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L’ouvrage s’inscrit dans la continuité d’un premier ouvrage écrit par Albéric Tellier, paru en 2017 aux éditions EMS et intitulé Bonnes vibrations : quand les disques mythiques nous éclairent sur les défis de l’innovation. Dans ce premier ouvrage, l’auteur nous expliquait comment parvenir à être créatif et à concrétiser des idées nouvelles en produits ou services à succès en s’appuyant sur une industrie créative qu’il connaît bien, l’industrie musicale et sur des disques qui ont marqué l’histoire du jazz, de la pop, du rap, du rock ou de la soul. De manière originale, les exemples permettent de répondre à des questions clés que se posent les acteurs de l’innovation : comment générer des idées nouvelles ? Comment développer des innovations de rupture ? Comment sélectionner les projets ? Comment gérer les équipes ? Comment apprendre des échecs ?

Ce deuxième livre, qui peut bien sûr se lire de manière totalement indépendante, nous fait vibrer aux sons de Kate Bush, AC/DC, Beyoncé, Bob Dylan, Rihanna, The Police, Franck Sinatra, Serge Gainsbourg, The Who, Metallica, Katy Perry, Daft Punk, Led Zeppelin ou Elvis Presley, pour n’en citer que quelques-uns. Il s’appuie sur les grandes figures du rock, de la pop ou du hip-hop, qui n’ont pas hésité à bousculer l’industrie musicale et les pratiques en vigueur pour mieux s’imposer. Si le premier ouvrage analysait les quatre niveaux que sont les acteurs, les projets, l’organisation et la stratégie en insistant sur les erreurs à ne pas commettre, les obstacles à surmonter et les pratiques à privilégier, celui-ci regarde l’innovation sous l’angle des défis à relever au cours du projet. Il nous fait vibrer à nouveau en nous « emmenant au coeur des studios, dans les coulisses des salles de concert, chez les disquaires et dans les bureaux des labels, en compagnie de quelques théoriciens de l’organisation » (p. 273).

Cet ouvrage s’adresse à la fois aux enseignants, chercheurs et étudiants en management de l’innovation, professionnels, responsables d’organisation, journalistes, animateurs de cercle de réflexion ainsi qu’aux amoureux de la musique et à tous ceux qui veulent découvrir les secrets de la créativité et de l’innovation. Il se propose d’analyser les moments, lieux, cadres organisationnels dans lesquels des albums novateurs ont vu le jour pour en tirer des leçons de management et d’innovation. Il fournit aux acteurs des projets d’innovation des « clés de compréhension nouvelles et utiles pour mieux penser et gérer ce processus toujours un peu mystérieux qui permet de transformer des idées originales en prestations nouvelles » (p. 17). Il nous transporte dans le monde enchanteur de la musique tout en nous donnant une analyse détaillée du contexte dans lequel une oeuvre a été créée, car cette créativité des artistes, comme dans toute industrie culturelle, s’inscrit dans des processus et contextes organisationnels qui peuvent la stimuler, l’influer ou la contraindre.

Cet ouvrage propose ainsi l’analyse de vingt défis clés en matière d’innovation en analysant le parcours d’artistes et l’histoire de la création et du lancement de vingt-six disques au prisme de théories managériales, questions rassemblées au sein de cinq grands défis de l’innovation (convaincre des clients, intégrer des communautés, gérer les conflits, surmonter les échecs, comprendre les succès).

Dans la première, convaincre des clients, quatre exemples font passer de l’appropriation au lancement de l’innovation : Kate Bush (Never for Ever) révèle le décalage entre la vision des concepteurs et l’usage du produit nouveau (le Fairlight, instrument de musique électronique), l’innovation ne pouvant prendre forme qu’après un processus de transformation d’une utilisation prévue du produit par le concepteur en un usage réel par les individus. Le groupe AC/DC (Back in Black) démontre l’importance de l’expérience de consommation et du triptyque POS (Personne-Objet-Situation). The Flaming Lips (Zaireeka) nous explique comment créer de la valeur à partir de l’échec initial de l’album en combinant des ressources au sein d’un système d’offre et en jouant sur le système d’usage du client. Avec Beyoncé, on rentre dans le lancement de l’innovation : faut-il annoncer la sortie d’un produit en avance ou provoquer un effet de surprise ? Cette deuxième option n’est envisageable que si l’entreprise dispose d’une masse de clients fidèles qui suivra les premiers adeptes.

Dans la deuxième partie, intégrer des communautés, l’auteur nous raconte comment 1. créer et mobiliser une communauté de fans (Grateful Dead avec son album American Beauty) en repérant et gardant le contact avec les fans, en les utilisant comme porte-parole et contributeurs, améliorant en permanence la prestation payante, et en desserrant les contraintes du droit de la propriété intellectuelle ; 2. accepter le conflit avec sa communauté des fans du chanteur (Bob Dylan et Highway 61 Revisited), car la focalisation sur les clients fidèles peut priver du changement et du renouveau – changement de style qui a certes provoqué des mécontentements, mais a permis à Bob Dylan d’élargir son public ; 3. faire appel aux communautés pour innover (Kendrick Lamar et Damm), l’industrie musicale ayant été en avance sur bien des aspects de l’innovation ouverte, et 4. faire appel aux espaces collaboratifs d’innovation (Rihanna, Rated R) avec le camp d’écriture, organisation éphémère au sein de laquelle évoluent des équipes constituées et dissoutes au rythme du projet.

Dans la troisième, quatre albums nous racontent comment gérer les conflits. The Police (Synchronicity) explique que les tensions internes, ici entre les trois musiciens qui évoluent dans une ambiance délétère lors des enregistrements, souvent faits de manière séparée, peuvent, loin d’avoir un impact négatif sur le travail des équipes, nourrir les projets d’innovation. En effet, les conflits « cognitifs » sur les orientations, les instruments, les arrangements, etc. ont eu des effets bénéfiques sur les chansons de l’album, et notamment sur Every Breath You Take. L’auteur prend ensuite les exemples de Frank Sinatra et d’Elvis Presley pour illustrer les guerres de standards. Ceux de Blur et Oasis, les deux groupes phares de la scène rock britannique qui sortent le même jour (14 août 1995) leur nouveau single, expliquent que la concurrence peut être profitable non seulement aux concurrents, mais aussi à l’écosystème qui les entoure, ce lancement simultané se révélant une opération marketing très rentable. Enfin, avec Notorious B.I.G. et Tupac, Albéric Tellier montre que l’inverse peut également se produire et que la concurrence peut aussi nuire : il faut ainsi gérer l’effet Reine Rouge, qui caractérise une situation dans laquelle il faut courir pour conserver la même place en référence aux aventures d’Alice au pays des merveilles.

Dans la quatrième partie, surmonter les échecs, Prefab Sprout, qui a toujours pris trop de temps pour peaufiner ses créations, montre qu’il faut être capable de suivre le rythme pour s’imposer durablement dans une industrie. Son incapacité à tenir le tempo du secteur a eu des effets néfastes sur la carrière du groupe. Les destins croisés des deux disques de Serge Gainsbourg (Histoire de Melody Nelson) et Françoise Hardy (La Question) montrent qu’il est dangereux d’estimer les chances de réussite de l’invention par le seul examen de ses caractéristiques intrinsèques. L’album Lifehouse (rebaptisé Who’s Next, The Who) est typique de la « mauvaise idée au bon moment » – à savoir un moment où la position concurrentielle est encore avantageuse, un projet abandonné certes, mais qui a fourni un terrain propice à la conception d’un chef-d’oeuvre et qui illustre parfaitement le dilemme exploration-exploitation. Avec Metallica et l’échec de St. Anger qui illustre l’escalade à l’engagement et l’obstination des acteurs, on voit comment le groupe apprend et rebondit pour renouer avec le public et des titres à succès.

Pour finir, la cinquième et dernière partie nous invite à comprendre les succès. L’art de pivoter, à savoir d’opérer un changement radical de positionnement sur le marché, de produit, d’organisation ou de modèle économique, Katy Perry l’a appris pour rebondir, alors que Taylor Swift prend la décision, en pleine position de leader incontesté, de sortir de la country en captant les signaux faibles d’un prochain déclin pour s’imposer comme une star de la pop. Avec Stephen Duffy et Robbie Williams, on rentre dans les coulisses de l’effet Matthieu, le succès dépendant du succès compte tenu des effets de réputation. Puiser dans le passé (la musique disco/funk des années soixante-dix) pour concevoir le futur, c’est ce qu’a fait Daft Punk avec Random Access Memories, sorti en 2013.

Le vingtième et dernier chapitre est consacré à oublier les recettes du succès pour réussir à nouveau et s’appuie sur Led Zeppelin IV et sur la figure de l’entrepreneur institutionnel qu’est Jimmy Page, qui n’a pas hésité à exploiter des logiques contradictoires pour imposer l’idée qu’il fallait faire table rase du passé pour entrer dans l’histoire de la musique.

En résumé, ce livre est une offre d’enchantements, d’histoires, de conseils, de réflexions, de possibles en matière d’innovation, un réel accompagnement dans un cheminement réflexif sur nos façons de faire et de penser en tant que chercheur ou praticien de l’innovation ou, tout simplement, en tant qu’amoureux de la musique. Et, même si, comme le conclut Albéric Tellier, « il n’y a pas de recette miracle en matière d’innovation » (p. 273), cet ouvrage est à lire absolument pour allier découvertes tant musicales que managériales. L’industrie musicale ayant très tôt été confrontée aux questions du piratage, des réseaux et de la dématérialisation, son analyse ouvre des opportunités pour entrevoir les évolutions dans bien d’autres industries, aujourd’hui toutes touchées par la digitalisation et la généralisation du numérique. Comme l’écrit Attali (1977), « si le bruit est toujours violence, la musique est toujours prophétie ». Je voudrais conclure en citant Nietzsche (1906) : « Sans la musique, la vie serait une erreur. » Avec cet ouvrage, le monde de la musique et de l’innovation se rejoignent avec bonheur.