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Dans sa version simple, le gender mainstreaming consiste à intégrer, « de façon systématique, une perspective de genre dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques publiques » (Letablier et Perrier, 2008 : 165). En tant que stratégie de genre, elle prend très vite de l’importance avec la quatrième Conférence des Nations Unies sur les femmes organisée à Pékin, en 1995. Son adoption rapide par de prestigieuses organisations internationales telles que l’Organisation internationale du travail (OIT), les agences du système des Nations Unies, le Conseil de l’Europe et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), lui confère toute sa légitimité pour une diffusion internationale (Woodward, 2008). Adopté d’abord par l’Union européenne pour promouvoir l’égalité des sexes au sein de la Communauté (Woodward, 2008 : 97), le gender mainstreaming sera progressivement expérimenté dans de nombreux pays africains, dont le Mozambique (Kanji et Hirvonen, 2000). Les organismes de développement présents au Mozambique en sont des facilitateurs. L’aide internationale dans de nombreux programmes est désormais conditionnée par la participation des femmes.

Au Mozambique, les questions liées à l’égalité de genre prennent de l’ampleur avec la deuxième version du Document stratégique de lutte contre la pauvreté (PARPA II)[2]. À l’instar de l’Union européenne (Woodward, 2008 : 96), l’objectif affiché est « d’éliminer les inégalités entre les femmes et les hommes, et de promouvoir leur égalité dans tous les secteurs d’activité ». Concrètement, l’égalité de genre est intégrée dans toutes les politiques nationales et sectorielles, ainsi que dans les programmes et les projets de développement, et ce, de manière transversale (PARPA II, 2006).

La réforme de la loi sur la violence domestique, objet de cette analyse, s’inscrit pleinement dans l’application du gender mainstreaming (MISAU, 2001 ; Loforte, 2004 ; PARPA II, 2006 : 57[3]). La violence domestique contre les femmes, considérée à la fois comme problème social et problème de santé publique (Romao et al., 2007 ; Osòrio, 2010), est sans cesse dénoncée par les associations de défense des droits des femmes. Celles-ci sont généralement qualifiées d’associations de « féministes » et comptent à la fois des hommes et des femmes[4]. Le Mozambique est un pays caractérisé par une forte diversité ethnique et deux traditions de genre fort différentes (Paul, 2008).

Dans quel contexte le Mozambique a-t-il adopté la stratégie de gender mainstreaming ? Comment les organisations nationales (organisations de femmes) et internationales (bailleurs de fonds, organismes bilatéraux, ONG) ont-elles soutenu l’adoption et la mise en oeuvre progressive de l’approche intégrée de l’égalité ? Quels sont les arguments qui expliquent les controverses autour de la réforme de la loi sur la violence domestique contre les femmes ?

Pour répondre à ces interrogations, l’article situe d’abord le contexte – économique, social et politique – à l’intérieur duquel le Mozambique s’engage à appliquer l’approche intégrée de l’égalité. Après avoir fait un bilan des expériences en faveur de l’égalité de genre et présenté le contexte socioanthropologique au sein duquel la réforme s’est produite, il s’intéresse aux origines des controverses autour de la réforme sur la violence domestique contre les femmes.

Théoriquement, l’article est centré sur une analyse des discours du développement des politiques publiques (Roe, 1989, 1992, 1994 ; Merrien, 1993 ; Radaelli, 2000 ; Muller, 2000). Les politiques publiques sont définies comme étant un « ensemble de règles de jeu organisant des transactions entre les acteurs » (Fouilleux, 2003 : 277). L’article s’intéresse précisément aux « récits » des différents acteurs ayant pris part aux controverses sur la réforme de la violence domestique contre les femmes. Les « récits », selon Radaelli (2000 : 257), « représentent les formes que revêtent les éléments cognitifs attachés à une politique publique ». Ils ont la particularité de rendre « les politiques sociales compréhensibles et accessibles » et « suggèrent une série d’actions, plutôt que d’autres, en établissant un lien entre le présent et le futur ». La perspective d’Emery Roe, qui privilégie l’analyse des situations de controverse, apparaît comme particulièrement pertinente pour rendre compte des controverses autour de la loi sur la violence contre les femmes. Dans son analyse de la controverse du Medfly en Californie, Roe (1989, 1992) montre comment la comparaison et l’analyse de la structure des discours dominants sur les questions de politique publique aident à éclaircir les différentes conceptions en confrontation autour d’une réforme. Dans son exemple, la controverse oppose les partisans de l’utilisation des pesticides pour éradiquer une invasion d’insectes et ceux qui sont contre cette méthode. La principale démarche des critiques, en tant que récits, consiste à déconstruire les récits structurés de manière conventionnelle ainsi que les arguments du problème politique en question. La démarche consiste, pour les acteurs en conflit, à détailler les points du récit qui sont sujets à caution, tout en en justifiant les raisons. Toutefois, selon Roe, les limites de cette approche résident dans le fait que le seul moyen de faire valoir ses points de vue consiste à nier les arguments des autres sans y apporter d’autres alternatives (1989). De ce point de vue, l’article se démarque de la perspective de Roe, en ce sens qu’il montre que les organisations de défense des droits des femmes, à l’origine du projet de réforme au Mozambique, non seulement déconstruisent les mythes justifiant la violence domestique contre les femmes, mais suggèrent aussi des solutions. Il en va de même pour les opposants au projet de loi. Les solutions et les alternatives peuvent être résumées en deux points centraux : d’un côté, lutter contre la subordination de la femme et rejeter la domination masculine légitimée par le système patriarcal en considérant la violence domestique comme un crime public ; de l’autre, quelle que soit la nature juridique du crime – public, semi-public ou particulier –, élargir la loi au reste de la famille.

Les acteurs prenant part aux controverses utilisent des canaux privilégiés, souvent spécifiques (journaux, revues, cercles, réseaux), et s’affrontent ainsi pour la conquête de l’opinion publique et des décisions politiques (Jobert et Muller, 1987 ; Jobert, 2003 ; Fouilleux, 2003).

L’article se fonde sur une revue importante de la littérature. Plusieurs publications sont consultées : les archives et les sites des principaux journaux locaux (O Paìs, Noticias, Canal de Moçambique, Verdade), les revues et sites féministes  (Outras Vozes, WLSA Moçambique), les publications officielles de l’Assemblée nationale (Boletim da Repùblica), les analyses des chercheurs et chercheuses sur le thème de la violence domestique et des inégalités de genre. Il s’appuie aussi sur des entretiens avec des députés de l’Assemblée nationale recueillis et publiés par les revues spécialisées et la presse.

Le gender mainstreaming sous la supervision des organisations internationales et de la société civile

L’approche intégrée de l’égalité de genre émerge dans un contexte économique, social et politique particulier. Depuis la fin de la guerre civile (1992) et son adhésion à l’économie de marché et au pluralisme politique, le Mozambique est fortement soutenu par la communauté internationale, notamment en matière d’aide internationale (Hanlon, 2000, 2009), et il connaît d’importantes mutations sociales, politiques et économiques. Mais c’est sans nul doute sur le plan des politiques publiques que les mutations sont les plus importantes. Les politiques d’aide induisent, pour le meilleur ou pour le pire, des inflexions considérables des comportements des acteurs (Pfeiffer et al., 2001) et des politiques publiques (Hanlon et Smart, 2008). Le soutien des organisations internationales et des ONG est certes significatif, mais il est conditionné au respect des principes universels des droits humains ainsi qu’à la prise en compte de ceux-ci dans les programmes de développement. Avec la Banque mondiale et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), la mise en oeuvre du gender mainstreaming s’impose et devient, à la fois, condition de financement des programmes de développement et critère d’évaluation de leur engagement pour l’égalité des sexes.

L’importance accordée au genre dans les stratégies de développement est, en grande partie, le résultat d’une alliance entre les organisations multilatérales et bilatérales actives sur la question du genre (Holvoet, 2010 ; Tvedten et al., 2008). L’action de ces organisations est couronnée de succès, si on en veut pour preuve la place qu’ont prise les questions de genre dans les plans de développement du pays.

La préparation de la conférence de Beijing en 1995, peu après la mise en place de l’accord de paix en 1992, marque le début d’une influence des donateurs sur la question genre au Mozambique et l’introduction des thématiques de « Gender and Development » et de « Gender Mainstreaming » (Loforte, 2004). Cette action se fonde sur une dénonciation de la situation faite aux femmes. Selon toutes les organisations de défense des droits des femmes, le modèle social traditionnel du Mozambique maintient les femmes dans un rôle de subordination, les prive de leurs droits fondamentaux comme l’accès à l’éducation et à la santé, l’héritage, l’emploi, l’autosuffisance économique et la prise de conscience du rôle qu’elles jouent au sein de la société (Osòrio, 2010 ; Arthur, 2004, 2005, 2008, 2009 ; Andrade, 2009 ; Laforte, 2009).

Les critiques des organisations des droits des femmes et de leurs alliés internationaux, sur les insuffisances en matière d’égalité de sexe dans le PARPA I, (2001-2005), sont prises en compte, dans la mesure où elles sont susceptibles de conditionner l’aide au développement.

Des modifications vont être apportées dans le PARPA II (2006-2009). Le « Gender » y devient un thème transversal « cross-cutting topic », jugé « prioritaire » pour le pays (PARPA II, 2006 : 57). Les données socioéconomiques sur la situation des femmes révèlent effectivement une société profondément inégalitaire sur les rapports de genre (PARPA II, 2006 ; Osòrio, 2009). La violence domestique contre les femmes est un véritable problème social et de santé publique (Romao et al., 2007 ; Osòrio, 2004, 2010). Les évaluations des politiques de genre (UNDP, 2001 ; Mikkelsen, 2002 ; Garett, 2003 ; WILSA, 2003 ; Aasen et al., 2005 ; UNFPA, 2006 ; UNIFEM, 2006 ; CIDA, 2006 ; Jensen et al., 2006 ; Fòrum-Mulher, 2007 ; Tvedten et al., 2008 ; World Bank, 2008) parviennent toutes à la même conclusion : les mesures officielles prises ont eu un très faible impact sur le terrain. Les inégalités de genre se sont renforcées depuis la guerre civile et la « conversion » des élites au libéralisme économique (Hanlon, 2009).

S’appuyant sur ses relais locaux, le secteur genre devient un des secteurs clés de l’interventionnisme externe (Kanji et al., 2004 ; Holvoet, 2010). L’attention des organisations internationales sur la prise en compte du genre dans les programmes nationaux de développement est renforcée par les actions des organisations de femmes au niveau national. Ces dernières, fortement mobilisées depuis la création du mouvement des femmes mozambicaines en 1984 (Arnfred, 1991), gagnent en légitimité et en visibilité. C’est le cas de Fòrum-Mulher, qui fédère l’action de nombreuses organisations féministes.

L’égalité de genre : un engagement formel du Mozambique

Aux yeux de la communauté internationale, le Mozambique fait figure de « bon exemple », en ce qui concerne la promotion de l’égalité des sexes dans la sous-région (Holvoet 2010 ; Tvedten et al., 2008), même si ce statut est contesté par les organisations de défense des droits des femmes (Arthur, 2008). Le pays est signataire de nombreuses conventions et est associé aux grandes déclarations internationales dédiées à l’égalité des droits entre hommes et femmes, au respect de ce principe et à sa promotion (Osòrio et Cruz e Silva, 2008 : 63-65). L’adhésion aux conventions internationales sur l’égalité de genre engage le Mozambique au respect du droit des femmes et à sa prise en considération dans l’élaboration des politiques nationales et des programmes de développement (Tvedten et al., 2008). Le pays s’est progressivement doté d’outils législatifs (réforme de la Constitution, lois et dispositions réglementaires) et a élaboré des politiques publiques susceptibles de promouvoir l’égalité de genre. La période des indépendances (1975) a inauguré l’effort en faveur de la promotion de la femme, avec la création du mouvement des femmes mozambicaines (Arnfred, 1991). La période de la libéralisation économique (1987-1992) et de la démocratisation de la vie politique (1992) se caractérise par une priorité accordée à la question de genre (Osòrio, 2010 ; Arnfred, 2004). Elle favorise dans le même temps l’émergence d’ONG et d’associations au sein de la société civile. Le Mozambique devient un exemple régional et international en ce qui concerne la représentativité des femmes (35,6 %) au Parlement national (Tvedten et al., 2008). Comme le montre Arthur (2008 : 9), ces données ont servi pour illustrer l’engagement du gouvernement à la démocratie et à la promotion de l’égalité entre les sexes. Les articles 35 et 36 de la Constitution (1975, révisée en 1990 et en 2004) consacrent le principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes. L’adoption des objectifs du Millénaire (2000) renforce l’accent mis sur les questions de genre. Le Code de la famille adopté en 2004 confère une reconnaissance juridique au mariage coutumier (unions traditionnelles jusque-là dépourvues de reconnaissance de l’État) au même titre que le mariage civil. Il fixe à 18 ans l’âge minimum du mariage, élimine la suprématie de l’homme, refond les règles de l’héritage, permet aux femmes d’être représentantes légales et rend la polygamie illégale même si cette illégalité ne fait pas consensus (Arthur, 2008).

Le Mozambique se réapproprie le langage international en faveur de la promotion de la femme pour ratifier de nombreuses conventions internationales sur les droits des femmes et introduire les questions de genre dans ses stratégies de politiques publiques. La loi sur la violence domestique contre les femmes est une des lois les plus emblématiques. Par ailleurs, la réforme de cette loi s’inscrit dans un contexte socioanthropologique caractérisé par une diversité ethnique et deux traditions fort différentes en matière de genre (Paul, 2008), dont nous résumons ici les spécificités.

Le contexte socioanthropologique de la réforme

Avant sa colonisation progressive par les puissances européennes, le Mozambique connaît non pas une mais deux traditions anciennes qui structurent les relations de genre (Junod, 1911/1936) : la tradition bantoue patrilinéaire et la tradition bantoue matrilinéaire[5].

Le Sud est dominé par la culture patrilinéaire bantoue. Les institutions typiques sont le village organisé autour du clan, la domination de la famille du mari, le lobola et la polygamie. La patrilinéarité suppose que les enfants appartiennent à la famille du mari, que la femme doit quitter sa famille et son village pour s’installer dans la famille du mari (patrilocalité), qu’une dot (lobola) est payée à la famille de l’épouse, et la polygamie.

Le nord du Mozambique est de tradition matrilinéaire bantoue. Les femmes sont le pivot de la société. Sans nier les évolutions des traditions (Osòrio, 2006), on peut esquisser ce mode de structuration de la manière suivante : du point de vue des « rapports de production », les villages sont organisés autour des activités agricoles sous la responsabilité des femmes, les hommes se consacrent aux activités de pêche, de chasse et de cueillette ; les femmes maîtrisent le processus de production et de reproduction.

Du point de vue des « rapports de sexe », les femmes disposent d’une grande liberté sexuelle, le lobola est inconnu, le mari quitte sa famille pour habiter avec son épouse (matrilocalité/uxorilocal). Le renouvellement du groupe est assuré, idéalement et idéologiquement, par les filles nées des femmes de la sororité ; les enfants appartiennent au lignage de la femme et les hommes se trouvent dans une situation de dépendance vis-à-vis du groupe féminin (Paul, 2008). La polygamie est proscrite, le divorce est aisé et sans conséquences extrêmes : les enfants demeurent dans le groupe féminin. Les traditions, différentes selon les régions, seront influencées par la religion musulmane, la colonisation portugaise et les missions évangéliques, la lutte d’indépendance (1960-1975), le socialisme d’État (1975-1983), la guerre civile (1977-1992), le passage à l’économie de marché (1983-1987). Tous les auteurs admettent cependant la prégnance des héritages culturels (Davison, 1997 ; Geffray, 1990 ; Arnfred, 2001 et 2004 ; Paul, 2008).

Du point de vue des « rapports sociaux de genre », il est donc possible de classer ces trois institutions en deux pôles : un pôle patriarcal (bantou et islamique) très défavorable aux femmes et un pôle matriarcal beaucoup plus favorable. L’univers culturel matriarcal échappe en grande partie à la domination masculine (Paul, 2008 : 8). De toute évidence, le sens que la culture matrilinéaire accorde au mariage et à l’homme est profondément distinct de celui de la culture patriarcale « dominante ».

Par ailleurs, dans les traditions patrilinéaires « polygames » (de fait, dans le cas du Mozambique), la violence domestique ne se limite pas à la violence du mari sur son ou ses épouses ; elle est aussi le fait de la belle-famille et des autres épouses (Chouala, 2008). Cette violence résulte en grande partie de la manière dont les familles bantoues contemporaines gèrent les relations entre clans à l’intérieur du cercle domestique élargi. Dans le cas du Mozambique, les enquêtes menées par Signe Arnfred (1990-2001) au début des années 1980 montrent combien, au fil du temps, l’institution du lobola (la dot payée par le mari) est créatrice de relations de domination entre la belle-mère et la bru chargée de toutes les tâches ménagères (Arnfred, 2004).

Les controverses autour de la réforme de la loi sur la violence domestique

Mobilisation autour du projet de réforme

La réforme de la loi sur la violence domestique vise précisément à lutter contre la « domination masculine » et la « violence domestique à l’égard des femmes ». Elle s’inscrit pleinement dans l’application du gender mainstreaming puisqu’elle est présentée comme telle dans le PARPA II (2006) et par les organisations de la société civile (Andrade, 2009). La violence domestique contre les femmes est un phénomène profondément enraciné dans la société mozambicaine (Arthur, 2003, 2004, 2005 ; Romao et al., 2007 ; WLSA, 2009, 2010 ; Osòrio, 2010). Les acteurs nationaux, appuyés par les organisations internationales, se sont mobilisés pour sensibiliser la population à la gravité du phénomène (WLSA, 2003). Les victimes sont majoritairement des femmes et les prévenus sont des hommes[6] (Outras Vozes, n° 7, mai 2004 : 2-5). Les causes d’une telle violence sont profondes : structure patriarcale dominante, conséquences directes des relations de pouvoir inégales, légitimation de la relation de subordination de la femme dans tous les aspects de la vie (Arnfred, 1988, 1991 ; Machel, 2001 ; Arthur, 2004 ; Mejia et Arthur, 2005 ; Jacobson, 2006).

La loi sur la violence domestique contre les femmes est le résultat d’une campagne politique de Fòrum Mulher (WLSA, 2003, 2004, 2008). Les actions de Fòrum Mulher sont relayées par WLSA Moçambique. Ensemble, les deux organisations soutenues par des partenaires représentent un puissant lobby capable d’exercer des pressions sur le Parlement (Romao et al., 2009 ; Mabunda, 2009b). Les agences de l’ONU[7] et un grand nombre de partenaires sur le plan international[8] appuient officiellement la réforme par des financements, des formations et des conseils. Le texte est porté par le « Mouvement pour l’approbation de la loi contre la violence domestique » créé en août 2007 ; il compte plus d’une vingtaine d’organisations de femmes et de la société civile, et de structures nationales et internationales acquises à la cause des femmes. La mobilisation fait suite à un long processus de sensibilisation qui remonte au début des années 1990[9] et dont on retrouve les traces dans les premières publications de OutrosVozes (n° 1, octobre 2002 : 23-24).

La négociation et l’approbation du projet de loi

Le projet de loi est rédigé par un groupe de juristes et de chercheuses (WLSA, 2006 : Anteprojecto de lei contra a violência doméstica)[10]. Le texte s’inspire largement des modèles réussis au Brésil, au Costa Rica, en Afrique australe et en Afrique du Sud, et profite d’une expertise internationale[11] (Outras Vozes, n° 15, mai 2006 : 7). Il vise à prévenir et à sanctionner la violence domestique contre les femmes, à garantir aux victimes la protection nécessaire et à fournir aux instances étatiques des instruments adéquats pour lutter contre cette forme de violence. Avec ce projet de loi, la violence domestique contre les femmes perd son caractère privé et devient un crime passible de peine d’emprisonnement.

Dans un premier temps, le projet n’a pas fait l’unanimité auprès des acteurs de la société civile. La première difficulté résidait dans la définition de la violence domestique. Il fallait un intitulé consensuel. À l’issue de deux jours de rencontre (4 et 5 avril 2006), la version retenue pour figurer dans le projet de loi définit la violence domestique comme « un phénomène qui est exercé principalement contre les femmes en raison de leur caractère structurel, c’est-à-dire en vertu d’être le produit d’une structure de domination masculine » (Outras Vozes, n° 15, mai 2006 : 7).

Le texte a été approuvé par plus d’une centaine de participants, représentant les organisations de la société civile et les structures provenant de toutes les provinces (Outras Vozes, n° 15, mai 2006 : 7). Conforme aux standards internationales, il est présenté respectivement au cabinet parlementaire des députés femmes (WLSA, 2006) et aux deux chambres du Parlement (WLSA, 2008, 2009 ; Arthur, 2009). Des réticences sont perceptibles au niveau national. Dans un éditorial de 2006, WLSA anticipe sur les éléments de critiques en dénonçant « l’hostilité » et ce qu’il qualifie de « mauvaise foi » de nombreux acteurs de la société : « Bien sûr, personne ne dira clairement qu’il est contre l’égalité entre les femmes et les hommes… En revanche, ils diront que les hommes aussi souffrent de violence à la maison […]. Au final, […], ils attaquent les militants et les féministes qui proposent la loi. » (Outras Vozes, n° 15, mai 2006 : 10).

Effectivement, le projet de réforme fait l’objet de vives critiques venant des parlementaires femmes (Arthur, 2008). Comme le montre le compte rendu publié par Arthur (2008 : 8), les griefs se résument en trois points. Premièrement, le projet de loi va à l’encontre de la « culture mozambicaine » (Arthur, 2008 : 9). Deuxièmement, ses effets pervers (emprisonnement du conjoint) déstabilisent la famille. Troisièmement, le contenu du projet défend une minorité : les intellectuels et les universitaires (Arthur, 2008 : 9-11).

Selon les représentants et représentantes de la société civile, les critiques tendent à ignorer les efforts de recherches et de concertations menés depuis plus d’une dizaine d’années pour préparer le projet de loi (Arthur, 2008).

Au Parlement, le texte est soumis à discussion le 19 décembre 2006, mais est retiré à quatre reprises (WLSA, 2009). Cette valse hésitation résulte des dissensions au sein de l’Assemblée nationale. Après ces retraits successifs, le Parlement décide d’organiser des consultations nationales sous la supervision de la société civile. Les conclusions des assises (Cumbi, 2010) mettent en évidence à la fois des points de consensus et des points de divergences. Sur le consensus, les acteurs consultés (au Nord, au Centre et au Sud) sont d’avis que le projet de loi ne doit pas protéger que les femmes, mais aussi l’ensemble des membres de la sphère familiale : enfants et personnes âgées, notamment. La divergence porte principalement sur la nature juridique du crime de violence domestique (crime particulier, semi-public, public) et les types de peines à appliquer. Les dissensions sont régionales. Les partisans du crime public (34,2 %) et semi-public (65,7 %) sont majoritaires. Ceux qui sont pour le « crime public » pensent que de nombreuses personnes ne dénoncent pas la violence domestique alors que l’acte est suffisamment grave pour être traité comme tel. Pour leur part, les défenseurs du « crime semi-public » pensent en revanche qu’il faut donner la possibilité aux couples de se réconcilier. Entre les deux, on note une tendance marginale qui souhaite que la violence domestique relève de la sphère privée (Cumbi, 2010). Les divergences révèlent des dissensions régionales. Par exemple, contrairement à la région du Nord (de tradition matrilinéaire) qui défend la notion de crime semi-public, une majorité de personnes au Centre et au Sud (à dominance patrilinéaire) est favorable à la qualification de « crime public ». Au final, la version définitive de la loi est publiée dans le Boletim da Repùblica du 29 septembre 2009. Malgré les divergences, elle est approuvée par le Parlement le 21 juillet 2009 et ratifiée par le président Eduardo Joaquim Mulembwé, le 1er septembre 2009. La comparaison des deux textes – projet de loi et texte approuvé – montre que l’intégralité du projet de loi est reprise dans la version définitive.

Les raisons des controverses qui suivent le vote de loi se justifient officiellement par le fait que les recommandations émises lors des consultations ne sont pas prises en compte par l’Assemblée des députés (Cumbi, 2010 ; Oxfam-Solidarité, 2009).

Les oppositions à la loi et les motifs de contestation

Au regard des articles publiés dans la presse du Mozambique (O Pais, Canal de Moçambique, Noticias) et par les organisations de défense des droits des femmes (WLSA Moçambique, Outras Vozes), trois tendances de l’opposition se dessinent, malgré la difficulté de les spécifier clairement à partir des données disponibles.

D’une part, on retrouve les opposants globaux à la loi. Ils se disent « insatisfaits », parce que le texte est adopté sans tenir compte des consultations menées au niveau national. On y trouve les femmes parlementaires originaires du Nord – celles-ci avaient rejeté le projet de loi lors des consultations de 2006 – et une frange de l’opinion publique qui partage leur avis. Ce motif est repris et instrumentalisé par la presse au sein de laquelle on retrouve une tendance « très hostile » au vote de la loi (Cumbi, 2010 ; Nhamirre, 2009 ; Machava, 2009 ; Mabunda, 2009a). D’autre part, il y a le camp « radicalement opposé » à la pénalisation de la violence domestique. Il est représenté respectivement par une frange de l’opinion publique conservatrice, des parlementaires, des hommes politiques, ainsi que certains membres du gouvernement. Entre les deux tendances se trouve une catégorie marginale qui défend une position qu’Alberto Cumbi (2010) qualifie d’« ambiguë ». Certes, celle-ci soutient le vote, mais elle aurait préféré ne serait-ce qu’une reformulation de l’intitulé. Au sein de cette catégorie on compte des membres de la société civile (Andrade, 2009).

Selon Cumbi (2010), l’hostilité à l’égard du texte approuvé est largement entretenue dans l’opinion publique par le fait que la société a pris connaissance de son contenu à travers les informations livrées par la presse. Le journaliste Mabunda de O Pais (17 juillet 2009) juge que les parlementaires ont « trahi le peuple ». Pour sa part, Borges Nhamirre du journal Canal de Moçambique (22 juillet 2009) accuse la société civile d’avoir « investi » le Parlement et « exercé un chantage » sur les députés lors du vote.

Du côté des parlementaires, les points de vue sont partagés, même s’ils continuent de dénoncer l’« inadéquation » de la loi au regard des « réalités socioanthropologiques », notamment sur les traditions de genre, ainsi que le besoin de l’élargir à tous les membres de la famille. Si certains estiment que l’intitulé de la loi contrevient au principe d’égalité de droits entre hommes et femmes inscrit dans la Constitution, pour d’autres le texte approuvé remet en cause les « valeurs traditionnelles » (Arthur, 2008 ; Andrade, 2009) de la société mozambicaine.

Les interviews de quatre femmes députées, toutes originaires du Nord (de tradition matrilinéaire), sont reprises pour montrer que les femmes sont aussi opposées au vote (Borges Nhamirre du journal Canal de Moçambique, 21 juillet 2009).

Selon Faustina Manuel, députée native de Nampula (à dominance matrilinéaire), la loi sur la violence domestique doit être élargie aux conjoints, aux enfants et aux personnes âgées ; dans des communautés matrilinéaires telles que Nampula, ce sont les hommes qui souffrent le plus de la violence domestique et non les femmes. Pour sa part, Angelina Tocole préfère une résolution de conflit à l’intérieur de la sphère familiale et qualifie la loi de « régionale », pour ne prendre en considération que les femmes de Maputo (province du Sud, à dominance patrilinéaire). Enfin, Anastacia Xavier et Elisa Melo insistent sur la nécessité de réformer dans un avenir rapproché la loi nouvellement adoptée. Au sein du Parlement, tous ne sont pas du même avis. C’est le cas d’Alexandre Meque Vicente, qui pense qu’il existe déjà des lois pour la protection des enfants et des autres groupes sociaux vulnérables (O Pais du 1er juillet 2009).

C’est du côté de la presse que les propos les plus virulents – tournés en dérision par les organisations de la société civile – sont tenus pour alimenter la crainte d’une « prise de pouvoir » et d’une « domination féminine » (Arthur, 2008 ; Cumbi, 2010). Selon António Muchanga (Jornal Domingo, 5 juin 2009), désormais, dit-il, « on est en train d’approuver une loi qui privilégie les voix des femmes. Les hommes seront réduits à laver les couches de bébés et à passer la serpillière alors que les femmes se mettront sur leur trente et un ».

Pour sa part, Antonio Victor, (Jornal Domingo, 5 juillet 2009) pense que la loi approuvée crée un cadre favorable pour que les hommes soient quotidiennement « piétinés » par les femmes.

Les oppositions au regard des réalités socioanthropologiques et des mutations sociales

Dès le départ, l’idée de défendre exclusivement une loi sur la violence domestique « contre les femmes » est clairement précisée par les organisations de la société civile. « Pour nous, en tant qu’organisations luttant pour les droits fondamentaux des femmes, nous nous intéressons particulièrement à la violence qui est exercée contre une femme parce qu’elle est femme, cette violence qui est le plus souvent cachée et banalisée. Elle est la conséquence logique de la subordination des femmes à un système patriarcal qui donne aux hommes et aux femmes des dispositions différentes, et qui légitime la domination masculine » (Arthur, 2003 : 3). De ce point de vue, la proposition de loi repose explicitement sur le paradigme de la domination violente masculine. C’est un choix assumé dans un manifeste cosigné par une fédération d’organisations de femmes[12] (Outras Vozes, n° 13, novembre 2005 : 12). Comme le montrent plusieurs études sur l’oppression des femmes (Romao et al., 2007 ; Arnfred, 1991), la perspective de la domination violente masculine reflète une réalité majeure au sein de la société mozambicaine. Dans cette controverse, les recherches scientifiques confèrent une grande légitimité aux discours (Roe, 1989) des organisations de défense des droits des femmes. Ces dernières fondent essentiellement leurs arguments sur des analyses scientifiques et des études empiriques faites sur la violence domestique au Mozambique (Arthur, 2008 ; Romao et al., 2007). Dès lors, les protestations contre la loi approuvée par le Parlement sont perçues comme une volonté de reproduire les inégalités de genre et de banaliser la violence domestique au sein de la société mozambicaine.

Cependant, même si cette perspective est clairement justifiée, toutes les oppositions notées au moment des controverses ne sont pas à inscrire dans ce répertoire. L’analyse des débats parlementaires, par exemple (Cumbi, 2010), laisse apparaître des opinions nuancées et des points de vue contrastés. Il en va de même pour la recommandation des assises nationales, qui suggère l’élargissement de la loi à l’ensemble de la sphère familiale.

Si ce point de vue est tellement partagé, c’est à la suite d’une prise en considération des réalités socioanthropologiques hétérogènes de la société mozambicaine d’où découlent des expériences sociales de la violence domestique profondément différentes (Merrien et al., 2012). Celles-ci sont différemment vécues au Nord (à dominance matrilinéaire), au Centre et au Sud (majoritairement patrilinéaires). Dans une perspective globale, les formes de la violence domestique subie au Mozambique peuvent s’expliquer de trois manières.

Dans un premier temps, et comme le montrent les recherches citées précédemment, la subordination des femmes et une domination violente masculine légitimées par le paradigme patriarcal (WLSA, Fòrum Mulher) sont de toute évidence les causes premières de cette violence domestique contre les femmes (Ministèrio da Saùde, 2001, 2003, 2005).

Dans un deuxième temps, il s’agit de la manière dont se sont structurées culturellement les relations de genre. À titre d’exemple, au Mozambique, l’univers culturel matriarcal échappe en grande partie à la domination masculine (Paul, 2008 : 8). La résilience du système matrilinéaire dans le nord du pays est attestée par les études de terrain. Dans leur étude sur la culture de la noix de cajou dans la région de Nampula, Kanji et al. (2004 : 9) montrent que les femmes de Namige disposent encore d’une autonomie qui ne peut être pensée dans le paradigme patriarcal du sens commun. On peut citer également l’étonnement d’Inês Macamo Raimundo (2009 : 55-56), Mozambicaine originaire de Maputo, de culture patrilinéaire, devant mener son travail de thèse dans la région matrilinéaire de Niassa :

The fact of coming from a patrilineal background, to some extent, made it quite hard to understand some kinds of behaviours. Such cultural differences includeda man living in the parent’s-in-law’s house or village in order to be tested for his ability to impregnate a woman or for taking care of a family”.Culturally-speaking, for me, there was a sense of not taking marriage vows very seriously sincethe man is auditioned for a period of time to see if he is good husband material or not” .

Enfin, les formes de la violence domestique s’expliquent également par les chocs profonds que les sociétés du Mozambique ont subis au cours des décennies récentes (guerre civile, libéralisation économique, migrations). En Afrique subsaharienne, comme dans nombre de « sociétés du Sud », la violence accrue des relations hommes-femmes résulte en grande partie de la déstructuration des institutions sociales traditionnelles et des normes qui donnaient à chacun une place selon son genre et le type de culture. La violence de la déruralisation et de la libéralisation des marchés sans création d’emplois a indiscutablement produit des générations d’hommes mal adaptés et de femmes, souvent seules, sur lesquelles pèsent des responsabilités énormes de « managers of household poverty » (Platteau et al., 2005). La croissance élevée du VIH/SIDA (autour de 11 % en 2011), les nombreux cas d’abandons du conjoint et de la famille, la crise du mariage, le nombre croissant de familles « monoparentales », sont des effets directs des mutations socioéconomiques qu’a connues le Mozambique au cours des trente dernières années. Dans ce contexte, la lutte pour la survie, la promiscuité dans l’habitat et la désespérance se traduisent souvent par une violence à l’égard des plus faibles qui peuvent être l’épouse, mais aussi les enfants, les grands-parents et parfois les hommes.

Conclusion

Centré sur une analyse de développement des politiques publiques, le présent article s’inspire principalement de la perspective d’Emery Roe qui privilégie l’analyse des situations de controverse, et qui apparaît particulièrement pertinente pour rendre compte des controverses autour de la loi sur la violence contre les femmes au Mozambique. Comme le confirment les recherches de Romao et al. (2007) et les données statistiques (Ministèrio da Saùde, 2001, 2003, 2005), ce type de violence est l’un des obstacles majeurs à la mise en oeuvre du gender mainstreaming (PARPA II, 2006).

Le Mozambique est certes reconnu comme étant à l’avant-garde des pays du sud du continent africain sur la question de genre pour avoir signé de nombreuses conventions internationales ; cependant, son succès est à nuancer à deux niveaux : d’abord, son adhésion aux conventions internationales relatives aux droits des femmes se produit souvent sous la supervision – voire la pression – des organisations de la société civile appuyées par les partenaires au développement. Ensuite, les données empiriques révèlent une société inégalitaire dont le vécu ne concorde pas avec les engagements formels (Tvedten et al., 2008, 2009). De même, les controverses autour de l’approbation de la loi sur la violence domestique contre les femmes sont révélatrices d’une société certes en mutation, mais encore profondément enracinée dans des réalités socioanthropologiques très complexes, parfois contradictoires sur les pratiques (Arnfred, 2001 ; Paul, 2008). L’article met en évidence les différents arguments opposés à l’approbation de la loi et qui reflètent cette complexité. La réalisation du gender mainstreaming est, pour ainsi dire, mise à l’épreuve des réticences au niveau national.