Corps de l’article

La modernisation, aujourd'hui comprise dans un sens néolibéral par les dirigeants québécois, peut-elle encore représenter, comme ce fut le cas jusque dans les années 1990, le point de convergence entre nationalisme et féminisme au Québec ? Telle est la question qui traverse cet essai de Diane Lamoureux. En partant des divergences théoriques entre les notions de souveraineté, de citoyenneté et de nationalisme d'une part, et la compréhension féministe du politique d'autre part, l'auteure montre que la convergence entre féminisme et nationalisme au Québec, avant tout conjoncturelle, repose uniquement sur une même aspiration à la modernité politique. Cette alliance a contribué à la rapide institutionnalisation du féminisme québécois, que l'auteure évalue, dans la troisième partie de l'ouvrage, comme une impasse politique et une véritable instrumentalisation du mouvement féministe par les dirigeants nationalistes à l'heure des coupures budgétaires et du désengagement partiel de l'État des services publics.

La première partie de l'ouvrage rappelle assez brièvement les caractéristiques des notions de souveraineté, de citoyenneté et de nation, au fondement de la modernité politique occidentale. À la fin de chaque chapitre consacré à ces notions, l'auteure dégage de manière intéressante les points de divergence avec le projet féministe radical. Tout d'abord, elle rappelle de manière classique la manière dont les notions modernes de souveraineté et de citoyenneté ont participé à l'exclusion politique des femmes jusqu'au milieu du 20e siècle. Lamoureux montre alors qu'aucune de ces notions ne renvoie au projet féministe. La notion de souveraineté moderne, se caractérisant par la réduction du politique à la sphère étatique, repose sur une conception du pouvoir plutôt transcendante que participative, démocratique et élargie. Le concept de citoyenneté, refaçonné dans la modernité politique, prend la forme de droits rattachés aux individus plutôt que de participation au politique. Ainsi, l'État providence a dépolitisé les rapports sociaux en transformant les enjeux politiques en enjeux techniques, niant que le « privé » est avant tout « politique ». En s'appuyant sur les analyses de l'école québécoise de la régulation, Lamoureux estime que le nouveau régime de citoyenneté, caractérisé par une régulation techno-juridique qui soumet le politique et vient délégitimer le travail parlementaire, diminue encore plus la pertinence, pour les féministes, d'une revendication de parité hommes-femmes en politique.

En transition avec la deuxième partie, Lamoureux rappelle que le nationalisme d'origine ethno-culturelle repose sur un imaginaire qui produit un modèle familial gynocentré, identifiant les femmes à la maternité et les instrumentalisant pour la conservation de la communauté, démarche anti-féministe par excellence. Dès lors, il paraît essentiel, au terme de la première partie de l'ouvrage, de considérer les liens entre féminisme et nationalisme au Québec à la lumière de leur contingence historique plus que de leurs oppositions théoriques, contingence que l'auteure relie, en deuxième partie, au projet de modernisation politique.

Historiquement les mouvements féministes et nationalistes au Québec apparaissent au même moment, en pleine période de la « Révolution tranquille ». Il s'agit d'une période de modernisation rapide de l'État québécois sur fond de rupture avec l'Église. Selon l'auteure, cette détraditionnalisation de la société québécoise, accompagnée d'une réorganisation des rapports sociaux, correspond à la fois au projet féministe et au projet nationaliste, ces deux mouvements aspirant à compléter le travail de construction de l'État providence québécois. Cependant, l'auteure estime que les féministes sortent perdantes de cette alliance. L'État, dans son travail de segmentation sociale destiné à cerner les besoins de ses « clients », a instauré des relations intenses avec les groupes communautaires, relations de financement et de consultation qui dans les années 1990 prennent la forme d'orientation politique des projets des groupes et d'instrumentalisation de leur participation politique, pour mieux dégager un consensus national québécois.

Ici l'État se met à agir non seulement selon une logique technico-administrative qui lui est propre, mais également à des fins nationalistes. La posture néo-institutionnaliste de l'auteure entre alors en tension avec une conception féministe radicale, héritée du marxisme, selon laquelle l'État sert avant tout les intérêts du groupe dominant qui le dirige. Cette tension demeure tout au long de l'ouvrage et conduit à semer une certaine confusion entre deux acteurs, l'État et le mouvement nationaliste québécois. Émancipateur et tardif, ce dernier aurait conduit à une superposition de l'identité nationale à d'autres identifications, dont l'identité féministe. Des contradictions dans l'alliance entre féminisme et nationalisme se trahiraient pourtant par l'usage de métaphores familiales dans les relations au Canada, par la déclinaison de l'oppression nationale au féminin (un Québec dans la posture de la femme battue demandant le divorce) et par la déclinaison de l'affirmation nationale au masculin (un Québec de la performance et de la maîtrise d'un âge adulte).

Enfin, dans la troisième et dernière partie de l'ouvrage, Lamoureux explique le développement du féminisme d'État au Québec. Il proviendrait principalement d'une ouverture, de la part des rénovateurs politiques issus du Parti québécois, aux demandes des féministes. Cependant, une fois ces dernières acquises à la souveraineté, on ne les aurait plus considérées comme un groupe politique à séduire et on les aurait seulement instrumentalisées à des fins nationalistes. Dans ce chapitre, l'auteure semble soudain considérer le politique seulement du côté des gouvernants actuels et de leurs intentions, oubliant quelque peu la présence d'actrices organisées en mouvement et exprimant leurs volontés. On pourrait s'interroger ici sur les raisons de l'absence de référence à la marche « du pain et des roses » de 1995, qui est tout de même à l'origine d'une meilleure prise en compte par les nationalistes au pouvoir de l'existence du mouvement des femmes. L'auteure oublie également l'histoire politique et le rôle qu'aurait pu jouer, dans l'évolution du rapport de l'État avec les groupes de femmes, la présence au pouvoir d'un gouvernement libéral fédéraliste au tournant des années 1990.

Entretenant toujours cette confusion entre État et mouvement nationaliste, dans le dernier chapitre, Lamoureux conclut sur les effets pervers du féminisme d'État pour le mouvement des femmes. Elle propose tout d'abord une analyse intéressante des trois courants du féminisme québécois et de l'évolution de leur rapport à l'État : les radicales se seraient « libéralisées », acceptant l'idée de participer aux institutions tout en conservant un idéal d'élargissement de l'espace politique démocratique, les libérales se seraient heurtées aux obstacles institutionnels et chercheraient des solutions, et les marxistes, au départ farouchement opposées à l'État, seraient devenues de ferventes défenseuses des politiques sociales. Mais il est finalement dommage que l'auteure n'ai ni donné de suite à cette analyse, ni poussé la réflexion sur l'aspect non monolithique du féminisme québécois face à la question nationale. Par exemple, les femmes politiques qui ont joué un rôle dans le développement du féminisme d'État ne sont pas toujours des féministes libérales et des indépendantistes. On se demande également qui sont ces partenaires féministes entrées dans un rapport de type syndical à l'État, rapport qui présenterait le défaut de limiter les champs de l'intervention des groupes de femmes aux seules catégories de problèmes sociaux considérés comme spécifiquement féminins. Ou encore, dans quelle mesure les groupes de femmes, fournisseurs de services ou revendicateurs de droits, importent leurs visions du monde dans les institutions étatiques ou lors de leurs interactions avec elles. On peut aussi regretter que l'auteure ne prenne pas mieux en compte les actrices au sein des institutions et leur travail de redéfinition des normes, comme le fait par exemple Dominique Masson dans sa thèse [1].

En conclusion, Diane Lamoureux en appelle à la rébellion et à l'entretien de la critique, des voeux théoriques plutôt éloignés des enjeux concrets auxquels se confrontent les mouvements féministes avec le féminisme d'État et la place d'élite qu'occupent ses représentantes dans les rapports sociaux entre les femmes, la maîtrise et la définition des enjeux de politique féministe, l'appel des jeunes féministes à la mixité et la redéfinition des projets qui l'accompagne, la transnationalisation des solidarités féministes etc. Pour autant, cet ouvrage nous offre des pistes de réflexion fructueuses qui rappellent aux féministes et aux nationalistes les limites du réformisme politique lorsqu'on aspire à des changements radicaux des structures mentales, institutionnelles et sociales et les difficultés, dans un monde d'interdépendances multiples, de définir ce qu'on attend concrètement en matière d'indépendance.