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Après le fordisme au début du xxe siècle et ses gains de productivité et le toyotisme dans les années soixante-dix avec l’excellence opérationnelle, quel modèle pour les entreprises du xxie siècle au coeur de l’industrie du futur en France ou de l’industrie 4.0 en Allemagne et au Québec ? Michaël Valentin, consultant fondateur du cabinet Opéo spécialisé en excellence opérationnelle, propose le teslisme comme un système d’organisation disruptif adopté depuis des années chez Tesla aux États-Unis et d’autres entreprises de toute taille dans son sillage.

L’auteur débute par une contextualisation du teslisme, notamment quelques rappels historiques. Il précise que chaque révolution industrielle repose sur trois moteurs : un progrès technologique en rupture, des nouveaux besoins dans la société et un modèle adapté d’organisation. Dans cette logique, il s’interroge sur l’identité du « Toyota du 4e âge de l’industrie » ? Pour Michaël Valentin, l’entreprise Tesla née dans la culture du digital et dotée d’une structure capitalistique de startup technologique constitue l’archétype de ce nouveau modèle. Pour autant, il précise dès l’introduction qu’il n’est pas dans ses intentions de faire la promotion de Tesla (d’autant que plusieurs événements récents en ont montré les limites…), mais plutôt d’inciter les entreprises (et les entrepreneurs) à réfléchir à quelques grandes questions liées aux profonds changements à l’oeuvre et qui ont d’ailleurs tendance à s’accélérer pour les guider à devenir des organisations du futur.

Le toyotisme ou lean manufacturing place le client final au coeur de toutes les pratiques internes et permet d’obtenir des gains très importants en termes de coûts, de délais de fabrication et de qualité des produits. Néanmoins, ce modèle présente désormais des limites imposées par des évolutions profondes comme l’expansion des réseaux sociaux (et la diffusion virale des informations), la quête de sens des nouvelles générations (Manifeste « Cinq défis pour les usines de demain » publié dans Le Monde du 22 septembre 2018, à l’occasion de L’Usine extraordinaire présentée au Grand Palais à Paris à l’automne 2018), l’exigence d’immédiateté dans les échanges ou encore la demande croissante pour du sur-mesure dans les produits et services… Tous ces défis actuels remettent en cause les fondements du toyotisme qui semble en fin de course…

Selon l’auteur, le 4e âge industriel se caractérise par quatre défis majeurs : l’hyperconnexion des machines, des hommes et des produits (les experts estiment qu’en 2020, 50 à 75 milliards d’objets connectés seront disponibles dans le monde !), un progrès technologique exponentiel (suivant la célèbre loi de Moore) imposant une forte agilité des organisations, l’hyperconcentration des marchés (avec comme corollaire le rôle accru des écosystèmes) et la perception de la valeur avec la montée en puissance de l’économie des usages. Pour Michaël Valentin, notre époque est orpheline d’un modèle organisationnel de rupture en capacité de répondre à ces défis majeurs, soit « un modèle connecté, agile, capable d’innover en rupture et d’attirer les talents, mais aussi capable de garantir un équilibre entre l’accélération du progrès technologique et le rythme de développement des compétences. » (p. 33).

L’ouvrage est ensuite structuré autour des sept principes fondamentaux du teslisme : l’hyper-manufacturing, la cross-intégration, la software hybridation, la traction tentaculaire, le storymaking, le startup leadership et le men & machine learning (signes d’une terminologie anglo-saxonne empreinte du monde du conseil…).

Principe no 1 : l’hyper-manufacturing vise à « augmenter le système industriel pour le rendre frugal, agile, customisable et générateur de valeur collaborative » (p. 41). L’hyper-manufacturing correspond à une montée en version du lean manufacturing pour répondre aux défis du XXIe siècle précédemment cités. Ainsi, une production frugale a pour objectif de réduire l’empreinte carbone des produits, de produire en limitant les consommations d’énergie, d’insuffler une réelle éthique des produits ou encore de promouvoir l’économie circulaire en symbiose avec les territoires et leurs décideurs. Les attentes en termes de personnalisation de masse invitent à toujours plus d’agilité dans les organisations et la mise en place de démarches de test and learn (au lieu du principe du « bon du premier coup » au coeur du lean manufacturing) également prônées par des spécialistes du modèle d’affaires comme le Pr Xavier Lecocq lors du colloque de l’AIMS 2018 à Montpellier. Enfin, l’hyper-manufacturing appelle la disparation des silos dans les organisations pour fluidifier les échanges à tous les niveaux.

Principe no 2 : la cross-intégration a pour objectif de « condenser la chaîne de valeur, décloisonner les métiers et mieux se connecter avec l’écosystème pour booster la croissance » (p. 69). Selon une étude de PwC de 2016 citée par Michaël Valentin, la tendance à court terme est à une très forte intégration tant verticale qu’horizontale dans les différents secteurs de l’économie. La notion de cross-intégration renvoie alors à quatre niveaux distincts d’intégration : une intégration stratégique verticale bien connue dans les travaux sur la chaîne de valeur depuis Porter dans les années quatre-vingt ; une intégration organisationnelle horizontale impliquant le décloisonnement des fonctions dans les entreprises (casser les silos…) avec des frontières de plus en plus poreuses entre les métiers (de nombreuses PME sont déjà dans cette optique au quotidien pour répondre de manière agile aux attentes de leurs donneurs d’ordre, notamment dans le secteur automobile) ; une intégration technologique visant à hybrider les métiers traditionnels avec ceux du numérique et une intégration périphérique sociétale et environnementale directement inspirée des principes du développement durable et de sa traduction managériale, à savoir la responsabilité sociétale des organisations (RSO) définie dans la norme ISO 26000. À ce titre, l’accent est mis par l’auteur sur la notion d’ancrage territorial et sur la proxémie, mais sans faire référence aux travaux bien connus du Pr Olivier Torrès sur ce thème. L’importance du rôle joué par l’écosystème est ici soulignée, notamment les clusters ou encore les pôles de compétitivité, ce qui renvoie implicitement aux travaux de Porter, mais aussi à l’article de Kramer et Pfitzer de 2016 sur l’écosystème de valeur partagée.

Principe no 3 : la software hybridation consiste à « profiter du digital pour innover en rupture, améliorer l’efficience du système et mieux capitaliser de bout en bout » (p. 93). L’idée est de créer de la valeur d’usage en tirant parti de l’hyperconnexion des hommes, des machines et des produits dans tous les domaines de l’entreprise (conception, production, relation client, etc.). En conception, l’impression 3D permet de proposer rapidement un prototype, de le modifier quasiment en temps réel. En production, le recours au digital permet de réduire les erreurs sur les postes de production grâce aux technologies de réalité augmentée, mais aussi de former rapidement les opérateurs grâce aux outils de réalité virtuelle. En résumé, pour l’auteur, l’un des atouts principaux du numérique est le décloisonnement de la chaîne de valeur qu’il permet. Il serait sans doute pertinent de faire le parallèle avec la notion de création de valeur partagée proposée par Porter et Kramer en 2011 et présentée comme la nouvelle étape de la RSO.

Principe no 4 : la traction tentaculaire consiste à « approcher les marchés avec une vision tentaculaire transsectorielle pour créer de la traction commerciale grâce au mode réseau » (p. 115). Selon Michaël Valentin, les plateformes numériques agrègent les marchés et facilitent une relation « désintermédiée » entre producteurs et consommateurs. Aussi, ces plateformes sont-elles assimilées à des « flux en étoile ». Ceci se combine avec un « flux pulsé » en remplacement d’un « flux tiré » : autrement dit, il s’agit de faire participer les clients au financement de l’innovation sur les produits par des précommandes, au-delà de la coconstruction de l’offre par des mécanismes basés sur l’expérience client permettant une personnalisation des produits. L’utilisation de ces plateformes n’est pas encore très répandue dans les entreprises notamment en raison de problèmes techniques d’interconnectabilité des systèmes, mais aussi d’une culture d’entreprise encore marquée du sceau du secret dans de nombreux secteurs d’activité. Pour autant, les communautés de clients se multiplient y compris dans la sphère des PME pour contribuer à la création d’une offre toujours plus pertinente grâce aux méthodes de design thinking. Pour Michaël Valentin, la traction tentaculaire impacte profondément les organisations par une remise en cause du rôle même des entreprises dans la société civile, faisant écho dans le contexte français à la notion de « Raison d’être » inscrite dans le projet de loi PACTE en discussion depuis plusieurs mois.

Principe no 5 : le storymaking vise à « inspirer le monde tout en gardant les pieds sur terre » (p. 143). Dérivé du storytelling, le storymaking consiste à être dans l’action, à montrer l’exemple et à ne plus se contenter de raconter une « jolie » histoire. Selon l’auteur, il s’agit de radicalement transformer l’état d’esprit dominant dans les entreprises, car « Investir pour préparer l’avenir, c’est d’abord se forger une conviction à partir d’une vision structurée et cohérente. » (p. 146)

Tout ceci n’est pas sans nous rappeler les travaux du Pr Louis-Jacques Filion sur la vision du dirigeant…

Principe no 6 : le startup leadership renvoie à « insuffler un esprit startup dans chaque recoin de l’entreprise pour favoriser la prise d’initiative et le développement des équipes » (p. 165). L’auteur encourage le développement d’un nouveau mode de leadership inspiré de l’état d’esprit des startups et basé sur la responsabilisation des équipes. Outre l’évolution des fonctions support (RH notamment), ce leadership renouvelé implique que le leader du futur devra jouer plusieurs rôles supplémentaires de « leader-cultivateur » (encourager le test & learn), de « leader-challenger » (piloter la performance en mode think global, act local), de « leader-accélérateur » (combattre l’inertie) et de « leader-doer » (s’impliquer sur le terrain et adopter un comportement exemplaire liant stratégie, technologie, RSE et humain), en complément de ses rôles traditionnels de meneur d’hommes et de garant de la vision stratégique. S’agissant de ce volet dédié au leadership, il est sans doute légitime de considérer que les PME sont plutôt mieux préparées que les grandes entreprises à ces changements au regard de leurs spécificités en matière de management.

Principe no 7 : le men & machine learning implique de « se former en continu et apprendre en boucle courte pour marier l’intelligence de l’homme et celle de la machine au quotidien » (p. 193). Comme le rappelle l’auteur, chaque révolution industrielle fait évoluer l’organisation du travail. L’industrie du futur n’échappe pas à cette règle et la question de la place de l’humain est au coeur des préoccupations des acteurs socioéconomiques et des décideurs (Livre blanc de l’Agora Industrie publié en 2018 ou encore le dossier spécial dans L’Usine nouvelle du 21 mars 2019 intitulé « Usine du futur – Et les hommes dans tout ça ? »). L’apprentissage tout au long de la vie tend à devenir la norme pour que les collaborateurs restent en phase avec les nouvelles avancées techniques. Cet apprentissage est d’ailleurs facilité par les outils de réalité virtuelle et augmentée. Pour autant, dans les PME, le chemin est encore pavé d’embûches et ces entreprises ont besoin d’être accompagnées par des acteurs de leur écosystème comme les réseaux techniques et les fédérations professionnelles qui se mobilisent sur ces sujets tant en France qu’au Québec, par exemple.

Chaque chapitre dédié à l’un des principes du teslisme se termine par un ou plusieurs exemples d’autres entreprises que Tesla et par un encadré listant des questions à se poser pour un dirigeant pour savoir où il en est par rapport à son modèle organisationnel. La plupart de ces questions renvoient à des recherches en entrepreneuriat et management des PME bien connues dans le monde académique, mais visiblement encore largement ignorées de l’univers des cabinets de conseil qui accompagnent les entreprises au quotidien.

L’ouvrage se termine par un rebouclage sur les sept principes du teslisme autour de la proposition d’un modèle systémique en trois cercles : le coeur est composé du men & machine learning ; le premier cercle est baptisé internal drive et regroupe l’hyper-manufacturing, la software hybridation et le startup leadership ; et le second cercle baptisé external drive avec la cross-intégration, la traction tentaculaire et le storymaking. Michaël Valentin insiste de nouveau sur le fait que ce modèle n’est pas spécifique à Tesla, mais qu’au contraire, il se veut inspirant pour toute entreprise qui souhaite s’engager sur la voie de l’organisation du XXIe siècle. Sachant qu’Opéo accompagne de très nombreuses PME, il est dommage que les exemples cités dans l’ouvrage soient quasi exclusivement ceux de grandes entreprises.

En résumé, cet ouvrage sans concession est riche d’enseignements pour tous ceux qui s’intéressent aux nouveaux modèles de management induits par les bouleversements de l’industrie du futur ! Il constitue une source d’inspiration qui fait écho à de nombreux sujets de recherche en management des PME malheureusement passés sous silence par l’auteur, un signal du travail qu’il nous reste à accomplir collectivement pour créer encore davantage de passerelles entre le monde académique et le monde socioéconomique pour s’affranchir de l’entre-soi...