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Le développement du capitalisme financier associé, à partir des années 1980, à l’essor des technologies de l’information et des communications et à la spéculation à laquelle il a donné lieu a permis la constitution de quelques immenses fortunes en un temps record, particulièrement en Amérique du Nord. C’est ainsi que, pour des raisons autant fiscales, stratégiques (image publique de l’entreprise et justification publique des profits exorbitants réalisés) qu’humanitaires, ont surgi, à partir de ce processus exceptionnel d’accumulation – tant par sa rapidité que par son ampleur – tout un éventail de « nouvelles fondations privées » caractérisées par une volonté d’innover dans le domaine de la philanthropie. Innover en repensant la notion même de philanthropie (Edwards, 2008) autant en définissant un ou des domaines d’investissement et d’action spécifiques et ciblés, qu’en appliquant à l’organisation de ces actions les méthodes mêmes de gestion de l’entreprise privée. Issus d’une culture de marché et de spéculation financière, ces « nouveaux riches » ont foi dans la capacité du marché de résoudre, mieux que ne le fait l’État, les problèmes de société auxquels ils s’attaquent. Ils s’inscrivent donc de manière explicite dans un processus actif de redéfinition de la gouvernance des sociétés et des responsabilités respectives du marché, de l’État, des familles et des organisations de la société civile, pour reprendre un schéma bien connu (Jenson, 2007) du fonctionnement des sociétés.

Le Québec a lui aussi vu émerger dans ce contexte quelques « nouvelles fondations privées », dont une en particulier – la Fondation Chagnon, la plus importante au Canada par le montant de sa capitalisation, 1 400 millions de dollars, réalisée grâce à la vente d’actifs dans le secteur des technologies de la communication – fait l’objet d’un article cosigné par Élise Ducharme et moi-même dans le présent numéro[1]. Je ne reviendrai donc pas en détail sur les activités de cette fondation, même si celles-ci demeurent en arrière-fond des réflexions que je me propose de développer dans le présent article.

J’entends en effet poursuivre ici, à propos de l’émergence des « nouvelles fondations privées » et de leur prétention à participer à la mise en place d’une nouvelle gouvernance des sociétés, une réflexion sur les « régimes institutionnels » de politiques publiques que j’ai entreprise depuis quelques années et que j’ai appliquée à divers domaines de politiques : régimes de formation professionnelle[2] ; régimes de retraite (Lesemann et D’Amours, 2006) ; régimes d’innovation technologique et systèmes nationaux d’innovation (Lesemann, 2007 : 67-109). Je voudrais étendre cette réflexion à la question de l’émergence des nouvelles fondations privées que la perspective analytique des « régimes institutionnels » pourrait, me semble-t-il, contribuer à éclairer davantage en ce qui concerne leur portée et leur signification théorique potentielle, particulièrement en ce qui a trait aux transformations en cours de la gouvernance étatique.

L’idée centrale que je développerai est que l’émergence de ces « nouvelles fondations » signale une transition en cours d’un « régime institutionnel » à un autre, en l’occurrence d’une « économie de marché coordonnée » à une « économie de marché libérale », pour reprendre la terminologie de Hall et Soskice (2001). Toutefois, cette transition est un long processus, surtout dans une société où, comme dans la société québécoise, l’économie est avant tout une « économie de marché coordonnée » et où les processus d’innovation – je considère en effet l’émergence des « nouvelles fondations » comme une innovation institutionnelle – sont de nature incrémentale plutôt que radicale.

Je vais bien sûr revenir sur ces notions empruntées à la tradition de l’institutionnalisme sociologique (Hall et Taylor, 1997 : 482), sachant que « les théoriciens de cette école ont tendance à définir les institutions de façon beaucoup plus globale que les chercheurs en science politique, de façon à inclure non seulement les règles, procédures ou normes formelles, mais les systèmes de symboles, les schèmes cognitifs et les modèles moraux qui fournissent les “cadres de signification” guidant l’action humaine ». Ainsi, on reconnaît que les institutions influencent le comportement en fournissant les cadres cognitifs qui sont indispensables à l’action, en influençant ce qu’on peut imaginer faire dans un contexte donné. Il existe donc une relation hautement interactive entre les institutions et l’action individuelle ou collective.

Les « régimes institutionnels »

Commençons par nous doter d’une « grammaire commune de la réalité sociale » (Merrien, 1997 : 67), de paradigmes d’interprétation de cette réalité qui puissent servir de fondements aux connaissances produites et aux orientations d’action qu’on pourrait en dégager. Les paradigmes d’analyse sont issus de théories politiques (par exemple le libéralisme, le keynésianisme, le monétarisme, la social-démocratie) qui se traduisent dans des applications pratiques (telles que les politiques ou les décisions institutionnelles) et qui sont aussi des représentations de la réalité sociale, souvent peu explicites. Ce sont des schèmes cognitifs à partir desquels sont interprétées la réalité et la manière d’agir sur la réalité. Ces schèmes sont souvent « nationaux » ou « régionaux » (id., 72 ss.). Ainsi, à titre d’exemple, on reconnaît généralement que les sociétés nord-américaines sont fortement ancrées dans un espace paradigmatique utilitariste et individualiste, privilégiant les explications économiques ou comportementales. Le marché et l’économie y sont des facteurs de référence et d’explication prépondérants. C’est du moins le regard et la perspective des économistes classiques qui s’efforcent de faire prévaloir ces représentations de la réalité à l’échelle de la société, à les inscrire dans la décision politique, ce qu’on qualifie de « néolibéralisme ».

Or, il existe bien d’autres visions qui réfutent celle qu’on vient d’évoquer. Une économie fondée sur le modèle théorique de la concurrence parfaite et de la primauté de l’intérêt individuel n’existe pas en réalité car « les économies de marché telles que nous les connaissons sont fondamentalement des économies institutionnelles » (Amable, 2005 : 102) et il existe « une liaison forte entre la structure institutionnelle des pays et le type d’activités économiques dans lesquelles ils se spécialisent… Ainsi, par exemple, les liens entre institutions et spécialisation dans la science, la technologie et l’industrie sont démontrés… » (id. 252). Le même constat vaut pour les activités sociales et les productions culturelles. Les institutions publiques, telles que les systèmes d’éducation, de régulation du travail, de protection sociale ou de soutien à l’innovation industrielle, scientifique ou culturelle sont des médiations entre les ordres scientifique, économique, politique, culturel et domestique : ces systèmes constituent des réseaux de relations tissées entre le monde de la recherche et de la connaissance, le monde de l’entreprise et du marché, l’espace propre du politique et la sphère du lien social, en particulier la sphère familiale[3] (Théret, 2002 : 76).

Voilà donc posée la question des « régimes institutionnels » et la manière dont cette notion, telle qu’elle est développée, par exemple, dans le domaine de l’analyse des politiques publiques et des pratiques institutionnelles de l’État-providence, permet de situer dans un cadre d’interprétation pertinent les réflexions relatives aux conditions de production de diverses politiques publiques et de gouvernance dans les pays dotés d’États providence, mais aussi d’innovation institutionnelle, dont, par exemple, l’émergence des « nouvelles fondations privées ».

Ces réflexions doivent tenir compte des conditions évolutives des relations entre État, marché et structures d’activité économique ; entre État, société et types de structures sociales et familiales, incluant les questions du rôle de la protection sociale, des responsabilités traditionnelles respectives entre secteurs public, associatif et privé en matière de services destinés aux personnes : petite enfance, soutien à domicile, services communautaires de tout ordre comme les ressources d’insertion en emploi, les groupes d’entraide, d’aide aux immigrants et aux réfugiés, aux familles en difficulté, aux femmes victimes de violence, aux jeunes chômeurs, groupes de promotion de la santé, de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, de développement social, etc.

Une telle analyse emprunte aux cadres de l’économie politique, en particulier à Esping Andersen (1990, 1996), Hall et Soskice (2001, 2007), Schneider (2008), Amable (2005) Smelser et Swedberg (2010), Brinton et Nee (2001), pour ne citer que quelques-uns des auteurs qui travaillent sur l’idée de la variété des capitalismes et des régimes institutionnels qui les rendent possibles.

La notion de « régime » : un cadre capitaliste de marché est toujours régulé par une forme d’intervention publique

L’économie, les entreprises, les processus d’innovation organisationnelle ou institutionnelle s’inscrivent dans un cadre capitaliste de marché qui est toujours régulé par une forme ou une autre d’intervention publique pour corriger les imperfections du marché ou ses défaillances. C’est dans ce processus de régulation que s’enracine la notion de « régimes », c’est-à-dire d’arrangements institutionnels spécifiques à des configurations nationales, qui non seulement accompagnent, mais rendent aussi possible l’essor de telle ou telle forme d’économie. Précisons les caractéristiques et les conditions d’émergence de ces « régimes » en prenant l’exemple d’un type particulier de politiques publiques que je connais, celui de la politique sociale – mais cet exemple pourrait s’appliquer autant aux politiques industrielles, culturelles, d’innovation, etc.

Au cours des deux dernières décennies, la réflexion sur la réalité des systèmes nationaux a ainsi ouvert la voie, dans la plupart des pays européens, et en particulier en France, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Suède, à une démarche consacrée de sociologie comparée des politiques sociales qui a considérablement complexifié les démarches initiales et enrichi la connaissance des systèmes nationaux puisqu’elle a permis de prendre en compte, par exemple, le fait qu’à un niveau de dépenses comparables on peut trouver des systèmes nationaux extrêmement différents. Il faut donc introduire dans l’analyse les histoires nationales singulières, les modes de réponses aux risques sociaux, les cultures institutionnelles qui reflètent « l’empreinte des origines » selon l’expression judicieuse de Merrien (Merrien, 1990). La structuration historique plus ou moins forte de l’État a « une influence majeure sur la culture politique, la mobilisation collective et rend possible certaines politiques et non d’autres. La structure étatique, son invention plus ou moins précoce dans l’histoire et sa plus ou moins grande institutionnalisation est la variable indépendante en matière d’analyse des politiques publiques » (Merrien, 1997 : 58).

Une typologie de trois régimes : libéral, conservateur, social-démocrate

Cette démarche de sociologie comparée des politiques sociales a amené la construction progressive d’idéal-types (au sens wébérien du terme) de politiques publiques, de formes d’États-providence, susceptibles de témoigner de la diversité et de la cohérence d’ensembles étatiques nationaux. Ces types, purement théoriques, permettent d’interpréter des ensembles réels parce qu’ils contribuent à les simplifier et donc à aller au-delà de leurs particularités pour en dégager des constantes et des convergences, autant que des divergences. Ainsi, par exemple, on peut prendre en compte, pour dresser une typologie des divers régimes de politiques sociales, des indicateurs tels que le degré d’universalité de la couverture sociale qu’ils offrent, leur sensibilité au rôle des groupes sociaux organisés autour du travail salarié, l’organisation des relations de travail, la formation professionnelle, les stratégies de réponse à la grande pauvreté et à l’exclusion, la différence dans les statuts accordés aux hommes et aux femmes, la centralité ou non de la famille dans la réponse aux besoins globaux de bien-être de la société, le statut des droits sociaux, la répartition entre le secteur public et le secteur privé dans la fourniture des services et la mise en oeuvre des droits, etc. C’est ainsi que cette démarche permet de dégager plusieurs types de régimes institutionnels.

Un auteur, en particulier, a fortement contribué, il y a vingt ans, à systématiser cette notion de « régimes institutionnels » : Esping-Andersen. Par « régime », l’auteur veut souligner le fait que, dans la relation entre l’État, le marché et la famille, se tissent systématiquement un ensemble de relations légales et organisationnelles (Esping-Andersen, 1990 : 2, 26). La notion de « régime » témoigne du fait que les décisions de politiques s’inscrivent dans des cadres historiques d’institutionnalisation qui diffèrent entre les pays (80). Il y a non seulement des régimes de politiques publiques, mais des régimes de marchés du travail (144) qui ne sont en aucune mesure indépendants des politiques (146), que l’on pense à l’assurance chômage, à l’assurance maladie, etc. Certains États favorisent l’offre de main-d’oeuvre (Suède), d’autres la limitent (Allemagne, France), d’autres interviennent peu (Canada, États-Unis) (159). « Les régimes d’État-providence et les régimes d’emploi tendent à coïncider. Ils constituent donc des forces fondamentales dans l’organisation et la stratification des économies modernes » (159). « L’État-providence contemporain n’est plus un sous-produit du développement industriel, mais bien plutôt, avec son institutionnalisation, un puissant mécanisme sociétal qui donne forme au futur, de manière décisive » (221).

Sur la base de facteurs explicatifs tels que : la mobilisation historique de la classe ouvrière et sa capacité d’influence politique sur le gouvernement du pays ; l’influence politique du catholicisme ; l’histoire politique des États (absolutisme c. principes libéraux), Esping-Andersen (1990 : 4, 5, 29) distingue trois grands régimes d’État-providence : libéral (Royaume-Uni, États-Unis, Canada, Australie) ; conservateur (Allemagne, Autriche, France, Italie) et social-démocrate (pays nordiques). Le critère fondamental de distinction utilisé par l’auteur est un indice de decommodification que l’on peut traduire par « démarchandisation », c’est-à-dire le degré dans lequel les individus et les familles peuvent bénéficier, grâce aux services sociaux de l’État-providence, d’un niveau de vie acceptable, indépendamment de leur participation au marché du travail (Id. : 22).

On n’entrera pas ici dans les débats relatifs à la pertinence des typologies produites par Esping-Andersen, pertinence par ailleurs autant largement reconnue que contestée. On notera, par exemple, d’importantes différences au sein même des régimes libéraux entre les États-Unis et le Canada (en rapport avec le système de santé, avec les politiques familiales, les politiques d’aide sociale, etc.), et à l’intérieur du Canada, entre les provinces anglophones, l’Ontario en particulier, et le Québec (Théret, 2002). Mais notre propos est plutôt ici de documenter et de souligner la pertinence de cette notion de régime, sa cohérence et son potentiel heuristique pour la compréhension de notre objet.

Les travaux d’Esping-Andersen ont inspiré une série de chercheurs et on peut dire qu’il a ainsi donné naissance à une véritable tradition de recherche comparative qui s’est progressivement étendue à d’autres secteurs des politiques publiques et, surtout, à une interrogation en profondeur sur le rôle des institutions dans le développement économique, faisant du même coup contrepoids à l’influence grandissante des analyses économiques classiques attachées au principe d’une régulation par le seul marché. Ce qui nous intéresse ici, c’est la convergence des résultats d’études menées dans divers secteurs d’analyse de politiques qui peuvent contribuer à nous aider à comprendre l’influence des cadres institutionnels nationaux. L’un des éléments centraux de ces études est la reconnaissance d’une division fondamentale entre les régimes de tradition libérale et les régimes de tradition plus directement étatique. Cette division parcourt tous les travaux dans ce domaine, à commencer par ceux de Hall et Soskice (2001) qui la formulent de manière particulièrement originale et déterminante.

Économie de marché libérale et économie de marché coordonnée[4]

Les travaux théoriques sur le rôle des institutions dans la production des dynamiques économiques ont connu, comme pour les travaux relatifs aux institutions de la protection sociale, un essor remarquable depuis une vingtaine d’années. North (1990) a été l’un des premiers à lier explicitement les performances en matière de croissance à la structure institutionnelle de l’économie (Amable, 2005 : 44). Les travaux de Hall et Soskice (2001 : 1-68), de Hall et Gingerich (2004), ainsi que ceux d’Estevez-Abe, Iversen et Soskice (2001 : 145-183), amorcés également dès le début des années 1990, marquent un développement nouveau dans l’étude des relations entre les entreprises et leur environnement institutionnel. Ils placent, de manière compatible avec la typologie d’Esping-Andersen, la notion de coordination (2004 : 7,10) au coeur de leur réflexion sur les « systèmes sociaux de production » et les « systèmes nationaux d’innovation », inspirée par l’école française de la régulation (Hall et Soskice, 2001 : 3).

Ils établissent donc une distinction essentielle entre deux modes de coordination fondamentalement différents au plan théorique : celui des « économies de marché libérales », c’est-à-dire coordonnées par le marché (liberal market economies) et celui des « économies de marché coordonnées », c’est-à-dire coordonnées par des institutions hors-marché (coordinated market economies) (Hall et al., 2001 : 19). Hall insiste (dans Sciences humaines, 2003, no 137 : 46) sur cette influence de l’école française de la régulation qui montre « comment des types spécifiques de politiques et de relations industrielles rendent possibles certaines formes de systèmes productifs ». Les auteurs accordent un rôle central aux entreprises qui sont inscrites dans des « systèmes de production » régulés par diverses institutions étatiques nationales, dont en particulier les systèmes de régulation du marché du travail, les systèmes d’éducation et de formation professionnelle. Les entreprises, qui sont analytiquement indissociables de ces « systèmes de production », sont considérées comme des acteurs stratégiques se heurtant aux problèmes de coordination avec différents acteurs (leurs employés, leurs actionnaires, les pouvoirs publics, leurs clients). C’est à partir de ces critères et des actions qui les sous-tendent qu’est établie cette distinction structurante entre des économies de marché « libérales » ou « coordonnées ».

Dans les systèmes d’« économies de marché libérales », que l’on trouve tant aux États-Unis, au Canada qu’au Royaume-Uni et en Australie (id., 19), les entreprises sont activement et directement inscrites dans une concurrence de marché. Elles naissent en fonction d’opportunités de marché et disparaissent en grand nombre après seulement quelques années, soit parce qu’elles n’ont pas su s’adapter à l’évolution de leur marché, soit parce qu’elles n’ont pas été en mesure de résister à la concurrence. Elles cherchent à produire au moindre coût, en exerçant constamment une pression à la baisse sur les rémunérations et sur les avantages sociaux de la main-d’oeuvre, en embauchant et en licenciant en fonction des contrats à réaliser, le droit du travail étant généralement souple et accommodant pour l’employeur. Les travailleurs le savent, aussi vont-ils se doter, en tant qu’acteurs stratégiques, de formations générales, peu spécialisées, qui leur permettront de passer d’un emploi à un autre, en fonction des aléas de l’offre et de la demande, sachant que les entreprises veilleront à les former sur le tas dans des délais très courts, selon les besoins. Ils acquerront un « portefeuille de compétences » diversifiées, peu spécifiques, hautement transférables, susceptibles de leur donner accès à un grand nombre d’emplois. La protection juridique et sociale du travail étant faible, les prestations de l’assurance chômage, courtes et réduites, les travailleurs auront appris par expérience à ne compter que sur eux-mêmes pour trouver de l’emploi et se protéger face aux divers risques.

Le travailleur d’une « économie de marché libérale » investira certainement moins dans son emploi. Ce dernier sera avant tout pour lui une source de revenu qui lui permettra d’assumer dignement son rôle familial, de s’inscrire activement et positivement dans un rôle culturellement valorisé de consommateur, de consommateur légitimement endetté, et donc perpétuellement incité à maintenir et à accroître son revenu. Il se vivra culturellement comme mobile, flexible, disponible pour l’emploi, surtout si celui-ci est rémunérateur. Une fois à la retraite, qui pour lui est une notion relative, il sera davantage disponible pour se maintenir en emploi ou y retourner, à temps partiel et même dans une activité différente de celle qu’il aura connue durant ses années de vie active.

Dans les systèmes d’« économies de marché coordonnées », comme en Allemagne, au Japon, dans les pays nordiques, aux Pays-Bas et, partiellement, en France, en Italie et en Espagne (id., 19), les entreprises dépendent en partie de relations non marchandes de collaboration plus que de rapports de stricte compétition. Elles participent à des formes de coordination territoriale et sectorielle. La protection de l’emploi et la formalisation des relations de travail y est active. La formation professionnelle est valorisée, les métiers sont considérés comme des activités nobles, l’apprentissage est un processus de socialisation et d’incorporation à une tradition de métier à laquelle on accède par la réalisation d’un « chef-d’oeuvre », fondement d’une véritable reconnaissance professionnelle et, par là, d’identité pour la vie. Les employeurs sont directement associés à cette formation et les écoles professionnelles sont souvent gérées en partenariat par le système d’éducation professionnelle et les employeurs. Les formations sont donc spécialisées et ciblées[5].

Les travailleurs détiennent des habiletés spécifiques qui les associent étroitement à des entreprises et à des secteurs d’activité industrielle spécialisés et reconnus pour l’excellence de leurs produits. Les entreprises sont inscrites dans une tradition et une réputation internationale d’excellence qui constituent autant de gages de qualité. Leurs produits peuvent être chers : le prix importe moins dans la mesure où le produit est perçu comme le meilleur disponible.

Les travailleurs sont donc hautement qualifiés, bien rémunérés, stables, fiers de leur appartenance à l’entreprise. Leur mobilité professionnelle est faible, non seulement à cause de la stabilité de l’entreprise ou du secteur, mais en raison du haut niveau de spécialisation professionnelle qui est le leur. En contrepartie, ils s’attendent à être protégés par les entreprises, par les syndicats dont ils sont membres, eux-mêmes proches des partis politiques, et par les systèmes publics de protection sociale qui leur sont étroitement associés, dont le système de protection contre le chômage (qui leur procure un haut niveau de remplacement du salaire et pour des périodes pouvant atteindre plusieurs années), la maladie et, bien sûr, la retraite. Celle-ci consacre leur sortie définitive de l’emploi en leur garantissant pratiquement le maintien du niveau de vie que leur a procuré leur salaire de travailleur hautement qualifié. Étant peu mobiles, peu flexibles, ils s’attendent implicitement à une forme de prise en charge par l’entreprise et la collectivité, inscrite historiquement dans le « contrat social » autour duquel s’est structurée leur vie professionnelle et aussi familiale, puisqu’ils ont été typiquement des pourvoyeurs de leur famille. Pour ces travailleurs, l’idée de travailler après la retraite est « culturellement » inenvisageable. Ce serait un monde de promesses et d’engagements non seulement économiques et politiques, mais bien culturels qu’ils renieraient, un statut construit autour d’une identité professionnelle structurante d’une vie de métier qui s’écroulerait[6].

Économie de marché libérale ou coordonnée et innovation

Ces deux grands régimes institutionnels ont par ailleurs des capacités très différentes d’innovation. Dans les régimes libéraux, l’innovation se réalise dans une large mesure par le mouvement des scientifiques et des techniciens entre les entreprises, mouvement facilité par la fluidité des marchés du travail. Pour contrer les risques de concurrence associés à cette grande fluidité, les entreprises comptent sur les brevets et le contrôle juridique de la propriété des connaissances et des innovations, particulièrement dans les secteurs stratégiques. Dans les régimes coordonnés, la mobilité des ingénieurs et du personnel scientifique est moindre, à cause de la prévalence des contrats de travail à long terme. La recherche y est financée par les entreprises, en collaboration avec des instituts de recherche quasi publics. La coordination des activités est assurée par les associations professionnelles en collaboration avec les syndicats. Cette collaboration permet les transferts de technologie et favorise le développement de la formation.

Hall et Soskice (2001 : 39) distinguent alors innovation radicale (qui entraîne d’importants changements dans les lignes ou processus de production, l’émergence de biens entièrement nouveaux) et innovation incrémentale (caractérisée par des changements limités mais continus apportés aux lignes et aux processus de production). Même si l’un ou l’autre type d’innovation dépend de la nature des biens produits, on constate que, dans cette grande distinction entre deux types d’innovations, les économies de marché coordonnées sont plus performantes dans les domaines d’innovation incrémentale, en vertu du haut niveau de qualification de la main-d’oeuvre, source d’une autonomie favorable à des suggestions d’amélioration, voire à un partage des décisions sur la ligne de production, de sa stabilité et d’une proximité, source de collaboration fructueuse entre l’entreprise, ses sous-traitants et ses clients. L’organisation du travail, caractérisée par des structures syndicales fortes, des processus de décision consensuels, rend également difficile toute décision de réorganisation radicale.

À l’opposé, les économies de marché libérales tendent à limiter la capacité d’innovation incrémentale des entreprises : les marchés financiers exercent des pressions en vue d’une rentabilité à court terme, la concentration des décisions au sommet des organisations limite la coopération dans l’entreprise. Des marchés d’emplois fluides, des embauches de courte durée amènent les employés à se concentrer sur leur stratégie de carrière personnelle, alors que, du côté des entreprises, les lois anti-trusts, comme on les trouve aux États-Unis, désincitent à toute collaboration. L’ensemble de ces conditions favorisent alors, au contraire, l’innovation radicale : un haut taux de mobilité de la main-d’oeuvre autorise les entreprises orientées vers des nouveaux produits à engager des personnels détenteurs de l’expertise recherchée, en sachant qu’elles pourront les congédier si le projet se révèle peu profitable ; une grande mobilité de capitaux, la possibilité de prise de contrôle d’autres entreprises permettent aux entreprises d’acquérir celles dont elles convoitent l’expertise ; des entreprises qui innovent et qui cherchent à protéger leurs innovations par un système strict de brevets[7]. Cela favorise les systèmes où la circulation des scientifiques est facile et le financement des équipes de recherche, flexible, ce qui est une caractéristique des systèmes scientifiques concurrentiels et décentralisés comme on les trouve dans les économies de marché libérales, en particulier aux États-Unis, au Royaume-Uni et, partiellement, au Canada (Amable, 2005 : 255).

Cette distinction entre deux types d’innovation, en relation directe avec les régimes institutionnels qui les rendent possibles, nous permet d’interpréter l’émergence des nouvelles fondations et l’établissement d’une nouvelle gouvernance comme une innovation institutionnelle radicale dans un régime d’économie de marché coordonnée, telle qu’on la trouve au Québec.

L’émergence des « nouvelles fondations privées » au Québec : signe de la transition d’une « économie de marché coordonnée » à une « économie de marché libérale » ?

Le Québec : une « économie de marché coordonnée » dans un contexte continental d’« économie de marché libérale »

Le Québec est une « société distincte » non seulement sur le plan culturel et linguistique, mais bien également sur celui de son « régime institutionnel ». La typologie d’Esping-Andersen (1990) ne permet pas de rendre vraiment justice à la réalité du fonctionnement institutionnel de la société québécoise. En effet, celle-ci présente la particularité d’avoir mis sur pied, pour les raisons historiques souvent mentionnées de sa structure de dépendance économique, politique et culturelle qu’elle a connue jusqu’au début des années 1960 (Lesemann, 1981), un modèle de développement fortement centré sur un rôle actif de l’État sur les plans économique, social et culturel. C’est ce que plusieurs ont qualifié de « modèle québécois de développement » (Bourque, 2000 ; Lévesque, 2003 ; Lisée, 2003).

Or, aujourd’hui, ce « modèle » a bien sûr évolué au point où beaucoup se demandent s’il existe encore ! La réponse à cette question est pourtant affirmative si l’on en juge simplement par les attaques et les dénonciations répétées dont il fait l’objet depuis quelques années de la part d’élites intellectuelles, économiques et politiques qui se revendiquent explicitement d’orientations néolibérales. La société québécoise serait, selon elles, en perte de vitesse sur le plan de sa productivité, de son dynamisme, de sa capacité d’initiative, bref de sa compétitivité dans un monde globalisé. La direction du Parti libéral du Québec et l’exécutif au pouvoir depuis 2004 portent ouvertement cette critique du « modèle de développement » issu de la Révolution tranquille et, dans son budget de 2010, a clairement adopté les choix budgétaires et fiscaux recommandés par l’OCDE et les agences de crédit : réduction de la dette publique, des impôts des hauts revenus et des entreprises, des services ; par contre, augmentation des taxes à la consommation, à l’utilisation des services, privatisation de services, etc. Le gouvernement du Parti libéral a en outre promu depuis quelques années des partenariats public-privé (PPP) pour la construction des principales infrastructures, dont des hôpitaux, des routes, etc. Or ces PPP s’avèrent aujourd’hui dans plusieurs cas être des gouffres financiers pour l’État, l’occasion de collusions entre entrepreneurs, de malversations graves voire d’associations mafieuses jusqu’au niveau des municipalités qui sont souvent, dans le processus de décentralisation administrative mis en place depuis dix ans, d’importants donneurs d’ouvrage.

Cette déroute des initiatives de libéralisation, c’est-à-dire de dégagement de l’emprise étatique, explique probablement en partie pourquoi il semble loin d’être acquis que la population partage ce diagnostic des élites néolibérales, annonciateur de catastrophes. Il semble au contraire que celle-ci tienne pour acquis les services dont elle bénéficie et qu’elle estime payer à leur juste prix par ses impôts. Ainsi, sondage après sondage, on voit se manifester une différence constante d’au moins dix points de pourcentage entre le Québec et l’Ontario en ce qui a trait à la satisfaction (toujours plus élevée que celle des Ontariens) des Québécois par rapport à leur travail, à leur qualité de vie, à leur revenu prévisible de retraite, même si une désaffection à l’égard du travail comme source de sens est sans cesse plus marquée, la source principale de sens se reportant toujours davantage sur les relations familiales et affectives. En grande majorité, les répondants du Québec se déclarent satisfaits ou très satisfaits de leur vie telle qu’elle se déroule actuellement. Ils sont les plus heureux parmi les Canadiens ! Gérard Bouchard, dans un document à paraître (2010), souligne cette capacité de résilience de la société québécoise à l’égard des pressions économiques et politiques néolibérales. Il semble que la population ne voie pas la nécessité de modifier ses choix et comportements alors que le Québec connaît le taux de syndicalisation le plus élevé d’Amérique du Nord, un taux de chômage parmi les plus bas au Canada et aujourd’hui en Amérique du Nord, une réduction significative du taux de pauvreté, y compris chez les enfants, un taux de sécurité publique élevé, une performance scolaire satisfaisante, particulièrement aux niveaux supérieurs, etc., bref tout le contraire du portrait que dressent les élites néolibérales. En outre, malgré les prévisions alarmistes en matière de dépenses publiques, le gouvernement du Québec n’a cessé de développer de nouveaux services publics et des politiques en matière de garde d’enfants, de soins aux personnes dépendantes, de congés parentaux, comme l’ont d’ailleurs fait également plusieurs des États-providence européens. Il ne fait aucun doute que la part importante – selon des critères nord-américains – de services dispensés par l’État joue un rôle déterminant dans la perception de sécurité et de satisfaction qu’exprime avec constance une grande majorité de la population.

Que le Québec soit inscrit dans une longue tradition de solidarité collective, bien antérieure aux années 1960 de la Révolution tranquille, est évident. Une tradition, ancrée dans les mouvements sociaux catholiques, de coopératisme (secteurs bancaire – avec des avoirs de 160 milliards de dollars –, d’assurances, agricole, alimentaire, forestier), de mutualisme (assurances) et de syndicalisme, qui s’est prolongée, à partir des années 1960 dans un État-providence encore largement accepté et à l’égard duquel les attentes demeurent fortes. Que cette adhésion puisse continuer aujourd’hui semble surprenant pour plusieurs, surtout lorsqu’on tient compte de l’environnement géopolitique et idéologique de son insertion continentale. L’analogie avec les sociétés nordiques et leur régime social-démocrate (Esping-Andersen, 1990) est tentante, d’autant plus que ces sociétés semblent elles aussi faire preuve de résilience face aux crises économiques et aux transformations mondiales de l’économie. Elles demeurent parmi les sociétés les plus performantes, malgré, avancent certains, et grâce à, rétorquent d’autres, leur régime institutionnel d’économie de marché coordonnée. Pour comprendre cette endurance ou cette résilience (Bouchard, 2010), il faut probablement invoquer cette « empreinte des origines » évoquée précédemment, à la suite de Merrien (1990), qui fait référence à la notion de path dependency mise en évidence par les courants d’analyse institutionnalistes.

Mais il faut aussi prendre acte de la tradition qui s’est amplifiée au cours des dernières années de l’action associative, généralement qualifiée de « communautaire » : on compterait aujourd’hui plus de 5 000 groupes au Québec exerçant, sur une base d’ancrage dans la « communauté », une forme ou une autre de services aux personnes ou de défense et promotion de droits, souvent avec un financement étatique. À cette action associative il faut encore ajouter l’essor de l’économie sociale et solidaire – qui « intervient entre et au-delà de l’État et du marché ». Elle compte aujourd’hui plus de 7 000 organismes (la plupart sans but lucratif) qui regroupent 125 000 employés et un chiffre d’affaires de 17 milliards de dollars.

Dès lors, la question de l’émergence des « nouvelles fondations privées » au Québec peut être interprétée comme un signe de pénétration d’une « économie de marché libérale » dans un contexte de régime institutionnel qui demeure celui d’une « économie de marché coordonnée » que beaucoup d’élites économiques voudraient voir libéralisé. Ces élites, actives au sein du Parti libéral du Québec, on l’a vu, mais également issues du Conseil du patronat, de l’Institut économique de Montréal (IEM), du Centre interuniversitaire de recherche, de liaison et de transfert des savoirs en analyse des organisations (CIRANO), constituées de professeurs d’économie de l’Université de Montréal, de banquiers, d’avocats d’affaires et de dirigeants de multinationales québécoises, voudraient réduire les protections sociales en matière de droit du travail, de conditions de travail, favoriser la privatisation des services publics, réduire l’imposition des entreprises et des hauts revenus, lancer de grands projets de développement, dont l’exploration de nouvelles sources d’énergie, bref réduire les fonctions de redistribution de l’État au profit des fonctions d’échange du marché (Swedberg, 2005)[8]. Mais la population pour le moment ne semble pas comprendre pourquoi ces élites s’agitent à ce point, sinon pour satisfaire leurs intérêts personnels.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les initiatives de la Fondation Chagnon qui tendent à prendre en main des services jusque-là publics, avec l’intention explicite de les rendre plus performants et donc de faire mieux que le secteur public – embourbé dans des administrations inefficaces et des conventions collectives de travail ingérables – grâce à l’implantation d’une culture de marché dans le domaine des services aux personnes. Mais ces initiatives rencontrent sur leur chemin non seulement les services du secteur public, mais aussi ceux du secteur « communautaire » avec lesquels ils entrent en compétition directe, comme nous l’indiquons dans un autre article du présent numéro.

Conclusion : Et si c’était en fait la fondation privée qui devait s’accommoder d’un régime institutionnel propre à une « économie de marché coordonnée » ?

En 2008, j’ai publié un court texte relativement aux activités de la Fondation Chagnon[9] dans lequel j’avançais qu’« on est bien en présence de l’implantation d’une toute nouvelle gouvernance dans laquelle l’acteur privé tend à se substituer à l’acteur public, au moins dans les secteurs dans lesquels il choisit d’intervenir. Un pas majeur est franchi dans cette implantation d’un nouveau type d’intervention, tout aussi technocratique, top-down, que l’intervention gouvernementale, à la différence radicale qu’elle se donne la liberté de choisir ses lieux, ses populations objets de ses interventions, de les limiter dans le temps, alors que les politiques publiques sont encadrées et conditionnées par leur mission d’universalité et leur caractère illimité dans le temps. C’est bien là que la fondation se donne des règles du jeu totalement différentes, ce qui fait toute la différence d’avec les politiques publiques, et c’est bien là qu’elle entend aussi, au nom de son généreux financement (200 millions de dollars), se donner la liberté de changer ces règles et de donner à ce changement une portée implicitement universelle ». Je posais également la question : « Faut-il pour autant renoncer aux financements proposés ? » à laquelle je répondais : « Il me semble toutefois que l’enjeu est de savoir dans quelle mesure les groupes communautaires et les associations concernés sont capables – et cela dépend des secteurs dans lesquels ils interviennent, de la capacité des populations concernées de se mobiliser – de soumettre les projets d’intervention des fondations aux impératifs démocratiques d’une approche bottom-up, fondée sur l’histoire et l’ancrage territorial ou identitaire des groupes concernés, de négocier un rapport de partenariat respectueux de leur dynamique politique propre. Bref, de véritablement coproduire l’action, plutôt que d’être soumis aux représentations d’une “communauté locale” imaginaire de technocrates planificateurs de services ou d’actions de changement, qu’ils soient du secteur public ou qu’ils émanent d’une fondation privée. »

J’endosse toujours ce diagnostic et les stratégies suggérées. Mais je le fais avec moins d’inquiétude quant aux enjeux démocratiques que j’identifiais alors, un effet, me semble-t-il, de l’analyse que je propose dans le présent article. Je m’explique. Les initiatives de cette nouvelle fondation et les programmes d’action qu’elle met en avant dans les secteurs de la santé et surtout des services à la petite enfance relèvent indéniablement d’une volonté d’instaurer un nouveau régime d’organisation des services publics directement articulé sur une culture de marché, d’autant plus qu’elle a une force de frappe financière impressionnante. Certes, la fondation ajoute des services, mais aussi supplée à leurs déficiences voire à leur absence. Et les bénéficiaires de ces services s’en disent généralement satisfaits. S’achemine-t-on pour autant, comme je l’anticipais il y a deux ans, vers un tout nouveau mode de dispensation de services, vers une nouvelle gouvernance de ces services et, par extension, des relations entre les grands acteurs de la gouvernance des sociétés : le marché, l’État, les familles et les organisations de la société civile (ce qu’on appelle au Québec le « secteur communautaire » ou les associations) ? Je ne le pense plus aujourd’hui.

En effet, de même que les PPP ont montré leurs limites dans les secteurs de la construction d’infrastructures, les initiatives de transformation, par la fondation, de la philosophie des services destinés aux personnes et des stratégies de leur organisation se heurtent aussi aux manières de faire qu’elles veulent justement modifier. Et ces manières de faire ne sont pas que des résistances archaïques, conservatrices, relevant d’intérêts corporatistes. Elles sont aussi le fruit d’années d’expérience de travail dans des quartiers populaires, de connaissance des terrains et de leurs populations. Elles témoignent en ce sens d’un ancrage démocratique qui peut être perçu comme un obstacle à l’efficacité par des acteurs issus d’une culture d’affaires, mais qui sont, pour des connaisseurs du terrain, les conditions mêmes de l’efficacité d’un changement durable et à long terme.

À la différence de ce qui se serait passé aux États-Unis ou même dans certaines provinces canadiennes de l’Ouest où les activités de la fondation se seraient déployées sans se soucier de l’existence éventuelle de services publics dans les domaines où elle prévoyait intervenir, au Québec, elle a dû négocier le déploiement de ses initiatives – ancrées dans une culture d’économie de marché libérale – avec des acteurs politiques, certes porteurs eux aussi d’une culture d’économie de marché libérale, mais dans les faits encadrés tant par des fonctionnaires porteurs d’une culture d’économie de marché coordonnée que par des commettants qui, majoritairement et de manière répétée, dans les sondages, expriment leur attachement et leur confiance en une économie de marché coordonnée.

En matière d’innovation institutionnelle, là encore, des stratégies d’innovation radicale, fondées sur des moyens financiers spectaculaires, sont reçues de manière tantôt prudente, tantôt critique, quand elles ne sont pas carrément refusées. La négociation même, la concertation entre les acteurs, que la fondation prétend pratiquer, alors que les acteurs du terrain se sentent mis de côté, au moins provisoirement, fait partie intégrante d’un processus d’innovation incrémentale. Là aussi, la distinction entre ces deux types de « régimes » nous paraît éclairer avantageusement la portée des activités de la fondation dans leur rencontre avec les réalités du terrain et, de ce fait, ses prétentions à transformer la gouvernance étatique.