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Introduction

En 1995, étudiant l’évolution du discours de légitimation de la régulation sociale au Canada (du rapport Marsh au rapport Axworthy), Beauchemin, Bourque et Duchastel soulignent : « Bien qu’elle paraisse renouer avec le primat libéral […] et, en cette fonction, rompre avec l’objectif providentialiste […], [la régulation néolibérale] n’en maintient pas moins la dominance du droit et de la sphère publique dans la gestion des problèmes sociaux » (1995 : 44). Tel n’est plus le cas depuis l’adoption de deux réformes présentées dans la fameuse loi omnibus du Plan d’action économique du gouvernement Harper en 2012-2013 : celle portant sur les droits et devoirs des prestataires de l’assurance-chômage[1] et celle sur la création d’un nouveau tribunal de la sécurité sociale.

La réforme de l’assurance-chômage a modifié la notion d’« emploi convenable » que doivent respecter les chômeurs, selon leur fréquence de recours aux prestations[2], pénalisant ainsi les travailleurs précaires et saisonniers. La création de nouvelles procédures de contestation et d’appel, faite au nom de la réduction « des formalités administratives » et du « fardeau administratif pour les demandeurs et les bénéficiaires » (Finances Canada, 2012 : 307), a consisté à fusionner les dispositifs de recours concernant l’admissibilité aux principaux programmes sociaux gérés directement par l’État fédéral canadien, soit le Régime des pensions, la sécurité de la vieillesse et l’assurance-chômage. Ce volet, qui semble se traduire par des économies effectives, mais faibles (de l’ordre de 25 M$ selon le gouvernement Harper ; voir Arruda, Gallié et Corriveau, 2014 : 24), s’accompagne d’une importante complexification des démarches à mettre en oeuvre de la part des chômeurs, qui aboutit le plus souvent à les priver de l’exercice de ce droit ou à les décourager d’entamer les procédures.

La réforme de l’assurance-chômage a fait l’objet de vifs débats parmi les parlementaires ; ces derniers se faisant ainsi l’écho des protestations et des mobilisations intervenues dans les différentes régions du Canada, et en particulier au Québec. La dégradation de la notion d’« emploi convenable » associée à la partition des chômeurs et la redéfinition de la démarche raisonnable d’emploi ne conduisaient pas seulement à exercer une forte pression à la baisse sur les salaires, mais bien à mettre fin au caractère redistributif de l’assurance-chômage au profit des régions touchées par des taux de chômage plus élevées en raison du caractère saisonnier des principales activités de ces régions.

En revanche, la création du nouveau Tribunal de la sécurité sociale (TSS) a été peu commentée et contestée, si ce n’est par les mouvements de défense des droits des chômeurs. Or, cette mesure, qui ne va pas être abolie par le nouveau gouvernement libéral[3], promeut l’informalisation de l’État au sens où le droit social s’évanouit au profit d’une intervention autoritaire. Dit autrement, si la réforme de l’assurance-chômage contribue à pousser les chômeurs à accepter les conditions du marché, la création du TSS concourt à ce que le pouvoir d’État, i.e. sa violence légitime, soit approprié ou domestiqué par une minorité politique au profit d’un projet qui s’inspire de ceux des gouvernements Thatcher et Reagan et de leurs maitres en économie, Hayek et Friedman (Jeffrey, 2015).

L’informalisation de l’État dans les pays du Nord apparait ainsi comme le prolongement d’une intervention active pour promouvoir de nouveaux arrangements régulés par le marché. Cette analyse rejoint celle d’autres auteurs selon lesquels les processus de remarchandisation résultent non d’un retrait de l’État, mais au contraire d’une transformation de son rôle (Jessop, 2002; Slavnic, 2010 ; Lesemann, 2015). Souligner l’intervention active et même autoritaire de l’État (Peck, 2001) pour transformer les régulations du travail et de l’emploi permet de mettre en évidence le caractère systémique de l’informalisation de l’économie, que les États tolèrent ou même stimulent (voir notamment Lautier, 2004 et Portes et al., 1989). Dans les pays industrialisés, les États interviennent en dérèglementant les conditions de la concurrence et en fermant les yeux sur la façon dont des filières d’activités recourent, pour se restructurer, à des formes atypiques d’emploi, en particulier au travail dit autonome, et au travail clandestin[4]. L’informalisation apparait dès lors comme le résultat et le moyen de gérer des conflits structurels entre les nouvelles orientations de l’économie, en particulier les nouvelles formes d’accumulation du capital, et les anciens modes de régulation (Portes et al., 1989 ; Sassen, 1997 ; Jessop, 2002 ; Slavnic, 2010).

L’informalisation du droit social au Canada peut être analysée dans ce cadre comme un moyen complémentaire de gérer ce conflit, en rendant inopérant ce qui subsiste des anciennes protections contre la dégradation du marché du travail. C’est le type de stratégie mobilisée par le gouvernement Harper, soucieux de défaire ce qui peut soutenir « une dissidence organisée » (Jeffrey, 2015 : 42) et de restreindre la portée des programmes de l’État-providence, considérés comme des droits inacceptables car nuisant à la responsabilité individuelle (Jeffrey, 2015).

Le propos de cet article consiste cependant à souligner que ces réformes s’insèrent dans un nouveau paradigme guidant, dans les pays industrialisés, les réformes de l’État-providence et remettant en cause la notion de droit social (Siegel, 2004). Pour l’exposer, nous commençons par décrire comment la réforme des procédures d’appel informalise le recours au droit social, c’est-à-dire le fait de dépendre de décisions arbitraires et de provoquer un allongement des délais incompatible avec la fonction d’une assurance-chômage, qui est de prémunir le travailleur contre une perte de revenus afin de ne pas être obligé d’accepter n’importe quel emploi aux conditions du marché. Nous montrons ensuite en quoi les réformes de l’assurance-chômage s’inscrivent dans une visée politique qui n’est pas spécifique au gouvernement Harper, même si celui-ci en accentue des traits ; le projet est de transformer l’État-providence pour qu’il soutienne le développement d’une économie de services fondée sur la connaissance[5] (Jessop, 2002 ; Palier, 2008). Cette perspective, qui réoriente les dépenses selon une perspective d’« investissement social » (Siegel, 2004 : 16), conforte l’intervention de l’État « pour accroitre les probabilités de profits futurs » tout en délégitimant les dépenses sociales effectuées pour lutter contre les inégalités et la pauvreté « ici et maintenant » (Jenson, 2009 : 450). Nous concluons par une discussion sur la façon dont l’absence de contre-discours cohérents face au nouveau paradigme orientant les réformes contribue à teinter de corporatisme l’action de groupes auparavant reconnus par l’État-providence de type keynésien et à rendre invisible le retrait de leurs droits sociaux, puisque ce sujet ne constitue plus un enjeu ou un problème public (au sens de Gusfield, 1981).

L’informalisation du recours au droit social

Après un bref rappel des raisons pour lesquelles un chômeur peut contester un refus de versement des prestations, cette section présente les procédures de révision et d’appel, et ce qu’elles signifient pour les chômeurs en termes de démarches à mener et de délais, avant et après la réforme des procédures de révision et d’appel. Les données proviennent de l’observation participante réalisée par le MAC au cours des années (voir encadré méthodologique).

La situation avant la réforme des procédures de révision et d’appel

Depuis les réformes entamées en 1990 pour restreindre les conditions d’éligibilité à des prestations d’assurance-chômage, une personne sans emploi éligible aux prestations[6] peut avoir besoin de contester des décisions de l’Administration pour trois principales raisons : du fait des interprétations erronées de la Loi et du Règlement fournies par la Commission de l’assurance-emploi[7] dans le Guide de la détermination de l’admissibilité (GDA) distribué aux fonctionnaires ; du fait d’une interprétation défavorable au chômeur des circonstances qui l’ont conduit à perdre son emploi ; enfin parce que le fonctionnaire a considéré que le prestataire ne respecte pas les conditions pour continuer à percevoir ses allocations.

Par exemple, dans le premier cas, malgré les restrictions des conditions de recours, une personne qui quitte son emploi pour s’occuper d’un proche au seuil de la mort peut percevoir une allocation ; des fonctionnaires prennent cependant des décisions de non-admissibilité (à distinguer de la notion d’exclusion) au motif que cette personne n’est pas à la recherche active d’emploi (condition pour percevoir une allocation). Dans le deuxième cas, on parle d’une personne qui est licenciée pour faute grave et qui n’est donc pas éligible, à moins qu’elle puisse démontrer qu’il n’y a pas eu faute grave ; il faut donc qu’elle demande une révision de son dossier ou fasse appel. Dans le troisième cas, il peut s’agir de prestataires qui n’auraient pas répondu à un avis de convocation de la Commission ou d’Emploi-Québec, ou qui auraient refusé un emploi considéré convenable (selon les règles, ou l’interprétation des fonctionnaires) ou, encore, qui se seraient abstenus d’y postuler ; un recours s’avère donc nécessaire si le chômeur s’estime abusivement sanctionné. Le Mouvement Action Chômage (MAC) a ainsi accompagné dans ses démarches une chômeuse privée de ses prestations faute de n’avoir pas pu être rejointe deux jours de suite par téléphone par un agent de la Commission ; or, cette chômeuse participait à une formation donnée par Emploi-Québec sur recommandation de la Commission !

Avant la réforme des procédures d’appel, opérationnelle depuis le 1er avril 2013, le MAC (ou d’autres organisations de chômeurs et des avocats) avait la possibilité d’intervenir rapidement auprès du Conseil arbitral et, par exemple, en ce qui concerne les décisions d’admissibilité, d’obtenir en moins d’un mois de casser les interprétations restrictives tirées du GDA. Une personne qui voulait contester une décision défavorable devait en effet simplement manifester cette intention à la Commission de l’assurance-emploi, oralement ou par écrit, sans aucune formalité particulière. Dès qu’un agent prenait acte qu’un citoyen n’était pas satisfait d’une décision, il enclenchait le processus d’appel sans autre formalité. La Commission pouvait dès lors, et de sa propre initiative, réviser le dossier et changer la décision en faveur du prestataire s’il était évident que la décision initiale était mal fondée. Si la décision n’était pas renversée, le processus d’appel s’enclenchait et une audition devant le Conseil arbitral était alors fixée dans un délai d’environ 30 à 45 jours. Le dossier d’appel, contenant l’ensemble des faits pertinents à la cause, était automatiquement transmis à l’appelant avant l’audition. Ce dossier était également remis aux trois membres du Conseil arbitral chargés d’entendre la cause. Ces membres étaient issus de la communauté et avaient développé une expertise en matière d’assurance-chômage reconnue par l’ensemble des intervenants.

À la suite de la tenue de l’audition d’appel, une décision était habituellement rendue le jour même et la très grande majorité des appelants la recevait moins d’une semaine après l’audition. Pour les dossiers traités par le MAC entre 2008 et 2012, soit les cinq dernières années d’activité complètes du Conseil arbitral, le délai moyen entre le dépôt d’un appel et la réception de la décision du tribunal était de moins de 50 jours.

La situation après la réforme

La réforme a transformé le recours pour faire respecter les droits aux prestations en un parcours d’obstacles coûteux en énergie et en temps : les premières estimations du MAC font état de délais de traitement qui sont passés de 30 à 50 jours en moyenne à un minimum de 250 jours (au moins cinq fois plus) entre le moment où le chômeur conteste une décision et le moment où la procédure aboutit en appel. Entre-temps, les personnes ont le plus souvent repris l’emploi qui se présentait, aux caractéristiques souvent inférieures à l’emploi occupé et même parfois en dessous des normes d’« emploi convenable » prévues par la réforme du gouvernement Harper, faute de revenus de substitution. Une fois la procédure achevée et que ces personnes ont, le plus souvent, obtenu gain de cause, leur victoire est hautement symbolique car, ayant repris un emploi, elles ne peuvent souvent percevoir la prestation ; elles ne peuvent non plus démissionner pour se chercher un meilleur emploi, puisqu’une telle démission leur ferait perdre tout droit à prestations.

De plus en plus souvent, les personnes renoncent même à faire des démarches. Cet aspect est encore difficile à évaluer, faute de données suffisantes (Arruda, Corriveau et Gallié, 2014). Mais le MAC rencontre désormais presque chaque semaine des personnes qui pourraient être admissibles aux prestations et qui décident pourtant de ne pas déposer de demandes. Les raisons de cet allongement excessif des délais, et du découragement qui s’ensuit, résultent de la façon dont sont dorénavant organisées les procédures de révision et d’appel.

Tout d’abord, malgré les importantes modifications de procédures qui sont intervenues, les chômeurs ne sont plus mis systématiquement au courant des démarches qu’ils doivent entreprendre. Or, après avoir reçu une décision négative qu’elle désire contester, une personne doit dorénavant (dans les trente jours) remplir le formulaire officiel de demande de révision, sans quoi la procédure de révision (des interprétations erronées ou de contestation de la non-admissibilité) ne pourra être enclenchée. La personne doit ensuite faire aussi une demande formelle d’accès à l’information pour être en mesure de recevoir le dossier sur lequel la Commission s’est basée pour rendre la décision. Le délai moyen pour recevoir ce dossier est d’environ cinq semaines. Tant qu’elle ou son représentant n’a pas reçu ces informations pertinentes, il lui est difficile d’argumenter avec la Commission, au risque, sinon, « de s’incriminer soi-même », c’est-à-dire de rajouter un motif (Arruda, Gallié et Corriveau, 2014 : 15). Selon les données du MAC, lors des deux premières années d’application de ce nouveau processus, le délai moyen entre le dépôt de la demande de révision et la réception de la décision révisée de la Commission a été de plus de 70 jours — soit 20 jours de plus que le délai total de l’ancienne procédure de révision.

Le parcours d’obstacles ne s’arrête pas là. Si, après cette première étape qui relève du processus de révision, la décision de la Commission reste négative, la personne peut déposer un appel à la division générale du Tribunal de la sécurité sociale (TSS) créée par la réforme, en remplacement du Conseil arbitral. Elle doit alors s’assurer de remplir correctement le formulaire d’appel dans un délai de 30 jours. Entre le dépôt d’un appel au TSS et la réception d’une décision, le délai moyen est de plus de 6 mois (180 jours) pour l’ensemble des dossiers traités par le MAC pendant les deux premières années du TSS.

Si le formulaire de demande d’appel n’est pas correctement rempli, l’administration du TSS enverra une lettre à l’appelant lui demandant de corriger rapidement la situation sans quoi l’appel pourrait être considéré comme ayant été déposé en retard. Il est à noter que cette lettre est le plus souvent envoyée après l’expiration du délai d’appel de 30 jours. Dans ce cas, l’appelant doit alors expliquer par écrit les motifs du retard pour convaincre le Tribunal de proroger le délai d’appel, même s’il avait effectivement déposé son appel dans le délai prescrit. À titre d’exemples, l’administration du TSS a considéré l’appel comme ayant été déposé en retard et a exigé de la personne appelante une lettre explicative parce que : a) un numéro de téléphone n’était pas indiqué (la personne n’avait pas de téléphone) ; b) la copie de la décision de la Commission n’avait pas été jointe à l’appel (et pour cause : l’information de la décision négative de la Commission avait été donnée par téléphone, comme souvent). Le temps d’attente avant de savoir si l’administration du TSS accepte un appel hors délai est en moyenne de plus de 90 jours.

Le délai d’appel, qui varie au total entre 250 (70 + 180) et 340 jours (250 + 90), peut encore s’allonger car le TSS a également le pouvoir de refuser la procédure d’appel s’il considère faibles les chances de succès (article 22 du Règlement[8]). Il faut alors tenter de le convaincre que les chances sont bonnes et qu’une audience est nécessaire. La présidente du TSS (rencontrée par le MAC le 26 novembre 2014) avait justifié cette disposition en mentionnant qu’elle ne serait utilisée que dans des cas où il n’existe aucune ambiguïté : en évitant de consacrer une audience à ce genre de dossier perdu d’avance, on utilise les ressources plus efficacement pour ceux qui « méritent » une audience. Elle a donné l’exemple d’un appelant qui contesterait un refus de prestations parce qu’il n’a pas le nombre d’heures travaillées requises. Or, dans les quatre dossiers où le MAC a eu à traiter des questions de rejet sommaire, tous portaient sur des refus discutables (cas de départ volontaire ou de congédiement pour inconduite). Et après l’intervention du MAC, non seulement le TSS a accordé des auditions, mais les requérants ont obtenu gain de cause.

Outre la complexité de la nouvelle procédure, trois facteurs contribuent à cet allongement des délais ou à l’engorgement du TSS : le manque de moyens alloués, d’une manière générale, à la fonction publique fédérale (Jeffrey, 2015) ; l’aggravation des interprétations erronées contenues dans le Guide d’admissibilité à l’assurance-emploi (GDA) et les quotas de récupération des allocations imposés aux fonctionnaires.

L’insuffisance de personnel a été orchestrée par le gouvernement Harper (La Presse Canadienne, 2012). Les agents responsables de l’application de la Loi sur l’assurance-emploi n’ont pas été épargnés : 2 000 postes de fonctionnaires au service des personnes qui font des demandes de prestations ont été supprimés depuis 2012. Les temps d’attente par téléphone pour rejoindre un agent n’ont cessé d’augmenter. Quoique l’objectif fixé par l’appareil administratif soit de régler 80 % des demandes de prestations dans un délai de 28 jours, on apprend dans le Rapport de contrôle et d’évaluation du régime d’assurance-emploi pour 2013-2014 (Gouvernement du Canada, 2015), que le ministère a réglé seulement 69,3 % des demandes dans le délai de quatre semaines. Encore ce chiffre est-il surévalué : le MAC sait que la façon dont le ministère en arrive à ce chiffre est biaisée. En effet, lorsqu’un dossier est complexe et qu’il est difficile d’obtenir rapidement de l’information pour traiter la demande, il est « mis de côté » et la consigne est donnée informellement aux agents de ne pas l’inclure dans les statistiques d’atteinte du délai de 28 jours. Quant au TSS, la simplification administrative a conduit à réduire de 800 à environ 100 le nombre de personnes qui « s’acquittent du travail » et « les audiences en personne ont pratiquement disparu, entre autres » (Bourgault-Côté, 2015 : A6).

Les quotas imposés aux fonctionnaires quant aux montants de prestations à récupérer (comprendre à éviter de verser) contribuent aussi à rendre très fragile l’application d’un droit social. Ainsi, pour atteindre les quotas dans le délai imparti, une agente s’est fait dire par sa supérieure de refuser de payer des prestations à un autochtone victime de harcèlement psychologique parce que celui-ci a peu de chance de contester ce refus considérant qu’il ne connait pas ses droits et qu’il est analphabète (entretien avec le MAC). On constate ainsi que la détermination de l’admissibilité n’est plus fondée sur des considérations de droit, mais bien plutôt sur des considérations d’ordre comptable, où l’atteinte d’une cible arbitraire devient plus importante que la conformité à la norme juridique.

Mais ces mesures que l’on peut qualifier d’informelles et même d’illégales pour les quotas, n’ont pas été introduites par le gouvernement Harper. Ainsi, « l’affaire des quotas » a en fait été rendue publique une première fois peu après la réforme de l’assurance-chômage en 1996 ; un député néo-démocrate avait obtenu un document interne du ministère du Développement des ressources humaines (Bourgault-Côté, 2013), faisant état d’une somme globale à récupérer (612,2 M$ en 1998). Quant aux interprétations restrictives du GDA, elles ont toujours existé même s’il est vrai que les errements se sont aggravés depuis la réforme de 2013[9], alors qu’il n’est plus possible de les faire réviser rapidement. Ces mesures prises dans le contexte du rapport Axworthy et des réformes de l’assurance-chômage et de l’aide sociale effectuées en 1995 et 1996 amènent à revenir sur les orientations qui sous-tendaient ce rapport.

Des réformes cohérentes avec la perspective de l’investissement social et les politiques du marché du travail

Décrié, le rapport Axworthy (1994) ne consistait pas seulement à promouvoir des réductions draconiennes dans les dépenses sociales et l’éducation postsecondaire, mais reformulait le projet providentialiste (Beauchemin, Bourque et Duchastel, 1995). Ainsi, il n’abandonnait pas le souci de s’occuper des plus vulnérables dans la société, mais proposait une nouvelle conception, qui consiste à « permettre à l’individu de réaliser pleinement son potentiel » (ibid. : 37). Cette conception allait (et va toujours) de pair avec l’idée que c’est à l’individu de savoir gérer sa trajectoire sur un marché du travail en mutation, où le chômage est présenté comme structurel c’est-à-dire en partie incompressible. Suivant cette logique, le ministre Axworthy proposait une partition des prestataires de l’assurance-chômage, selon qu’ils y font appel occasionnellement ou fréquemment. Les seconds « verraient fondre les versements qui leur sont actuellement consentis en plus de voir le revenu familial pris en considération dans le calcul des sommes auxquelles ils auraient droit » (ibid. : 30). Il s’agissait de la première tentative pour rendre les travailleurs précaires responsables de leur situation, en arguant de la nécessité de « combattre la dépendance » dont ils feraient preuve en recourant fréquemment à l’assurance-chômage (Campeau, 2001 : 257).

Cette partition a été rejetée en 1996. Mais le gouvernement Harper ne l’a donc pas inventée. Et depuis le rapport Axworthy, la reformulation d’un projet social a poursuivi son chemin. En 1996, la fonction de l’assurance-chômage a été transformée pour lui donner un rôle d’activation des chômeurs, notamment en réservant au financement d’actions de formation une partie des cotisations prélevées sur les employeurs et les salariés. La réforme de 2012-2013 prolonge cette fonction d’activation, en permettant aux prestataires de cumuler la prestation avec les gains liés à la reprise d’un emploi occasionnel (seule la moitié des gains hebdomadaires sont déduits de la prestation) au prétexte que cela faciliterait la réinsertion sur des emplois permanents — ce qui est contredit par les enquêtes de terrain (voir Yerochewski, 2014). Autre aspect important à souligner — parce qu’il concourt à mettre en évidence combien la réforme actuelle s’inscrit dans le paradigme de l’investissement social —, le fait de fournir des revenus de substitution aux parents qui souhaitent prendre soin d’un enfant malade. C’est une mesure contre laquelle on peut difficilement s’élever et, comme la précédente citée, elle a été jugée positive y compris par l’opposition parlementaire. Pourtant, ce n’est pas le rôle d’une assurance-chômage que de financer de telles prestations, sauf si l’on considère que la fonction de la protection sociale est d’investir dans l’avenir en plaçant les enfants au coeur de la rhétorique. « Notre pays veut donner à ses enfants toutes les chances possibles de bien débuter dans la vie » pouvait-on lire déjà dans le rapport Axworthy (1994 : 7).

Du rapport Axworthy au gouvernement Harper, on retrouve ainsi quelques-unes des valeurs de référence de la perspective de l’investissement social, qui convergent autour de trois notions clés tant en Amérique du Nord, où elle s’est d’abord développée, qu’en Amérique du Sud et en Europe : celle de l’apprentissage ou de la formation tout au long de la vie, qui motive l’investissement dans le capital humain ; celle de l’orientation vers le futur ; enfin, celle selon laquelle l’investissement dans les individus contribue à terme à enrichir le bien-être collectif (Jenson, 2012 : 29). Ces valeurs justifient notamment l’activation des prestataires du chômage et de l’aide sociale (qui n’a pas été moins draconienne en Europe, voir Lefresne, 2008, et Palier et Thelen, 2010). À la différence des politiques actives du marché du travail, l’activation ne vise pas à compléter le droit à un revenu de substitution par une action de réinsertion, mais à réduire le nombre de prestataires de ces programmes (Siegel, 2004).

La convergence vers le paradigme de « l’investissement social » est comparable au consensus qui a prévalu au lendemain de 1945 en faveur d’une protection sociale keynésienne destinée à compenser les risques sociaux encourus par les travailleurs dans une économie industrielle (Jenson, 2009 : 447). Elle soutient la marche vers l’économie de la connaissance et les transformations intervenues dans les modalités de gestion de la main-d’oeuvre par les entreprises. La façon dont s’opère la remarchandisation du travail est ainsi à mettre en relation avec ces transformations et les (re) segmentations du marché du travail qui les accompagnent, car ce sont des « institutions complémentaires » (Palier et Thelen, 2010 : 121). Au Canada, comme aux États-Unis, on assiste à une forte dualisation entre les secteurs d’activité offrant de très bons salaires — marketing, finance, ingénierie — et les autres activités de services (y compris, et contrairement à l’idée que l’on se fait de l’économie de la connaissance, celles mobilisant des travailleurs intellectuels rendus précaires), ou du commerce et de l’agriculture, où il est important de limiter le coût du travail, parce qu’elles sont en quelque sorte subordonnées à la production et à la reproduction des activités offrant d’importantes opportunités de profit (Sassen, 2007).

La mise en concurrence avec les travailleurs étrangers temporaires

Avec la réforme de l’assurance-chômage, les prestataires fréquents se retrouvent mis en concurrence directe avec les travailleurs étrangers temporaires (TET), en particulier ceux dits peu spécialisés, dont le nombre a connu une très forte augmentation[10] et qui viennent pourvoir les emplois dans les activités moins valorisées ou aux conditions de travail pénibles. La ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences l’a explicitement indiqué en entrevue à la chaine parlementaire : « [Nous voulons] nous assurer que les McDonald’s de ce monde ne soient pas obligés de faire venir des travailleurs temporaires étrangers pour faire un travail que des Canadiens sur l’assurance-chômage peuvent faire ». Il ne faut pas sous-estimer à ce titre la pression exercée sur les travailleurs précaires : la réforme intervenue en 2012-2013 profite de l’existence de dispositions et d’une jurisprudence très défavorables aux travailleurs de secteurs qui offrent des emplois surtout temporaires[11]. C’est pourquoi les impacts potentiels de la réforme décrits dans cet article sont sans doute sous-estimés[12].

Dans les débats parlementaires, les députés conservateurs ont souligné à plusieurs reprises que les chômeurs seraient avertis en priorité des offres de travail proposées pour les travailleurs étrangers temporaires. Parallèlement, des mesures ont été prises pour limiter la venue de travailleurs étrangers peu spécialisés (Gouvernement du Canada, 2014), après que les conservateurs, depuis leur arrivée au pouvoir, aient considérablement assoupli les contrôles envers les employeurs qui recouraient aux TET (Cornellier, 2014). Plusieurs d’entre eux avaient en effet commencé à licencier des travailleurs canadiens pour les remplacer par des TET, à moindre coût (Radio Canada, 2013). Enfin, le Canada avait été critiqué par l’OIT ainsi que par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (vois l’avis sur la discrimination systémique dans Carpentier et Fiset, 2011), ces programmes muselant ouvertement la main-d’oeuvre[13].

Informalisation du droit et absence d’un contre- discours au paradigme dominant

La réforme du gouvernement Harper et la façon dont elle a été contestée témoignent d’une évolution inquiétante de nos sociétés occidentales, habituellement perçues comme plus démocratiques en ce qui concerne, du moins, le traitement de leurs propres citoyens. Même s’il y a eu contestation de certains aspects de la réforme de l’assurance-chômage, les alliances politiques et sociales qui se sont formées n’ont pas été porteuses d’un langage cohérent, relativement aux droits sociaux, reliant la dégradation de l’« emploi convenable » auquel peuvent prétendre les chômeurs « fréquents » à une critique globale de la transformation de la protection sociale et des politiques du marché du travail. Au Québec en particulier, les principales centrales syndicales se sont engouffrées en 2013 dans une alliance avec des représentants patronaux qui défendaient leurs activités saisonnières, donnant à la campagne contre « le saccage de l’assurance-chômage » une coloration d’alliance nationale contre le gouvernement fédéral plutôt que de mobilisation sur la question sociale. Aucun contre-discours n’a donc émergé dans l’arène publique, qui aurait permis d’associer la réforme des procédures de recours (par la création du TSS) à une remise en cause d’un droit social.

Des analyses pertinentes relatives aux enjeux de la réforme ont pourtant été développées par des groupes de chômeurs en association avec les groupes de défense des prestataires de l’aide sociale et les associations de défense des droits des femmes et de travailleurs à bas salaires et précaires. Ces analyses avançaient que la réforme ne s’attaquait pas seulement aux travailleurs saisonniers (préservés par les restrictions apportées en 1996 à l’assurance-chômage, qui ont surtout eu des effets sur les femmes à temps partiel et les précaires), mais visait à niveler par le bas le marché du travail en dégradant l’accès aux droits — ce à quoi contribuent les TET. Elles faisaient à ce titre le lien avec les réformes concomitantes de l’aide sociale (Yerochewski et al., 2013), que les gouvernements provinciaux ne cessent de réajuster et de resserrer depuis 1996, en fonction des modifications apportées à l’assurance-chômage. Par un effet mécanique, les restrictions à l’assurance-chômage gonflent les demandes d’aide sociale, d’autant plus que la réforme radicale de l’assurance-chômage de 1996 (le taux de couverture a baissé de 80 % à 42 %) a été accompagnée de la suppression du régime canadien d’assistance publique, qui a emporté avec lui le droit sans condition « à un revenu adéquat », tandis que le système fédéral permettant aux assistés de faire appel des décisions disparaissait lui aussi (Virpey, 2008).

L’émergence du nouveau paradigme de l’investissement social et la réforme corrélative des instruments d’intervention de l’État-providence (Jenson, 2012), qui, par le biais des primes au travail ou des crédits d’impôt, conditionnent dorénavant la plupart des prestations à la participation au marché du travail, au montant du revenu et, souvent, au fait d’avoir des enfants (création à la fin des années 1990 de la Prestation nationale pour enfants, sorte de compromis avec les provinces pour remplacer le RCAP) contribuent à légitimer une protection sociale de plus en plus fragmentée et ciblée — ce qui était déjà l’objectif du rapport Axworthy (Beauchemin, Bourque et Duchastel, 1995). Elles contribuent aussi à faire apparaitre comme des défenseurs d’intérêts spécifiques les groupes sociaux que soutenait l’État-providence keynésien pour favoriser l’égalité sociale, et à faire reculer un peu plus les perspectives universalistes qu’alimentait cet ancien paradigme