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Le principe de coparentalité, et à travers lui d’égalité entre père et mère, inspire l’ensemble des réformes du droit français de la famille intervenues depuis la fin des années 1980 (Théry, 1993). En 1987, la modification de l’article 287 du Code civil introduit la notion « d’exercice en commun de l’autorité parentale », soit le partage par les parents des grandes décisions concernant l’enfant, et amène le juge à s’exprimer sur la « résidence habituelle » de l’enfant. Euphémisant le poids de la prise en charge quotidienne des enfants, le passage du terme de garde à celui de résidence souligne dès lors que les droits et devoirs parentaux sont exercés par les deux parents, quel que soit le domicile des enfants. La loi du 4 mars 2002 poursuit cette évolution en abolissant la différence entre les enfants nés de couples mariés et ceux que l’on a longtemps dits « naturels » : l’autorité parentale conjointe devient la norme par défaut[1], quel que soit le statut matrimonial des parents.

Affirmant « l’intérêt de l’enfant à être élevé par ses deux parents, dans la famille fondée sur le mariage comme dans la famille créée hors mariage, que le couple parental soit uni ou désuni » (Dekeuwer-Defossez, 1999 : 71), la loi du 4 mars 2002 est souvent présentée comme le parachèvement de ce processus. Elle dispose en effet que « la résidence de l’enfant peut être fixée en alternance au domicile de chacun des parents ou au domicile de l’un d’eux » (article 373-2-9), introduisant ainsi la possibilité de la « résidence alternée » des enfants à la suite de la séparation de leurs parents[2].

Les décisions judiciaires de résidence alternée demeurent cependant minoritaires en France. En 2007, à l’issue d’un divorce impliquant des enfants mineurs, 77 % des enfants voient leur résidence fixée chez leur mère, 8 % chez leur père, et 15 % seulement en résidence alternée (Lermenier et Timbart, 2009). La part de celle-ci est encore plus congrue dans les procédures judiciaires engagées par des parents non mariés : 84 % des décisions de ce type ont fixé la résidence chez la mère, 8 % chez le père et 6 % de manière alternée (Chaussebourg et Baux, 2007)[3]. En somme, le recours à ce mode de garde reste limité, et la fixation de la résidence des enfants chez la mère à l’issue d’une séparation judiciarisée demeure massive.

Pourtant, la loi de 2002 a été suivie de plusieurs ajustements de la politique fiscale et sociale : dès 2002, le Code général des impôts a permis aux parents pratiquant la résidence alternée un partage du quotient familial ; à partir de 2004, l’Assurance maladie autorise que les enfants soient les ayants droit de leurs deux parents ; depuis 2007, les allocations familiales peuvent être partagées entre ces derniers[4]. Ce processus d’institutionnalisation de la résidence alternée participe d’une « politique de genre » qui vise l’égalité de la prise en charge des enfants par leurs deux parents, au nom de l’objectif, plus large, d’égalité entre les femmes et les hommes.

Les effets de ce dispositif sur les rapports sociaux de sexe ont toutefois été âprement discutés. Si les premières expériences informelles de garde partagée dans les années 1970 ont pu être revendiquées comme une manière de libérer les femmes de l’assignation au maternage (Côté, 2004 : 80), l’institutionnalisation de la résidence alternée a donné lieu à la contre-mobilisation de penseuses féministes, principalement nord-américaines, qui y voient un retour de l’emprise des hommes sur la vie domestique et un maintien des femmes sous le regard de ceux-ci (notamment Delorey, 1989 ; Dufresne et Palma, 2002). Ces dix dernières années, de nombreux acteurs et actrices se sont engagés dans le débat sur la résidence alternée en France. Les groupes de pères se sont fortement mobilisés pour promouvoir cette prise en charge, et ont récemment reçu le soutien de parlementaires de droite, qui plaident pour la résidence alternée par défaut[5], sans succès à ce jour. Des journalistes, des élus, des juristes et autres experts (psychologues, pédopsychiatres, sociologues, etc.) ont pris position publiquement « pour » (De Tena, 2012) ou « contre » (Phélip, 2006) la résidence alternée.

À rebours de ces analyses normatives, nous n’examinerons pas ici les incidences de la résidence alternée sur le « vécu » des enfants ou des parents. Notre approche sociologique[6] déplace le regard de l’aval vers l’amont : des conséquences de la politique publique vers les ressorts de son appropriation. D’abord, comment expliquer la faible proportion de résidences alternées ? Nous répondons à cette question à partir de l’étude du traitement judiciaire des séparations conjugales – c’est-à-dire des séparations qui font l’objet d’une procédure dans les chambres de la famille des tribunaux de grande instance (voir l’encadré à la page précédente). Nous montrons que les dispositions législatives visant à égaliser les contributions parentales ne suffisent pas à contrer les inégalités entre hommes et femmes dans la sphère familiale. L’institution judiciaire entérine plus qu’elle ne bouscule les rapports sociaux de sexe et contribue de ce fait à maintenir l’ordre des genres. Pour des raisons que nous expliciterons, les parents qui recourent à la résidence alternée ont donc un profil particulier : ils et elles occupent des positions professionnelles stables, les affiliant souvent aux classes moyennes et supérieures.

La coparentalité en pratique : un principe à portée limitée

Si la coparentalité s’est imposée dans le droit, sa portée est plus limitée au cours des procédures judiciaires de séparation. Les professionnels de la justice – en particulier les juges aux affaires familiales (JAF)[7] – mobilisent cette notion afin de préserver une place pour les pères. Toutefois, ce principe se heurte à la solidité de la division sexuée du travail, portée par les justiciables.

Des juges promoteurs de la coparentalité

Dans les audiences comme en entretien, magistrates et magistrats insistent sur l’importance de maintenir les liens avec les deux parents : ils encouragent les pères à s’impliquer auprès de leurs enfants et critiquent les mères qui voudraient « écarter » leurs anciens conjoints.

À cet égard, les rares demandes d’exercice exclusif de l’autorité parentale (moins de 10 % des 256 affaires impliquant des enfants, hors consentements mutuels, que nous avons observées) sont appréhendées avec méfiance et conduisent les juges à rappeler, parfois avec virulence, le principe de la coparentalité, la référence à la psychologie confortant la norme juridique. Lors d’une audience « hors mariage » dans un tribunal de banlieue parisienne[8], une juge admoneste ainsi vivement une jeune mère traitant son ex-conjoint de « géniteur […] qui ne mérite pas son fils », et lui conseille, estimant que de tels propos risquent de « bousiller » l’enfant, de lire des livres de psychologie. Plus fréquents mais moins vigoureux, les débats sur la contribution alimentaire (55 % de ces affaires) et le droit de visite et d’hébergement (37 %) conduisent également les juges à mobiliser cette norme : ils enjoignent aux pères d’assumer a minima leur rôle en exerçant leur droit de visite et en payant leur pension ; et ils veillent à ce que les mères n’entravent pas cet accès.

Cependant, leur valorisation de l’implication des pères dans la vie des enfants a peu d’incidence sur la fixation de la résidence des enfants, massivement attribuée aux mères. Pour comprendre ce paradoxe, il faut se tourner à présent vers les justiciables et les conflits qu’ils portent devant la justice familiale.

Des demandes parentales en faveur de la résidence chez la mère

Loin du sens commun, les audiences en matière familiale ne sont pas des lieux de déchirement entre des parents se battant pour obtenir la garde de leurs enfants. Les parents qui judiciarisent leur séparation s’affrontent très peu sur la fixation de la résidence de leurs enfants : parmi les 256 affaires observées en audience, la question de la fixation du lieu de résidence des enfants ne représente que 20 % des litiges. Autrement dit – en incluant maintenant les consentements mutuels – dans 82 % des affaires impliquant des parents ayant des enfants à charge (233 sur 284 audiences observées), il n’y a pas de conflit sur la résidence des enfants : soit qu’il n’y ait pas de désaccord du tout (divorces par consentement mutuel), soit que le ou les litiges portent sur d’autres sujets.

Si les pères et les mères s’opposent peu au tribunal sur la fixation du lieu de résidence de leurs enfants, c’est parce que leurs demandes sont souvent convergentes : un très grand nombre de mères, mais également un grand nombre de pères, s’accordent sur le fait que leurs enfants doivent vivre chez la mère. Ainsi, les juges aux affaires familiales fixent massivement la résidence des enfants chez la mère, avant tout parce que les justiciables vont eux-mêmes dans ce sens. Notre base de dossiers archivés, qui nous a permis de réunir 119 décisions de résidence faisant suite à un premier passage devant la Cour dans le cadre d’une procédure contentieuse[9], le confirme. Plus de 8 fois sur 10 (98 dossiers sur 119), les juges ont fixé la résidence des enfants chez la mère[10], et parmi ces décisions on trouve seulement 6 dossiers où le père demandait explicitement une autre prise en charge[11].

Lors du premier passage devant le juge aux affaires familiales, la très forte mobilisation féminine pour obtenir la résidence est frappante : très rares sont les femmes qui ne demandent pas la garde de leurs enfants. Certes, les demandes de résidence chez le père ou de résidence alternée sont un peu plus souvent exprimées par les hommes (respectivement 7 et 11 cas sur 119) que du côté des femmes (2 et 9 cas sur 119), mais elles restent très minoritaires dans les deux situations. En fait, lorsqu’ils ne s’accordent pas explicitement avec leur ex-conjointe au sujet du mode de garde, les pères sont plus souvent en situation de ne faire aucune demande que de se prononcer en faveur d’une décision alternative : c’est le cas dans 29 des 98 jugements attribuant la résidence à la mère.

Des décisions qui entérinent les accords de résidence chez la mère

Les juges aux affaires familiales tranchent donc rarement un conflit de résidence. Dans le cadre de la justice civile, les magistrats sont tenus par les accords entre les parties et ne peuvent juger ultra-petita, c’est-à-dire au-delà des demandes de ces dernières. À partir du moment où l’intérêt de l’enfant est réputé respecté, les juges aux affaires familiales prennent leur décision dans un espace de possibilités ouvert par les demandes des justiciables. Concrètement, cela signifie que, dans les divorces par consentement mutuel comme dans les requêtes conjointes formulées par des couples non mariés, le ou la juge aux affaires familiales confirme sans discussion l’accord parental sur le lieu de résidence des enfants. C’est également le cas dans une grande partie des dossiers contentieux où les parents se mettent d’accord pour que les enfants vivent chez leur mère. Finalement, la routine des juges aux affaires familiales consiste à entériner des accords (explicites ou présumés tels, faute de demande) entre les parties pour fixer la résidence des enfants chez la mère, et accorder un droit de visite et d’hébergement au père.

Dans de telles situations, le temps d’audience consacré à la fixation de la résidence est réduit. L’évidence de la résidence chez la mère ne nécessite pas de longues argumentations, ainsi qu’en témoigne cette audience de parents non mariés devant le juge Pierre Terreau, dans le tribunal d’une ville moyenne de province[12].

Deux jeunes gens, âgés d’environ 25 ans, entrent dans la salle d’audience aux alentours de 9 h 35. Le juge retrace en quelques dates leur histoire conjugale – ils ont vécu en concubinage de 2001 à 2007. Le juge rappelle également les données de l’état civil, le prénom de leur enfant et sa date de naissance (une fille, Alicia, âgée de 7 ans), les adresses des deux parents ainsi que leur profession : elle est aide-soignante, il est ouvrier, actuellement au chômage. Le juge rappelle que l’autorité parentale est conjointe, « c’est la règle ». Les justiciables acquiescent sans poser de question. Le juge demande : « Où habite Alicia ? » La femme répond : « chez moi. » Le juge demande si l’on fixe la résidence de l’enfant chez la mère : elle répond oui, il marmonne « ben ouais, pas le choix ! » Le juge informe ensuite le père sur le DVH (droit de visite et d’hébergement) classique – un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires, en commentant rapidement : « c’est ce qu’on fait généralement » et ils acquiescent tous les deux, en disant que c’est ce qu’ils font déjà : « les horaires sont bons, on ne les change pas. » Le reste du temps de l’audience est consacré au sujet de la pension alimentaire, le père expliquant qu’il perçoit le revenu minimum d’insertion, et la mère, que sa position professionnelle est précaire. Sur les dix minutes à peine de cette audience, les questions de résidence et de droit de visite et d’hébergement représentent trois minutes à peine.

« On est d’accord sur tout », « résidence chez la mère et DVH classique pour le père », telles sont les formules laconiques prononcées par les justiciables et les professionnels de la justice pour proroger les situations déjà établies : les enfants vivent avec la mère et nul ne questionne cette configuration résidentielle. Le poids des situations de fait sur les décisions judiciaires a déjà été démontré (Théry, 1993 : 271 ; Cardia-Vonèche, Liziard et Bastard, 1996). Pour comprendre comment de telles situations ont pris corps à la séparation des parents, il faut prendre en compte l’histoire de la prise en charge des enfants, au cours de la vie commune.

Avant et après la séparation : le poids de la division sexuée du travail

Malgré la progression d’une idéologie égalitaire du partage des tâches domestiques, les évolutions constatées sont lentes : les femmes réalisent toujours l’essentiel du travail domestique dans les couples, et les inégalités en la matière s’accroissent avec l’arrivée des enfants. À rebours de l’image médiatique des « nouveaux pères », les hommes en couple consacrent deux fois moins de temps que leurs compagnes à leur progéniture (Roy, 2012). La charge mentale des enfants (préoccupation, disponibilité, planification) est de surcroît principalement assumée par les femmes (Verjus et Vogel, 2009). Enfin, pères et mères n’effectuent pas les mêmes tâches. Pour les femmes, le temps parental se superpose au travail domestique : elles lavent, rangent, repassent le linge, préparent les repas, nettoient le logement en même temps qu’elles gardent les enfants et supervisent les devoirs, etc. Les pères sont moins polyvalents : ils investissent principalement les activités ludiques et de sociabilité (sorties, loisirs, voire couchers) (Devreux, 2004) et surtout assument rarement seuls les tâches éducatives (Brugeilles et Sebille, 2009).

Sur le marché du travail, l’arrivée des enfants a également des conséquences différentes selon le sexe. Ainsi, 39 % des mères qui travaillent déclarent que leur activité professionnelle a été modifiée dans l’année qui suit la naissance (qu’il s’agisse d’un changement de statut, d’horaires, d’intensité du travail ou d’un retrait du marché du travail), tandis que ce n’est le cas que de 6 % des pères (Pailhé et Solaz, 2006). Lorsque changement il y a, c’est en général sous la forme d’un temps partiel pour les femmes[13], mais d’un temps de travail accru pour les hommes (Barrère-Maurisson, Rivier et Marchand, 2000).

Au tribunal, des pères affirment ouvertement qu’ils ne souhaitent pas ou ne peuvent pas s’occuper seuls de leurs enfants, parce qu’ils n’ont jamais eu cette expérience (qui leur paraît du coup inconcevable), ou parce que leurs horaires professionnels ne sont pas compatibles avec les emplois du temps enfantins (disponibilité en fin d’après-midi et le mercredi). Au contraire, les mères font valoir qu’elles s’occupent de longue date et au quotidien des enfants, davantage que leur ex-conjoint. Alors que les pères sont moins disponibles, les femmes ont des emplois moins bien payés, avec des horaires plus réduits, mais ont une plus longue histoire de la prise en charge des enfants, qui rend difficilement admissible le fait de s’en détacher, fût-ce partiellement. Les idées et les pratiques se renforçant mutuellement, la résidence chez la mère apparaît finalement comme la solution la plus conforme aux aspirations comme aux possibilités pratiques.

Quelles marges de manoeuvre pour les juges ?

Face aux demandes de résidence des parents, éventuellement mises en forme par leurs avocats, la marge de manoeuvre des juges est théoriquement significative. En effet, selon la loi de 2002, « à la demande de l’un des parents ou en cas de désaccord entre eux sur le mode de résidence de l’enfant, le juge peut ordonner à titre provisoire une résidence en alternance dont il détermine la durée. Au terme de celle-ci, le juge statue définitivement sur la résidence de l’enfant » (art. 373-2-9). Mais force est de constater qu’une telle possibilité est peu utilisée. En 2003, 80 % des résidences alternées fixées par la justice – et même 95 % quand on se limite aux décisions définitives – résultaient d’un accord entre les parents (Moreau, Munoz-Perez et Serverin, 2004).

Pour comprendre pourquoi les juges préfèrent la reconduction des situations de fait à l’arbitrage de situations conflictuelles, il faut dire quelques mots de l’organisation de la justice familiale en France. Celle-ci a tous les atours d’une justice à la chaîne : confrontée à un contentieux massif et en augmentation, elle n’accorde qu’un bref temps d’audience à chaque procédure. Sur les 256 affaires concernant les enfants (hors consentements mutuels) que nous avons observées, la durée moyenne d’audience n’atteint que 20 minutes. Les juges peuvent certes avoir recours à des mesures d’investigation (notamment des enquêtes sociales), voire à des auditions d’enfant, qui permettent de recueillir de nouvelles informations, mais ces mesures sont un coût supplémentaire à assumer par les justiciables ou la puissance publique (en cas d’aide juridictionnelle) et elles allongent le temps nécessaire au rendu du jugement. Finalement, dans ce pays où le principe de confier aux juges l’ensemble des divorces, y compris ceux par consentement mutuel, a été récemment réaffirmé[14] et où la médiation familiale est peu développée (Bastard, 2010), le temps limité dont disposent les juges ne les incite guère à entrer dans le détail des aspirations des parents. Il les encourage en revanche à se fier à l’histoire de la prise en charge décrite par ces derniers, et ce faisant, à accréditer le parent déjà le plus investi. C’est ce que confirme ici la juge Sylvie Flessel, âgée d’une quarantaine d’années, affectée depuis deux ans aux affaires familiales dans un grand tribunal de banlieue parisienne[15] :

J’essaie de voir comment ça fonctionnait avant la séparation. Un père ou une mère – mais plus souvent c’est les pères – qui travaillait 12 heures par jour, qui s’occupait jamais de ses enfants, qui n’était là que pour les loisirs, le week-end, et qui, tout d’un coup, me dit : « je veux une résidence alternée », je vais avoir beaucoup plus de difficultés à lui accorder avec en face une mère qui dit : « mais moi j’ai toujours travaillé à temps partiel, pour qu’il puisse travailler à temps plein. Et du coup, je ne travaille pas le mercredi, je sors tôt, j’ai pas fait carrière parce que je me suis consacrée aux enfants et donc c’est toujours moi qui me suis occupée du quotidien, des enfants, de l’école, etc. » C’est vrai que j’aurais du mal à mettre une résidence alternée. Alors que le papa qui s’est toujours beaucoup investi, qui va chercher son enfant chez la nounou à tour de rôle avec la mère, qui fait les bains, qui donne le biberon, autant que la mère, parce que lui aussi s’est arrangé pour se rendre disponible et où on voit qu’il s’est autant investi, pas seulement affectivement mais aussi au quotidien, avec la mère, eh ben, c’est vrai que je vais peut-être plus tendre à mettre la résidence alternée.

Au cours de notre enquête, nous n’avons rencontré aucun juge hostile par principe à la résidence alternée. En revanche, magistrates et magistrats nous ont rappelé le pragmatisme de leurs décisions, selon les demandes et les pratiques antérieures des pères et des mères justiciables. Le principe de coparentalité mis en oeuvre par les professionnels de la justice reconnaît plusieurs formes d’implication paternelle : mais cette paternité décisionnaire (autorité parentale), extra-quotidienne (droit de visite) et économique (pension alimentaire) n’infléchit pas la division sexuée du travail dans les couples. Dans la grande majorité des situations, c’est la formule dite classique – « résidence chez la mère / droit de visite et d’hébergement au père un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires » – qui s’impose, reproduisant la division sexuée du travail parental dans les couples unis : aux mères, la prise en charge au quotidien, aux pères, les sorties en fin de semaine, les vacances et le contrôle discontinu du travail éducatif.

Les conditions sociales de la résidence alternée

Dans quelles conditions les configurations familiales échappent-elles à cette division habituelle du travail parental ? En examinant les situations dans lesquelles une résidence alternée est effectivement ordonnée par la justice, nous monterons que celles-ci dépendent de l’âge des enfants et surtout de la position sociale de leurs parents.

Le jeune âge des enfants : un frein à la résidence alternée

Le jeune âge apparaît comme une limite claire à la mise en place d’une résidence alternée. Dans notre base de dossiers, seule une décision de résidence alternée (sur 38, pour un total de 275 ordonnances fixant la résidence d’enfants) concerne un enfant de moins de trois ans. Dans cette catégorie d’âge, toutes les autres décisions (soit 23) ont confié les enfants à leur mère. Ces chiffres concordent avec les données nationales : en 2007, 90 % des enfants de moins de deux ans résident chez leur mère à la suite du divorce de leurs parents (Lermenier et Timbart, 2009).

De telles décisions sont à analyser, une nouvelle fois, au regard de la prise en charge des très jeunes enfants. Dans un grand nombre de couples, les soins aux nourrissons relèvent de la sphère de compétences féminines, dans le prolongement de la grossesse et parfois de l’allaitement (Gojard, 2010). Lorsque les pères s’occupent de leur bébé, c’est rarement seuls, mais plutôt en collaboration ou en alternance avec les mères (Bauer, 2006). En somme, dans la prime enfance, les inégalités entre hommes et femmes sont encore plus marquées que pour les enfants plus âgés : le temps parental des pères est trois fois moins long que celui des mères (Devreux, 2004 : 63). Le financement public de congés parentaux jusqu’aux trois ans de l’enfant, pris par les mères à 98 % (Math et Meilland, 2004), tend d’ailleurs à renforcer cette asymétrie. Surtout, pour cette catégorie d’âge, les normes de prise en charge, relayées par les parents comme par les professionnels, confortent cette division du travail parental.

Au tribunal, la pratique de la résidence chez la mère est d’autant moins discutée que l’enfant est jeune, certains pères allant jusqu’à s’approprier les discours psychologiques mettant en garde contre la résidence alternée. Même dans les cas peu fréquents où le père demande au tribunal de s’occuper davantage de ses enfants, la division sexuée du travail (professionnel et domestique) se combine avec la norme psychologique du maternage des jeunes enfants pour disqualifier la résidence alternée. Non seulement le père est moins disponible que son ex-femme pour s’occuper des enfants, mais il admet lui-même qu’il est peut-être moins indispensable auprès du plus jeune que cette dernière.

L’argument de l’âge, cependant, cesse rapidement : c’est même lorsque l’enfant le plus jeune de la fratrie a moins de six ans que la résidence alternée est la plus fréquente au sein de notre échantillon. Les données nationales confirment la jeunesse des enfants en résidence alternée. En 2003, les trois quarts des enfants concernés par cette mesure ont moins de 10 ans, avec une médiane située à 5 ans et 8 mois (Moreau, Munoz-Perez et Serverin, 2004).

S’accorder pour alterner : une pratique de classes moyennes et supérieures bi-actives

Pour comprendre les décisions de garde alternée, il faut donc se tourner vers les caractéristiques de leurs parents. C’est principalement dans le cadre des procédures non contentieuses, dans lesquelles les justiciables se mettent d’accord sur les conséquences de leur rupture, que la résidence alternée a des chances d’être mise en place. Elle est ainsi adoptée dans un quart des 66 dossiers de consentement mutuel que nous avons analysés[16], contre un peu plus d’une fois sur dix parmi l’ensemble des 275 jugements consultés. Ce résultat est bien connu : l’accord des parents facilite l’alternance de la résidence des enfants. Nous voudrions souligner ici les contours sociaux spécifiques de cette pratique, qui concerne surtout les classes moyennes et supérieures bi-actives.

En effet, par rapport à la population dans son ensemble, les hommes et les femmes appartenant aux professions intermédiaires, cadres et professions intellectuelles supérieures sont surreprésentés dans les consentements mutuels et sous-représentés dans les autres procédures. Ainsi, dans notre base de dossiers, plus de la moitié des pères divorçant par consentement mutuel appartiennent aux classes moyennes et supérieures, contre seulement un quart dans les procédures contentieuses. Du côté des femmes, ces disparités en termes de professions et les catégories socioprofessionnelles (PCS) se doublent de différences quant au taux d’activité : les femmes divorçant par consentement mutuel ont presque toutes une activité professionnelle (61 sur 66), quand un quart des femmes engagées dans un divorce contentieux (17 sur 66) sont au foyer ou au chômage. En d’autres termes, vingt ans après la recherche d’Irène Théry, « les inégalités sociales face au modèle du bon divorce négocié » (1993 : 252) demeurent significatives.

Requérant la capacité des parents à collaborer régulièrement, la résidence alternée décidée par une procédure de consentement mutuel constitue le parachèvement du divorce négocié. Ce modèle présente une forte sélectivité sociale : les parents qui y recourent sont en grande majorité actifs, membres des classes moyennes et supérieures et dotés d’emplois stables. Parmi les 66 divorces par consentement mutuel étudiés, ce sont près de la moitié des pères de classes moyennes et supérieures (13 sur 30) qui recourent à la résidence alternée, contre 1 père sur 10 parmi les hommes de catégorie populaire (2 sur 21)[17]. L’aspiration des pères à s’occuper de manière quotidienne des enfants est corrélée à leur position professionnelle[18], mais c’est bien l’implication professionnelle de leur ex-conjointe qui rend acceptable, voire souhaitable, un tel choix. Une seule des 16 femmes ayant signé une convention de divorce incluant une résidence alternée est inactive, toutes les autres occupant un emploi stable (à durée indéterminée ou dans la fonction publique) à plein temps.

L’institutionnalisation de la résidence alternée ne suffit donc pas à décréter l’égalité entre parents séparés. C’est plutôt au sein des couples relativement égalitaires du point de vue de l’activité professionnelle que la dissymétrie des rôles parentaux a des chances d’être moindre, de sorte que la résidence alternée peut sembler possible au moment de la dissolution du couple. Si ce mode de prise en charge peut permettre aux femmes engagées dans une carrière professionnelle de poursuivre celle-ci, l’expérience des pères au cours de la vie commune est essentielle, quand il s’agit de se projeter seul avec ses enfants. Du point de vue du partage du temps parental, les inégalités sont moins importantes lorsque le père est diplômé de l’enseignement supérieur et lorsque la mère contribue significativement aux revenus du ménage (Brugeilles et Sebille, 2009 : 25). On sait également que dans les PCS « professions intermédiaires » et « cadres », les hommes ont plus souvent des emplois du temps, certes chargés, mais plus souples que les ouvriers et employés (Lesnard, 2009), permettant de réguler l’intensité de leur activité professionnelle selon l’alternance de leurs enfants à leur domicile. De surcroît, la résidence alternée coûte cher, parce qu’elle suppose deux logements suffisamment spacieux pour y accueillir des enfants et dotés d’équipements en double (des meubles aux jeux, en passant par les vêtements). On comprend ainsi mieux pourquoi le revenu moyen des pères pratiquant la résidence alternée les situe parmi les 20 % des Français les plus aisés (Moreau, Munoz-Perez et Serverin, 2004). Les préoccupations économiques ne sont pas absentes au moment de décider où vivront les enfants. Au cours des audiences, des pères sont soupçonnés de demander une résidence alternée pour ne pas payer de pension. Effectivement, en France, la résidence en alternance constitue le principal argument mobilisé par les JAF pour justifier l’absence de contribution alimentaire (Rebourg, 2011). Ce mode de garde ne règle donc pas la question des inégalités économiques entre hommes et femmes après la rupture, de même qu’elle ne conduit pas forcément à l’égalisation de la prise en charge des enfants. Dans les classes moyennes et supérieures, les pratiques d’alternance se traduisent par des responsabilités éducatives et financières plus importantes pour les mères que pour les pères (Cadolle, 2008, 2011).

Enfin, au nombre des conditions favorisant la résidence alternée figure la proximité des domiciles des deux parents, qui permet la scolarisation des enfants dans la même école. Parmi les cas de résidence alternée rassemblés au sein de notre base de dossiers, les situations où les parents habitent dans des départements différents sont rares (3 cas sur 37), et les parents ont établi leur domicile dans la même commune plus fréquemment que lorsque la garde est confiée à la mère. Il s’agit donc de parents qui réussissent à rester géographiquement proches, y compris en cas de changement professionnel ou de remise en couple – une condition exigeante, en particulier lorsque la résidence alternée se prolonge. Confort résidentiel et stabilité professionnelle vont donc de pair pour favoriser la mise en place d’une résidence alternée : les parents qui pratiquent la résidence alternée ont plus souvent un emploi stable et (relativement) rémunérateur que ceux qui optent pour d’autres modes de garde, et ils ont des logements plus spacieux (Brunet, Kertudo et Malsan, 2008).

Cet ensemble de facteurs, du côté des femmes comme du côté des hommes, à la maison comme au travail, favorise l’appropriation de la résidence alternée parmi les couches favorisées de la population, tout en la limitant du côté des classes populaires.

Dans les classes populaires : des difficultés accrues pour la résidence alternée

On sait déjà que les catégories populaires sont sous-représentées dans les procédures de divorce par consentement mutuel, mais surreprésentées dans les procédures contentieuses, moins favorables à la mise en place d’une résidence alternée. On sait également que les bénéficiaires de l’aide juridictionnelle sont moins nombreux parmi les parents qui recourent à la résidence alternée (13 % contre 30 % pour l’ensemble des procédures familiales) (Brunet, Kertudo et Malsan, 2008). Les ouvriers et les employés obtiennent-ils plus rarement la résidence alternée parce qu’ils la demandent moins souvent ? La réponse est oui en ce qui concerne les divorces : dans les procédures contentieuses, les pères des classes populaires demandent deux fois moins souvent la résidence (exclusive ou alternée) que les hommes des couches moyennes et supérieures (6 cas sur 41 contre 6 cas sur 21)[19].

La mobilisation des pères des classes populaires pour la prise en charge quotidienne de leur(s) enfant(s) achoppe en fait sur plusieurs obstacles. D’abord les horaires de travail décalés, d’autant moins propices à l’attribution de la résidence que les ex-compagnes de ces hommes peuvent faire valoir leur disponibilité pour s’occuper des enfants, du fait de la moindre emprise du temps de travail professionnel sur leur emploi du temps. Dans notre base de dossiers (procédures contentieuses de divorce et de séparations de couples non mariés), près des deux tiers (85 sur 137) des ex-conjointes de pères ouvriers ou employés ne travaillent pas à temps plein ou ont des contrats de travail temporaires (CDD, intérim, stages…). Par ailleurs, il peut paraître difficile à ces femmes, gagnant de petits revenus, de se passer de l’apport – fût-il modeste – de la contribution alimentaire des pères. Or dans les cas de résidence alternée, cette dernière est inexistante dans 70 % des décisions (Moreau, Munoz-Perez et Serverin, 2004).

Par ailleurs, certains de ces pères vivent dans des conditions précaires de logement (hébergement par un tiers, petitesse de la résidence, etc.), qui peuvent être considérées comme rédhibitoires à une prise en charge régulière des enfants.

Dans cette affaire archivée en 2007 au tribunal d’une ville moyenne de province[20], les conditions géographiques et éducatives pour une résidence alternée semblent réunies : les trois enfants ont entre 8 et 12 ans, et les parents vivent dans la même ville. La mère travaille comme aide à domicile à 80 % : elle demande la résidence habituelle. Le père, lui, souhaite une résidence alternée. Mais il est gardien d’immeuble, et vit dans sa loge équipée seulement d’un bureau et d’un canapé. En l’absence de chambre et de lit pour les enfants, constatée au cours d’une enquête sociale, la juge accorde la résidence à la mère.

De surcroît, quand le temps paternel est en fait délégué à des tiers, le plus souvent des femmes de la parenté proche (mère ou nouvelle conjointe du père)[21], les mères peuvent remettre en cause les conditions de prise en charge des enfants.

Les parents qui comparaissent devant la juge Catherine Blanchard[22] ont déjà une longue histoire judiciaire : le premier jugement relatif à la résidence de leur fille, alors âgée de deux ans, a été rendu sept ans plus tôt. Dès la séparation, le père, propriétaire d’un café-restaurant avec ses parents, a manifesté sa volonté de s’impliquer auprès de sa fille. La mère s’y est d’abord opposée au nom « des horaires et du travail du père », proposant un droit de visite et d’hébergement classique. Selon le premier jugement, la mère s’inquiétait plus exactement de la prise en charge de sa fille par sa grand-mère paternelle, « dans le local à côté du bar, dans une atmosphère enfumée et bruyante ». Cet argument n’a toutefois pas porté : une enquête sociale a finalement permis de déterminer que la contribution de la grand-mère était bénéfique à l’enfant et a encouragé la juge à fixer une résidence alternée, qui s’est avérée pérenne.

Pour comprendre les quelques cas où la résidence chez la mère ne va malgré tout pas de soi dans les classes populaires, il faut analyser plus finement les positions sociales respectives des pères et des mères. L’hétérogénéité interne des classes populaires, étroitement liée à la division sexuée du travail (et manifeste dans la configuration « homme en CDI, femme avec emploi précaire »), peut peser de tout son poids lorsque les parents se séparent. En fait, les mères de classes populaires ne sont pas toujours reconnues capables, par les pères et la justice, d’assumer leur rôle classique de prise en charge des enfants. Dans le cas du cafetier évoqué ci-dessus, c’est bien parce que son ex-conjointe connaît, après la naissance de sa fille, des difficultés à la fois psychologiques (dépression, anorexie) et professionnelles (travail temporaire, échec à un concours de la fonction publique) que la solution de la résidence alternée finit par l’emporter.

De manière générale, les classes populaires sont davantage soumises que les classes supérieures à la surveillance des institutions. Significativement, alors que les enquêtes sociales et expertises médico-psychologiques sont relativement peu fréquentes dans les dossiers de séparation conjugale (16 % des dossiers contentieux impliquant des enfants dans notre base), elles concernent quasi exclusivement des justiciables de classe populaire (Minoc, 2012). Et au sein de ces « couples », les femmes, demandant le plus souvent à s’occuper de leurs enfants, sont davantage contrôlées : le regard judiciaire s’immisce dans de nombreux aspects de leur vie privée (suivi scolaire, pratiques alimentaires, cadre de vie, voire sexualité). Pour les hommes, il en reste le plus souvent aux comportements économiques, du fait de leur assignation fréquente comme pourvoyeur de ressources[23].

Ainsi, comme l’ont montré les travaux sur les déviances féminines (notamment Cardi, 2007 ; Serre, 2009), les mères mises en cause dans leur capacité à prendre en charge leurs enfants appartiennent principalement aux classes populaires. En de telles situations, la résidence alternée n’apparaît guère comme une solution viable. En revanche, la résidence exclusive au père, généralement improbable, peut alors devenir envisageable. Toutes procédures confondues, les pères ouvriers et employés demandent aussi souvent la résidence exclusive que la résidence alternée, alors que les pères des classes moyennes et supérieures privilégient clairement la deuxième option[24]. Lorsqu’il y a désaccord sur la résidence, la délégitimation de ces mères par leurs ex-conjoints (ou leurs avocats, voire leur entourage, sous la forme de témoignages écrits) passe par le récit d’anecdotes où la mère apparaît comme une mauvaise éducatrice. Ces cas de figure peuvent concerner des situations considérées comme « extrêmes », où l’enfant est mis en danger par sa mère ayant des problèmes psychiatriques, d’alcoolisme ou de toxicomanie. Dans de tels cas, le juge des enfants peut également être saisi et mettre en place une assistance éducative.

Bien qu’ils constituent l’antithèse des arrangements majoritaires, ces cas ne remettent pas en cause notre thèse : dans les configurations parentales fortement inégalitaires, où les parents n’ont pas l’expérience préalable du partage des responsabilités quotidiennes, la rupture n’est guère propice à l’égalisation des charges parentales.

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Sans avoir été érigée en catégorie psychologique orientant la décision judiciaire – comme elle a pu l’être en Amérique du Nord dans les années 1970 (Goldstein, Freud et Solnit, 1973) –, la valorisation du primary care giver – la mère, le plus souvent – apparaît encore opérante au moment où les couples se séparent. En d’autres termes, pour étudier les appropriations d’un mode de prise en charge des enfants officiellement égalitaire, rappeler les inégalités de genre, articulés aux rapports sociaux de classe, qui continuent de structurer les couples, est bel et bien indispensable.

On remarque ainsi que les dispositifs promus depuis une dizaine d’années – résidence alternée, bien sûr, mais aussi allègement des divorces « non conflictuels » par la loi du 26 mai 2004 – sont principalement appropriés par les couches moyennes et supérieures. Du côté des classes populaires, le contrôle social accru exercé par l’institution judiciaire encourage certes l’implication des pères (par l’autorité parentale conjointe, l’exercice du droit de visite et d’hébergement et le versement de la pension alimentaire), mais celle-ci apparaît encore souvent minimale, bien éloignée en tout cas de l’égalité de la prise en charge des enfants par les pères et les mères. Il faut dire que ces dispositifs ont pour références des configurations conjugales et professionnelles – double activité des couples, emplois stables et à temps plein – qui se trouvent fragilisées par la précarisation de la société salariale.