karine Pedneault, est une réflexion quant à l’impact du terroir sur la qualité du cidre québécois. Selon l’auteur, des connaissances plus précises des différents terroirs québécois, qui peuvent être définis selon leur impact sur la qualité des pommes et selon les procédés de transformation mobilisés, donneraient une meilleure visibilité des cidres du Québec et pourraient précéder le développement d’indications géographiques protégées (IGP).

Le chapitre 8, développé par Gustavo B. Leite, Held Barbosa de Souza et Patrick C. Hallenbeck, présente les facteurs microbiologiques qui influencent les différentes étapes de production du cidre de glace. Les auteurs décrivent les principales méthodes de production de cette boisson – en insistant notamment sur la cryoconcentration et la cryoextraction qui permettent d’obtenir de manière différente le niveau de sucre souhaité par le froid – et se penchent sur les micro-organismes qui interagissent pendant la fermentation. Ces connaissances semblent indispensables pour les transformateurs souhaitant éviter les contaminations possibles tout au long du processus productif et offrir des produits de qualité.

Le chapitre 9 est l’occasion pour Pauline Fernandez, Hassan Sabik, Nancy Graveline, Richard Bastien et Alain Clément de présenter les premiers résultats d’un projet, dont l’objectif est de mieux définir, valoriser, identifier et communiquer à partir de la diversité des cidres de glace québécois au niveau sensoriel et physicochimique. Pour cela, les auteurs proposent un lexique des descripteurs sensoriels et plusieurs patrons spectroscopiques des cidres de glace du Québec.

Le chapitre 10, issu d’une recherche ethnographique réalisée par Anaïs Détolle, propose une chronologie du cidre de glace au Québec allant des premières expérimentations de 1989 jusqu’à l’obtention de l’IGP Cidre de glace du Québec en 2014 en passant par la démocratisation du produit, sa définition et l’instauration d’un règlement spécifique. Surtout, le chapitre montre le fort engagement individuel et collectif de plusieurs artisans pour faire de cette boisson, encore récente, un symbole du Québec.

Le chapitre 11, coécrit par Jordan L. LeBel et Anaïs Détolle, apporte des précisions sur le positionnement du cidre de glace du Québec. Plus précisément, les auteurs ont réalisé des entretiens avec des cidriculteurs et des experts de ce produit et montrent son nécessaire repositionnement pour ne pas demeurer dans une niche. En effet, les consommateurs de ce cidre particulier le perçoivent actuellement comme un achat « cadeau » ou une boisson seulement occasionnelle. Pour conquérir de nouveaux consommateurs ou pour rendre la consommation du cidre de glace plus fréquente, les auteurs soulignent les efforts nécessaires en matière de communication, et ce, notamment, à travers la création d’une agence de marketing et de communication chargée, par exemple, de présenter des usages originaux du produit.

Le chapitre 12, par Pierre-Emmanuel Moyse et Claudette van Zyl, présente l’ensemble des lois et règlements auquel est soumise l’activité cidricole. D’abord régis par le droit des affaires et des contrats, commun aux activités commerciales, des règlements existent aussi pour les alcools (donc le cidre) sur la santé des consommateurs, l’importation, la vente et la fiscalité. Les auteurs décrivent aussi les différents instruments légaux, dont disposent les producteurs de cidre de glace pour protéger l’identification de leurs produits. Si du droit fédéral dépendent les marques traditionnelles, les indications géographiques et les marques de certification, les appellations réservées sont, quant à elles, régies par une loi québécoise de 1996.

Dans le chapitre 13, Rémy Lambert, Carole Chazoule, Christine Monticelli et Fabien Jouve montrent que l’obtention de l’IGP Cidre de glace du Québec ne doit pas être perçue comme une finalité, mais bien comme une étape. Les auteurs ont alors étudié des pratiques vertueuses en Europe concernant les appellations. Cela leur permet de souligner différents facteurs de succès, dont pourraient s’inspirer les acteurs concernés par l’avenir du cidre de glace comme, entre autres, la définition de stratégies commerciales individuelles et collectives orientées par la demande, la détermination des circuits commerciaux pertinents, les nécessaires investissements individuels et collectifs pour la promotion des produits et pour l’innovation, ou encore la nécessité de clarté sur la gouvernance de l’action collective.

Dans le chapitre 14, E. Michael Laviolette, Sébastien Arcand et L. Martin Cloutier mobilisent la littérature sur les écosystèmes entrepreneuriaux et les modèles d’affaires pour étudier la dynamique de la filière cidricole québécoise et montrer l’existence d’une communauté de destin localisée entre les acteurs. Les auteurs mettent aussi en évidence trois archétypes de modèles d’affaires des cidreries du Québec. Premièrement, le leader provincial est, selon les mots des auteurs, « une cidrerie proposant une gamme complète de produits commercialisés et distribués dans les principaux réseaux aux niveaux provincial et international » (p. 332). Deuxièmement, l’artisan de niche cherche à se différencier grâce à un portefeuille de produits haut de gamme commercialisés aux niveaux régional et international. Enfin, l’artisan local est une cidrerie proposant à une clientèle locale ou touristique du cidre, alors accompagné de produits complémentaires.

Le chapitre 15, également coécrit par L. Martin Cloutier, Sébastien Arcand et E. Michael Laviolette, apporte des propositions pour le développement économique de la filière cidricole québécoise. Suivant une approche méthodologique originale (la cartographie des concepts en groupe), les auteurs proposent sept leviers stratégiques potentiels regroupés selon quatre sujets principaux : la promotion et les ventes, les aspects institutionnels, l’action collective et la production. Ensuite, le classement de ces leviers selon leur importance et leur faisabilité permet de suggérer aux acteurs de la filière cidricole des voies d’action, notamment collectives.

Le dernier chapitre de l’ouvrage est présenté par L. Martin Cloutier et Laurent Renard. Il propose un diagnostic de la Route des cidres, une route agrotouristique créée en 1998 pour promouvoir le cidre. Après une présentation des objectifs et des difficultés rencontrées, les auteurs suggèrent plusieurs voies d’amélioration. D’abord, il apparaît nécessaire de repenser la collaboration entre les parties prenantes principales de cette route. Ensuite, la définition collective d’une mission, d’une vision et d’une stratégie ainsi que d’une réflexion sur des aspects marketing et financiers semble indispensable pour améliorer l’expérience client et accroître les retombées pour les acteurs impliqués.

En résumé, la principale force de cet ouvrage réside dans la diversité de ses thématiques et de ses auteurs qui offre un panorama complet des questions pertinentes pour la filière cidricole québécoise, mais aussi pour d’autres filières traditionnelles. Si certains aspects sont évidemment liés au contexte québécois (on pense, par exemple, aux aspects juridiques), ils restent néanmoins riches d’enseignement pour les parties prenantes et observateurs de ces filières traditionnelles tels que des organismes publics, des structures d’accompagnement, des financeurs ou, entre autres, des enseignants-chercheurs de tout horizon et de toute discipline. Nos deux seuls regrets résident dans les quelques redondances que le lecteur pourrait ressentir s’il décidait de consulter l’ouvrage en entier et dans l’accessibilité de certains chapitres selon ses affinités disciplinaires et ses connaissances.

Malgré ces réserves, nous retenons surtout de cet ouvrage les nombreux éléments, illustrations et réponses inspirantes qu’il peut apporter aux différentes filières traditionnelles qui pourraient s’interroger sur des problématiques communes tels que la tension entre tradition et innovation, et le besoin de régénération.