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Les personnes âgées constituent ce que l’on peut appeler une « clientèle » privilégiée de l’État interventionniste. Historiquement, aux côtés de l’assurance-maladie et de l’assurance chômage, le soutien aux aînés figure en effet parmi les programmes de protection sociale typiques de l’État-providence (Esping-Andersen, 2014). La généralisation des retraites et des pensions de vieillesse en Occident, particulièrement après la Deuxième Guerre mondiale, a conduit à une amélioration majeure des revenus de la population âgée, ce qui a transformé drastiquement l’expérience de la vieillesse (Myles, 1984). Si auparavant le bien-être minimal des aînés dépendait d’oeuvres caritatives et des solidarités familiales, les pensions et retraites leur garantissent désormais une indépendance financière qui « contribue à la décohabitation entre générations et à la volonté des personnes âgées de vieillir chez elles » (Lavoie et al., 2005 : 45-49). C’est dans ce contexte qu’apparaissent au cours des années 60 et 70 les premières orientations publiques en faveur du maintien à domicile, qui gagnent depuis en popularité.

Ce nouveau champ d’action publique se heurte rapidement à des obstacles. Contrairement aux programmes de santé et de retraite relatifs à la vieillesse, le maintien à domicile est inscrit à l’ordre du jour politique alors que se profile déjà à l’horizon la fin de l’âge d’or des trente glorieuses. Autrement dit, ces politiques ont dès leurs balbutiements été placées sous le signe de la rationalisation des dépenses publiques. Plus encore, dans un contexte d’augmentation de la longévité, l’enthousiasme officiel pour le maintien à domicile croît proportionnellement à la menace que la « marée grise » fait peser sur les finances publiques (Reguer et Charpentier, 2008 : 41). Sous cette perspective, l’institutionnalisation des personnes âgées devient intenable et le maintien à domicile apparaît comme une solution susceptible de réduire les coûts de la vieillesse (Ennuyer, 2007 : 162 ; Gimbert et Malochet, 2011 : 117 ; Lavoie et al., 2005). Il existe donc une tension entre un objectif « qualitatif » d’assurer un domicile sain et sécuritaire aux aînés désirant rester chez soi et un objectif « quantitatif » de contrôle, voire de compression des dépenses publiques. Cette tension témoigne des défis pour les États contemporains de poursuivre des politiques sociales en ces temps combinés d’austérité budgétaire et de renversement de la pyramide démographique.

À cet égard, les politiques de maintien à domicile apparaissent un champ d’action privilégié pour étudier le repositionnement de l’État dans la fabrique des politiques sociales contemporaines. Cela est d’autant plus vrai que l’enjeu du maintien à domicile des aînés se situe au carrefour de ce qu’Esping-Andersen (2008) considère comme trois des principaux défis de l’État-providence au 21e siècle : l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, l’instabilité des structures familiales et le vieillissement et la longévité accrue de la population. Tandis que les femmes au foyer et les enfants de familles nombreuses ont représenté tout au long du 20e siècle le « réservoir naturel » de proches aidants pouvant prendre en charge bénévolement les personnes dépendantes, ce contexte a drastiquement changé : le taux d’emploi extérieur et rémunéré des femmes s’est accru considérablement, le nombre d’enfants a diminué et les solidarités familiales, parfois s’étiolent au gré des ruptures ponctuant la vie humaine. Ces nouvelles réalités appellent à une adaptation des politiques publiques. Ainsi, plusieurs pays occidentaux ont adopté différentes mesures extirpant la prise en charge de la petite enfance de la seule sphère privée (famille et marché) pour y introduire un soutien public. Qu’en est-il de la prise en charge de la vieillesse ?

Considérant que le maintien à domicile des personnes âgées est une solution privilégiée par un nombre croissant d’États (Gimbert et Malochet, 2011), cet article propose d’examiner comment ces politiques sociales en pleine expansion s’adaptent (ou pas) aux nouveaux défis sociaux, démographiques et budgétaires contemporains et, de ce fait, d’éclairer ce qu’elles révèlent sur les transformations plus vastes de l’État-providence au 21e siècle.

Cet article constitue le premier moment de la conduite d’une analyse comparée des politiques de maintien à domicile dans différents types d’États-providence, selon la typologie construite par Esping-Andersen (2014). Des observations tirées du Québec (type libéral) et de la France (type conservateur) sont ici articulées de façon à souligner des tendances similaires dans le développement récent des politiques de maintien à domicile malgré des trajectoires nationales distinctes. Notre ambition est toutefois pour le moment analytique et réflexive plutôt que comparative et causale. L’analyse offerte dans les prochaines pages se fonde sur une revue des écrits scientifiques, institutionnels et professionnels, et s’inscrit dans les constats formulés il y a vingt ans par Jacques Roy (1994) et il y a dix ans par Lavoie et ses collègues (2005).

Cette réflexion sur l’évolution des politiques de maintien à domicile s’articule autour de trois angles d’approche. Il s’agit d’abord de dépasser une analyse fondée strictement sur le niveau de dépenses publiques qui y est consacré pour plutôt poser la question : dans quels buts ces dépenses sont-elles effectuées ? Pour ce faire, nous examinerons l’architecture générale de ces politiques, caractérisées par l’ambiguïté des objectifs poursuivis. Ensuite, suivant Gøsta Esping-Andersen pour qui l’État-providence ne peut être compris qu’en tenant compte « de la manière dont les activités de l’État sont coordonnées avec les rôles du marché et de la famille » (2014 : 35), nous relèverons les visions contradictoires quant aux rôles attendus respectivement de l’individu, de la famille et de l’État dans le maintien à domicile des aînés. Enfin, étant donné qu’il existe souvent un décalage entre l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques (Pressman et Wildavsky, 1973), nous nous intéresserons à la prestation terrain des services à domicile. Dans un contexte de rationalisation des dépenses publiques, cette approche « par le bas » des politiques révèle au Québec, comme en France, une mise en place de logiques marchande et industrielle dans la prestation de ces services.

1. Ambivalence de l’État et ambiguïté des objectifs poursuivis

Le maintien à domicile comme champ d’intervention émerge en France en 1962 avec la publication du rapport Politique de la vieillesse (dit rapport Laroque) et au Québec en 1979 avec l’adoption d’une politique sur les services à domicile (SAD) par le ministère des Affaires sociales. Dans les deux cas, le développement de cette nouvelle orientation politique navigue rapidement vers une zone floue quant aux objectifs qu’elle poursuit prioritairement. En effet, dès les années 80 en France et 90 au Québec, les objectifs centraux et officiels (soutenir les aînés désirant rester à domicile et assurer le cas échéant leur qualité de vie) semblent soumis à d’autres, secondaires ou officieux, plus en lien avec l’horizon quantitatif de contrôle du budget public. Ainsi, les dépenses dans les SAD sont recadrées comme un investissement permettant une économie d’argent, d’une part en utilisant les SAD pour créer des emplois et diminuer du même coup le chômage et d’autre part en différant une institutionnalisation des aînés jugée coûteuse (Bourque et Vaillancourt, 2012 : 5 ; Gimbert et Malochet, 2011 : 103).

1.1 Instrumentalisation de ce champ d’intervention comme gisement d’emplois

L’idée est simple : non seulement les SAD peuvent contribuer à la relance de l’emploi par la création de postes d’aide à domicile, mais cela peut aussi générer des économies de coûts en extirpant ces emplois de la fonction publique pour les confier au secteur de l’économie sociale (Bourque, 2009 : 2-3). Plus encore : par les SAD, il s’agit de réinsérer sur le marché du travail une frange bien précise de la population, celle des femmes peu diplômées.

Cette révélation des SAD comme gisement d’emploi s’institutionnalise par la mise en place en France à partir des années 80 et au Québec au cours des années 90 de divers crédits d’impôt et d’allocations monétaires visant à favoriser la solvabilité des ménages, c’est-à-dire à s’assurer que les aînés seront minimalement en mesure d’acheter les services dont ils ont besoin (Bourque et Vaillancourt, 2012 ; Ennuyer, 2007 ; Lavoie, Guberman et Marier, 2014). Ces instruments ont pour effet de créer un marché des SAD et les réorientent ainsi définitivement en dehors du giron public et de ses principes d’universalité et de gratuité des services. Ce processus participe à ce qui est désormais désigné par les pouvoirs publics français comme la « silver écononomie », concept recouvrant l'ensemble des activités économiques liées au vieillissement, « en insistant sur ses retombées économiques plutôt que sur son coût pour la collectivité » (Cazenave, 2016).

Le vieillissement de la population comme opportunité de croissance et de création d’emplois semble avéré dans nos deux cas d’étude. Au Québec, la création en 1997 du Programme d’exonération financière des services d’aide domestique (un soutien finançant l’achat de SAD en fonction des revenus) impulse le développement des entreprises d’économie sociale en aide à domicile, qui employaient en 2012 plus de 6 000 personnes (Bourque et Vaillancourt, 2012 : 5). En France, suite à l’adoption en 2002 de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA, une prestation monétaire visant l’achat de SAD), le nombre de salariés déclarés dans ce secteur a augmenté de 89,2 % entre 2003 et 2008 (Billaud, Trabut et Weber, 2014 : 41-42).

Cet apparent succès est cependant critiqué. D’une part, les emplois créés participent à la sous-valorisation des métiers d’aide à la personne en véhiculant l’idée qu’ils ne requièrent qu’un faible seuil de technicité et qu’ils peuvent être occupées pratiquement par toute personne sans-emploi, en particulier les femmes non qualifiées (Agnès et al., 2012 : 5-6 ; Blanchard, 2007 : 120). D’autre part, cette réinsertion en emploi ne s’accompagne pas d’un rehaussement des conditions de travail. Dans le cas québécois, le consensus dégagé en 1996 lors du Sommet sur l’économie et l’emploi visait explicitement à créer des emplois durables et décents et à lutter contre le travail au noir. Plusieurs relèvent cependant que la dynamique partenariale État-syndicat-tiers secteur qui prévalait alors a plutôt fait place à une dynamique de sous-traitance autorisant le gouvernement à éliminer des services du secteur public et à profiter des faibles coûts du tiers secteur (Bourque et Vaillancourt, 2012 : 5 ; 8 ; Lavoie, Guberman et Marier, 2014 : 17-19).

En France, l’APA a provoqué une augmentation de la demande de SAD et a ainsi attiré de nouveaux acteurs dans ce secteur, tant associatifs que commerciaux, ce qui a introduit un principe de concurrence entre les divers intervenants (Billaud, Trabut et Weber, 2014 : 41-42 ; Ennuyer, 2007 : 161-162). Cette concurrence accrue pèse sur les conditions de travail, caractérisées par une multiplication des contrats à faible volume horaire concentrés sur des créneaux très restreints, mais quotidiens (par exemple une combinaison de contrats de 30 minutes matin et soir), ainsi qu’une grande variation du temps de travail d’une semaine à l’autre avec conséquemment l’instabilité salariale qui en découle (Trabut, 2014 : 56-61).

Dans les deux cas, les gouvernements ont donc promu une expansion des SAD à moindre coût en les inscrivant dans une dynamique de relance de l’emploi hors secteur public.

1.2 Désengorgement du système hospitalier et d’hébergement

Il y a lieu d’interroger si l’objectif publicisé du « vivre chez soi le plus longtemps possible » n’est pas mis au service du « recours aux institutions publiques le plus tardivement possible ». Dans plusieurs pays occidentaux, des processus dits de « désinstitutionnalisation » des aînés vers leur domicile ont été impulsés à partir des années 80. Ces processus visent habituellement à diminuer les coûts de la santé en remplaçant la prise en charge classique à l’hôpital « par des formes d’hospitalisation à domicile ou à être réduite en termes de durée de séjour » (Gimbert et Malochet, 2011 : 117). L’idée est donc d’utiliser les SAD pour désengorger les hôpitaux, ce qui a évidemment des effets sur la clientèle des SAD et la complexité des services offerts.

Le cas du Québec est ici parlant. Au milieu des années 90, une réorganisation du système de santé surnommée le « virage ambulatoire » met en place une vaste opération de désinstitutionnalisation. Le recours croissant aux SAD qui en résulte provoque un alourdissement des besoins des usagers (plus âgés, plus malades ou en convalescence), sans augmentation suffisante des budgets (Lavoie et al., 2005 : 54 ; Pelchat et al., 2004 : 16). En outre, les signaux envoyés par le virage ambulatoire identifient la clientèle post-hospitalière comme prioritaire, renforçant un modèle hospitalo-centrique où les SAD deviennent un moyen pour libérer des lits à vocation de courte durée (Carrier, 2013 : 6). Comme l’a relevé en 2012 la Protectrice du citoyen, cela peut conduire à des résultats aberrants où des personnes hospitalisées à l’urgence se voient octroyer des SAD intensifs de courte durée (environ trois mois). Or, lorsque les trois mois se terminent, les bénéficiaires perdent leur priorité d’accès aux SAD et certains se retrouvent alors pris « dans le cercle vicieux des allers-retours vers les urgences » (PCQ, 2012 : 20-21). L’injonction ministérielle du « déficit zéro » qui encourage cette désinstitutionnalisation à toute vapeur fait aussi en sorte que des établissements utilisent une part des budgets des SAD dégagés lors de l’hébergement ou du décès d’un usager pour absorber leurs coûts de fonctionnement plutôt que pour répondre aux besoins de nouveaux bénéficiaires (PCQ, 2012 : 17-18).

Le problème semble apparemment moins flagrant en France, où les dispositifs de prise en charge de la vieillesse ont fortement été développés au cours de la dernière décennie, tant en nombre de places en services de soins infirmiers à domicile (+ 43,8 % de 2006 à 2014) qu’en nombre de lits en établissement d’hébergement (+ 25,7 %) (CCF, 2016 : 33). Néanmoins, tout comme au Québec, Guérin (2016 : 164) note dans le système hospitalier le « développement irrésistible de l’ambulatoire », où « l’hôpital tend à externaliser le soin chez la personne », sans que le niveau de SAD exigé soit nécessairement au rendez-vous.

Au Québec, comme en France, les politiques de maintien à domicile souffrent d’une ambiguïté quant aux objectifs prioritairement poursuivis par l’État. Cette ambivalence est amplifiée par le décalage existant entre les discours et les pratiques, où de « rapports après rapports, l’importance des services à offrir aux personnes est réitérée (en termes d’accessibilité et d’intensité) [tandis que] les mesures continuent d’être centrées sur leur organisation, voire leur rationalisation » (Reguer et Charpentier, 2008 : 44). Dans ce contexte, la qualité du maintien à domicile relève dans les faits de plus en plus d’autres acteurs que ceux du secteur public, un autre flou qui complexifie la lisibilité de ces politiques.

2. Les attentes contradictoires quant aux rôles respectifs de l’État et des familles

Les objectifs et les discours officiels sur le maintien à domicile nous en indiquent finalement peu sur la réalité de ces politiques. À l’instar de l’analyse conduite par Jane Jenson, Mariette Sineau et leurs collègues sur les politiques familiales en Europe, une approche plus révélatrice consiste à s’intéresser à la prestation effective de ces services ; autrement dit : « Who cares? » (2001).

L’un des objectifs généralement poursuivis par la mise en place de politiques sociales est de réduire la dépendance et d’accroître l’autonomie de différentes franges de la population (Jenson et Sineau, 2001 : 7). Cette logique est à l’origine des concepts de démarchandisation et de « défamilialisation » popularisés par Gøsta Esping-Andersen (1999, 2014), notions qui renvoient à la capacité des politiques sociales à émanciper les individus de leur dépendance au marché du travail et à leur famille. L’institution des SAD participe précisément à cette volonté de permettre aux aînés de vieillir sans dépendre de leurs proches, c’est-à-dire d’établir des aides fondées sur une solidarité collective plutôt que sur des solidarités familiales très disparates d’un cas à l’autre. Il semble que cette approche réponde à un désir social réel, au vu de la sollicitation grandissante des SAD observable au Québec et en France. Toutefois, à nouveau, l’ambivalence de l’État est manifeste entre désir d’intervention et désengagement public.

2.1 Défamilialisation ou refamilialisation du care ?

Ce questionnement est relativement nouveau dans le cas des SAD, puisque la prise en charge de la vieillesse s’est longtemps inscrite dans une logique strictement domestique — et genrée — où l’aide et les soins aux personnes âgées relevaient essentiellement des femmes de la famille (conjointe, soeur, fille). À cet égard, tout développement de SAD offert ou du moins financé par les pouvoirs publics initie un processus de défamilialisation, processus cependant onéreux comparativement au travail bénévole qu’il vient partiellement remplacer.

Au Québec, face aux dépenses publiques croissantes relatives aux SAD, les autorités publiques « redécouvrent » d’ailleurs l’importance des réseaux familiaux et sociaux dans le soutien aux personnes âgées (Lavoie et al., 2005 : 32-34). Dès les années 80 les pouvoirs publics s’inquiètent de la substitution de l’État aux solidarités familiales et affirment que les SAD remplissent un rôle strictement de soutien aux familles, à qui incombe toujours la responsabilité principale de prendre soin de l’aîné (Lavoie et al., 2005 ; Lavoie, Guberman et Marier, 2014 ; Roy, 1994). Le ministère québécois des Affaires sociales soulignait ainsi en 1985 les effets pervers de la « dépendance face à l’État » qui a résulté du « retrait des institutions religieuses et charitables du système de soins et de services [ce qui] a contribué à donner l'impression que seul l'État pouvait répondre à tous les besoins des individus, des familles et des groupes » (MAS, 1985 : 12). Dans les faits, le manque de ressources publiques pour répondre aux besoins de SAD entraîne implicitement une refamilialisation de l’accompagnement des aînés.

En France, si les soins aux aînés ont aussi longtemps reposé sur le travail non rémunéré des femmes, la création en 2002 de l’APA s’inscrit dans une logique de défamilialisation. Cela est d’abord observable par l’externalisation des soins vers des professionnels, tandis que les familles se positionneraient davantage dans un rôle d’accompagnateur de leurs proches vieillissants (Da Roit et Le Bihan, 2009). De plus, contrairement à la prestation spécifique dépendance en place de 1996 à 2002, les montants de l’APA perçus par l’usager ne sont pas récupérables sur succession au moment de son décès (Trabut, 2014 : 50). Ainsi, l’APA extirpe le soutien public de l’héritage familial laissé par l’aîné. Cette dynamique de défamilialisation n’est toutefois pas totale : l’APA autorise la rémunération des SAD pratiqués tant par les professionnels que les membres de la famille, à l’exception du conjoint. Quoique la Cour des comptes estimait en 2016 que cette option ne concernait que 8 % des bénéficiaires (CCF, 2016 : 94-95), cette disposition concourt néanmoins à brouiller les frontières entre le familial et le professionnel.

2.2 Brouillage des frontières entre le familial et le professionnel

Comme le rappelle Puissant (2012 : 104), ce brouillage n’est pas nouveau : qu’ils soient salariés ou bénévoles, les SAD ont été traditionnellement cadrés « dans une logique plutôt domestique, au sens où on reproduit chez les usagers des services les mêmes activités et gestes que chez soi ». Cette logique participe probablement à la sous-valorisation des métiers d’aide à la personne, mais aussi à la refamilialisation des SAD.

Au Québec, les frontières poreuses entre logiques domestique et professionnelle tendent à alourdir le poids qui incombe de plus en plus aux proches aidantes (aidants familiaux) par une « professionnalisation » du soutien qu’elles offrent. L’insuffisance des SAD publics conduit à une délégation de tâches vers les familles, dont le rôle ne se limite plus à un soutien logistique et social (entretien ménager, aide à faire les courses, loisirs, etc.), mais s’étend de plus en plus à la prestation des soins. Le virage ambulatoire des années 90 a véritablement opéré un transfert des soins infirmiers aux familles, transfert officiellement reconnu par le gouvernement par les modifications qu’il apporte en 2002 au Code des professions, « autorisant les proches à donner des soins autrement réservés aux groupes professionnels » (Bourque et Vaillancourt, 2012 : 3-5).

En France semble poindre à l’inverse une volonté de « reprofessionnalisation » de l’aide à domicile, avec la multiplication des diplômes encadrant les métiers de l’aide et de l’accompagnement à domicile. Cela n’est pas sans provoquer d’effets pervers : la Cour des comptes relevait en 2016 un phénomène « d’émiettement des qualifications » et certaines difficultés d’embauche, les structures associatives peinant à intégrer le personnel mieux qualifié faute de ressources financières (CCF, 2016 : 52).

Par ailleurs, la répartition des responsabilités du care entre professionnel et familial est controversée : au Québec, cette inversion des rôles semble intériorisée par les professionnels, qui « se voient comme les soutiens, les accompagnants des véritables prestataires de soins : les aidantes » (Lavoie et al., 2005 : 79). Toutefois, différentes analyses menées par Nancy Guberman et Jean-Pierre Lavoie montrent que les familles refusent largement ce retournement (Guberman et al., 2006 ; Guberman, Lavoie et Olazabal, 2011 ; Lavoie et al., 2003). Les proches considèrent généralement que leur rôle est d’assurer le soutien affectif et social de l’aîné et de veiller au bon fonctionnement des différents services assurés par le public et en aucun cas de devenir eux-mêmes dispensateurs de soins. En France, des enquêtes d’opinion indiquent que l’État est le premier acteur dont est attendue la prestation des SAD, devant les familles (CCF, 2016 : 25).

La conception de l’État du rôle prégnant de la famille se répercute dans les instruments adoptés. Les gouvernements canadien, québécois et français ont institué différents crédits d’impôt, déductions fiscales, obligation alimentaire et rémunérations (en France) qui promeuvent la solvabilité des aînés et l’implication des proches aidantes, c’est-à-dire le recours accru au marché et à la famille. À cet effet, ces mesures apparaissent « comme une manière d’organiser ce qui semble inéluctable : un repli de l’État. Les aidants de proches apparaissant alors comme des supplétifs de la solidarité et de la santé publique qui, finalement, permettent au système de soin de se maintenir sans se remettre en question » (Guérin, 2016 : 169).

À la question du « Who cares? » se superpose la question du « Who should care? », sur laquelle l’on ne peut que constater l’écart entre les attentes respectives des familles et de l’État. Comme le soulignaient il y a dix ans Lavoie et ses collègues, cette question est d’autant plus aiguë « que le potentiel d’aide et de soins des aidantes va aller en s’effondrant, en France et au Québec, avec la chute de l’effectif des générations postbaby-boom et l’augmentation de l’activité professionnelle chez les femmes, sans parler du désir croissant d’autonomie dans les familles » (Lavoie et al., 2005 : 83). Or, force est de constater que si la priorité du vieillissement chez soi est constamment réaffirmée par les décideurs, cette orientation ne repose pas réellement sur une politique publique : les solidarités familiales et la solvabilité des aînés conditionnent énormément la qualité et la possibilité du maintien à domicile.

3. La prestation des services à domicile à l’ère de la rationalisation

Il demeure néanmoins qu’une certaine part des SAD est réalisée par des professionnels extérieurs à la famille. Toujours dans la perspective de contrôler les coûts publics de la vieillesse, les décideurs politiques français et québécois privilégient simultanément la participation accrue d’acteurs privés dans la prestation des SAD et l’augmentation de la performance et de l’efficience pour conserver le niveau des services publics offerts sans investir davantage (doing more with less).

3.1 Logique marchande : entre concurrence et sous-traitance

À des degrés divers, une logique marchande est mise en place dans les SAD au Québec et en France. Cette logique se fonde sur deux mécanismes : d’abord l’instauration d’instruments de solvabilisation individuelle, qui consistent en une allocation accordée aux aînés pour qu’ils achètent les services dont ils ont besoin. Cette création d’une demande pour un marché de SAD implique ensuite le développement de l’offre de services par la mise en concurrence sur un même territoire de différents prestataires, particulièrement privés à but lucratif ou non lucratif (économie sociale). Cette logique concurrentielle, « qui était à l’origine l’apanage des États providence libéraux », s’inscrit dans un repli de l’État puisque les opérateurs traditionnels publics ne sont plus ceux privilégiés (Argoud, 2009 : 57). Ainsi, les usagers deviennent des « clients » détenant un « libre choix » qui « magasinent » parmi les différentes structures de services.

En France, cette logique marchande est explicite. Les départements, gestionnaires de l’APA, sont responsables de l’évaluation des besoins du bénéficiaire et de l’élaboration d’un plan d’aide précis assignant le type de SAD et le nombre d’heures requis, de même que la subvention attribuée, qui est modulable selon le degré de dépendance et les ressources économiques de l’usager. Par la suite, « les bénéficiaires de l’APA sont censés s’adresser au marché afin de remplir leur "panier de services" préalablement défini par les services du conseil général » (Trabut, 2014 : 49). L’APA a ainsi fait des SAD un marché plus attractif : les structures associatives et commerciales spécialisées s’y sont multipliées depuis 2002, entraînant une concurrence accrue dans le secteur (Billaud, Trabut et Weber, 2014 : 41-42).

Au Québec, cette logique marchande est plus implicite, puisque contrairement à la France, les gouvernements ne l’encouragent pas officiellement ni ne recueillent de données sur le sujet (Lavoie, Guberman et Marier, 2014 : 19-20). Les deux dimensions de la logique marchande sont néanmoins présentes : il existe bien une subvention pour l’achat de SAD, le chèque emploi-service, qui n’a cependant pas l’ampleur de l’APA française (Lavoie et al., 2005 : 65-66). Cette allocation a néanmoins conduit au développement d’un important secteur d’entreprises d’économie sociale en aide domestique. Le privé à but lucratif est aussi actif, mais plutôt par la sous-traitance de services par les établissements publics (Bourque et Vaillancourt, 2012 : 3-5 ; Roy, 1994 : 22-23).

Cette logique marchande tend à recadrer les SAD comme un « business » et conséquemment à en évaluer la santé financière, jugée plutôt mauvaise dans le cas des structures d’économie sociale au Québec comme en France (Lavoie et al., 2005 : 72 ; Trabut, 2014 : 58-59). L’injonction de performance qui en découle introduit ainsi la logique industrielle dans la prestation des SAD.

3.2 Logique industrielle et rationalisation de l’organisation du travail

La quête d’une efficience accrue des SAD conduit à l’adoption d’une logique dite industrielle, « fondée sur la recherche de gains de productivité du travail à travers l’amélioration de la performance technique et la standardisation des services, dans une optique de rationalisation des coûts de gestion et de production des services » (Petrella et Fraisse, 2012 : 19). Au Québec comme en France, cette logique emprunte des mécanismes d’organisation du travail très similaires, notamment par la précision croissante des tâches à effectuer à domicile, les salariés « tendant à devenir de simples opérateurs » des SAD, supprimant ainsi « la part d’incertitude et d’autonomie inhérente à la relation d’usage » (Puissant, 2012 : 111-113).

Une seconde tendance commune est le raccourcissement et le contrôle des temps d’intervention. D’une part les interventions de longue durée (deux heures) disparaissent au profit de plage horaire de trente minutes, voire de quinze minutes, par lesquelles les travailleuses « enchaînent les personnes âgées comme on fait un marathon », personnes âgées qui voient quant à elles défiler à un rythme quasi mécanique différentes personnes dans leur intimité (Puissant, 2012 : 111-112). D’autre part, une culture de la mesure et de la surveillance est mise en place. En France, de nombreuses structures ont instauré un système de pointage téléphonique afin de contrôler le travail effectif et d’éviter le dépassement des horaires prévus (l’APA remboursant seulement un temps horaire très précis). Dans ce contexte, l’employée doit impérativement « réaliser les tâches dans le volume horaire prescrit, même lorsque ce dernier apparaît trop court. En cas de dépassement, pour rentrer dans ses comptes, l’association se tourne soit vers la personne âgée, solvable ou non, soit vers la salariée qui a pris trop de temps pour effectuer sa tâche » (Trabut, 2014 : 69).

Au Québec, cette logique industrielle est appliquée au secteur public très explicitement. Dans une directive émise en 2010, le ministère de la Santé exigeait que les programmes de SAD augmentent de 10 % le temps d'intervention directe auprès des patients, sous peine de pénalités financières en cas d’échec (Lacoursière, 2016a). Cela s’est traduit par une « obligation imposée aux professionnelles en soins de chronométrer chaque intervention, ce qu'elles ne faisaient pas auparavant et qui se traduit nécessairement par une augmentation du nombre d'heures sur un plan strictement comptable » (Saint-Arnaud, 2016). Ainsi, « le nombre d'interventions auprès des aînés vulnérables a augmenté de 48 % depuis cinq ans pour atteindre 2 916 086 en 2015-2016. Pendant ce temps, la durée moyenne d'intervention a chuté de 18 % et s’élève à 44 minutes » (Lacoursière, 2016b). Autrement dit, le nombre d’heures d’intervention augmente globalement, mais à l’échelle de chaque aîné le service reçu décroît généralement.

Au coeur de cette managérialisation de la prestation, les travailleuses de première ligne se sentent écartelées entre l’injonction de productivité accrue exigeant un traitement de masse des dossiers et l’injonction professionnelle de traitement social et individualisé des bénéficiaires, qui demande du temps (Mulet, 2014 : 203-205 ; Pelchat et al., 2004 : 13-17). Cette standardisation de leur travail, à la fois dans la précision des actes qu’elles doivent effectuer et le temps prescrit pour ce faire, est d’ailleurs paradoxale : tandis qu’elles « sont de mieux en mieux formées et de plus en plus expertes, leur latitude dans le travail tend à se réduire » (Trabut, 2014 : 71).

De façon étonnante, cette standardisation de la prestation émerge au même moment où plusieurs relèvent une grande variation entre les SAD offerts d’un territoire à l’autre. En France, la croissance des bénéficiaires de l’APA augmente beaucoup plus fortement que les dépenses publiques qui lui sont consacrées. La Cour des comptes relève que cet écart est compensé par une moindre aide individuelle et que « la plupart des départements ont mis en place des mesures de régulation importantes. Certaines sont le signe d’une gestion plus rigoureuse, mais d’autres mesures prises en ce sens apparaissent contestables par leur absence de transparence et leurs effets inéquitables » (CCF, 2016 : 83-84). Comme ces mécanismes de régulation sont propres à chaque département, cela crée un manque d’uniformité dans les SAD offerts.

L’insuffisance des ressources en regard des demandes des usagers crée la même tendance au Québec. Diverses stratégies de gestion sont adoptées par les établissements pour que la politique « fonctionne » malgré les ressources manquantes : certains acceptent davantage d’usagers, mais en leur accordant chacun moins de services, d’autres restreignent le nombre d’aînés desservis, mais en leur offrant des services plus complets (Roy, 1994 : 16). Près de vingt ans après ces observations de Roy, l’enquête menée en 2012 par la Protectrice du citoyen identifie des tactiques semblables de gestion de l’offre et de la demande, notamment l’instauration de plafonds d’heures de services (souvent en deçà des besoins évalués), la diminution des heures allouées et l’allongement des délais d’attente (PCQ, 2012 : 8). Dans certains cas, des critères d’exclusion qui ne sont pas conformes à la politique ministérielle sont mis en place, tels que « la détention d’une assurance privée par l’usager, la présence d’un proche-aidant et la perte de la gratuité des services de soutien à domicile pour les personnes vivant en résidence privée pour personnes âgées qui offrent des services à la carte contre paiement » (PCQ, 2012 : 9). Ces différentes stratégies de réduction factice de la demande ont comme effet de produire une disparité majeure entre les territoires d’intervention.

Dans les deux États, la prestation des SAD se caractérise donc par un rôle croissant du privé (à but lucratif ou non) et par une gestion inspirée du management privé. En outre, dans un contexte d’inadéquation entre les besoins et les services disponibles et d’absence de lignes directrices nationales à ce sujet, les décideurs québécois et français laissent aux opérateurs terrain le soin de mettre en place les conséquences non écrites qui en résultent, c’est-à-dire la rationalisation des SAD.

Conclusion

De cette brève incursion dans le vaste territoire des politiques de maintien à domicile nous constatons une action publique dispersée et ambivalente. Si les trajectoires empruntées par le Québec et la France parfois diffèrent, parfois se rapprochent, il nous semble que les trois angles analysés permettent de comparer les débats — explicites et implicites — qui jalonnent la croissance et la rationalisation simultanées de ce champ d’intervention. Ces observations nous renseignent également sur certaines transformations concernant l’État-providence et les politiques sociales au 21e siècle.

Nous notons d’abord une certaine instrumentalisation des SAD, dont l’objectif officiel de respect de la volonté des aînés de vivre chez soi est inséré dans les objectifs plus larges portés par la « silver économie » : la vieillesse ne signifie pas seulement des coûts sociaux (les coûts d’hospitalisation peuvent et doivent être restreints), mais aussi des opportunités économiques (par les emplois qu’elle peut créer). Cette instrumentalisation n’est pas en soi nouvelle ; l’un des objectifs des politiques sociales et du keynésianisme de l’État-providence d’après-guerre était de contribuer à l’atteinte du plein-emploi (Dostaler et Hanin, 2005 : 154). Seulement alors, la fonction publique était productrice d’emplois stables avec avantages sociaux, tandis qu’aujourd’hui la relance de l’emploi passe par le secteur privé et l’économie sociale, offreurs d’emplois souvent précaires et sous-valorisés.

Par ailleurs, l’alourdissement du rôle de la famille dans la prise en charge de la vieillesse ne participe pas à l’atteinte du plein-emploi, certains proches se résignant à prendre une retraite précoce ou un emploi à temps partiel pour prendre soin d’un membre de la famille vieillissant. Or, comme Gøsta Esping-Andersen (2008) l’a soulevé, le travail rémunéré des femmes et les ménages à deux salaires sont deux des variables les plus efficaces à la fois pour combattre la pauvreté et pour contribuer au budget de l’État. Les politiques de maintien à domicile, tout comme d’autres politiques sociales avant elles, ont le potentiel de poursuivre simultanément plusieurs objectifs, tels que la contribution à la baisse du chômage et de la pauvreté. Cependant, pour le moment, l’articulation entre ces différents impératifs dans le secteur des SAD est surtout dominée par celui de réduction des coûts publics de la vieillesse, particulièrement au Québec.

Une autre tendance observable dans les deux cas, mais de façon différenciée, est l’inspiration libérale de l’État-providence promu par les SAD. Au Québec, l’État encourage passivement le recours au marché en ne présentant qu’une faible offre publique des SAD nécessaires à la population vieillissante. En France, le financement des SAD est en partie public, mais l’État favorise activement le développement d’un marché de la prestation. La décision « d’individualiser les financements au nom du libre choix des familles participe à la non-socialisation de ces activités et par conséquent à leur enfermement dans la sphère privée » (Centre d’analyse stratégique, 2006 : 69, cité dans Argoud, 2009 : 60). A contrario des indices de démarchandisation et de défamilialisation, le discours officiel prônant le « chez soi, le premier choix » dissimule « une politique prétendument libérale qui, en fin de compte, s’avère contraignante et inéquitable, puisqu’elle impose des solutions en fonction des ressources financières et sociales dont disposent les personnes âgées et leurs proches » (Reguer et Charpentier, 2008 : 49). Ainsi, un système « à deux vitesses » se met en place dans les SAD, scindés entre usagers recevant des SAD publics mais restreints et aînés capables de s’acheter des SAD « à la carte » répondant à leurs besoins. Cette tendance à un État-providence libéral dans les politiques de maintien à domicile n’est pas en soi répréhensible (il n’existe pas un « bon » modèle d’État-providence à mettre en oeuvre de façon absolue, il s’agit de choix politiques). C’est plutôt l’écart entre le discours politique prônant les SAD et le manque de ressources publiques pour en offrir véritablement qui est discutable.

Il s’agit selon nous de l’une des faiblesses majeures de ces politiques : la distorsion entre les discours officiels et la réalité de la prestation des SAD et le manque de transparence qui en résulte n’autorisent pas une réelle discussion collective sur le « bon » niveau d’équilibre entre responsabilités individuelle, familiale, publique et privée. Plus encore, ce n’est que lorsque les individus sont confrontés aux SAD — habituellement à des moments vulnérables de leur existence — qu’ils réalisent que le soutien public n’est pas à la hauteur des discours officiels préconisant le maintien à domicile. Une clarification à ce sujet de la part des gouvernements constituerait sans nul doute la première étape à une réelle discussion publique sur l’investissement que les citoyens veulent (ou pas) consacrer collectivement au vieillissement « chez soi ».