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La notion de responsabilité est fréquemment invoquée dans les débats publics. La présentation des actualités dans les médias et le courrier des lecteurs dans les quotidiens sont ponctués régulièrement d'appels au sens des responsabilités de tous et chacun (adulte, citoyen, travailleur, entreprise, etc.) et d'exercices de désignation des responsables, à la suite de méfaits ou autres événements qui ont fait des victimes. Mais cette notion se retrouve aussi dans des énoncés récents de politique, dans les domaines de la santé, de l'éducation ou même de la sécurité civile, où sont discutées de nouvelles modalités de partage de responsabilité.

Pourquoi et comment cette notion, aux contours théoriques plutôt flous, est-elle devenue si centrale dans les débats ? Sa popularité grandissante s'inscrit, de fait, dans une dynamique contextuelle particulière, comme le rappellent d'ailleurs tous les auteurs qui en discutent dans ce numéro. D'une part, comme bien des observateurs l'avaient anticipé, la « fin » ou, du moins, la redéfinition en profondeur du rôle de « l'État providence » commandait une révision des rôles et des obligations respectifs des collectivités, communautés, familles et individus à l'égard des « populations vulnérables ou dépendantes » dont l'État avait, avec le temps, accepté de prendre la charge.

Mais, dans notre société où chacun se définit de moins en moins clairement en termes de rôles et de statuts, il ne doit plus être question d'obligations associées à ceux-ci; la redéfinition des obligations devient plutôt un processus négocié de « partage des responsabilités », dans un esprit de collaboration et de concertation et par le biais de modalités partenariales.

Le renouvellement des références conceptuelles apparaît ainsi comme une nécessité. La valorisation de la liberté de choix des individus dans les décisions qui concernent leur trajectoire de vie et dans le maintien des relations interpersonnelles, l'imprévisibilité des destins individuels et l'affaiblissement des cadres institutionnalisés de la vie sociale sont autant d'éléments qui posent maintenant l'exigence du respect de l'autonomie de l'acteur et obligent un renouvellement de la manière de s'adresser à lui pour l'inciter, le convaincre, le faire accepter volontairement de s'engager envers les autres et de participer à la vie de la cité. La notion de responsabilité paraît bien convenir à cette exigence : sa définition, peu précise et inspirée tant de la philosophie morale que du droit, permet l'appel d'une réponse aux besoins des personnes vulnérables, mais convient tout autant à une démarche plus autoritaire d'imputabilité et d'attribution des responsabilités, qui se confond alors aisément avec les plus anciennes notions de rôles et d'obligation.

À une époque et dans une société elles-mêmes qualifiées d'individualistes, le rapport à l'autre devient imprévisible et paraît en redéfinition continuelle. Pour certains, cela suscite la crainte du « chacun pour soi » et de « l'irresponsabilité généralisée ». Les représentants de l'État, très sensibles à cette lecture, multiplient les appels en faveur d'un renouvellement du « contrat social » et de la participation de tous à la création d'une nouvelle « cohésion sociale ». Mais, dans la société civile, cet appel public à la responsabilité paraît surtout lourd de conséquences et d'obligations déléguées, et peu respectueux de la diversité des pratiques de responsabilité dans lesquelles sont déjà engagés les individus dans leur vie quotidienne.

Situant la popularité du concept de responsabilité dans un tel contexte, certains des auteurs qui ont contribué à ce numéro discutent des limites de l'exercice de délégation par l'État de la responsabilité de certaines populations vulnérables ou en besoin d'intégration. Par l'analyse de pratiques concrètes de responsabilité entre proches, d'autres rappellent plutôt que les individus vivent toujours en société et qu'ils s'inscrivent encore dans des processus d'engagement qui méritent d'être étudiés avec plus d'attention.

La multiplicité de sens du concept

Si le contexte est propice à l'utilisation de la notion de responsabilité, sa présence dans les débats nous éclaire cependant peu sur le sens du terme lui-même. Il émerge en filigrane à travers des expressions bien connues : « prendre ses responsabilités », « être un citoyen responsable », « répondre de ses actes », « définir le partage des responsabilités ». Il est souvent associé à d'autres concepts — qui ne sont pas beaucoup mieux définis : citoyenneté, engagement, devoir, obligation, éthique — ou mis en opposition, comme avec les concept de droits ou de liberté.

La philosophie et le droit ont offert les assises théoriques sur lesquelles s'appuient, souvent implicitement, les réflexions sur le concept de responsabilité en sciences sociales. Mais les débats ne sont pas clos non plus en philosophie ou en droit, où certains cherchent à s'éloigner des définitions trop formelles et choisissent d'ancrer plus directement leurs définitions dans la réalité sociale mouvante actuelle, en proposant une définition pragmatique de la responsabilité.

Les auteurs dont les textes sont proposés dans le présent numéro ont retenu tour à tour certains aspects du concept de responsabilité pour construire leur argumentation. Pour certains, par exemple, c'est la distinction entre responsabilité rétrospective et responsabilité prospective qui apparaît comme la piste la plus fructueuse. La première, d'inspiration juridique, s'inscrit dans une perspective causaliste qui cherche à attribuer des devoirs aux individus. Cette idée est bien rendue dans l'expression « responsable de ses actes ». Pour les jeunes, qui associent étroitement la notion de responsabilité à l'âge adulte lorsqu'on les questionne sur ce que signifie être « adulte », atteindre l'âge de la majorité légale signifie précisément que, à partir de 18 ans, une personne est responsable devant la loi des conséquences des actes qu'elle a commis.

L'idée de responsabilité prospective est apparue plus récemment en philosophie éthique. Développée en particulier par Hans Jonas (1990), inscrite dans un contexte de préoccupations environnementales grandissantes et appuyée sur le modèle du parent responsable, elle projette la réflexion vers l'avenir en rappelant la responsabilité des générations actuelles envers celles qui vont leur succéder. Alors que la responsabilité rétrospective place l'individu seul devant la loi, la responsabilité prospective rappelle plutôt l'interdépendance entre les générations et introduit ainsi les notions d'interaction et de lien social (Levinas, 1971).

Quelques auteurs qui participent à ce numéro ont choisi l'analyse de la « responsabilité de ses actes », plus présente en droit qu'en sciences sociales. Mais c'est davantage du lien social, de la relation à l'Autre (vulnérable) qu'il sera question. En rappelant que la notion de responsabilité renvoie au verbe « répondre », plusieurs philosophes (Derrida, 1994; Etchegoyen, 1993; Muller, 1998) ont proposé d'en distinguer trois modalités, qui correspondent aux trois mouvements de réponse : répondre de, répondre à et répondre devant.

La définition du premier mouvement — répondre de — est d'abord associée au sens juridique étroit de la responsabilité de ses actes, mais elle intègre de plus en plus une dimension identitaire. Être responsable de soi, c'est créer son identité propre, prendre position, développer sa réflexivité. Les choix de vie deviennent en quelque sorte des repères affirmés du devenir que chaque individu s'est choisi. Le second mouvement — répondre à — concerne plutôt le rapport à l'Autre. Si, dans un sens large, il fait référence aux divers engagements privés d'un individu, il est plus souvent compris dans le sens précis de la réponse aux besoins des personnes vulnérables ou dépendantes. La responsabilité prospective de Jonas s'inscrit dans cette idée, en rappelant l'interdépendance des générations, mais le lien responsabilité-vulnérabilité constitue aussi le thème privilégié des réflexions sur la sollicitude (Goodin, 1985; Gilligan, 1993). Rappelons, par ailleurs, que c'est cette modalité qui se trouve au coeur des débats sur la redéfinition des rapports entre l'État et la société civile, dans le champ des protections collectives et des systèmes d'assistance. Le troisième mouvement — répondre devant — place l'individu devant les institutions qui définissent la société à laquelle il appartient. Alors que les institutions semblent elles-mêmes en perte de légitimité, il n'est pas étonnant que plusieurs s'inquiètent de problèmes de désaffiliation sociale. Le « répondre devant  » introduit le sens des responsabilités civiques ou citoyennes, l'idée de la participation à la vie de la cité, et se confond souvent avec les notions d'engagement social et politique.

Cette distinction entre les trois mouvements paraît, de fait, assez utile lorsqu'il s'agit de classer les sujets de nos divers textes. A priori, nous pourrions dire que les auteurs qui ont choisi de discuter de la notion de responsabilité à partir d'une réflexion sur une catégorie ou une problématique particulière (insertion professionnelle des jeunes, aide à un proche dépendant ou malade, intégration des familles immigrantes) introduisent leur sujet par la modalité du « répondre à ». Il y a là un besoin à combler, et les auteurs nous invitent à réfléchir 1) sur le sens que ces pratiques revêtent au yeux des acteurs qui s'engagent auprès de leurs proches, 2) sur la manière dont la responsabilité est répartie entre la collectivité, la communauté, la famille et les individus eux-mêmes, et sur les enjeux qui sont liés à cette répartition, rarement négociée.

La première approche insiste sur le caractère volontaire de certaines prises de responsabilité; mais surtout, elle révèle le travail de réinterprétation de l'idée d'obligation par les acteurs qui choisissent de fournir des soins à leurs proches, ou même de s'engager politiquement, et qui justifient ce choix en le présentant comme une expérience identitaire fondamentale. Le « répondre à  » devient alors une dimension du « répondre de  » . La seconde approche conduit plutôt à dénoncer l'attribution autoritaire ou la délégation de responsabilités collectives par l'État vers les proches et les communautés.

La différence entre les deux approches met au jour, par ailleurs, une tension constamment présente entre les différentes interprétations du sens de la notion de responsabilité. Dans un cas est valorisée la capacité d'autonomie des acteurs : on a les responsabilités qu'on se donne. L'autre interprétation conçoit plutôt l'idée de responsabilité en référence, soit à l'imputabilité, l'attribution autoritaire par des agents externes, qui sont avantagés dans un rapport de pouvoir, comme peut l'être l'État, soit à des rôles qui engagent a priori certaines obligations, comme au sein de la famille. Cela nous ramène bien sûr à de vieux débats sur les relations entre liberté et autonomie et obligation et devoir; mais, dans le présent contexte, il peut être intéressant d'observer comment les acteurs en présence eux-mêmes en utilisent les divers sens.

Les textes qui se rapportent à des pratiques concrètes de responsabilité en décrivent le déroulement : comment se négocient les tâches, quelles sont les règles qui se révèlent en cours de route, quelles modalités de communication sont utilisées, quels rapports de pouvoir sont en jeu, quelle est la part de l'affectif et du sens de l'obligation statutaire, comment les pratiques, qui se déroulent sur une longue durée, évoluent-elles avec le temps ? Les analyses montrent bien que tout n'est pas fixé a priori et que le sens même des responsabilités impliquées ne se révèle que peu à peu, dans le déroulement de l'interaction elle-même.

À l'échelle des rapports entre l'État et la société civile, la question des responsabilités prend une dimension très différente. La valorisation de la « gestion partenariale » laisse d'abord croire que pourrait se négocier un partage équitable des responsabilités. Dans les faits, la responsabilité volontaire fait rapidement place à une conception autoritaire. Si le partenariat paraît valorisé en théorie, un seul membre du groupe fixe les règles et distribue les rôles, l'État. Il préfère aussi que les modalités du partage des responsabilités soient clairement définies dans des contrats, dont il sera le seul à juger de la conformité en fonction de son évaluation des « résultats ». Sa contrepartie à la prise en charge des populations vulnérables, par elles-mêmes ou par les communautés auxquelles elles appartiennent, est généralement monétaire. L'État peut donc couper les fonds s'il juge que le contrat n'est pas respecté.

Dans les récents énoncés de politique, les textes renvoient à différentes conceptions de la responsabilité. Le flou qui entoure ce concept sert bien les différents objectifs poursuivis. C'est souvent d'abord le sens moral qui est invoqué, et se traduit par un appel à la responsabilité. Le « soyez responsable ! » peut viser plusieurs cibles : le citoyen, invité à modérer ses exigences en termes de services publics dans un contexte de « ressources limitées », ou divers groupes d'agents de l'État, invités à réduire le gaspillage des ressources, à offrir un service public de qualité, à mettre de côté leurs intérêts corporatifs. Et, pour appuyer cet appel à un « agir raisonnable », il sera plus souvent fait appel au blâme ou à la culpabilité qu'à l'autonomie de chacun. Ainsi, le citoyen, en bout de ligne, devient le premier responsable de sa santé : s'il garde de bonnes habitudes sanitaires, il ne sera pas malade et exigera donc moins de soins et de fonds publics. Par ailleurs, rapidement, le sens moral fait place au sens juridique, à la responsabilité de ses actes sous peine de sanction, monétaire ou autre (perte de droit ou de service par exemple).

Si les sciences sociales se sont peu intéressées à ce jour au concept de responsabilité, le présent numéro de Lien social et Politiques a été conçu comme une invitation à développer un regard critique à l'égard de cette notion et à en reconnaître la multiplicité des sens.

Présentation de l'organisation du numéro

Cette livraison de la revue est organisée autour d'une confrontation franco-canadienne peut-être plus nette que d'ordinaire. Deux éléments sont apparus lors de la préparation du numéro, soit une mobilisation différentielle de part et d'autre de l'Atlantique, et une tonalité très contrastée des articles.

Les auteurs canadiens se sont aisément et rapidement mobilisés sur le thème de la responsabilité. Cette notion, dans toute sa polysémie, correspond manifestement à un ensemble de préoccupations qui concerne à la fois les chercheurs, la société civile et la société politique. Autrement dit, sans aller jusqu'à dire que la responsabilité est un thème à la mode au Canada, il s'agit du moins d'un terme qui fait débat et qui fait problème. En France, en revanche, la mobilisation des auteurs a été plus lente et moins nette. Manifestement, le thème de la responsabilité ne correspondait pas directement aux travaux en cours : méfiance pour des termes polysémiques à connotation morale ? Ou bien manifestation d'une certaine réticence à traiter de thèmes correspondant à ce qui, on y reviendra, est considéré comme une approche libérale du lien social et politique ? N'est-il pas significatif que les concepts de risque et d'incertitude soient actuellement très discutés en France, alors que celui de responsabilité fait moins recette ?

Il n'est pas étonnant, dès lors, que l'angle d'attaque des articles et leur tonalité même paraisse fortement contrastée entre les deux pays. Du côté français, la plupart des articles (quatre sur cinq) abordent, d'une manière ou d'une autre, le thème de la responsabilité dans une dimension institutionnelle ou juridique : le problème de la responsabilité en droit social, celui de la « déresponsabilisation » des bénéficiaires de prestations sociales, le thème de la responsabilisation comme instrument de gouvernement, les modalités pratiques de construction de la responsabilité par les organismes de sécurité sociale en charge des accidents du travail.

Du côté canadien, la plupart des articles, sans occulter cette dimension institutionnelle, l'abordent de manière foncièrement différente. Alors que les articles français se situent plutôt « du côté » de l'institution, les auteurs canadiens se situent eux du côté des citoyens, des usagers, des individus ou des groupes sociaux : le sens de l'engagement militant, l'acquisition de la responsabilité par les jeunes, l'implication dans des soins à des proches, l'accueil de familles immigrées. Autrement dit, le regard des Canadiens, non seulement est plus « remontant » que celui des Français, mais surtout est plus intéressé aux motivations individuelles ou collectives des actions. Aussi les articles canadiens sont-ils plus politiques que les articles français : ils mettent en scène l'individu ou les groupes sociaux prenant part à l'action collective, se confrontant les uns aux autres et faisant face à l'État, à travers alliances et conflit.

Il est dès lors facile, mais pas totalement erroné, de voir dans ces constrastes la manifestation de deux approches des liens sociaux et des liens politiques : l'approche « sociétale » nord-américaine et l'approche « institutionnelle » française. Ce n'est pas totalement erroné dans la mesure où le problème de la compatibilité et de la convergence entre les motivations des acteurs sociaux et les enjeux gouvernementaux occupe une grande place dans la part canadienne de cette livraison; inversement, la plupart des articles français peuvent être lus comme la défense et l'illustration de spécificités culturelles : le droit social et le droit administratif, véritables piliers de la relation État-société. Mais il s'agit là d'une opposition de surface, car à la lecture transversale des articles, un dénominateur commun émerge : la responsabilité est une modalité centrale — et sans doute croissante — de la relation entre les individus, les collectivités et les institutions, à condition de la saisir non pas comme une catégorie morale mais comme une structure d'interactions. Il est en effet frappant de constater la convergence des auteurs autour d'une approche pragmatique de la responsabilité, qu'elle parte de l'institution ou qu'elle s'appuie sur les pratiques sociales, individuelles ou collectives. Dans tous les cas, ce n'est pas la responsabilité en tant que norme, politique ou civile, mais la responsabilité comme possibilité d'agir qui constitue l'horizon commun aux auteurs : en quoi cette notion, utilisée comme instrument de l'observation sociologique, permet-elle de rendre compte de pratiques individuelles et collectives; en quoi cette notion, utilisée comme instrument de l'action publique et collective, ouvre-t-elle à des configurations nouvelles, débouche-t-elle sur des agencements inédits ?

Au-delà, une interrogation commune traverse les articles. Elle porte à la fois sur le caractère heuristique de la responsabilité comme notion et sur le caractère équitable de la responsabilité comme instrument de l'action publique. Une question forte surgit du côté canadien : l'appel à responsabilité comme instrument de gouvernement ne conduit-il pas à une sorte de « marché de dupes » entre l'État et la société ? Un doute permanent est exprimé du côté français : l'engagement individuel et collectif comme forme de l'action n'entraîne-t-il pas des ruptures d'équité au sein même de la société incitée à s'engager, à participer, à prendre part ?

Ce numéro propose donc la responsabilité comme une double hypothèse : une hypothèse de recherche sur le lien social et une hypothèse opératoire pour le lien politique. Il est construit en trois temps principaux :

Un premier temps est consacré à l'hypothèse de la responsabilité, illustrée par deux articles d'ensemble, le premier plaidant pour un usage pragmatique de la responsabilité en philosophie et en sciences sociales, le second montrant combien la responsabilité constitue un opérateur pratique de la cohabitation entre droit social et droit civil en France.

Le deuxième temps, consacré à l'engagement, développe l'hypothèse de la responsabilité comme outil de recherche sociologique, permettant de rendre compte en les comprenant mieux d'un ensemble de pratiques sociales individuelles et collectives : l'engagement militant, l'implication dans des actions charitables ou humanitaires, la socialisation des jeunes et les fonctions parentales, l'implication des agents de la sécurité sociale dans la définition des responsabilités en matière d'accidents du travail.

Le troisième temps, consacré à l'appel, développe l'hypothèse de la responsabilité — ou plutôt de la responsabilisation — comme instrument de gouvernement, modalité classique ou renouvelée de la relation État-société : sont abordés l'appel au bénévolat pour l'accueil de familles immigrées, l'appel à l'autonomie des jeunes en situation d'insertion professionnelle, le problème de la « déresponsabilisation » posé à propos des prestations sociales et la distribution des responsabilités en matière de solidarité urbaine.

Présentation des textes

L'hypothèse de la responsabilité

La discussion théorique proposée par Michel Métayer présente une approche d'orientation pragmatiste qui plaide en faveur d'un rapprochement entre philosophie et sciences humaines dans l'étude de la responsabilité et qui opère ce rapprochement en se donnant pour objet les « pratiques de responsabilité », plutôt que les critères ou les fondements de la responsabilité. Cette démarche, qui pose première l'analyse des structures d'interaction à travers lesquelles les agents sociaux s'engagent dans des pratiques concrètes de responsabilisation, suggère que ces dernières participent directement à la construction de l'ordre moral. Cette démarche s'éloigne ainsi de perspectives formelles ou encore trop englobantes, comme celle proposée par l'éthique de la sollicitude.

Michel Borgetto et Robert Lafore proposent une discussion de la notion de responsabilité à travers l'histoire de la construction du droit social en France. Selon ces auteurs, la responsabilité est un concept issu du droit civil « libéral » qui a montré ses limites dès le milieu du XIXe siècle face au problème des accidents du travail. Le droit social s'est en principe construit contre cette notion, individualiste et accusatoire, pour délimiter un champ de sécurité collective fondé sur le principe de l'assurance de façon à éviter les dérives procédurales consécutives à la recherche du coupable et à l'identification de la faute. Dans la pratique, cependant, les auteurs montrent comment la notion de responsabilité s'est peu à peu réintroduite dans le droit social et le dispositif assurantiel, ouvrant à une hybridation pragmatique de l'univers individualiste libéral et de l'univers collectif solidariste.

L'engagement responsable

Plusieurs auteurs ont justement choisi d'interroger le sens que la notion de responsabilité peut revêtir pour les acteurs.

Anne Quéniart et Julie Jacques ont défini la notion de responsabilité par sa troisième modalité — répondre devant — en interrogeant le sens de l'engagement politique pour des jeunes Québécoises de 18 à 27 ans impliquées dans des partis politiques et une association de revendication de droits. Elles montrent que le sens de l'engagement se construit dans l'action plutôt qu'en référence à un discours utopique, et que le milieu choisi est avant tout considéré par ces femmes comme un véhicule d'expression de leurs convictions personnelles. Cet engagement, bien collé aux nouvelles réalités sociales et marqué au sceau de la réflexivité et de la distanciation, s'exprime d'ailleurs par la popularité de la « multimilitance » chez ces jeunes femmes.

FrancineSaillant et Éric Gagnon s'intéressent aux pratiques d'aide et de soin à un proche dépendant et malade et présentent le point de vue des aidants, décrivant de façon détaillée la nature même de la réponse offerte à un besoin, qui n'est d'ailleurs pas toujours directement exprimé par celui qui recevra l'aide. Les auteurs montrent bien que le sens émerge et se construit dans la relation quotidienne et que ces pratiques sont assumées comme une expérience identitaire singulière qui permet à chacun d'exprimer ses valeurs.

La période du passage à l'âge adulte a retenu l'attention de plusieurs de nos auteurs. Les jeunes peuvent être considérés comme une population vulnérable, dépendante, mais la jeunesse conduit aussi, plus largement, vers la vie d'« adulte responsable ». Se référant à la multiplicité des sens du concept de responsabilité, Stéphanie Gaudet rappelle ainsi que le processus de socialisation implique nécessairement l'apprentissage de la responsabilité, dans toutes ses dimensions. C'est le moment du développement d'idées propres à soi et de l'esprit critique, une période intense de développement de sa propre identité. C'est aussi le moment de l'apprentissage que les gestes posés ont une influence sur les autres. Le passage à l'âge adulte conduit chaque jeune à redéfinir ses liens de dépendance avec ses parents et à construire de nouveaux liens dépendance. C'est le moment des premières prises d'engagement face aux institutions sociales, tant privées que collectives, qui se traduiront par l'adhésion, le rejet ou la volonté de les redéfinir. Cette lecture du passage vers la responsabilité accorde ainsi une importance première à l'autonomie individuelle dans le choix de ses engagements.

Vincenzo Cicchelli et Emmanuelle Maunaye se demandent comment les parents interprètent, assument et assurent leur responsabilité parentale selon l'âge de leurs enfants. Au-delà des débats normatifs sur la responsabilité parentale, ils montrent que l'acception de la responsabilité parentale varie considérablement en fonction du cycle de vie des enfants, et proposent une interprétation de l'effet de « vases communicants » entre la responsabilité des parents et la responsabilisation des enfants.

Jorge Muñoz effectue une plongée dans les « pratiques profanes » du droit du travail, à partir d'une question simple : quelles sont les transactions et les relations qui s'établissent entre les acteurs à l'occasion d'un accident du travail ? Comment, en pratique, les acteurs parviennent-ils à établir qu'il s'agit bien d'un accident du travail et non d'une faute professionnelle ? L'article analyse les cheminements de la négociation entre un chef d'entreprise et les agents de la sécurité sociale chargés d'établir la qualité d'accident du travail. Il montre à la fois les logiques divergentes d'interprétation du droit social et les enjeux pratiques et sociaux de la construction de l'accident. La notion de responsabilité et ses acceptions diverses apparaissent comme le moteur de cette négociation.

L'appel à la responsabilité

Michèle Vatz-Laaroussi et Johanne Charbonneau s'intéressent au rôle du simple citoyen dans l'accueil des immigrants. À partir de l'analyse d'un programme gouvernemental de jumelage de familles, coordonné au niveau local par des organismes de service auprès des immigrants, elles présentent les divers sens que cette responsabilité d'accueil et d'intégration prend chez les acteurs impliqués. Chacun réinterprète la réponse qui lui est demandée ou proposée : réponse à une population en état de besoin, devoir de citoyen, expérience identitaire, dépendance honteuse. Les multiples sens du concept de responsabilité se révèlent donc tour à tour. Mais, en bout de course, l'immigrant demeure le responsable principal de son intégration; ses jumelés sont là pour l'accompagner, le guider et, parfois (surtout), lui montrer le bon chemin. En proposant ainsi une définition de la citoyenneté par la sphère de l'intime, cette approche nie l'importance des problèmes structuraux dans l'intégration des immigrants et constitue un exemple typique de la délégation des responsabilités collectives vers les citoyens.

C'est aussi à ce problème que Jean-François René, Martin Goyette, Céline Bellot, Nicole Dallaire et Jean Panet-Raymond se sont intéressés dans leur réflexion sur les modalités d'insertion professionnelle proposées aux jeunes adultes. Il a souvent été démontré, rappellent-ils, que de nombreux éléments de contexte à la source des problèmes d'insertion des jeunes sont hors du contrôle des individus. Cette lecture favorise bien sûr une responsabilité collective de la protection sociale. Pourtant, influencées par les approches épidémiologiques qui visent à identifier les risques individuels, les politiques gouvernementales ont, depuis un certain temps déjà, amorcé un virage qui valorise plutôt la responsabilité individuelle à l'égard des problèmes d'insertion. Mais, devant le peu de succès de ces mesures, une nouvelle avenue paraît, en théorie, plus populaire : celle de la responsabilisation des « communautés ». Une nouvelle étape est donc franchie dans l'exercice de délégation des responsabilités, mais elle suscite de nombreuses critiques et une question assez fondamentale : ces communautés existent-elles ?

Solange Lefebvre questionne aussi le rapport entre la société et ses jeunes. Utilisant ici la notion de responsabilité prospective, ses réflexions cherchent à rappeler l'importance d'une analyse intergénérationnelle des enjeux sociaux, qui paraît plutôt négligée, voire occultée, au profit d'autres lectures sociologiques. Elle cite l'exemple de la question de l'environnement, mais aussi celui de l'accès aux statuts d'emploi. Dans ce dernier domaine, de nombreuses clauses ont effectivement été créées au cours des décennies qui désavantagent les jeunes et se posent en obstacle dans leur processus d'insertion sociale.

Philippe Estèbe explore le thème de la responsabilité comme instrument de gouvernement, à partir de l'exemple des politiques de solidarités urbaines qui se sont construites au cours des trente dernières années en France. Il montre comment la production de l'interdépendance sociale, qui dans la tradition juridique française constitue une responsabilité centrale de la puissance publique, du gouvernement et de l'administration, a ouvert sur des combinaisons diverses de la relation État-société. Concrètement, les gouvernements successifs, en fonction de l'analyse du problème à traiter, ont fait appel à la responsabilité d'acteurs très divers : les associations, les collectivités locales et les services publics. Cet article montre que la responsabilité, utilisée comme instrument de gouvernement, est sans doute plus efficace pour ceux qu'elle mobilise que pour ce qu'elle entend traiter. Il s'agit donc d'un outil politique puissant mais à manier avec précautions.

Pierre Strobel, à partir de l'étude des bénéficiaires du revenu minimum d'insertion, traite du problème de l'effet « déresponsabilisant » des prestations sociales et des minima sociaux en particulier. Peut-on véritablement parler de « trappe à chômage » ou de « trappe à pauvreté » dans laquelle tomberaient immanquablement les allocataires du RMI ? À partir des données disponibles, l'auteur compare les populations bénéficiaires du RMI et celles qui, pour différentes raisons, n'y ont pas accès. La conclusion à laquelle il aboutit n'est pas celle qu'aurait dictée l'intuition : les populations non bénéficiaires ne sont pas en général plus « responsabilisées » que les populations bénéficiaires, mais se trouvent souvent dans une situation plus précaire et plus éloignée de la reprise d'emploi; l'accès à une prestation sociale constitue un indice net d'insertion sociale, et donc de responsabilité; les bénéficiaires de prestations accèdent plus fréquemment à un emploi que ceux qui en sont privés.