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Depuis l’époque moderne, le pouvoir psychiatrique a trouvé dans l’exercice de l’expertise légale un cadre privilégié de production de vérités sur l’homme en crise et en déviation. En pénétrant le droit pénal et civil, la discipline a su assurer l’extension de son savoir et de ses techniques interventionnistes. L’économie des échanges a alors lieu entre la véridiction médico-psychiatrique et la fabrication de concepts juridiques (Foucault, 1994). Chemin faisant, la psychiatrie participe étroitement à la production de l’action publique. Elle est un instrument essentiel de gouvernement des populations, comme dans le cas traité ici : des travailleurs diminués par la maladie, qui se trouvent durablement en arrêt d’activité et s’adressent aux régimes assurantiels de l’invalidité[1]. Les médecins psychiatres convertissent leur savoir en capital d’expertise mis à la libre disposition de ceux à qui revient la responsabilité des décisions d’attribution de rentes. Or, comme pour tout dispositif technique et social, l’exercice et les usages de l’expertise soulèvent des problèmes discutés par les experts eux-mêmes. Ces discussions, constitutives d’un champ psychiatrique éclaté, sont structurées par des rapports de force historiquement situés qui se trouvent aiguisés par une politique sociale restrictive et méritocratique.

C’est cette problématique que je me propose d’aborder, m’intéressant moins à l’efficacité proprement dite des instruments mis en oeuvre qu’à la dynamique interne de leur fabrication (Lascoumes et Le Galès, 2005). Ainsi, comment la pratique de l’expertise légale est-elle conçue, discutée et investie par les psychiatres dans un contexte où des individus se trouvent exclus du monde du travail pour des raisons psychiques ? Comment les clivages internes de la discipline se manifestent-ils lorsqu’il s’agit de penser l’évaluation de la capacité productive de travailleurs affaiblis ? Pour traiter ces questions, je prends appui sur mon travail de thèse consacré à la constitution d’un problème public en Suisse autour de l’invalidité psychique (Ferreira, 2010a)[2]. Dans ce processus, la psychiatrie et le droit s’associent pour contrer la hausse démographique de ces catégories d’invalides – qui aurait contribué à menacer la survie financière de l’assurance – et encourager une politique favorisant la responsabilisation et la réadaptation[3]. Un chemin a alors été frayé pour le déploiement de l’expertise psychiatrique sous la double forme technique, évaluation ponctuelle de dossiers à la demande des magistrats, et instituante, production de normes reprises et traduites par le droit (Castel, 1991).

Ainsi, la psychiatrie a acheminé vers le droit l’une de ses prérogatives, la réhabilitation socioéconomique des malades psychiques, terrain où la psychanalyse et la psychopharmacologie ont encore à démontrer leur efficacité (Dodier et Rabeharisoa, 2006). L’expertise légale représenterait une occasion privilégiée pour expérimenter l’évaluation fine du potentiel productif d’individus atteints dans leur santé psychique et mentale. Dans ce régime d’action, où l’objectivation d’un état prime sur le soin, le psychiatre n’a pas à négocier l’adhésion à un traitement ni à se confronter au cycle des rechutes et des rémissions ; il a avant tout à produire une vérité en direction des décideurs. Pour autant, le relatif confort d’une évaluation qui échappe aux difficultés des impasses thérapeutiques ne lui épargne pas d’autres contraintes.

Dans la présente contribution, il s’agira d’abord de décrire à grands traits la volonté de professionnaliser l’expertise psychiatrique. Motivés à restaurer leur crédibilité, certains acteurs ont entamé une réflexion quant aux enjeux et aux difficultés de leur pratique d’experts. L’expertise est devenue la cible de critiques, un objet de mobilisation corporatiste et une spécialisation qui cherche à se rendre attrayante par la création d’un certificat. Ensuite, on verra qu’en dépit de cette dynamique les oppositions internes demeurent. Car les problèmes abordés ne sont pas que « techniques », ils ne se limitent pas aux règles rédactionnelles d’un rapport, à la clarté d’un argumentaire destiné aux profanes ou encore au choix des grilles d’évaluation d’une capacité de travail. Les psychiatres sont aussi amenés à réfléchir aux justes destins à assigner à ceux dont la condition mentale, physique et sociale est foncièrement précaire. Sur ces questions, au vu des publications dans les revues professionnelles, les psychiatres apparaissent fortement divisés[4]. Enfin, et pour mieux mettre en lumière les enjeux qui traversent les usages de l’expertise, analysons un contentieux du tribunal des assurances sociales de Genève où il est question de recours contre des décisions administratives. Dans ces litiges, l’expertise psychiatrique intervient systématiquement pour évaluer la capacité de travail d’assurés atteints dans leur santé physique (syndromes douloureux) et psychique (troubles de l’humeur et de la personnalité). La présence de diagnostics controversés est à l’origine de désaccords entre les médecins et de litiges arbitrés par les juges. Lorsque les assurés souffrent d’atteintes à la santé considérées comme « difficilement objectivables », l’administration de la preuve est un exercice complexe faisant l’objet d’une pluralité d’interprétations. Aux prises avec ces cas épineux, les médecins experts doivent se prononcer, comme l’exige le droit, quant aux « efforts raisonnablement exigibles » : que peut encore faire cet individu, à quelles conditions et avec quels risques ? Fréquentes, les divergences entre les médecins qui interviennent sur les dossiers ont pour effet de prolonger l’attente d’une décision. En conclusion, on s’interrogera sur le sens politique de ces mises en attente. L’expertise psychiatrique semble participer à une forme de gouvernement des populations précaires qui consisterait moins à promettre une réhabilitation qu’à les maintenir dans un état prolongé d’évaluation.

Expertiser les aptitudes des invalides : de la critique à la professionnalisation d’une pratique

À lire les médecins et les juristes dans leurs « plaidoyers pour une meilleure compréhension mutuelle », tout se passe comme si leur rencontre n’avait jamais eu lieu. De fait, aucune corporation n’existe officiellement qui réglemente l’accès au statut de médecin expert, et aucune loi ne délimite clairement le périmètre du champ de l’expertise. Et, à l’exception des conventions tarifaires qui lient l’État aux Centres d’observation médicale de l’assurance invalidité, nulle réglementation ne fixe des honoraires versés aux hommes de l’art qui répondent aux mandats à titre indépendant. « Est finalement expert, écrit un psychiatre, celui qui a reçu une mission d’expert, la pratique est particulière car elle fait appel à des médecins qui n’ont jamais reçu de formation spécialisée dans ce domaine, mais qui deviennent des experts dès le moment où ils ont accepté le mandat d’expertise. Nous sommes donc dans la situation curieuse où le mandat crée la fonction à défaut de la compétence » (Rosatti, 2002 : IX).

Dès la fin des années 1990, des critiques ont été émises par des juristes et par des médecins experts acquis à la cause des assurances sociales. À l’unisson, ils déplorent des expertises bancales. Au grand regret des spécialistes du droit, certains médecins sont récalcitrants au raisonnement juridique et peinent à livrer des rapports rédigés de manière sobre, précise et intelligible (Pirrotta, 2005). Le « mauvais expert » aurait des dispositions mal accordées à l’économie linguistique et normative du champ juridique ; il produit des rapports où les jugements dépréciatifs sur la personne l’emportent sur la rationalité, où l’exercice de style abstrait camoufle l’incertitude diagnostique, où le regard compassionnel se substitue à une évaluation médicale objective de l’état de santé. Pressés ou inexpérimentés, certains médecins experts sont trahis par des aberrations. « On voit en effet trop souvent, écrit un juge, des rapports d’expertise contenir des erreurs reprises dans des documents administratifs ou des décisions judiciaires alors que les pièces médicales stricto sensu contiennent l’information correcte : c’est ainsi qu’un membre inférieur droit devient le membre inférieur gauche, l’épouse, la mère, ou autres incongruités » (Paychère, 2002 : 142). Sont également incriminés les travers de l’informatique qui faciliteraient les reprises des formules standardisées et les bibliographies imposantes.

C’est dans ce contexte pour le moins tendu qu’est lancé un mouvement de professionnalisation conduisant à la création d’un certificat d’expert – officiellement reconnu par la Fédération des médecins helvétiques – visant à rendre plus attractive l’activité du médecin expert dans le domaine des assurances (Wapf et Peters, 2007). Et un relatif engouement est au rendez-vous lors de l’ouverture des premières formations : d’août 2006 à décembre 2007, plus de 800 médecins dotés d’un titre de spécialiste y participent (Stöckli et Darioli, 2008). Initiés aux notions de base en droit et médecine d’assurances, aux règles de rédaction d’un rapport, les médecins sont sensibilisés aux principes d’éthique de l’expert et aux cas d’« amplification, aggravation, simulation et escroquerie à l’assurance ».

Si la qualité des expertises est discutée, c’est avant tout en raison des désaccords qui, non seulement portent atteinte à la crédibilité médicale, mais contribuent à ralentir l’instruction des dossiers[5]. Les querelles disciplinaires éclatent autour de la causalité des pathologies discales du rachis, « […] sans parler des déplorables controverses concernant les suites de traumatismes cervicaux et les suites psychiques de traumatismes crâniens mineurs » (Meine, 2002 : 32). Sans prises de position cohérentes contrôlées par les sociétés des disciplines médicales, le corps médical est discrédité par « […] les juristes qui prennent la relève pour forcer la décision ». « En tout état de cause, il est inacceptable que, comme c’est trop souvent le cas actuellement, l’issue d’une expertise dépende principalement de la personne de l’expert mandaté. Le jeu des récusations systématiques d’experts, auquel se voient trop souvent confrontés les assureurs lorsqu’ils délivrent un mandat d’expertise,est indigne de notre profession et met en doute sa crédibilité » (idem). Les médecins se livreraient par rapport interposé à des batailles stériles. Or, recommande Jacques Meine, « […] il appartient à l’expert de ne pas louvoyer au gré des modes et garder un cap serein dans le débat idéologique concernant certains diagnostics sensibles » (idem). Ce sont précisément les « diagnostics sensibles » qui ont propulsé l’expertise psychiatrique au-devant de la scène. Au cours des années 1990, les psychiatres se mettent à publier des articles où il est question du « trouble somatoforme douloureux[6] ». Les patients atteints de ce trouble déclarent souffrir de douleurs insoutenables qui les empêchent de poursuivre normalement leurs activités, mais sans que la médecine puisse objectiver leur origine. Que faire alors, face à ces plaintes, de surcroît lorsque se trouvent engagées des considérations économiques dans le contexte des assurances sociales ? Juristes et psychiatres se rencontrent autour de ces cas épineux pour déterminer des critères d’évaluation communs (Ferreira, 2010b). Il en ressort une nouvelle jurisprudence appliquée aux cas particuliers des syndromes douloureux chroniques difficilement objectivables. Le droit considère alors que, dans ces cas, le recours à l’expertise psychiatrique est indispensable pour éclairer les magistrats.

Pour autant, cela n’évacue pas les conflits entre les psychiatres autour de ce diagnostic. Selon l’une des chevilles ouvrières de la promotion de l’expertise médicale, en raison de discordes entre confrères, de critiques des juges ou encore de conflits avec les médecins traitants et les avocats des assurés, l’exercice de l’expertise peine à attirer des pratiquants. Ces tracas devenus fréquents ont conduit « […] un certain nombre d’experts psychiatres à renoncer à pratiquer des expertises dans le domaine de la maladie [trouble somatoforme douloureux], augmentant ainsi la carence des experts déjà chronique pour certains assureurs sociaux comme l’assurance-invalidité » (Rosatti : 2002 : 97).

Cette faible attractivité est sans doute liée aux contraintes juridiques, qui vont à l’encontre des dispositions cliniciennes. L’exigence d’une appréciation objective des « efforts raisonnablement exigibles » est, pour les psychiatres en particulier, une contrainte élevée[7]. Ce sont ces difficultés à objectiver ce qui se présente comme « inobjectivable » que certains experts tentent de résoudre. Ainsi, en marge de l’exercice circonstanciel de l’expertise sur un dossier précis, ceux qui s’engagent dans le perfectionnement de leur pratique produisent des savoirs destinés aux magistrats ; ces publications ont une fonction explicitement prescriptive (« comment il faut expertiser ») qui n’est pas seulement technique. L’expertise psychiatrique prend alors, pour reprendre l’expression de Robert Castel (1991), le modèle instituant : un savoir sur l’homme est mobilisé pour décider de ce que l’on doit faire de cet homme. Et, on le verra, c’est par la justification de la méthodologie la plus adéquate que des ontologies concurrentes sont véhiculées.

La querelle des méthodes : le modèle objectiviste c. le modèle systémique

Dans la littérature de ces acteurs convertis à l’expertise, la querelle des méthodes est manifeste dans la défense de deux modèles qui prétendent chacun à une légitimité scientifique fondée sur des normes qui se veulent consensuelles et garantes de l’impartialité du jugement. Le premier modèle, que l’on peut qualifier d’objectiviste, est défendu par des adeptes d’une médecine et d’une psychiatrie fondée sur des preuves. Dans le contexte de l’expertise légale, ces médecins remplacent la posture compréhensive du psychothérapeute par le raisonnement explicatif fondé sur la dualité classique du normal et du pathologique. En tant qu’expert, le psychiatre devient un examinateur distant, renonce aux dispositions empathiques propres au clinicien. « L’expertise est alors un exercice différent de sa traditionnelle attitude de bienveillance et d’écoute, elle l’oblige à se mettre dans un rôle nouveau, autre, qui sollicite davantage de capacités d’observation, de systématique, de rigueur, de réflexion critique et de transmissibilité des informations » (Schroeter, 2005 : 71-72). C’est pourquoi l’usage des échelles de mesure de la dépression (construites à partir de la passation de questionnaires auto-administrés) est soumis à la critique. « Il est tout à fait imaginable (et la pratique le démontre parfois) que lorsque sont en jeu les soins ou des avantages financiers, les résultats de tels tests sont moins objectifs qu’ils n’y paraissent » (idem : 73). L’objectivité des observations psychiatriques serait garantie par l’adoption d’outils comme le système AMPD dont l’autorité repose sur une validation internationale[8].

Le deuxième modèle, que l’on qualifiera de systémique, est soutenu par des médecins psychiatres convaincus par l’intersubjectivité dans l’élaboration d’un jugement. Ils rejettent une vision purement biomédicale de la maladie au profit d’une évaluation globale de la condition de la personne expertisée et attentive à l’épaisseur biographique d’un vécu douloureux (Vannotti, Stiefel et Célis-Gennart, 1999). L’expertise n’implique en rien pour eux un renoncement, ni à l’empathie clinicienne ni au postulat de sincérité. « En abandonnant ce postulat, le médecin glisse très rapidement vers une médecine autoritaire (c’est le médecin qui sait ce que le patient ressent), vers une médecine non déontologique (le médecin met en doute la parole du patient) et vers une médecine non scientifique (le médecin refuse d’admettre l’immensité de l’inconnu qui caractérise les sciences médicales) » (Saurer et al., 2000 : 7, souligné par les auteurs). Ces psychiatres tiennent à préciser que si l’expert n’a pas un mandat de soins, cela ne signifie pas pour autant qu’il bascule dans l’exercice d’une « quelconque police médicale pour qui tous les malades sont des menteurs potentiels » (idem). Ils défendent l’usage d’un instrument comme INTERMED, grille d’anamnèse qui intègre des aspects biologiques, psychologiques et sociaux, sans oublier l’impact de la complexité des réseaux de soins. Dans le cadre de l’expertise, cet instrument permet « […] de trouver un consensus dans l’évaluation des maladies et discriminer, suivant des critères partagés, les patients méritant d’être considérés comme incapables de travailler et ceux qui pourraient bénéficier de démarches visant à leur réintégration » (Vannotti, Stiefel et Célis-Gennart, 1999 : 36).

Ces deux prises de position quant à la façon la plus adéquate de réaliser une expertise révèlent une discipline encore et toujours éclatée. L’affrontement le plus aigu est celui qui a toujours lieu entre les psychiatres dont les pratiques relèvent de la psychopharmacologie et des thérapies cognitivo-comportementales (modèle objectiviste) et les psychiatres attachés à légitimer les référentiels psychanalytiques soumis à la critique de l’inefficacité (modèle systémique). Se prononçant sur la relation qu’il convient d’établir avec le sujet à expertiser, les uns et les autres réaffirment leur vision de la vocation de la psychiatrie.

Au-delà des prescriptions sur l’économie des échanges entre l’expert et l’expertisé, ces deux modèles cherchent chacun à fournir une réponse au problème social de la juste distribution des prestations de l’assurance invalidité. Les tenants du modèle objectiviste mettent leur savoir au service d’une politique de la rationalisation des dépenses publiques. Pour ces médecins, la rationalité classificatoire, le pragmatisme statistique et les promesses thérapeutiques s’accommodent particulièrement bien des objectifs gouvernementaux de planification des risques et de gestion des coûts de la santé. L’efficacité est, pour ainsi dire, le principe de justice distributive qui oriente leur action ; sa légitimation prend notamment appui sur une critique des « dérives de la démocratisation sanitaire ». Pour preuve, argumente Schroeter (2005), les patients décrivent de plus en plus des symptômes de la dépression ou du syndrome de stress post-traumatique de manière quasi savante. Ce faisant, l’autorité du médecin psychiatre serait de plus en plus concurrencée par des savoirs vulgarisés sur les entités nosologiques ou les traitements. L’offre prolixe de biens et de services médicaux ainsi que les « systèmes généreux d’indemnisation » auraient contribué à alimenter des demandes excessives de sécurité et une moindre tolérance chez les patients à la maladie. C’est donc au regard de cette critique que se justifie la nécessité de suspendre, le temps de l’expertise, l’empathie propre au clinicien.

Loin de sous-estimer la problématique de l’état déficitaire des finances de l’assurance invalidité, les défenseurs du modèle systémique tiennent néanmoins à introduire dans la discussion la dimension proprement sociale du problème. Ils s’appuient en quelque sorte sur une philosophie conséquentialiste : est juste ce qui comporte des conséquences heureuses pour l’individu (lui redonner une dignité par la reconnaissance de sa vulnérabilité et de son droit à être admis parmi les semblables) et pour la société (éviter le nomadisme médical coûteux et contenir l’anomie galopante). Pour eux, il serait nocif et contre-productif de contraindre les patients affaiblis à une reprise immédiate du travail. Sans une démarche psychothérapeutique préalable – qui certes peut prendre plusieurs années –, la confrontation aux exigences du monde salarial peut se révéler dévastatrice pour nombre d’individus. Les experts défenseurs du modèle systémique argumentent leur posture à partir d’une critique du management hospitalier actuel, qui tend à complexifier les parcours institutionnels des patients dont les atteintes à la santé sont « difficilement objectivables ». Partant de ces analyses, l’usage d’une grille d’anamnèse systémique permet d’identifier dans les structures hospitalières des sous-groupes de patients complexes qui présentent un haut degré de comorbidité somatique et psychosociale. La finalité est de réduire les coûts d’hospitalisation durables (sans bénéfices pour les patients), mais, insistent-ils, cette rationalisation de l’allocation des ressources se doit d’intégrer impérativement les besoins des patients et le respect de leurs droits.

D’un côté, l’adhésion à une rationalité gestionnaire guidée par l’efficacité, et de l’autre, la critique des effets délétères de cette même rationalité. L’exercice de l’expertise légale, loin d’évacuer ces clivages, constitue un cadre privilégié pour que les uns et les autres expriment leurs professions de foi. Or, pour le droit, seules sont décisives la qualité des preuves et la clarté des arguments explicatifs avancés par les experts. Les juges veillent à neutraliser les disputes scientifiques et théoriques, pour contrer le risque de l’arbitraire décisionnel et accélérer l’instruction des causes à juger (Dumoulin, 2007). En raison de quoi les modèles « objectiviste » et « systémique » décrits plus haut peuvent l’un comme l’autre s’imposer comme légitimes, à condition que l’expert parvienne à convaincre. D’une certaine façon, et indirectement, le relativisme des points de vue psychiatriques est admis par la justice qui ne se soucie en dernière instance que de la robustesse des preuves et des justifications.

Au tribunal, l’invalidité en litige

L’appel plus fréquent à l’expertise médicolégale a lieu dans un contexte où la distribution des prestations de l’assurance invalidité fait l’objet d’une régulation judiciaire prononcée. Les tribunaux des assurances sociales sont appelés à arbitrer des litiges en hausse constante[9]. C’est le cas de la juridiction genevoise qui a connu entre 2004 et 2006 une augmentation de 110 % dans le seul contentieux relatif à l’assurance invalidité.

Sur une période de cinq ans (de 2003 à 2007), j’ai retenu 275 causes jugées au Tribunal des assurances sociales de Genève où il est question de l’application de règles jurisprudentielles spécifiques aux assurés diagnostiqués d’un « trouble somatoforme douloureux[10] ». L’objectif principal de l’analyse de ce contentieux était de saisir au plus près les contraintes de la qualification médicolégale posées par ces cas d’assurance[11]. Dans ce corpus judiciaire, les recours ont pour origine des décisions administratives de refus, de suppression ou de réductions de prestations. Nous avons affaire à une population, composée de 155 femmes et 120 hommes, particulièrement précaire : près de 80 % de ces individus sont de nationalité étrangère, appartiennent aux fractions du salariat faiblement qualifié et peu scolarisé. Avant leur arrêt de travail, ces individus ont travaillé dans les secteurs réputés pour leur pénibilité, en particulier l’hôtellerie-restauration, la construction et l’industrie.

Au point de départ de la procédure auprès de l’assurance invalidité se trouve un certificat d’incapacité de travail qui fait état de troubles musculo-squelettiques divers et de troubles de l’humeur, évoluant vers des syndromes douloureux chroniques « sans cause organique clairement objectivée ». Au fil des années se succèdent des rapports médicaux aux avis divergents sinon contradictoires : leur état de santé est évalué par leurs médecins traitants, des médecins spécialistes consultés occasionnellement, les services médicaux de l’assurance et, enfin, les médecins à qui sont confiés les mandats d’expertise. Tous doivent se référer à la jurisprudence appliquée aux cas de « troubles somatoformes douloureux ». Considérant que la reconnaissance de l’invalidité dans ces cas doit relever de l’exception, le Tribunal fédéral a établi des critères d’évaluation spécifiques. Au cas par cas, à l’expertise psychiatrique il revient de documenter la présence d’une comorbidité psychiatrique, de conflits intrapsychiques irrésolus, d’une perte d’intégration sociale et d’un échec des traitements. En dépit des douleurs qui affligent l’individu, l’enjeu consiste à identifier un potentiel productif. La jurisprudence s’est largement inspirée des principes qui animent la psychopharmacologie, pour qui la réhabilitation socioéconomique des malades suppose l’acquisition d’une capacité d’ajustement aux situations ordinaires, l’autorégulation des traitements, la mobilisation du soutien des proches, l’élaboration d’un projet de réinsertion avec des objectifs réalisables à court terme et redéfinis en fonction des manifestations des symptômes.

Or le contentieux montre les obstacles immenses à un tel pragmatisme thérapeutique : intolérances aux effets secondaires des psychotropes, refus de soins, consultations intermittentes et parcours erratiques au sein du système sanitaire, vulnérabilité des solidarités familiales, états d’isolement social, deuils imparfaits d’un accident du travail ou de la perte d’un proche. Ce sont ces dimensions de ce qui rend incapable que les psychiatres à orientation psychanalytique tiennent particulièrement à mettre en évidence ; ils cherchent à expliquer les états actuels d’impuissance à l’aune de faits passés, ou encore d’événements traumatiques mal « digérés » du point de vue psychique et qui justifient dans bien des cas la nécessité d’une prise en charge thérapeutique. Néanmoins, ce type d’expertises et de lectures de la vulnérabilité sensibles à la trajectoire biographique ne sont pas systématiquement présentes dans les dossiers. En conséquence de quoi des faits peuvent être consignés dans les rapports médicaux, sans pour autant faire l’objet de longs développements interprétatifs par les experts.

Cela étant, la situation la plus fréquente où des avis divergents se manifestent n’est pas celle où l’on assiste à un affrontement entre la psychopharmacologie et la psychanalyse. Le conflit le plus récurrent oppose généralement les services médico-psychiatriques de l’assurance aux expertises qui contredisent de façon substantielle leurs conclusions[12]. Pour les premiers, l’expertise est avant tout un outil bureaucratico-légal mis au service d’une gestion accélérée des dossiers et suivant les objectifs d’une politique de rigueur. Dans le contentieux analysé, ces usages aboutissent invariablement à des arguments médicaux pouvant justifier un refus de prestations. Partant, c’est un conflit par rapport interposé qui a lieu, grosso modo, entre un raisonnement médical de type gestionnaire et un raisonnement plus vigilant à l’égard des singularités cliniques consignées dans le dossier et observées au cours de l’expertise.

Ayant pour mission de se déterminer sur la capacité de travail et la bonne volonté à entreprendre des efforts, les experts formulent un jugement borné par le cadre juridique. Pour le droit, la question de savoir si l’individu peut réellement retrouver un emploi sur le marché n’est pas pertinente. Seules sont prises en considération ses possibilités théoriques à reprendre une activité, évaluées à partir des conclusions médicales sur ce qui est raisonnablement exigible. En outre, l’expertise se déroule dans le cabinet médical sans qu’une observation de l’individu au travail soit réalisée. De ce fait, comme le regrettent certains médecins, le jugement sur le potentiel productif est largement spéculatif et déconnecté des contraintes ordinaires de l’exercice d’un métier.

Mais il y a plus. Pour les défenseurs d’une psychiatrie à vocation sociale, plus problématique encore est la contrainte imposée par la loi qui consiste à établir une séparation stricte entre les causes médicales de l’incapacité (les seules pertinentes) et les causes socioéconomiques (Godinat, 1999). Le surmenage professionnel, les possibilités concrètes de retrouver un poste de travail ou encore l’incompétence linguistique sont des facteurs considérés comme étrangers à la loi. Cette fiction contredit leur conception d’une médecine attentive aux déterminants socioéconomiques de la santé. « L’affirmation selon laquelle les assurances maladie et invalidité ne peuvent pas prendre en charge des affections qui sont influencées par la crise socioéconomique nous paraît indéfendable sur le plan médical » (Saurer et al. 2000 : 13).

Reste que de telles prises de position sont évidemment irrecevables dans le cadre de l’expertise légale. Dès lors que les médecins justifient l’état psychique du sujet expertisé par des « problèmes d’acculturation », des difficultés à se faire comprendre des autres, de longues périodes d’inactivité, des tracas répétés avec l’Administration ou des menaces d’expulsion du territoire, suffisamment d’arguments sont réunis pour que la demande de prestations d’assurance invalidité puis le recours soient rejetés. Trop d’indices et d’arguments médicaux suggèrent au juge qu’il a affaire à des cas qui ne relèvent pas du cadre légal de l’assurance invalidité, mais davantage d’autres secteurs de l’État social, comme l’assistance publique et l’assurance chômage.

Prenons l’exemple d’un maçon originaire du Kosovo, établi en Suisse depuis 1973, qui adresse en 2002 une demande visant le reclassement dans une nouvelle profession et l’obtention d’une rente d’invalidité[13]. Pour son médecin traitant, qui pose le diagnostic d’un trouble somatoforme douloureux, il était incapable de travailler dans sa profession, voire même dans une autre. Il signale dans son rapport que son patient avait une « personnalité fruste », ne parlait ni le français ni l’allemand, à l’exception de « quelques bribes de suisse-allemand entendues durant ses vingt ans de chantier de percement de tunnel ». Il n’arrivait pas à faire face aux exigences bureaucratiques, se sentait blessé de ne plus être « solide comme un roc ». Sa situation sociale était désespérée et « il ne comprenait rien à rien ». Enfin, son patient était persuadé d’être incurable.

Pour soulager ses symptômes douloureux chroniques, des rhumatologues consultés lui ont prescrit des anxiolytiques. Or les traitements antalgiques, ainsi que la physiothérapie à sec et en piscine, n’ont eu que peu d’effets sur ses douleurs. En 2004, rapporte son médecin, à la suite d’un conflit clanique entre Kosovars, il avait été agressé physiquement et menacé de mort. Depuis, il vivait reclus dans son appartement, souffrait d’insomnies et de cauchemars. Il était suivi par l’Association d’aide aux victimes et par un psychiatre ayant diagnostiqué un trouble dépressif récurrent sévère avec des symptômes psychotiques et un syndrome somatoforme persistant, le rendant incapable de travailler, à l’exception d’activités dans un atelier protégé.

Les services médicaux de l’assurance n’ont pour leur part diagnostiqué aucune pathologie psychique ; ils ont considéré que son état dépressif était occasionnel et réactionnel au conflit clanique, et que sa capacité de travail était entière. Le tribunal a suivi leurs conclusions, relevant au passage que, si les médecins traitants font état d’un pronostic sombre, « ils l’expliquent cependant par un milieu social défavorisé ainsi que par le fait qu’il ne parle pas le français et qu’il se croit gravement malade ». La sévérité du trouble somatoforme douloureux n’est pas suffisante pour justifier un retrait du monde du travail. « Au contraire, conclut le juge, il y a lieu d’admettre, compte tenu de son âge [54 ans], le caractère exigible d’un effort de volonté de sa part en vue de surmonter la douleur et de se réinsérer dans un processus de travail. » Son recours est donc rejeté.

Dans le cas qui vient d’être exposé, comme dans d’autres, une voix médicale met en exergue la condition sociale et économique précaire. Le dossier a beau comporter des faits et des arguments énoncés par le psychiatre traitant, visant à attirer l’attention sur les dimensions cliniques du cas discuté, la fiction juridique qui consiste à ne retenir que des causes strictement médicales contraint les experts à une gymnastique rhétorique donnant parfois lieu à des joutes interprétatives dont on ne saurait dire si les individus expertisés en tirent un réel bénéfice. Indépendamment de l’issue donnée à leur recours, ils sont maintenus dans un état plus moins long d’attente d’une décision[14].

Ces catégories d’assurés ont des chances très réduites d’accéder aux mesures de réinsertion professionnelle qui impliquent des investissements financiers importants de la part de l’assurance invalidité. C’est le cas des suivis personnalisés dans les démarches de reconversion ou encore des plans de réinsertion conclus avec des entreprises pour l’occupation de postes adaptés aux handicaps. Pour en bénéficier, les candidats doivent non seulement témoigner d’une forte motivation, mais surtout avoir des capitaux scolaires et professionnels suffisants pour réduire les risques d’échec et répondre aux demandes provenant du marché. Fruit d’un triage fort sélectif, les assurés socialement les plus défavorisés sont ceux auxquels est rappelée l’obligation de se réadapter par des voies autonomes. C’est le cas de ceux qui font recours à la suite des décisions négatives. Moins prometteurs en termes d’employabilité, ils font alors l’objet d’un autre type d’intervention qui consiste à les exposer à des procédures particulièrement longues et complexes. L’analyse de ce contentieux, où les perspectives de réhabilitation sociale sont finalement assez minces, laisse à penser que l’expertise est un instrument par lequel une population déshéritée est gouvernée principalement sous le mode de l’évaluation.

Pour conclure

Les experts ont à élaborer un jugement qui engage l’avenir d’un individu vulnérable, autour duquel les opinions médicales sont divisées, dans un contexte juridico-politique marqué par une volonté de fermeté et de fermeture. Ainsi, en 2008, à l’occasion de la cinquième révision de la loi sur l’assurance invalidité, ont été institués des critères plus restrictifs d’admissibilité aux prestations. Désormais, les assurés doivent entreprendre tout ce qui est raisonnablement exigible pour réduire la durée et l’étendue de l’incapacité de travail, et pour participer activement aux mesures visant à les maintenir sur le marché du travail. Le manquement à ces obligations est sanctionné par la loi par la réduction, la suppression ou le refus de prestations. L’appel à l’expertise psychiatrique n’est donc pas étranger à une politique publique de plus en plus restrictive qui cherche à assainir les finances de l’assurance par une réduction massive du nombre de rentiers, en particulier ceux qui souffrent de maladies psychiques. Par l’usage de l’expertise médicale, les pouvoirs publics prétendent se donner la garantie d’un dépistage rationalisé des « risques de perceptions indues », voire des cas de simulation. Parallèlement à ce souci sécuritaire, la priorité de l’action publique est arrimée à la promotion de la réadaptation professionnelle d’individus pour lesquels l’expertise a relevé « un potentiel » d’autonomisation. C’est dire que les psychiatres se trouvent d’emblée aux prises avec des demandes contradictoires qu’ils ont, en partie, contribué à formuler.

Par l’expertise légale de la capacité de travail, la psychiatrie participe à la gestion rationalisée des entrées et des sorties du marché de l’emploi. Pour autant, cette articulation entre le savoir psychiatrique et la logique du marché n’est pas pensée de façon univoque au sein du corps médical. L’exacerbation réactualisée des conflits entre la psychopharmacologie et la psychanalyse est à mettre sur le compte d’un positionnement divergent de l’une et de l’autre vis- à-vis d’une rationalité gestionnaire qui s’impose dans la résolution des problèmes. Ces antagonismes risquent de se renforcer en raison des réformes législatives et politiques les plus récentes. En 2011, le Parlement suisse a voté le premier volet de la sixième révision de la loi sur l’assurance invalidité, révision visant à exclure du régime de l’assurance les assurés diagnostiqués d’un trouble somatoforme douloureux et de fibromyalgie. Désormais, ces pathologies seront considérées comme « objectivement surmontables » et, de ce fait, n’ouvrant pas de droits aux rentes d’invalidité. Dans la presse locale, des médecins psychiatres réagissent publiquement à ce durcissement législatif et rendent compte de leurs inquiétudes. « L’exclusion de ces patients du droit à une rente pour des raisons économiques et comptables, prétextant des arguments médico-scientifiques réducteurs, est inadmissible. Cette mise à l’écart serait une profonde injustice et une stigmatisation dangereuse de ces malades[15]. »

Les médecins les plus ouvertement critiques à l’égard des révisions de la loi et d’un usage répressif de l’expertise psychiatrique tentent de faire valoir que la réinsertion des invalides sur le marché du travail suppose de retrouver d’abord un pouvoir sur soi-même. Déplorant la focalisation excessive sur le potentiel – tout théorique – d’autonomie de leurs patients, ils attirent l’attention sur les dégâts que peut représenter la surcharge de responsabilités pour ceux et celles qui ne sont pas en état de les assumer, alimentant ainsi leur fuite dans l’isolement.

Reste que dans un contexte de « désinstitutionalisation » de la psychiatrie, de réduction de la durée des séjours hospitaliers et d’un déficit de suivi en ambulatoire, les prises en charge précoces ne sont pas forcément une garantie de succès. D’autant que les médecins n’obtiennent pas toujours le consentement des patients à s’engager dans une psychothérapie. La psychiatrie à vocation sociale se trouve alors relativement impuissante à venir en aide à ces individus de plus en plus menacés dans leurs droits sociaux. Entre-temps, le dossier des réformes de l’assurance invalidité poursuit son cours politique, mais, force est de l’admettre, celui des politiques sanitaires dans le registre psychiatrique en est écarté.