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Quelle est la problématique de recherche derrière le travail du chercheur et les objectifs visés ?

Les enjeux du développement régional liés aux activités de recherche scientifique font l’objet d’une attention croissante de la part des décideurs publics comme des chercheurs. En effet, force est de constater que la diffusion et le transfert de connaissances académiques aux différents acteurs institutionnels et économiques sont encouragés par le développement de synergies entre les membres d’un même écosystème. Ces synergies se créent notamment à l’aide de programmes de recherche afin d’agir à l’échelle territoriale en faveur d’une amélioration des pratiques organisationnelles et interorganisationnelles. Un programme de recherche est alors appréhendé comme un projet sociétal au sein d’un territoire donné, impliquant l’ensemble des acteurs territoriaux, tant dans sa mise en oeuvre que dans la réalisation des objectifs fixés. En ce sens, dans un contexte régional cherchant à agir en faveur de l’égalité professionnelle femmes/hommes, la Région Centre-Val de Loire, en France, a voté un plan d’actions triennal, Toutes et tous mobilisé.es pour l’égalité, en 2018. Afin d’accompagner ces politiques, la Région a décidé de financer dès 2016, pour une durée de trois ans, un programme de recherche régional (APR), Invisibilité des discriminations faites aux femmes dans l’accès à la formation et à l’emploi (IDFF), porté par le laboratoire VALLOREM (Val de Loire Recherche en Management, EA 6296) à l’Université de Tours. La problématique centrale de ce programme de recherche est alors la suivante : « Dans quelle mesure le territoire peut-il être un vecteur d’égalité professionnelle femmes/hommes ? » L’objectif poursuivi est d’inciter les acteurs du territoire à mettre en place des solutions innovantes dans l’accès à la formation et l’emploi. Il permettra ainsi de contribuer à la valorisation du territoire devenant précurseur dans l’accompagnement et la visibilité des femmes en formation et au travail.

Comment s’est opéré le rapprochement avec les praticiens (avant le début du travail de recherche, pendant ou après ?) et pourquoi celui-ci a-t-il été réalisé ?

L’engagement institutionnel de longue date du laboratoire VALLOREM avec l’Aract Centre-Val de Loire (agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail) ainsi que l’immersion en profondeur d’un membre de l’équipe de recherche au sein de l’association Vox Femina[1] ont permis une acculturation avec le domaine et ont sous-tendu l’émergence de ce programme. Soucieuses de produire des connaissances rigoureuses pour poursuivre leur rôle de dissémination auprès des organisations et des acteurs du territoire, ces associations ont permis la coconstruction du projet avec les chercheurs en sciences de gestion. L’Aract Centre-Val de Loire est un acteur majeur des actions liées à l’égalité professionnelle femmes/hommes en Région Centre-Val de Loire. Ancrée dans de nombreux réseaux interorganisationnels liés à cette thématique (exemple du réseau Égalité 37[2]), cette structure est rapidement apparue comme une partie prenante indispensable à la conduite de ce projet. Prenant appui sur ses compétences opérationnelles, l’Aract Centre-Val de Loire a émis le souhait de pouvoir appuyer ses actions sur des recherches conduites au sein d’un laboratoire de recherche universitaire. Concernant Vox Femina, le contexte était sensiblement différent. En effet, l’association avait exprimé un besoin de mieux comprendre les freins empêchant les femmes expertes de se rendre visibles dans les médias. De nombreux échanges ont été nécessaires entre des membres de l’association et l’équipe de recherche pour faire émerger d’autres questionnements plus riches que ceux envisagés. Finalement, après plusieurs mois de collaboration, une problématique plus complexe a pu être élaborée, devant permettre à Vox Femina d’accéder à des connaissances fines et utiles pour leurs actions de mise en visibilité des femmes dans les sphères médiatiques.

Ce rapprochement entre chercheurs et acteurs de terrain a conduit à la clarification des objectifs poursuivis par le programme, à savoir comment permettre à un territoire de faire figure de pionnier dans l’accompagnement et la valorisation des femmes dans le monde professionnel, et notamment envisager la diffusion de bonnes pratiques à trois niveaux : « micro » (lycéens, étudiants, salariés, demandeurs d’emploi, retraités), « méso » (équipes de travail, entreprises, structures d’accompagnement, réseaux territoriaux d’organisation, etc.) et « macro » (décideurs publics notamment, médias), pour mener à une égalité professionnelle femmes/hommes réelle. Cet effort de clarification des objectifs du projet a été permis par la collaboration avec les acteurs de terrain, mais également par l’évolution de l’actualité socioéconomique, politique, législative et réglementaire où l’égalité professionnelle femmes/hommes tient une place prégnante. On peut donc parler de véritable démarche de coconstruction. Par la suite, l’équipe de recherche a été identifiée comme expert du sujet, ce qui lui a permis d’être associée à l’élaboration et la rédaction du plan en faveur de l’égalité professionnelle auprès du conseil régional. Au travers de ces collaborations, et dans une perspective d’opportunisme méthodique, les chercheurs ont pu construire un dispositif longitudinal de collecte de données primaires et secondaires.

Quels ont été les défis rencontrés au cours de la réalisation du programme ?

Sur le plan scientifique, l’ancrage initial sur le dépassement des discriminations faites aux femmes dans l’accès à la formation et l’emploi a rapidement constitué une limite dans la construction de l’objet de recherche. En effet, la littérature a longtemps considéré la question de la lutte contre les discriminations au travers du prisme de la diversité et désormais de l’inclusion. En d’autres termes, le premier défi a consisté à dépasser une approche centrée sur les discriminations faites aux femmes par une conception mobilisant l’inclusion qui s’avère être plus profitable à l’égalité professionnelle. Le concept d’inclusion s’est développé ces dernières années au niveau des organisations au sein de la littérature scientifique (Nishii, 2013). Pourtant, ce sont les praticiens qui se sont d’abord emparés de ce concept, sans que ce dernier ait trouvé un écho important dans la communauté académique. L’inclusion peut être définie comme le degré à partir duquel un individu se perçoit comme un membre d’un groupe au sein duquel ses « besoins » d’appartenance et de singularité sont satisfaits. Comme le suggère Nishii (2013), les environnements inclusifs sont caractérisés par un engagement collectif destiné à intégrer des identités culturelles variées en vue de créer de nouvelles compétences. Ainsi, dans cette même perspective, le territoire peut être considéré comme un espace permettant à l’ensemble des acteurs de développer des démarches collectives favorisant l’égalité professionnelle femmes/hommes.

Sur le plan managérial, l’équipe de recherche a dû faire face à un défi de vulgarisation auprès des différents publics intéressés par les résultats de recherche. Le sujet de l’égalité professionnelle femmes/hommes concerne une pluralité d’acteurs, du grand public aux dirigeants d’entreprise en passant par les acteurs territoriaux, ce qui implique d’adapter en permanence les discours afin de susciter l’attention et la compréhension de chacun. Favoriser l’implication des hommes dans la recherche d’égalité professionnelle, limiter les stéréotypes de genre des métiers auprès de lycéens ou encore mobiliser des dirigeants de PME (sur une question qui leur semble de second plan) sont tout autant d’exemples de la variété d’actions de dissémination menées dans le cadre de ce programme, et qui ont nécessité un véritable travail d’adaptation. Par ailleurs, le programme a été lancé peu avant la vague mondiale #metoo de libération de la parole des femmes consécutivement à l’affaire dite « Weinstein »[3]. Le travail de communication des résultats et de mobilisation des acteurs s’est trouvé dilué, voire confondu, dans une actualité foisonnante et une saturation de l’information sur le sujet. Au-delà de la seule adaptation du discours pour toucher les différents publics, la dissémination des résultats obtenus quelques mois après cette période a été réellement compliquée, notamment en raison d’amalgames avec les violences faites aux femmes, une dimension moins sensationnelle de l’égalité professionnelle, et une perte d’intérêt consécutive à la forte médiatisation entraînant pour certains agacement et lassitude et l’envie de passer à autre chose. Un autre défi auquel ont dû faire face les chercheurs du programme a consisté à acquérir une certaine légitimité auprès des acteurs territoriaux, qui travaillent et s’investissent déjà depuis plusieurs années dans l’élaboration de solutions favorisant l’égalité professionnelle femmes/hommes. Ainsi, des réunions communes ont été organisées par l’équipe de recherche IDFF afin d’engager des échanges communs conduisant à la mise en place d’actions collectives, par exemple la réalisation d’un symposium en avril 2017 regroupant plusieurs experts du domaine autour de la thématique suivante : « Vers une réelle égalité professionnelle femmes/hommes, quels futurs possibles ? »

Sur le plan technique et méthodologique, les chercheurs ont dû faire face à la limite temporelle du programme. D’une durée de trois ans, ce programme comporte plusieurs étapes stratégiques et essentielles à son bon déroulement, qui nécessitent une coordination efficiente entre les différentes phases de collecte des données, d’analyse, de restitution des résultats et de publication des travaux. La durée initialement prévue pour réaliser ces différentes phases doit être respectée pour assurer la production de publications de recherche, mais également de supports de vulgarisation des résultats auprès du grand public. Pour répondre à ce dernier objectif, l’équipe de recherche, en partenariat avec Centre Sciences, le centre régional de promotion de la culture scientifique, technique et industrielle, s’est lancée dans la création d’un jeu de plateau sur la thématique de l’égalité professionnelle femmes/hommes. Le défi relevé a été de traduire les résultats obtenus dans le cadre du programme de recherche en thématiques et questions adaptées pouvant intéresser le plus grand nombre de participants. Une version numérique de ce jeu sera ensuite disponible, ce qui constitue un autre défi à relever, cette fois-ci concernant le passage d’un format physique à un format dématérialisé du jeu.

Qui sont les praticiens qui ont pu profiter du travail des chercheurs, quels bénéfices ont-ils pu en retirer et quels ont été les impacts sur leurs pratiques ?

Ce programme vise à accompagner l’évolution des comportements et des pratiques et à permettre une valorisation des femmes en contexte professionnel. À ce titre, quatre champs d’action de diffusion de la culture scientifique sont mobilisés auprès des collégiens et lycéens, des étudiants, des professionnels et des retraités. Il s’agit ainsi de :

  • sensibiliser les collégiens et lycéens à l’égalité professionnelle femmes/hommes : organisation d’un atelier dans le cadre des éditions 2017 et 2018 de la Fête de la Science à destination de lycéens sur les carrières scientifiques pour toutes et tous et la levée des stéréotypes sur la place des femmes au travail ;

  • accompagner les étudiants dans leur appréhension de l’égalité professionnelle femmes/hommes : création du statut d’étudiant-ambassadeur de l’égalité professionnelle avec un parcours spécifique de sensibilisation et de formation pour la rentrée 2019 à l’Université de Tours[4]. Cette démarche a d’ailleurs été intégrée en tant que fiche action dans le plan régional Égalité 2018/2021. Par ailleurs, les résultats du programme ont un impact direct sur les enseignements conduits : réalisation d’études de cas pédagogiques, mise en situation, veille sur l’actualité scientifique et managériale liée au sujet, etc. ;

  • former les professionnels sur les discriminations faites aux femmes en contexte professionnel : grâce aux partenaires non académiques du projet (Aract Centre-Val de Loire et Vox Femina), plusieurs actions de formation et de sensibilisation seront proposées dès la fin du projet (2020). Citons notamment un workshop organisé en mars 2018 par les étudiants apprentis du master 2 management des PME et entrepreneuriat à destination des stagiaires de la formation continue du même master. Les stagiaires de cette formation sont principalement des professionnels travaillant dans des TPE/PME ou dans des structures d’aide à la création et au développement des TPE/PME. L’objectif de cette démarche collective était de pouvoir sensibiliser et créer une discussion constructive autour de thèmes tels que la conciliation vie professionnelle/vie personnelle, l’accès équitable aux postes à responsabilités, ainsi que l’animation et la formation en interne afin de promouvoir l’ambition des salariés. En outre, un programme de symposiums a été élaboré : « Vers une réelle égalité professionnelle femmes/hommes, quels futurs possibles ? » (avril 2017) ; « Pour une approche inclusive du travail et de la formation » (avril 2019) ;

  • mobiliser les retraités : une conférence a été réalisée auprès de l’Université du Temps de Libre (UTL) de Tours intitulée de la façon suivante : « Égalité professionnelle femmes/hommes : quels futurs possibles ? Quelles pratiques peuvent changer la donne ? » (novembre 2018).

Pour l’ensemble de ces publics, des dispositifs de gestion sont en cours d’élaboration afin d’accompagner de façon ludique la sensibilisation au sujet de l’égalité professionnelle femmes/hommes. D’autres actions de vulgarisation scientifique ont été réalisées : publication, en 2017, d’un article dans The Conversation et La Tribune, diffusion d’informations dans les médias locaux (émission pour la radio RCF Touraine).

L’ensemble de ces actions a permis d’amener au centre des réflexions la question de l’égalité professionnelle femmes/hommes auprès de publics variés. Les échanges avec l’équipe de recherche ont contribué à lever des stéréotypes genrés des métiers et à faire réfléchir chacun sur la place des femmes et des hommes dans la vie professionnelle et la vie privée. Les lycéens notamment ont exprimé leur prise de conscience de représentations erronées du monde du travail et leur volonté de ne plus enfermer hommes et femmes dans des métiers préconçus. Lors des conférences, les dirigeants d’entreprise de la région ont perçu l’importance pour les jeunes de l’engagement dans des politiques d’égalité professionnelle et ont saisi l’intérêt de développer ces pratiques pour leur attractivité. Les femmes expertes, qu’elles occupent des postes de top management, qu’elles soient chercheures ou entrepreneures, ont pu être sensibilisées au processus de construction de visibilité publique. Plusieurs conférences sont notamment proposées aux membres de Vox Femina les amenant à mieux comprendre les enjeux de la mise en scène de soi dans la sphère publique ainsi que ses implications sur le développement de leur carrière. À travers la proposition de ces différentes actions de sensibilisation-formation, les résultats de ce projet peuvent se disséminer auprès d’une grande diversité de professionnels et d’organisations privées et publiques. Enfin, par le biais de Vox Femina, des communications sont envisagées auprès des journalistes ; ces derniers pouvant se faire le relais des connaissances produites par le projet de recherche et contribuer ainsi à accroître son impact auprès des praticiens, envisagés ici comme les femmes expertes.

Quelle a été la contribution aux connaissances des chercheurs (sur les plans théorique et managérial) ?

Les apports de ce projet de recherche sont multiples. Sur le plan théorique, des recherches en cours mettent en avant que les démarches interorganisationnelles proposées par des réseaux professionnels sont source d’innovation et méritent d’être davantage développées au niveau des territoires de la Région Centre-Val de Loire. En effet, elles permettent aux acteurs du territoire d’échanger sur les bonnes pratiques de l’égalité professionnelle et de coconstruire de nouveaux dispositifs à même de favoriser l’inclusion. Sur le plan méthodologique, nous avons initié une démarche de recherche-intervention, car l’équipe de recherche est considérée comme un acteur, dont le comportement impacte directement le comportement des acteurs interrogés. En effet, plusieurs actions ont été envisagées comme des démarches de coconstruction, pour lesquelles l’ensemble des acteurs jouent un rôle dans le processus de changement. Le travail en équipe a permis l’accès à un nombre plus important de données, de matériaux. Sur ce point, suivant les problématiques traitées et les différentes phases du programme, les autres chercheurs jouent un rôle d’observateur ; ce qui facilite un retour réflexif sur les différentes réalisations.

À la suite de ces premiers résultats, les auteurs souhaitent proposer une typologie de leviers d’actions en faveur de l’inclusion en Région Centre-Val de Loire. Plusieurs actions favorisant la dissémination des connaissances à visée scientifique et professionnelle ont été réalisées ou sont en cours de réalisation dans le cadre de ce programme de recherche. Sur le plan scientifique, plusieurs communications dans des congrès nationaux (AGRH) et internationaux (EURAM), ainsi que des articles scientifiques publiés ou en cours de soumission dans des revues classées à comité de lecture nationales et internationales sont à inscrire au projet. La publication d’un ouvrage de recherche collectif dans la collection AGRH-Vuibert sur le thème de l’inclusion est également un support qui permet de valoriser ce programme de recherche. L’organisation de journées de recherche labellisées AGRH, intitulées : « Pour une approche inclusive du travail et de la formation », ainsi que la réalisation de plus d’une cinquantaine d’entretiens de recherche dans les réseaux professionnels et auprès d’acteurs qui se trouvent saisis de la question contribuent également à la mise en relation des réseaux partenaires du programme : la Région Centre-Val de Loire, l’Université de Tours, l’Aract Centre-Val de Loire et Vox Femina.