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Le domicile des personnes vieillissantes est le théâtre d’enjeux professionnels dès lors que des intervenants y pénètrent pour y exercer leur métier. Dans les domiciles des personnes nécessitant des soins, les usages professionnels ont par le passé été étudiés sous l’angle de la médicalisation comprise comme l’arrivée des « soins hospitaliers à domicile » (Bachimont, 1998) ou, pour le dire autrement, en s’attachant à la conversion du domicile en lieu de soins par l’action des professionnels. Plus récemment, des travaux sociologiques ont inversé le questionnement (Gucher, 2014 ; Hennion et Vidal-Naquet, 2015). Leurs auteurs se sont intéressés à l’impact d’un environnement tel que le domicile, alors considéré comme lieu de vie, sur la nature et le contenu des réponses que les professionnelles[1] apportent aux situations qu’elles y rencontrent. Ce nouveau questionnement sociologique porte sur le résultat attendu de l’action des professionnelles.

Le présent article s’inscrit dans la continuité de ces études récentes qui portent sur le lien entre professionnalité et travail à l’intérieur des domiciles. Il interroge plus spécifiquement l’impact du domicile sur la professionnalité des infirmières libérales dans le cadre de la relation créée entre ces professionnelles et les personnes vieillissantes dont elles s’occupent sur le long cours. Les infirmières libérales sont sociologiquement mal connues. La littérature scientifique s’intéresse peu à elles. Les travaux de Florence Douguet et Alain Vilbrod (2007) et de Françoise Bouchayer (2008) restent des exceptions. Les infirmières libérales sont pourtant très présentes dans les domiciles (c’est la profession libérale de santé la plus représentée à domicile[2]), notamment dans les domiciles des personnes âgées (Grand et Andrieu, 2003 : 70). Nous proposons d’approfondir leur connaissance en étudiant le lien entre leur professionnalité et leur activité professionnelle à l’intérieur des domiciles. Dans ce but, nous avançons l’hypothèse que le fait de travailler au domicile de personnes vieillissantes constitue une épreuve de professionnalité pour les infirmières libérales. Nous entendons par là que le caractère professionnel d’une prestation infirmière sera mis à l’épreuve par trois particularités des domiciles : matériellement, les domiciles ne sont pas conçus pour être des lieux de soins professionnels ; par ailleurs, ils sont des lieux d’intimité identitaire et physique dont les habitants autorisent l’accès ; enfin, ces lieux constituent des espaces de sociabilité et de préparation aux relations sociales extérieures.

La première partie de l’article présentera le cadrage théorique de l’étude en précisant le sens que nous donnons aux concepts de professionnalité (chez les infirmières libérales) et à celui d’épreuve de professionnalité, avant de décrire le dispositif méthodologique mis en oeuvre dans cette recherche. La suite de l’article explorera tour à tour chacune des dimensions du domicile énoncées ci-dessus au prisme de leur impact sur la professionnalité des infirmières libérales.

1. La professionnalité et son épreuve comme cadre théorique : une enquête ethnographique comme dispositif méthodologique

Les concepts de professionnalité et d’épreuve de professionnalité sont mobilisés ici car ils permettent de théoriser les liens entre une activité professionnelle et son contexte, liens mis en évidence lors de l’enquête de type ethnographique.

1.1 La professionnalité des infirmières libérales

La professionnalité peut être comprise comme le résultat attendu de l’action de professionnels (Demailly, 2014 : 593). Lise Demailly précise que la professionnalité est « la résultante du lien socialement construit entre trois phénomènes (qui sont eux-mêmes des constructions sociales) » : les ressources des professionnels, les exigences liées à des situations de travail, et la reconnaissance sociale de la mise en adéquation entre les ressources des professionnelles et les situations de travail. Cette mise en adéquation des ressources aux situations est subsumée par une dynamique qui caractérise la notion de professionnalité. Celle-ci peut alors s’étudier en analysant le rapport que les professionnels entretiennent avec le contenu de leur travail en situation, la finalité de ce travail, et les moyens mis en oeuvre. Or, chez les infirmières libérales, chacun de ces trois éléments est en grande partie autodéterminé par les professionnelles elles-mêmes (Feyfant, 2016). Cette autodétermination est certes cadrée par des textes qui imposent des obligations et contraignent l’activité infirmière, tels que le Code de santé publique ou la convention nationale avec l’Assurance-maladie, que la plupart d’entre elles ont signée. Par exemple, elles ne peuvent déroger à l’obligation de continuité de soins[3]. Mais, en même temps, le statut juridique libéral offre à ces infirmières la liberté d’organiser à leur guise le mode de fonctionnement de leur cabinet. C’est ainsi que si les infirmières libérales acceptent le plus souvent les soins qui se présentent à elles car ils représentent leur principale source de revenus, il arrive qu’elles en refusent. Ainsi, si le malade[4] use du droit de choisir ses praticiennes de santé, celles-ci se laissent la liberté de satisfaire ou non cette sollicitation. Leurs critères de sélection sont entre autres une antériorité d’intervention chez la personne, son implantation géographique, la présence ou non d’un soutien familial, la « complexité » de la situation (sociale, familiale, logement inadapté aux soins, etc.). Les infirmières décident aussi d’accepter ou de refuser le soin demandé pour ce patient en fonction de sa technicité (tous les cabinets ne font pas les mêmes choix : certains recherchent les soins techniques quand d’autres ne leur donnent pas la priorité), du volume de l’activité du moment dans le cabinet, ou encore, de la possibilité de négocier un horaire de passage ou le contenu du soin avec le bénéficiaire lorsqu’il est déjà connu du cabinet.

La finalité donnée par les infirmières libérales à leur travail est rendue visible par les sélections qu’elles opèrent et qui aboutissent à un contenu professionnel que Françoise Bouchayer nomme les « styles professionnels personnalisés » (2008 : 114). Parallèlement, les moyens mis en oeuvre pour arriver à cette finalité résident entre autres dans l’organisation de leur cabinet. Les infirmières libérales d’un même cabinet se saisissent de la possibilité laissée par le statut libéral de s’entendre entre elles pour convenir, par exemple, du partage du travail de soin et administratif ou encore de la manière d’appliquer les protocoles professionnels. L’organisation des cabinets permet de créer une régulation des réponses apportées, tour à tour, par chacune des infirmières libérales selon son tour de travail.

Chacun des trois éléments (contenu, finalité, moyens) permettant d’analyser la professionnalité des infirmières libérales est en grande partie autodéterminé. C’est pourquoi nous posons l’autodétermination comme élément caractérisant la professionnalité des infirmières libérales.

Par ailleurs, la professionnalité des infirmières passe par la reconnaissance faite de leur diplôme et de leur formation qui inclut l’enseignement de deux modèles de référence : le modèle biomédical et le modèle holistique. Ces modèles sont liés à deux conceptions de l’être humain. Le modèle biomédical est un modèle normatif qui conçoit l’individu à travers ses valeurs biologiques. C’est celui que les infirmières mobilisent lorsqu’elles accompagnent les médecins dans leurs démarches diagnostiques ou thérapeutiques, à l’hôpital comme à domicile. Le modèle holistique quant à lui, considère l’être humain comme constitué de plusieurs dimensions : biologique, psychologique, sociale, économique, culturelle et autres, liées entre elles. Plutôt que d’avoir pour seul objectif de ramener des données considérées comme déviantes vers des repères convenus comme étant « normaux » (démarche thérapeutique du médecin), les soins infirmiers ont alors pour objectif un mieux-être de la personne soignée en passant par un équilibre entre les différentes dimensions constitutives de son être. Le modèle holistique est une construction liée aux théories de soins infirmiers qui visent à professionnaliser des actes tels que les soins de confort ou les soins éducatifs par exemple. Les soins infirmiers ne sont pas seulement une exécution de prescription médicale. Ils sont aussi le résultat d’initiatives infirmières qui nécessitent la mise en oeuvre d’un raisonnement clinique. C’est pourquoi les deux modèles de pensée sont conjointement mobilisés dans la pratique infirmière, hospitalière comme libérale. Les deux modèles ne s’opposent pas. Ils sont des ressources que toutes les infirmières mobilisent. Elles mobilisent préférentiellement l’un ou l’autre selon la finalité du soin à exécuter ou selon la conception que chacune a de son propre métier (Longchamp et al., 2016). En ce qui concerne les infirmières libérales, nous montrons par ailleurs (Feyfant, 2016 : 232-246) qu’elles jonglent avec ces deux modèles selon leur partenaire de travail dans la situation et selon les enjeux liés aux territoires professionnels respectifs.

La définition de la notion de professionnalité (Demailly, 2014) souligne les relations dynamiques existant entre les éléments qui la constituent (ressources des professionnels, situation de travail, reconnaissance sociale de la mise en adéquation des deux éléments précédents). Cette dynamique se retrouve dans la notion d’épreuve de professionnalité.

1.2 L’épreuve de professionnalité

La notion d’épreuve de professionnalité (Ravon et al., 2008 ; Ravon et Vidal-Naquet, 2014) concentre l’attention sur les « agents » en situations difficiles (Ravon et Vidal-Naquet, 2016). Le terme d’épreuve est emprunté à Danilo Martuccelli (2006) qui retient la double acception d’éprouver une situation difficile, mais aussi de faire la preuve de ses capacités à faire face. Avec la notion d’épreuve, nous quittons la professionnalité en ce qu’elle permet de définir un métier pour nous centrer sur le niveau des pratiques et leurs adaptations nécessaires dans les situations nouvelles. L’épreuve de professionnalité est une mise au défi (Martuccelli, 2015). L’objet de cet article est d’analyser l’épreuve de professionnalité des infirmières libérales, intervenant au domicile des personnes vieillissantes, en étudiant les ajustements grâce auxquels elles font face aux situations singulières qu’elles y rencontrent. Nous proposons d’analyser plus particulièrement si l’autodétermination des infirmières libérales et la mobilisation de leurs cadres de référence sont éprouvées, c’est-à-dire mises au défi par les différentes dimensions que présente un domicile : sa matérialité, un lieu d’intimité, un espace de sociabilité.

1.3 Dispositif méthodologique

Cet article reprend une partie des résultats d’une recherche doctorale[5] portant sur le travail infirmier libéral auprès de personnes vivant à domicile et qualifiées de dépendantes du fait de leur âge ou du fait de situations de handicap. Seules les données portant sur les rapports entre infirmières libérales et personnes vieillissantes sont exploitées ici. Notre porte d’entrée sur le terrain est constituée par les 13 infirmières libérales de 3 cabinets ruraux (à la campagne) et 5 cabinets urbains (en ville) du sud-ouest de la France qui ont accepté de participer à notre recherche. Ces infirmières nous ont permis de rencontrer treize personnes bénéficiaires de leurs soins, onze âgés entre 61 et 98 ans, et deux âgés de moins de 60 ans (28 et 50 ans). L’enquête qualitative s’est déroulée entre 2011 et 2013. Les entretiens semi-directifs visaient à faire décrire par les acteurs ce qui se passe au domicile d’une personne dans le cadre d’un acte précis (toilette, distribution de médicaments, etc.). Chaque entretien était consacré à une seule situation de façon à rester dans le descriptif. Plusieurs professionnels intervenant chez une même personne (infirmière, aide-soignante, auxiliaire de vie sociale, aide à domicile) étaient interrogés, ce qui a permis de croiser les données. Dans cet article, ce sont essentiellement les entretiens avec les infirmières qui ont été exploités. Le premier entretien avec chacune des professionnelles se prolongeait par des questions portant sur la conception de son métier et sur ses relations avec les autres professionnelles. Les personnes vieillissantes elles-mêmes et des membres de leurs familles ont également été interrogés. Les observations ont porté sur des activités professionnelles se déroulant dans les domiciles et en dehors (véhicules lors des tournées, réunions, etc.). L’autorisation de notre présence au moment des soins était demandée à la personne vieillissante par la professionnelle que nous suivions dans sa tournée. En deux ans, nous n’avons essuyé qu’un seul refus d’assister à un soin (intime en l’occurrence). La grille d’observation était construite sur une chronologie (le déplacement, l’arrivée au domicile, le temps du soin, le départ) et permettait de relever les pratiques, mais aussi les interactions entre les acteurs. De nombreux entretiens informels ont eu lieu durant les déplacements, en suivant les tournées des infirmières.

L’analyse des données s’est déroulée selon deux axes : une analyse thématique qui a permis de mettre en évidence les logiques d’action des infirmières libérales (le sale boulot, le temps et le domicile se sont très tôt imposés comme des thèmes majeurs) et une analyse par études de cas autorisant la description et l’analyse du situationnel (à partir de la singularité des configurations des personnes qualifiées de dépendantes, de leur environnement familial, social, de leur habitat). Plusieurs cas ont permis de faire ressortir les trois dimensions du domicile abordées dans cet article, mais le cas d’Antoine est amplement cité car il est particulièrement riche d’enseignements.

Nous allons maintenant montrer que le domicile, qu’il soit considéré comme lieu physique, avec sa matérialité, ou bien comme une zone d’intimité, ou encore en tant qu’espace de sociabilité, est partie prenante d’une épreuve de la professionnalité des infirmières libérales.

2. Le domicile comme « lieu physique » : médicalisation du lieu et « domesticisation » des pratiques infirmières

Le domicile est un espace pratiqué (Juhel, 1998) dans lequel les occupants ont inscrit des usages (destinations des pièces, rythme de leur occupation) à partir de la matérialité du lieu. Cette matérialité représente des contingences avec lesquelles les infirmières libérales doivent composer. Les infirmières ont appris leur métier dans un environnement matériel prévu pour soigner (l’hôpital). Les soins y sont organisés en fonction des lieux, eux-mêmes pensés à partir d’une organisation souhaitée des soins. Le domicile n’a pas vocation première à recevoir des soins infirmiers, c’est pourquoi les infirmières libérales effectuent (ou font effectuer) un travail d’aménagement du lieu qui est souvent qualifié de « médicalisation du domicile ». Le terme de « médicalisation » est polysémique, ce qui en fait une notion instable[6]. Ses différentes acceptions vont de la médicalisation comprise comme une recherche de normativité, voire un contrôle social effectué par le médecin (Freidson, 1984), à une médicalisation sans médecins (Conrad, 1992). Cette dernière est rendue visible par l’expansion du vocabulaire médical dans des domaines qui lui étaient jusqu’alors étrangers (tels que les problèmes sociaux), en passant par la médicalisation comprise comme l’intervention des médecins et des autres professions médicales ou paramédicales sur des territoires ou des problématiques qui étaient jusque-là réservés à d’autres champs professionnels (voire réservés à des champs non professionnels comme la vie familiale). Didier Fassin (1998) parle quant à lui de la médicalisation comme d’une transformation culturelle qui montre l’appropriation par la population de préoccupations liées à la santé. Chez les infirmières étudiées, ces différentes acceptions se retrouvent. La recherche de normativité se rencontre par exemple dans la surveillance infirmière de l’alimentation ; le jargon médical sera également utilisé face à une famille pour justifier de poser un acte infirmier (Feyfant, 2014) ; la possibilité donnée aux infirmières d’intervenir dans les domiciles pour dispenser des soins de continuité de la vie aux personnes vieillissantes illustre la volonté sociétale de répondre à l’importance donnée, dans la population, aux questions de santé en étendant le champ des professionnels de santé vers un champ privé qui pourrait n’être investi que par du personnel d’aide et d’accompagnement dans le cadre de ces soins. Les infirmières libérales utilisent d’ailleurs le terme de s’installer dans les domiciles lorsqu’elles arrivent à créer un environnement qu’elles jugent adapté à leur activité, et importent, d’une part, les modes opératoires issus de la division du travail médical, et, d’autre part, les discours normatifs hérités du contrôle social effectué par les médecins.

Cependant, si l’on peut parler de la médicalisation du lieu, il devient difficile de parler de médicalisation du soin. Nous observons plutôt une « domesticisation »[7] des pratiques professionnelles infirmières qui pourraient se définir comme une attention professionnelle portée aux choses de la vie domestique. En effet, la participation à la gestion domestique du linge, l’usage de moyens familiers pour communiquer, ou encore la mise en oeuvre d’une hygiène plus ménagère qu’hospitalière illustrent ce phénomène de « domesticisation » des pratiques infirmières.

2.1 Une gestion domestique du linge

Prenons l’exemple de l’acte infirmier de la toilette qui nécessite d’utiliser du linge. Les serviettes de toilette, les habits, quelquefois les draps appartiennent à la personne qui bénéficie de ce soin. Les observations menées au moment des soins d’hygiène illustrent l’attention que les infirmières libérales accordent à ce linge personnel. Leur attention s’exprime dans le souci qu’elles ont de limiter les dépenses financières de la personne ou de sa famille, et de ménager leur énergie. Économiser ce linge signifie à la fois ne pas en utiliser « trop », mais aussi éviter de le tacher avec des produits colorants. Cette attitude vise notamment à protéger les personnes économiquement faibles de dépenses indésirables[8]. Par ailleurs, les infirmières prennent en considération les difficultés physiques de la personne vieillissante ou de son entourage à entretenir le linge (introduire et retirer le linge de la machine à laver, ou encore l’étendre sont devenus pénibles) lorsqu’elles nous disent ne changer le linge (habits, linge de toilette) que lorsqu’il est souillé pour éviter du travail inutile à la personne, ou à sa famille. L’attention portée à la situation financière de la personne vieillissante et au rôle de son environnement familial relève du modèle holistique dans lequel de tels éléments sont pensés en termes de ressources ou de freins à l’activité de la personne. Dans les domiciles, les infirmières libérales les considèrent comme des éléments à protéger et agissent en conséquence en s’immisçant dans la gestion de la sphère domestique. Un mode de pensée domestique (faire attention au linge, se situer dans l’économie domestique) vient modifier les modèles de pensée professionnelle.

2.2 Des modes familiers de communication qui enlèvent de sa spécificité au travail infirmier

Les infirmières libérales utilisent l’écrit pour transmettre des informations à d’autres professionnelles telles que les aides à domicile. Elles répondent en cela à une obligation juridique. Les questions liées au linge sont rarement énoncées dans les supports formels prévus pour recevoir ces écrits, type cahiers de transmissions : le thème du linge est plutôt relégué sur des supports informels comme un « post-it » par exemple. Échanger des informations à propos du linge mobilise également un autre mode de communication que l’écrit : le réaménagement de l’espace. Utilisé par l’ensemble des professionnelles, infirmières ou non-infirmières, il consiste par exemple à modifier le rangement d’une armoire, ou encore à mettre en place une corbeille pour recueillir le linge sale, comme les verbatim suivants l’illustrent. Émeline, aide à domicile à Campagne, nous dit : « Un jour que j’avais le temps, qu’il pleuvait, j’avais tout sorti, j’ai tout trié, les robes d’un côté, les tabliers, tout ça, et ça a été suivi, les infirmières le suivent, c’est nickel quoi (...) ». Ou encore Sabine, infirmière à Campagne, qui, au cours d’un entretien, nous explique avoir mis en place une corbeille de linge sale : « Mais oui, on mettait le linge sale par terre, y’avait une corbeille qui traînait juste à côté, avec de vieux draps dedans, je sais pas alors moi j’ai mis un jour les draps dans l’armoire, et j’ai mis la corbeille sous la table où on a les médicaments, à côté de son lit, et j’ai dit "non, on va mettre ça là-dedans" ». Le simple fait d’avoir disposé cet objet en évidence a valeur d’invitation à l’utiliser.

Sans être explicité (ni à l’écrit ni par oral), ce mode de communication n’en est pas moins explicite. Nos observations ont en effet permis de relever que les aménagements de l’espace agissent comme un code que l’ensemble des intervenants comprend puisque les réagencements sont suivis des effets escomptés : les robes et les tabliers ne sont plus mélangés, le linge sale est déposé dans la corbeille prévue à cet effet. Ce langage muet et compris de toutes ne nécessite pas d’apprentissage préalable, à l’inverse d’un langage professionnel. Il a les caractéristiques d’un langage profane, familier. Les infirmières libérales inscrivent une partie de leurs actes dans le régime de familiarité (Thévenot, 2006). En effet, elles accommodent leur environnement de travail de façon à s’y sentir elles-mêmes à l’aise, comme elles le feraient chez elles[9] ; de plus elles verbalisent cette familiarité, à l’instar de Sabine, infirmière citée ci-dessus, en jugeant « naturels » ces modes de communication impliquant la matérialité du domicile.

L’ensemble des caractéristiques de la communication interprofessionnelle énoncées ci-dessus — communiquer avec des professionnelles non-infirmières, dans les domiciles, à propos d’activités domestiques telles que la gestion du linge, en utilisant des moyens familiers de communication qui les éloignent des pratiques professionnelles apprises ailleurs — donne à voir comment les infirmières opèrent une « domesticisation » de leur mode de communication.

2.3 Une hygiène professionnelle plus ménagère qu’hospitalière

La capacité des infirmières libérales à respecter ou à adapter les règles d’asepsie acquises à l’hôpital au cours de leur formation initiale dans cet environnement qu’est le domicile nous intéresse car les infirmières libérales, une fois installées dans les domiciles, ne suivent pas ces règles à la lettre. L’écart entre les normes professionnelles et leur travail réel a été abordé lors d’entretiens informels qui succédaient aux temps d’observation. Les infirmières justifient cet écart à la norme par un discours catégorisant le domicile comme un lieu qui ne serait pas dangereux (à l’inverse de l’hôpital) : les occupants d’un logement étant, d’après elles, habitués aux germes qui y sont présents, ils ne courraient pas de danger. Les infirmières relativisent les directives[10] leur enjoignant la prudence quant au risque de contaminations qu’elles incarnent en allant d’un domicile à l’autre. Le fait d’être dans un lieu privé paraît « immuniser » ces infirmières et les rendre imperméables à toute transmission de germes. Le domicile des personnes vieillissantes, lorsque les infirmières libérales y interviennent sur le long terme avec une certaine familiarité, représente pour elles une bulle, un territoire qui semblerait impénétrable par les germes. L’ensemble des infirmières libérales interviewées opèrent un décentrement du système normatif en matière d’hygiène appris en formation initiale en déplaçant la focale dirigée initialement sur les germes (agents porteurs de risques) vers le domicile (alors devenu agent de protection de ses résidents).

En guise de conclusion de cette partie consacrée au lien entre matérialité du domicile des personnes vieillissantes et professionnalité infirmière, nous pouvons dire que les infirmières libérales y opèrent une série de glissements dans la conception de leur travail : elles déplacent leur objet d’attention (de la personne vers sa situation), elles s’immiscent dans la gestion de la sphère domestique, elles élaborent un nouveau système normatif d’hygiène s’inspirant de la salubrité ménagère. Nous nommons l’ensemble de ces glissements la « domesticisation » du travail infirmier libéral.

La professionnalité des infirmières libérales, telle que nous l’avons définie (agrégat d’une autodétermination et d’un jonglage entre des cadres de références) se trouve modifiée par le fait d’intervenir dans le domicile des personnes vieillissantes. L’autodétermination persiste notamment dans le choix que les infirmières font de porter une attention à la gestion du linge et d’accepter que leur métier se rapproche d’un travail domestique. Par ailleurs, le cadre de référence holistique (qui doit permettre à toutes les infirmières de prendre en considération la situation économique et la fatigabilité de l’entourage de la personne dont elles s’occupent) s’ouvre à une « domesticisation » des pratiques infirmières. Dans le même temps, le cadre de référence biologique est lui-même modifié par un décentrement normatif d’hygiène : à l’origine centré sur les germes qu’il faut combattre, le système normatif se centre dorénavant sur le domicile qui protège.

Si travailler dans une sphère domestique modifie le travail infirmier dans le sens d’une « domesticisation », que devient ce travail lorsqu’il fait pénétrer dans l’intimité des lieux et dans les intimités identitaire et physique des personnes ? Connaît-il une transformation ? Et si oui, la(es)quelle(s) ?

3. Le domicile comme « lieu intime »

Les domiciles abritent deux types d’intimité : identitaire d’une part, corporelle voire sexuelle d’autre part. Par les soins donnés dans les domiciles, les infirmières libérales ont accès à ces deux formes d’intimité qui, chacune, va agir sur leurs pratiques professionnelles et leur professionnalité.

3.1 Face au processus intime de la déprise d’Antoine : une autodétermination professionnelle éprouvée

Le « chez-soi » est le lieu de la construction de l’identité personnelle et familiale (Membrado, 2013 : 9). Avec l’âge, ce lieu intime devient le lieu de la recomposition de soi telle qu’elle est décrite par la notion de déprise (Barthe, Clément et Drulhe, 1988). Elle se traduit en termes de stratégies de reconversion par une sélection des activités et des liens de la personne en prise avec l’âge (Barthe, Clément et Drulhe, 1988 ; Clément, Mantovani et Membrado, 1996 ; Clément, 2003 ; Caradec, 2008). Ce travail de sélection appartient à la personne vieillissante elle-même et s’opère dans un souci de « reconstruction identitaire inscrite dans la relation aux autres » (Mantovani et Membrado, 2000 : 14).

Nous proposons d’examiner comment le processus de déprise que vivent les personnes vieillissantes à leur domicile agit sur les infirmières libérales et leur professionnalité. Dans ce but, nous partirons de l’exemple d’Antoine, 87 ans, veuf depuis une quinzaine d’années. Il vit seul dans une maison de deux cents mètres carrés dans le village de Campagne. Antoine est une personne qui aime beaucoup sortir, se promener, rendre visite à des amis, aller seul au restaurant. Il cultive un goût prononcé pour les objets techniques, et reste curieux des innovations. Il a recours à toutes sortes d’aides instrumentales qu’il lui arrive d’inventer lui-même tel un système de ficelles lui permettant d’attraper sa potence dans le but de sortir seul de son lit le matin. Ce bricolage opéré par Antoine est l’illustration d’une « recomposition dans la continuité », caractéristique du processus de déprise : recomposition de l’environnement autorisant la poursuite d’une activité à laquelle il tient (se lever de son lit sans aide humaine) et continuité de son identité de bricoleur.

Près de deux ans avant notre rencontre, Antoine avait décidé de quitter sa maison pour aller vivre en maison de retraite de façon à rompre l’isolement qu’il voyait croître du fait de ses difficultés à se mouvoir. Après plusieurs mois et à l’occasion d’une hospitalisation, Antoine exprime le souhait de réintégrer sa maison à sa sortie de l’hôpital au motif qu’il ne s’entend pas avec les résidents de la maison de retraite. Les professionnelles d’aide et de soins se posent alors la question de rétablir ou non leurs interventions chez cet homme.

Lors d’une réunion interprofessionnelle, les différents partenaires concernés s’opposent au maintien à domicile d’Antoine après son retour de l’hôpital, sauf Pauline, infirmière. Irène, associée à Pauline, relate les faits en ces termes :

« Ouais, il s’est battu envers et contre tous, y’a un an, à la dernière réunion des aide-ménagères, tout le monde... Il revenait de l’hôpital tout ça, tout le monde a dit "non, non c’est plus possible on peut plus le prendre en charge, il doit partir à la maison de retraite". Bon j’avoue que c’est Pauline à l’époque qui a dit "on va lui donner sa chance", j’avoue que nous tous, on était pessimistes quoi. »

Antoine, soutenu par Pauline, conteste la décision prise par le collectif des professionnelles qui déclare son maintien à domicile impossible. Par conséquent, Antoine va se trouver dans la situation de faire la démonstration du bien-fondé de sa décision et de sa capacité à rester chez lui. C’est alors qu’il met au point son système de ficelles lui permettant de se lever seul le matin, et donc de ne pas avoir besoin de professionnelles alors que celles-ci n’ont pas commencé leur journée de travail. Le travail de recomposition de l’environnement qu’entreprend Antoine, pris dans son processus de déprise, fait la démonstration de sa capacité à reconsidérer cet environnement matériel pour arriver à son objectif : continuer à vivre dans sa maison. En faisant cette démonstration, Antoine met à l’épreuve la professionnalité des infirmières et de leurs partenaires puisqu’il remet en question l’autodétermination des professionnelles à sélectionner les personnes dont elles s’occupent et les critères sur lesquels elles se basent pour opérer cette sélection. En acceptant la décision d’Antoine, les professionnelles renoncent à une partie de ce qui caractérise leur professionnalité : autodéterminer leur activité en faisant des choix pour les autres.

3.2 Le domicile comme lieu d’intimité corporelle : quand l’autodétermination infirmière permet de faire face à l’érotisation de la relation

Les soins infirmiers, et notamment la toilette, impliquent un face à face, voire un corps à corps dans lequel chacun des deux protagonistes entre en communication avec l’autre par sa corporéité. Les interactions corporelles se jouent dans un espace à trois dimensions : le corps de la personne soignée comme source d’informations infirmières (Mercadier, 2002) ; le corps de la personne soignée comme réceptacle de soins infirmiers (Rajablat, 2003) ; enfin, le corps de l’infirmière dans une relation pouvant aller jusqu’à l’érotisation de la relation. Ces corps à corps se tiennent dans le huis clos des domiciles, au milieu d’objets qui sont en contact avec le corps de la personne : draps, linge, accessoires de toilette.

Lors d’un soin d’hygiène, la proximité des corps engendre un partage d’intimité. Les odeurs sont échangées. La chaleur de l’autre est ressentie. La pression des gestes informe d’un message non verbal. Ceci est d’autant plus vrai que les soins observés à domicile ont été, pour la grande majorité, effectués à mains nues. Le toucher direct, de peau à peau, est un élément de la relation interindividuelle souvent valorisé par les infirmières : il permet de recevoir des informations de cette peau, mais aussi d’en transmettre, notamment par les gestes doux qui peuvent accompagner les soins (une caresse, un geste de tendresse).

À domicile, les soins nécessitant que la personne se dévête conduisent l’infirmière dans les pièces du domicile traditionnellement consacrées à l’intimité : la chambre et la salle de bains. Ces pièces sont emblématiques de l’intimité voire de la sexualité. Travailler dans ces pièces de l’intime favorise l’érotisation de la relation de soin telle que la définissent Giami, Moulin et Moreau (2013) : une relation qui est à la croisée des contacts corporels de zones érogènes liés aux soins, du rapport de séduction et du harcèlement sexuel. Et ces trois dimensions de la relation existent aux âges les plus élevés. « Le care est un travail qui ne peut être pensé indépendamment du sexuel », nous rappelle Pascale Molinier (2009 : 234). Les professionnelles de santé qui ont analysé la pratique infirmière du toucher à travers les soins de base confirment qu’il existe une limite à ne pas franchir, celle de l’érotisation du toucher qui sera évitée en « protocolisant » tous les gestes (Mercadier, 2002 : 33), étant donné que la peau représente une « surface d’excitation sexuelle » (Rajablat, 2003 : 69). La distinction peut alors se tracer entre le soin d’hygiène fait d’obligations, et la toilette « fête » de plaisir (ibid. : 109). Les infirmières qui travaillent en oncologie, et auprès desquelles Giami, Moulin et Moreau (2013) ont enquêté, expriment deux formes d’érotisation : une vécue comme agréable, qui facilite les relations de soins (expression de confidences de la part de patientes sur leur propre sexualité, par exemple), et une forme vécue comme agressive, non compatible avec les soins tels que les infirmières se les représentent (discours grivois, tentatives d’attouchement, etc.).

Un entretien commun avec Pauline et Marie-Pierre, infirmières à Campagne, visant à recueillir des informations sur Antoine, nous a permis d’aborder ce sujet. Pauline exprime avoir été dérangée par l’ambiguïté de certaines situations de soins telles que le fait de doucher Antoine dans l’exiguïté de sa salle de bains. Plus encore, elle se sent agressée lorsque les gestes et les mots sont sans ambiguïté et relèvent de l’attouchement ou du propos grivois comme l’extrait d’entretien suivant le montre :

Pauline : « Oui, puis des gestes un peu mal... À un moment donné, c’était un peu ambigu aussi, tu vois... Non, mais faut le dire avec Antoine, quand il mettait les mains, à un moment il fallait mettre les points sur les i quoi. »

Marie-Pierre : « Oui, des gestes pas forcément... sur les cuisses ou comme ça. »

Pauline : « Ah, mais il disait des choses pas très agréables et parfois tu disais "mais où est-ce qu’on va là ?", et plusieurs fois on s’est fâchés, oui, on s’est plusieurs fois fâchés. »

Marie-Pierre : « Et il est revenu avec toi. »

Pauline : « Et moi aussi je suis revenue parce que je ne suis pas quelqu’un de rancunier, il faut savoir passer là-dessus quoi, mais en même temps il a fallu savoir mettre pas mal de distance parce que sinon, c’était difficile. »

Le caractère sexuel des gestes et paroles d’Antoine entraîne chez Pauline une réaction immédiate, celle de verbaliser ce qu’elle relève comme un problème, verbalisation qui permet, dans l’instant, de rappeler à Antoine la norme de la relation (« mettre les points sur les »). Lorsqu’un tel cas se présente dans l’équipe hospitalière en oncologie étudiée par Giami, Moulin et Moreau, ces derniers mettent en évidence les « stratégies de mise à distance physique et psychique du patient ». Ces stratégies visent à ce que l’infirmière se protège seule, dans un premier temps, d’une relation qui pourrait être risquée, et qu’elle se fasse aider, dans un deuxième temps, par le reste de l’équipe pour offrir une réponse collective à ce qui est devenu un problème.

À domicile, ces deux stratégies se rencontrent : Pauline se protégera dans le face à face (en mettant les points sur les i, c’est-à-dire en explicitant à Antoine les limites qu’il ne doit pas dépasser) et elle recourra au collectif en avertissant ses collègues. Mais le recours au collectif n’est pas de même nature dans les deux lieux. En effet, à l’inverse de ce qui se fait à l’hôpital, décrit par Giami et al., la mise à distance dont parle Pauline ne sera pas faite par l’équipe, mais par elle-même. En quoi consiste cette mise à distance ?

La mise à distance que Pauline a opéré seule a consisté à doser, dans le face à face avec Antoine, chacun des gestes et chacune des paroles qu’elle a pu avoir et à maintenir une vigilance envers les gestes et les paroles d’Antoine de façon à réagir sans délai à ce qu’elle pouvait juger être déplacé. La mise à distance n’a pas consisté en un évitement qui aurait pu s’organiser au sein du collectif en ne programmant pas Antoine sur les tournées de Pauline pendant quelque temps. L’évènement n’a pas non plus été sujet à discussion, encore moins à accord explicite concernant l’attitude à adopter par chacune des autres infirmières du cabinet. La seule chose que Pauline a faite au niveau collectif a été de tenir informées ses collègues, non pour leur demander de l’aide (comme cela se pratique à l’hôpital), mais seulement pour les avertir de la situation dans laquelle elle se trouvait. Aucune stratégie collective n’a été relevée dans ce cas particulier, qui ne se veut pas représentatif par ailleurs. L’intérêt de le présenter ici réside dans le fait que l’objectif premier de Pauline est de poursuivre la relation car l’enjeu, pour elle, est de continuer à travailler, et pour Antoine, de continuer à bénéficier des soins. Lorsque Pauline énonce : « il faut passer là-dessus », elle signifie qu’il faut oublier ou faire semblant d’oublier les outrages d’Antoine. De la même façon que quand elle dit « je suis revenue » cela signifie qu’elle est revenue à une relation apaisée avec Antoine, après avoir mis une distance symbolique entre eux deux[11]. Faire semblant d’oublier, rétablir une relation apaisée sont des stratégies individuelles qui permettent au collectif de poursuivre son action. La gestion solitaire par Pauline de la crise relationnelle entre elle et Antoine est l’illustration d’une pratique individuelle qui renforce l’autodétermination de son travail par une infirmière. Cet exemple est illustratif de multiples pratiques individuelles telles que façonner son cadre temporel et trier les déchets à risques infectieux (Feyfant, 2016) qui toutes participent à la caractérisation du travail infirmier libéral par l’autodétermination de son travail.

4. Le domicile « lieu social »

Le domicile, lieu de l’intime, est aussi un lieu de sociabilité. Celle-ci n’est pas à comprendre comme un « système de règles pour bâtir une relation avec autrui » (Martuccelli, 2002 : 240) ni « comme une aptitude individuelle à établir des relations » (Authier et Grafmeyer, 1997 : 41). Nous l’utilisons ici dans le sens de « l’ensemble des relations effectivement entretenues par une personne avec d’autres personnes » (ibid. : 41). C’est pourquoi nous considérerons le domicile comme étant un lieu qui permet la sociabilité de son résident en y recevant des visites et en s’y apprêtant pour en sortir et avoir des activités sociales extérieures, mais qui permet aussi de rendre socialement visible l’action du travail des infirmières au-delà du temps de leurs soins.

4.1 Le domicile où l’on reçoit et où l’on s’apprête pour sortir

Le domicile est un lieu de réception de personnes choisies : la parentèle, les amis ou connaissances proches (Vezina et Membrado, 2005 : 218), les voisins (Argoud, 2002), auxquels nous rajoutons des professionnels lorsqu’ils ne sont pas imposés à l’habitant. Il s’agit d’une « ouverture du chez-soi à autrui » (Serfaty-Garzon, 2010), un chez-soi qui permet ainsi d’être en lien avec les « autres » (Juhel : 1998). C’est également un lieu où l’on reçoit des appels téléphoniques, mais aussi des bruits de l’extérieur. Autant de personnes ou sensations que l’infirmière libérale trouvera au domicile et avec lesquelles il faudra qu’elle compose : éconduire les visites des voisins pour conserver l’intimité du soin, gérer l’appel téléphonique pour tenter d’avoir une relation d’exclusivité avec la personne sollicitée, fermer les fenêtres à des bruits extérieurs pour améliorer la qualité d’audition des échanges. En pénétrant dans le domicile, l’infirmière cherche à isoler celui-ci de son ouverture au monde et à en faire un lieu de relations exclusives. On retrouve ici le fonctionnement de l’hôpital où les horaires de visite séparent les moments de soins des moments de sociabilité. C’est ce que fait implicitement l’infirmière libérale lorsqu’elle donne un rendez-vous : elle prévient que le moment de ce rendez-vous sera exclusivement consacré au soin. Mais à domicile, isoler la personne vieillissante le temps d’un soin ne signifie pas la couper du monde extérieur, mais plutôt resserrer son intimité autour d’elle. D’ailleurs, dans le cas d’une toilette, le soin permettra à cette personne de s’ouvrir à nouveau au monde. En effet, son aspect physique lui laissera envisager des relations sociales, chez elle ou à l’extérieur.

Apprêter une personne vieillissante représente plusieurs enjeux pour une infirmière libérale. Le premier est physiologique, il s’agit de rendre la personne propre et de lui éviter les désagréments et les risques liés à un manque d’hygiène. Le deuxième enjeu est de permettre une sociabilité à cette personne en l’apprêtant selon les normes sociales. Le troisième enjeu concerne directement l’infirmière libérale : en rendant présentable la personne dont elle s’occupe, elle rend visible son propre travail.

4.2 Le travail infirmier rendu visible depuis le domicile

C’est à partir des domiciles que le travail des infirmières sera rendu visible : parce que la personne vieillissante reçoit ou sort de chez elle, le travail infirmier est vu par d’autres. Les professionnelles savent qu’il est visible à l’échelle de la cité. Et cela peut même influencer le travail de certaines infirmières, comme celui d’Irène à Campagne : « En plus il est beau comme tout, enfin moi je trouve. Avec le rasoir électrique, ils sont toujours très mal rasés (rires). Même s’ils se rasent à l'électrique, j’aime bien passer derrière, ça c’est le seul truc que je me garde. Non c’est vrai ! (...) Moi j’aime bien quand même repasser, il s’est loupé là, ou là, moi j’aime bien, je trouve que c’est ça qui donne un petit côté propret, fini, beau, coiffé (...). Voilà, je pars je veux qu’on dise "pfff, on voit que l’infirmière elle est passée" ; pour moi c’est important. »

La visibilité du travail d’Irène a un impact sur sa manière de prodiguer ses soins. C’est avec la peur du jugement qu’elle lavera, rasera, habillera. Elle nous délivre ce qu’elle pense être les critères de jugement de son travail : « propre, beau, fini ». Cette volonté de montrer un travail qui sera jugé bon illustre par ailleurs l’investissement personnel de l’infirmière libérale dans son travail. Elle recherche ce jugement car il est lié directement à sa réputation, comme elle le dit à la fin de l’extrait ci-dessus. Cette infirmière ne tient pas seulement à faire « bien » son travail par conscience professionnelle, donc pour sa profession : elle cherche une reconnaissance plus personnelle. C’est le regard de l’autre, ou ce qu’elle en imagine, qui va dicter à l’infirmière comment faire son travail. Le fait d’intervenir auprès des personnes vieillissantes, pour des soins de continuité de la vie tels que la toilette et l’habillage, dont les résultats sont immédiatement visibles dans l’espace public, s’accompagne d’un fléchissement de l’autodétermination et de l’acceptation d’une forme d’hétéronomie décisionnelle.

En guise de conclusion : une professionnalité éprouvée par les caractéristiques du domicile et de ce qui s’y passe

Cet article pose la question de l’impact du travail infirmier au domicile des personnes vieillissantes sur la professionnalité des infirmières libérales.

Après avoir défini la professionnalité infirmière à partir d’un usage mixte de deux cadres de références (biomédical et holistique) et la professionnalité des infirmières libérales comme étant étroitement liée à l’autodétermination de leur travail, nous avons soumis chacun de ces deux axes à l’analyse du travail infirmier qui se déroule dans des domiciles eux-mêmes considérés à partir de trois dimensions : lieu physique, lieu intime et lieu social.

Le fait de travailler dans les domiciles modifie le recours aux cadres de référence, voire modifie les cadres de référence eux-mêmes. En effet, et c’est surtout vrai pour la dimension physique du domicile, pénétrer dans des lieux de vie s’accompagne d’une ouverture à un cadre de référence plus « domestique » qu’infirmier. Le modèle de pensée permettant d’analyser une situation de soins infirmiers s’accompagnera d’une attention portée à la gestion de la vie domestique des foyers dans lesquels les infirmières libérales pénètrent. De la même façon, les repères professionnels en matière d’hygiène peuvent évoluer et aller jusqu’à justifier des pratiques relevant davantage de l’hygiène ménagère que de l’hygiène hospitalière. Nous avons appelé ce phénomène la « domesticisation » des pratiques infirmières libérales. L’exploration du domicile comme lieu de l’intimité nous apprend que le cadre de référence change. Ce qui prévaut n’est pas de faire revenir des chiffres à la norme (comme dans le modèle biomédical), ni de viser le mieux-être de la personne soignée (comme dans le modèle holistique), mais plutôt de poursuivre le lien avec la personne et de continuer à travailler.

Travailler dans les domiciles des personnes vieillissantes met l’autodétermination des infirmières libérales au défi. En effet, les domiciles restent des lieux privés dans lesquels les résidents gardent un pouvoir décisionnel (par exemple celui de décider de rester vivre chez eux et de ne pas partir en maison de retraite), pouvoir décisionnel qui peut mettre en échec la décision professionnelle (par exemple celle de ne pas poursuivre les soins chez cette personne parce que ce que les professionnelles estiment être les limites du maintien à domicile sont atteintes). De la même façon, l’autodétermination des infirmières libérales relative au contenu de leur travail peut être ébranlée par les regards extérieurs qui s’appliquent sur leur travail, et qui, parce qu’ils peuvent être jugeants, façonnent ce travail. L’autodétermination se transforme en « hétérodétermination ». Le seul cas évoqué dans l’article dans lequel une autodétermination s’est clairement affichée est la relation teintée d’érotisation dans laquelle l’infirmière s’est sentie en danger. Elle a autodéterminé sa façon de se protéger en gérant seule la relation dérangeante.

Si l’autodétermination caractérise le travail infirmier libéral, nous voyons que lorsqu’il s’agit de travailler auprès de personnes vieillissantes vivant à domicile, avec lesquelles une relation longue s’installe, l’autodétermination se nuance en fonction des enjeux : ce qui importe n’est pas tant d’exercer son métier de soignant que de créer et maintenir un lien avec l’ensemble des acteurs impliqués dans l’accompagnement de la personne vieillissante à son domicile. Le domicile comme territoire de vieillissement devient alors un territoire de liens sociaux, personnels et professionnels, qui s’envisagent au long cours et dans lesquels s’inscrit un processus de remise en question de la professionnalité des travailleurs.