Corps de l’article

Introduction

Seuls ou accompagnés de leurs parents, de leurs pairs ou de compagnons de route, les mineurs sont de plus en plus nombreux à emprunter les itinéraires sinueux et risqués de la migration internationale. Loin d’être un épiphénomène circonscrit à quelques pays, cette figure contemporaine des flux migratoires est une réalité mondiale. En dépit de leur jeune âge, la multiplication des frontières et la sécurisation des territoires viennent entraver leurs parcours.

En France, depuis la fin des années 1990, des individus de moins de 18 ans en provenance de pays étrangers terminent leur périple sur le territoire sans leur représentant légal. Désignée comme des « mineurs non accompagnés[1] » en France, cette population se compose principalement de jeunes garçons âgés de 15 à 17 ans. Si cet article se concentre sur cette dernière tranche d’âge, il ne saurait passer sous silence la présence d’enfants âgés de 10 à 14 ans. En 2017, la Guinée, la Côte d’Ivoire et le Mali (Ministère de la Justice, 2018) étaient les pays d’origine les plus représentés chez les 14 908 mineurs reconnus comme non accompagnés par les autorités françaises. Alors qu’en Belgique (Van Zeebroeck, 2007) ou au Royaume-Uni (Wilding, 2017) les mineurs empruntent le même circuit que les demandeurs d’asile, en France, les individus de moins de 18 ans séparés de leurs représentants légaux sont d’abord considérés comme des enfants en situation de danger. Officiellement, l’arsenal juridique dédié à la protection de l’enfance permet aux mineurs non accompagnés d’échapper aux considérations de gestion des migrations (Senovilla Hernandez, 2014). Officieusement, depuis près de vingt ans, ces derniers font pourtant l’objet d’une série de mesures restrictives et discriminatoires de la part des autorités françaises (GISTI, 2014). Leur présence inattendue au sein des dispositifs de la protection de l’enfance a contribué à provoquer une situation de saturation dans des localités. Désignés comme les responsables de l’embolie et de l’engorgement des dispositifs de protection, ces mineurs ont aussi été accusés d’entraver le parcours des enfants nationaux. Cette mise en concurrence a fait émerger une politique de prise en charge dérogatoire dédiée à ce public. Sur le modèle des régimes de gestion sécuritaire des migrations internationales, ces modes d’accueil spécifiques ont érigé un processus de différenciation et ont soutenu le recours généralisé à des partenaires extérieurs responsables d’un public devenu indésirable (Agier, 2011). Alors, comment les orientations de la politique migratoire ont-elles pénétré le champ de la protection de l’enfance ? Quelles sont les nouvelles frontières érigées par les pouvoirs publics ? Quels sont les acteurs qui prennent part à ce dispositif de contrôle et de sélection ? Quelles sont les frontières que les mineurs rencontrent et expérimentent dans leurs parcours de prise en charge ? Comment cette politique de différenciation s’est-elle mise en place par le biais d’ajustements réguliers ?

Pour aborder ces questions, cette contribution dresse tout d’abord les contours de la situation juridique des mineurs non accompagnés pour mieux mesurer les évolutions de leur traitement politique. Populations à part du fait de leur minorité, les mineurs non accompagnés sont pris en charge par des mesures qui s’inscrivent dans une mutation des représentations associées à cette figure contemporaine des migrations. Puis, en identifiant les acteurs qui élaborent et mettent en oeuvre la politique de protection à l’égard des mineurs non accompagnés, l’article évalue les formes diverses d’implication de ces protagonistes dans le processus de sélection et de tri des jeunes qui souhaitent bénéficier d’une prise en charge. La contribution s’inscrit dans la lignée des recherches dédiées aux nouvelles formes de contrôle des frontières (Agier, 2011 ; Amilhat-Szary, 2012 ; Cuttita, 2007 et 2015 ; Clochard, 2018 ; Stuesse et Coleman, 2014a) comme modalité de gestion des migrations. Les informations mobilisées ici sont issues d’une recherche doctorale en géographie dédiée au décryptage de la construction des territoires de la protection et de la migration mêlant le point de vue des protagonistes de ces expériences (les mineurs) et celui des acteurs de la protection (les professionnels). Dans un contexte d’évolution politique majeure liée à la publication de la circulaire du 31 mai 2013 détaillée dans cette contribution, plusieurs lieux concernés par ces changements ont été privilégiés. Dans des espaces de prise en charge d’urgence situés dans des grandes agglomérations (Paris, Montpellier, Marseille) (Przybyl, 2016) et chargés d’évaluer la minorité des jeunes arrivés sur le territoire, une attention a été portée aux mutations appréhendées par des professionnels et aux expériences vécues par les mineurs soumis à une vérification minutieuse de leur identité. Afin de documenter des évolutions en train de se faire dans des espaces peu investis par les recherches universitaires, mais néanmoins en prise avec l’actualité migratoire, les enquêtes se sont déployées dans plusieurs communes rurales. L’intérêt porté aux dynamiques de l’engagement dans les petites villes françaises (ANR CAMIGRI ; Lessault, 2018) a permis de mettre en lumière le rôle croissant de la société civile dans les dynamiques d’accueil et d’aborder la dimension spatiale de ces implications. Outre ces différents contextes de recherche, les analyses délivrées reposent aussi sur le suivi attentif et régulier des évolutions institutionnelles et administratives qui ont jalonné la gestion de cette population depuis près de trente ans. En allant au-delà d’un modèle de prise en charge aux frontières multiples et hybrides (Cuttitta, 2007), cette contribution révèle les nouvelles dynamiques entre les acteurs (étatiques, départementaux, associatifs, société civile, etc.) qui font système autour de ces individus (Amilhat-Szary, 2012), dynamiques à mi-chemin entre la protection de l’enfance et la gestion répressive des migrations. Cet article dévoile les coulisses de l’édification des frontières spatiales, administratives et symboliques dans le parcours de vie des mineurs non accompagnés en France.

1. Mineurs non accompagnés : des étrangers (vraiment) pas comme les autres ?

Dans le champ des migrations internationales, une série de textes internationaux ont vocation à garantir les droits fondamentaux des individus. En ce qui concerne les mineurs non accompagnés, la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) énonce, à travers ses articles, un ensemble de principes pour promouvoir la protection, les droits et le bien-être de ces individus dans les décisions qui les concernent. Aujourd’hui, à l’exception des États-Unis qui ont signé, mais pas ratifié ce texte en raison de leur recours à l’emprisonnement d’individus de moins de seize ans, l’ensemble des pays du monde ont signé et ratifié ce texte. La France compte parmi les premières nations à s’être engagée en 1989 à respecter ce texte de portée internationale et à intégrer ses principes dans son droit interne. Dans le contexte des évolutions législatives ayant trait aux questions d’immigration et, plus spécifiquement, sur celles relatives à la prise en charge de ces mineurs, la CIDE incarne aujourd’hui un garde-fou obligeant les autorités françaises à fournir une protection aux mineurs en situation de danger, et ce, peu importe leur origine nationale.

La transposition de la CIDE au droit interne français a permis (et permet encore) aux mineurs non accompagnés d’être exclus du droit spécifique élaboré pour les étrangers majeurs. Les principes de protection qui concernent les mineurs sont inscrits dans le Code civil (texte de droit commun) et non dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) (texte de droit spécial). Ainsi, d’un point de vue juridique, les mineurs non accompagnés ne sont pas considérés comme des étrangers, mais d’abord comme des enfants en danger. Preuve supplémentaire de cette distinction, aucun texte de loi français ne mentionne l’existence des « mineurs non accompagnés », ni ne fait référence à cette population comme à une catégorie spécifique. À ce titre, comme les enfants français en danger, les mineurs non accompagnés devraient bénéficier d’une protection similaire de la part des autorités compétentes (article 375 du Code civil).

Depuis 1989 en France, conjointement à la ratification de la CIDE, les réformes territoriales de la décentralisation ont fait des départements et des services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) les responsables de la prise en charge de l’enfance en danger. Au cours des années 1990, l’arrivée des premiers mineurs non accompagnés en France constitue un bouleversement pour de nombreux départements qui n’avaient jamais été en contact avec ce type de public. L’image de ces adolescents et enfants en provenance des pays d’Europe de l’Est et des pays d’Afrique du Nord suscite l’émotion de l’opinion publique et éveille une certaine inquiétude chez les autorités. Concentrés dans quelques départements parmi lesquels les Bouches-du-Rhône, l’Hérault, la Seine-Saint-Denis et Paris figurent en premières places, les mineurs repérés sont accueillis et pris en charge par les institutions. Dans la ville de Marseille, cette protection effective des mineurs s’accompagne d’une mobilisation associative et de l’engagement de représentants de l’institution judiciaire (magistrats, juges, avocats, etc.) pour faire reconnaître les besoins spécifiques de ce public en matière de protection. L’arrivée de ces premiers mineurs non accompagnés ouvre la voie à des innovations sociales dans le champ associatif et impose une adaptation des institutions départementales forcées de reconnaître leur compétence en matière de protection. Au cours des années 1990, dans plusieurs départements, pendant que certaines associations découvrent les problématiques de ces mineurs et se forment pour y répondre, les dispositifs de protection de l’enfance parviennent quant à eux à garantir une place à ces nouveaux arrivants et à les intégrer au sein des espaces d’accueil dédiés aux enfants en danger.

Au fil du temps, au début des années 2000, ce phénomène s’amplifie et se confirme sur le territoire national. Dans la ville-département de Paris, ces arrivées sont de plus en plus nombreuses et les moyens dont disposent les services de l’ASE se révèlent rapidement insuffisants. S’il a été possible d’assurer un accueil des mineurs non accompagnés dans les premiers temps, les dispositifs de la protection de l’enfance saturent face à ce public non anticipé. Dans les rues de la capitale, aux côtés d’autres publics vulnérables, des mineurs errent en attente d’une prise en charge. Les associations s’inquiètent : pourquoi ces mineurs ne sont-ils pas mis à l’abri ni accueillis par l’ASE ? Pourquoi le système est-il en train de se gripper ? En réponse à cette impasse, le secteur associatif se mobilise largement afin d’apporter une aide à ces mineurs dépourvus d’accompagnement social proposé par les autorités compétentes. En les soutenant dans leur parcours d’accès à la protection, le mouvement associatif qui se structure entend forcer la ville-département de Paris à apporter des réponses en matière de protection compte tenu de ses responsabilités légales. Ces dispositifs associatifs canalisent la population des mineurs non accompagnés pour mieux les orienter vers le circuit traditionnel de la protection de l’enfance de droit commun. Ces actions contribuent dans le même temps à différencier ces jeunes du reste de la population des enfants en danger et à légitimer la nécessité de la création de mesures d’accompagnement qui leur sont affectées.

Alors que l’opinion publique s’accorde à réaffirmer la protection dont ces mineurs doivent bénéficier, le climat politique plus global relatif aux conditions d’entrée et de séjour sur le territoire des étrangers se durcit. Au cours des années 1990 et 2000, un changement de paradigme s’opère. Ce renversement au sein des États occidentaux repose sur le passage de l’accueil inconditionnel de personnes qui incarnent une forme de détresse humanitaire à une mise à distance radicale d’individus désormais considérés comme des sujets potentiellement dangereux et donc indésirables (Agier, 2011). En Europe, une série de mesures comme l’adoption d’un cadre commun de gestion de l’asile ou le processus de Barcelone contribuent à ériger les migrations internationales en un enjeu central des préoccupations politiques. L’approche sécuritaire, l’accroissement des contrôles, le renforcement des frontières et leur multiplication sous des formes nouvelles (Amilhat-Szary, 2012) vont alors être les réponses apportées à ce qui devient alors un enjeu politique. Les migrants qui arrivent en Europe et en France pour des motifs divers incarnent désormais une population menaçante.

Dans ce contexte, les mineurs représentent alors un groupe spécifique que les autorités cherchent à appréhender non seulement pour mieux les accompagner, mais aussi pour mieux les contrôler avant qu’ils n’intègrent les dispositifs de protection de l’enfance. En toile de fond de ces mutations, les représentations associées aux mineurs non accompagnés évoluent également. D’enfants isolés en danger, ils passent à de potentiels fraudeurs (Bricaud, 2012) qui mentiraient sur leur âge pour détourner les procédures classiques d’entrée sur le territoire français. Ces changements s’accompagnent d’une mutation fonctionnelle de la protection de l’enfance. De lieu de protection inconditionnelle de l’enfance en danger, les bureaux de l’ASE deviennent des espaces du contrôle d’une figure juvénile de l’étranger indésirable (Maziz et Bricaud, 2013). La prise en charge n’incarne plus un refuge pour les enfants menacés, mais elle est soupçonnée d’être un chemin détourné qu’emprunteraient de « faux mineurs » pour prétendre à une régularisation de leur situation administrative à l’âge de la majorité.

Devenus l’objet de représentations ambivalentes et contradictoires, les mineurs qui arrivent en France symbolisent à la fois des individus en situation de danger que les autorités ont l’obligation légale de secourir et de potentiels candidats à une demande de titre de séjour à la majorité, que ces mêmes autorités entendent limiter et contrôler. Aussi, le contenu de la CIDE incarne aujourd’hui davantage un idéal qu’une véritable ligne de conduite en ce qui a trait à la protection effective des mineurs non accompagnés. La situation de ces mineurs en France rappelle plus largement les défis que les flux migratoires contemporains posent aux États qui voient leurs engagements internationaux en faveur des droits humains se heurter à des orientations politiques restrictives nationales. En matière de politique de gestion des mineurs non accompagnés, si la CIDE pose un certain nombre de limites, c’est bien la suprématie de la souveraineté des États qui s’exprime.

En France, dans un climat de soupçon généralisé à l’égard de ces jeunes qui ne peuvent être refoulés à l’entrée du territoire ni expulsés (articles 511-4 et 521-4 du CESEDA), les différentes décisions mises en place ont pourtant élaboré des étapes qui agissent comme de nouvelles frontières filtrant les individus qui prétendent à une demande de protection. Ces mesures attestent d’un mouvement de flexibilisation interne de la frontière (Cuttita, 2007) reposant sur la création de statuts et de mesures administratives à l’intérieur d’un pays, afin d’empêcher et de limiter l’accès des individus migrants à une situation de légalité sur le territoire national. Dans le paysage de ces multiples évolutions qui entremêlent les échelles, un objectif commun émerge au sein des départements français et conduit à des convergences politiques : le durcissement des modalités d’accès à la protection de l’enfance doit permettre au dispositif de ne pas devenir une voie détournée d’accès au séjour régulier en France.

2. Une protection dérogatoire au service d’un meilleur contrôle

L’analyse de la répartition des mineurs non accompagnés en France révèle les contours d’un territoire inégalement concerné (Przybyl, 2017). Entre autres, les réseaux, les noeuds et les terminaux de communication, ou encore la présence de communautés et de pairs viennent éclairer l’orientation hétérogène de ces arrivées. Des années 1990 à 2010, la concentration spatiale des mineurs non accompagnés dans certains espaces a permis à chaque département concerné d’élaborer de façon autonome son propre protocole d’accès aux services de l’ASE. Ainsi, l’inégale répartition spatiale s’est accompagnée d’une diversité de modalités d’accueil et d’accompagnement mobilisant de façons différentes des acteurs périphériques en place. Durant cette période, un mineur qui arrivait à Marseille n’empruntait pas le même parcours et ne rencontrait pas les mêmes interlocuteurs qu’un mineur qui se présentait à Paris (ou dans une ville située dans un autre département). La constellation des modalités d’accès à une protection de l’ASE a encouragé l’officialisation plus franche de dispositifs dérogatoires visant les mineurs non accompagnés. Pour comprendre les évolutions en matière de gestion des mineurs non accompagnés, Paris apparaît comme un laboratoire d’observation privilégié de l’élaboration d’une politique dérogatoire au regard de la structuration pionnière sur les plans associatif et institutionnel. En plusieurs décennies, cet espace a mobilisé de nombreux acteurs, qui ont expérimenté des solutions face au nombre de mineurs qui se présentaient aux guichets de l’ASE. Les conclusions issues de ces innovations testées dans une capitale sous tension ont été utilisées comme exemples dans les évolutions législatives qui ont suivi. Ainsi, la mention prédominante de ce territoire dans cet article souligne la place centrale accordée à Paris dans les débats et à son statut d’exemple acquis au fil du temps.

À Paris, face à une migration en voie de pérennisation et pour « désengorger » les services compétents, des appels à projets à destination d’associations sont lancés. Pour soulager le personnel de l’ASE qui estimait ne pas avoir à évaluer des mineurs étrangers, la ville-département décide que les mineurs non accompagnés n’emprunteront plus le même parcours que les enfants français en danger. Sous l’objectif officiel affiché de fluidification du parcours, les premiers partenariats de sous-traitance du contrôle entre départements et associations sont conclus. Désormais, au lieu de se présenter directement au service de l’ASE du Conseil départemental, les mineurs sont dans l’obligation de passer par des plateformes associatives chargées d’évaluer leur minorité et de vérifier leur isolement. Le dispositif Versini[2], mis en place en région parisienne en 2002 et révisé début 2010, marque la création officielle du premier dispositif dérogatoire à destination des mineurs non accompagnés. Ce mode d’accueil impose avec lui l’idée que ces mineurs doivent faire l’objet d’une première évaluation avant de se présenter à l’ASE.

Dans ce cadre inédit, l’extension du dispositif Versini en 2010 entend impliquer de façon plus centrale le secteur associatif. Des associations, comme France terre d’asile (FTDA) ou la Croix-Rouge française, font leur entrée sur la scène de la protection des mineurs non accompagnés en acceptant de porter les missions d’accueil, d’hébergement et d’évaluation de la minorité. Cette contractualisation est d’autant plus inédite que ces associations se positionnent comme des espaces d’accueil indifférenciés et se revendiquent comme des défenseurs des droits des migrants et des étrangers. Ce mouvement de sous-traitance n’est pas inédit ; il s’inscrit dans un héritage de la gestion des populations migrantes depuis les années 2000. Michel Agier constate à ce sujet que la reconnaissance de la présence jugée problématique, impensable, voire scandaleuse des réfugiés et/ou des clandestins a permis sur le « plan moral et géologistique de déléguer au loin et aux organisations non gouvernementales le soin d’écarter ce problème, c’est-à-dire de gérer les indésirables » (Agier, 2011). À mesure qu’ils ont été érigés en une problématique sociale et territoriale, les mineurs sont devenus à leur tour des étrangers indésirables, qui incarnent de surcroît une figure archétypale de la vulnérabilité à laquelle une réponse doit être apportée. Ainsi, à Paris, en 2011, la sous-traitance de l’évaluation au secteur associatif donne lieu à la création de la Plateforme d’accueil et d’orientation des mineurs isolés étrangers (PAOMIE) gérée par FTDA. Ce nouvel espace spécialisé devient alors une étape obligatoire. Il est le seul et l’unique guichet pour tous les mineurs non accompagnés à Paris qui souhaitent bénéficier d’une prise en charge par l’ASE. La PAOMIE est alors chargée de réaliser une procédure de contrôle de l’identité, de l’âge et de l’isolement des mineurs. Le but est de prouver que ces individus sont bien mineurs, d’une part, et non accompagnés, d’autre part, pour mieux s’assurer qu’ils ne tentent pas de bénéficier injustement d’une protection destinée aux enfants nationaux en danger.

La grande autonomie laissée à FTDA dans l’opération de tri des mineurs, réalisée sur la base de critères définis par l’association, permet la formalisation d’un protocole d’évaluation de la minorité qui opère la sélection que les autorités compétentes ne veulent pas réaliser. En interne, les travailleurs sociaux de FTDA formés à l’accompagnement des étrangers voient leur travail évoluer vers des missions de contrôle et de vérification de l’âge allégué par les jeunes qu’ils rencontrent en entretien individuel. À ce moment-là, FTDA bénéficie d’une marge de manoeuvre importante. Néanmoins, face à l’augmentation du nombre de mineurs qui se retrouvent déboutés de l’accès à la protection, les pratiques opérées dans le huis clos des bureaux de cette plateforme sont rendues publiques. Des membres d’associations engagées dans la défense des étrangers, à l’instar des membres du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), s’insurgent (ADJIE, 2013) pour dénoncer les agissements discriminatoires de FTDA.

FTDA a mis au point une procédure d’évaluation de l’âge qui fait la part belle à l’apparence physique des jeunes : taille, corpulence, voix, pilosité du visage, autant d’indices que l’association doit consigner sur une fiche d’évaluation, avant de saisir ou non les services de l’ASE. Celle-ci n’a plus besoin de procéder à un tri pénible, une association s’en charge maintenant à sa place

Martini, 2012 : 14

Cette délégation de la mission du contrôle à un service externalisé marque un changement dans le paysage de la prise en charge. D’un point de vue symbolique d’abord, l’investissement de cette association historiquement engagée dans l’accompagnement des personnes étrangères est reçu comme une trahison par de nombreux acteurs de terrain et provoque une incompréhension dans les sphères militantes. D’un point de vue spatial ensuite, cette sous-traitance contribue à la délocalisation du contrôle en concédant une mise à l’écart des mineurs des lieux officiels de leur accueil et de leur protection. Relégués dans des espaces où ils se retrouvent particulièrement vulnérables, les mineurs non accompagnés deviennent moins visibles et beaucoup d’entre eux abandonnent les démarches pour accéder à une protection. En plus d’être des lieux de la sous-traitance de l’évaluation de l’âge, ces guichets uniques se présentent comme des espaces de différenciation, où la frontière a pour fonction de mettre à l’écart et de séparer, mais permet aussi de mettre en lien des acteurs multiples qui y convergent (Amilhat-Szary, 2012). Le recours aux associations inaugure la création d’un nouveau modèle de prise en charge, où l’âge et le non-accompagnement deviennent les clés de voûte d’un parcours semé d’embûches. La formalisation du dispositif Versini et la contractualisation officielle avec des associations impliquées dans le soutien aux populations étrangères ne sauraient pourtant se limiter à la région parisienne.

En effet, dans un contexte d’arrivée croissante des mineurs sur le territoire, ce format inspire d’autres départements qui ont également recours aux services d’associations impliquées localement pour effectuer l’évaluation de la minorité des nouveaux arrivants. Désormais, il devient courant que les documents de signalement se prononçant sur l’âge et sur l’isolement soient élaborés par d’autres services que ceux de l’ASE. À l’image de FTDA, une myriade d’associations se chargent, dans différents départements français, d’évaluer la minorité des mineurs avec lesquels elles sont en contact. Pour certaines structures travaillant de longue date auprès de cette population, l’endossement de cette mission s’inscrit tout d’abord dans le registre de l’engagement. Mener cette tâche d’évaluation dans un cadre associatif est perçu par les professionnels comme un moyen d’influer sur des décisions prises par les autorités et comme une opportunité pour changer le cours de la vie de certains jeunes. Se revendiquant comme les garantes du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant dans la conduite de cette procédure, les associations mandatées reçoivent les jeunes, évaluent leur minorité et transmettent aux services compétents de l’ASE un rapport établissant l’adéquation de l’âge allégué avec les éléments récoltés lors d’échanges. C’est dans les bureaux de l’ASE que les agents départementaux feront le choix, ou non, de suivre l’avis émis par l’association en vue de la protection des mineurs évalués. Dans un contexte d’extension d’un modèle de protection dérogatoire et de transfert des compétences à des services externalisés, une marge de manoeuvre perdure sur le terrain. À l’instar de l’hétérogénéité des modes d’évaluation pratiqués par les autorités dans chaque département, chaque association reste libre d’élaborer son protocole pour estimer l’âge et l’isolement du jeune.

Alors qu’à Paris la PAOMIE procède à un entretien unique réalisé par un seul évaluateur, à Montpellier, l’association Réseau Accueil Insertion Hérault (RAIH) a recours à une « évaluation réciproque ». Marqueur fort de l’identité militante de cette structure, ce mode d’évaluation repose sur des entretiens individuels programmés entre un jeune et un éducateur, mais aussi sur le diagnostic élaboré par l’ensemble des membres de l’équipe éducative sur la base d’observations faites à l’occasion de temps de vie collectifs dans la structure. L’évaluation est réciproque : le jeune a l’opportunité d’apprécier, à son tour, le dispositif d’accompagnement et de protection dans lequel il entend s’inscrire en se présentant quotidiennement à l’association. Chaque mineur recueilli peut alors, s’il le souhaite, interrompre le processus d’accueil dans le département de l’Hérault. L’évaluation réciproque a ainsi permis à des mineurs qui entendaient poursuivre leur parcours migratoire vers la capitale ou vers un autre pays de bénéficier d’un accompagnement circonscrit et adapté. D’autres, ayant confié ne pas être mineurs, ont ainsi pu être guidés vers des procédures dédiées aux adultes. Si ces exemples révèlent l’hétérogénéité des modes d’expertise de la minorité, ils attestent bien d’un mouvement de création généralisée de guichets uniques servant aux autorités départementales de premier filtre d’accès à la protection.

Toutefois, le territoire national dans son ensemble n’est pas concerné de la même façon par la logique de sous-traitance associative qui anime les départements accueillant le plus de mineurs. En effet, des localités parviennent encore à assumer l’évaluation des jeunes qui se présentent sur leur territoire. Plutôt qu’en sous-traitance, c’est en interne que des services dédiés sont créés spécifiquement pour les mineurs non accompagnés. Dans ces configurations, certaines associations, comme le Secours catholique à Lyon, interviennent toujours en amont de l’évaluation pour préparer les jeunes à leur entretien social sans l’entremise d’une délégation officielle. Les similitudes entre le parcours des mineurs et celui des demandeurs d’asile interrogent plus que jamais le rôle central que ce dispositif d’évaluation joue dans l’accès à une protection devenue progressivement un parcours du combattant reposant sur le régime de la preuve.

Les mutations des procédures observées dans différents contextes territoriaux relèvent davantage de nouvelles orientations institutionnelles et administratives que d’évolutions juridiques notoires. En effet, en dépit des nombreuses mesures distinguant ce public des autres, il convient de rappeler que, depuis l’arrivée des premiers mineurs non accompagnés sur le territoire français, aucun changement les concernant ne s’est produit sur le plan légal. C’est bien l’ancrage de la catégorie de mineurs non accompagnés et son usage récurrent sur les plans administratif et institutionnel qui ont conduit à l’évolution des dispositifs de prise en charge. Aussi, si les textes juridiques permettent aux mineurs de ne pas faire l’objet d’une expulsion à leur arrivée sur le territoire, il apparaît que la complexification progressive des parcours d’accès à la protection a soutenu un processus de déplacement de la frontière (Cuttita, 2007).

3. Les nouvelles frontières sociospatiales d’un contrôle généralisé et harmonisé

Alors que des dispositifs dérogatoires ont lentement essaimé le territoire et que des essais ont été réalisés dans des départements comme Paris ou Marseille pour tester la cohérence de la politique d’accueil des mineurs non accompagnés, c’est en 2013 qu’un tournant s’opère dans le parcours déjà sinueux et fragile des mineurs non accompagnés. Au début des années 2010, les mineurs ne sont plus un épiphénomène et le contexte a radicalement changé. Le nombre de jeunes qui arrivent sur le territoire français augmente et les départements déjà fortement concernés par la gestion de l’accueil des mineurs font face à plusieurs difficultés. D’une part, les guichets associatifs et départementaux connaissent de nouveau une saturation des demandes. En attente d’une mesure de mise à l’abri d’urgence, de nombreux mineurs sont forcés de vivre dans la rue et se retrouvent exposés à des dangers (exploitation, violence, prostitution, etc.). D’autre part, les solutions de placement des services de l’ASE sont limitées à cause du manque de places dans les établissements départementaux de protection, et du manque de personnel pour suivre les mineurs non accompagnés.

La crise du modèle d’accueil des mineurs non accompagnés devient explosive. Scrutant avec intérêt les dispositifs mis en place dans les départements qui dominent cette actualité migratoire, des territoires vont à leur tour demander un soutien de la part de l’État pour garantir une prise en charge des mineurs sur leur territoire. Pour alerter le gouvernement, certaines localités décident en toute illégalité de suspendre l’accueil de nouveaux mineurs qui se présentent dans leurs services. Claude Bartolone, alors président du Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, est le premier d’une longue liste d’élus à fermer les portes de son département. Dans le bras de fer qu’il entame avec l’État, l’élu obtient alors la mise en oeuvre d’un système de répartition géographique qui lui permet d’envoyer les mineurs vers d’autres territoires moins concernés. Ces décisions d’arrêt de prise en charge à destination des mineurs non accompagnés marquent le début de la mobilisation d’autres élus qui s’inspirent du mode de négociation amorcé par Claude Bartolone en Seine-Saint-Denis. Regroupés au sein de l’Association des départements de France (ADF), des territoires en situation de saturation interpellent les responsables de l’État. En tête, les présidents des Conseils départementaux les plus concernés souhaitent que la gestion des mineurs non accompagnés n’incombe plus à la protection de l’enfance. Ces élus demandent à l’État d’intégrer plus fortement le panel des acteurs chargés de ces mineurs. Après de nombreuses négociations, l’État et les départements parviennent à trouver une solution sur fond de désaccord, selon Claudy Lebreton, alors président de l’ADF.

Cette réunion qui clôturait un cycle de travail entre le Gouvernement et l’ADF sur le sujet de la prise en charge des Mineurs Étrangers Isolés (MEI) s’est achevée sur un constat de désaccord [...]. Il revient en effet à l’État de procéder à l’accueil, l’évaluation de la situation réelle de l’enfant (est-il isolé, mineur, en danger ?) jusqu’à son placement auprès des services des départements de l’aide sociale à l’enfance, par décision de justice, le cas échéant

Lebreton, 2012

Dans le jeu des acteurs qui unissaient départements et associations, le ministère de la Justice apparaît désormais comme un nouveau protagoniste de la question. Cette posture est officialisée en mai 2013, au moment où la circulaire dite « Taubira » est publiée (Ministère de la Justice, 2013) et où la réponse que les départements attendaient est dévoilée. Par l’intermédiaire de ce ministère, l’État s’engage à aider les services compétents et les associations en contribuant financièrement au temps de l’évaluation de la minorité des demandeurs. Ce retour s’accompagne d’une homogénéisation des modalités de contrôle à l’échelle nationale. Le modèle dérogatoire, jusqu’alors circonscrit à quelques espaces, est étendu à l’ensemble du territoire (Przybyl, 2017). Désormais, toutes les évaluations de la minorité et de l’isolement des mineurs qui disent être non accompagnés doivent être réalisées selon un seul et même protocole. Détaillées dans les annexes de la circulaire, les différentes rubriques s’inspirent très largement de modèles d’évaluation dénoncés par les associations de défense des droits des étrangers.

À présent, en dépit du principe de présomption d’authenticité des documents d’état civil, une vérification systématique des papiers d’identité est réalisée. Alors que les documents, une fois authentifiés, devraient suffire à prouver la minorité des demandeurs (article 47 du Code civil) et leur permettre de bénéficier d’une mise à l’abri, s’ajoute désormais pour tous l’étape d’un entretien dit « social ». Sur le modèle de l’évaluation développée par la PAOMIE et de celle des demandeurs d’asile à l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), les mineurs doivent prouver leur âge et leur isolement en détaillant leur parcours. Passant à travers le récit de vie des mineurs, depuis le pays d’origine jusqu’au projet de vie en France en passant par le parcours migratoire et les raisons de leur départ, cette évaluation est faite alors que les jeunes peuvent n’être arrivés sur le territoire que depuis quelques jours. Présentant des expériences migratoires et des trajectoires géographiques multiples (Przybyl, 2018), ils sont déclarés majeurs sur la base de discours jugés incohérents. Alors qu'elle est marquée par leur voyage, leur apparence physique peut également intervenir comme un critère d’évaluation. La subjectivité de l’appréciation du récit par l’évaluateur et la grande latitude laissée à ses impressions ont fait de cet entretien un véritable outil de filtrage et de contrôle des mineurs candidats à la protection.

Si les limites topographiques et territoriales ne peuvent constituer la seule incarnation de la frontière, le mouvement d’externalisation à l’intérieur du territoire se retrouve dans l’édification de frontières temporaires (Stuesse et Coleman, 2014b). Ainsi, au-delà de l’apparence des mineurs non accompagnés, c’est leur corps qui, en dernière instance, symbolise l’ultime frontière de l’accès à la protection de l’ASE. L’incarnation corporelle d’une frontière s’inscrit dans une logique plus générale de gouvernance des corps, induite par les politiques migratoires (Kobelinsky, 2001) comme expression de l’ordre social et politique. Comme dernière option laissée à la discrétion des autorités, la circulaire offre encore la possibilité d’avoir recours à l’examen osseux. Cette procédure de contrôle constitue un véritable scandale dénoncé depuis de nombreuses années par le corps médical (Haut Conseil de la santé publique, 2014) et par les différents acteurs investis dans la prise en charge des mineurs non accompagnés (Rongé, 2009 ; Martini, 2009 et 2010). Le test osseux, consistant à la réalisation d’une radiographie des os du poignet et dont l’interprétation ne peut permettre la vérification de l’âge d’un individu (HSCP, 2014), est devenu un examen redoutablement efficace pour exclure de la protection des individus jugés majeurs à l’issue de l’interprétation des clichés radiographiques. En marge de cette radiographie, le recours à un examen de la pilosité ou du développement de certains organes viendrait confirmer ou infirmer l’âge allégué par le mineur ausculté. Dans leur chair et leur intimité se trouveraient donc les prétendus éléments objectifs mis au service de la preuve de leur majorité et de leur tentative de fraude. Ici, le corps des jeunes intervient non seulement comme l’incarnation d’une frontière indépassable, mais surtout comme le symbole d’un dispositif de protection dont les dérives révèlent les multiples obstacles et manquements aux idéaux de protection.

4. Des associations aux missions bouleversées

Depuis 2013, les nouvelles frontières, renforcées par le pouvoir laissé aux administrations et érigées par l’intermédiaire d’un modèle unique d’évaluation, ont entériné un régime dérogatoire et inédit de contrôle des mineurs non accompagnés à l’échelle nationale. Le développement de pratiques discrétionnaires et discriminatoires révèle les dérives qui régissent aujourd’hui le champ de la protection de ces mineurs. Il montre aussi les enjeux que soulève la délégation, à des prestataires extérieurs, de missions qui incombent normalement aux autorités. Ainsi, les mutations qui ont ébranlé le champ de l’accueil des mineurs non accompagnés depuis près de trente ans ont également eu des impacts sur les missions des services de l’ASE et des associations impliquées. La mise en oeuvre d’un parcours aux fondements de plus en plus discriminatoires a en effet provoqué des changements structurels et fonctionnels majeurs.

À l’échelle des espaces d’accueil officiels, ces différentes mutations ont contribué à détourner la mission « morale » des bureaux chargés de la protection des mineurs sur le territoire français. Dans les lieux d’accueil, ces évolutions ont fait changer la vocation de certains bureaux chargés de la protection des mineurs sur le territoire français. S’ils procédaient à l’évaluation sociale lors du premier accueil et à l’appréciation des besoins fondamentaux des mineurs reçus, les agents des départements se cantonnent aujourd’hui à statuer sur la véracité supposée de l’évaluation transmise, à cause du transfert des missions de l’ASE à des partenaires associatifs. Ils sont également chargés de recevoir les jeunes pour leur annoncer la décision de protection effective ou celle de refus de prise en charge. À l’image des travaux menés par Alexis Spire (2008) sur le pouvoir discrétionnaire des agents aux guichets des préfectures, le rôle de ces interlocuteurs a largement changé pour mieux épouser les contours d’une posture décisionnaire centrale. Dans le huis clos des espaces départementaux et associatifs qui pratiquent l’évaluation de la minorité par le biais des grilles d’entretien du ministère de la Justice, les nombreux « refus de guichet » des mineurs dans les services de l’ASE et des associations, écartés de la protection sur la base de leur apparence physique, montrent à nouveau toute l’importance des décisions de ces agents et de ces travailleurs sociaux pour les trajectoires empruntées par les mineurs.

Dénoncés publiquement, ces écarts récurrents soulignent le sous-dimensionnement et les dérives des dispositifs d’accueil à l’échelle française. En plus du manque de moyens et de formation du personnel sur ce public, les modes d’évaluation témoignent d’une rigidité procédurière. Largement inspirée des pratiques développées par FTDA, mais aussi de celles élaborées au sein de l’OFPRA, l’audition des jeunes prévoit des délais qui contrastent avec la diversité des parcours de ces mineurs, diversité qui nécessite une souplesse dans les temporalités d’accueil et d’écoute. Passant d’agents chargés de la protection et de travailleurs sociaux de la protection de l’enfance à des évaluateurs missionnés d’un tri pénible, ces nouveaux exécutants d’une politique migratoire restrictive témoignent sur le terrain d’un mal-être professionnel.

Alors après, sur l’aspect éducatif, moi, je m’y retrouve plus du tout, et mes collègues aussi. [...] Effectivement, pour moi, la pratique éducative dans la procédure d’évaluation, elle y est plus, et je ne pense pas qu’il faille la chercher. Parce qu’on pourra toujours la chercher, se baigner d’illusions, mais non. Après, il y a beaucoup de questions qui interrogent notre posture dans le cadre de l’évaluation, puisque, maintenant, on a des jeunes qui sont réorientés vers d’autres départements. Quel type de relation on met en place avec eux, sachant qu’on ne va pas forcément les voir par la suite ? Donc voilà, il y a plein de questions qui se posent aujourd’hui. Mais la pratique éducative, qui est complètement liée à des notions de temporalité, elle n’y est plus.

Travailleur social, Montpellier, 2015

Souvent contenues dans le huis clos de leurs institutions, ces paroles sont rarement révélées. Comme un signal des difficultés croissantes qu’ils rencontrent, quelques publications d’éducateurs ou d’anciens évaluateurs témoignent aujourd’hui de ce malaise que rencontre toute une catégorie d’agents de la protection (Le Berre, 2017 ; Leboeuf, 2010). Peu de recherches ont encore été menées sur cette crise de la vocation à l’origine de mouvements du personnel importants et bien réels des travailleurs sociaux impliqués dans cette étape de la sélection et du tri des mineurs non accompagnés.

Au-delà des services compétents, les « nouveaux » prestataires associatifs ayant pris part au jeu de l’évaluation pour des convictions militantes et/ou des considérations financières tirent les leçons nuancées de cette sous-traitance des missions. En effet, après la délégation des pratiques au secteur associatif, leur harmonisation à l’échelle nationale s’est accompagnée d’un financement des cinq premiers jours de mise à l’abri par l’État[3]. Implicitement, cette nouvelle modalité a conduit de nombreuses associations à réduire considérablement les délais qu’elles accordaient à l’évaluation de la minorité des demandeurs. Ainsi, à Montpellier, l’association RAIH, qui procédait à une évaluation réciproque pouvant durer jusqu’à un mois, s’est vue contrainte de réaliser un diagnostic de la minorité en cinq jours. Si le respect du délai s’accompagne d’un financement, son dépassement entraîne quant à lui une ponction prélevée dans les fonds propres de l’association. Ainsi, l’évaluation devant désormais être transmise au département dans un délai maximum de cinq jours, si la procédure est amenée à durer, c’est au service concerné d’assumer le coût journalier de l’accueil du mineur.

Cette modalité de financement a pris de court de nombreux acteurs de terrain habitués à travailler sur la durée pour des mineurs dont les parcours nécessitent un suivi plus long. Cette nouvelle donne s’est bien entendu accompagnée d’un bricolage de la part des acteurs de terrain, qui ont joué et, pour certains, qui jonglent encore avec les délais et les financements pour permettre à des mineurs de bénéficier de l’évaluation la plus adaptée possible à leur situation personnelle. En ce qui concerne RAIH, l’association a fermé ses portes suite à la suppression des subventions départementales qui finançaient son fonctionnement à 95 %. La raison vient des divergences de plus en plus fortes de RAIH avec le département en matière de gestion de l’accueil des mineurs. L’accroissement du nombre de jeunes a fait de l’évaluation de la minorité le coeur de la mission de certaines structures historiquement engagées dans l’accompagnement vers le droit commun de ce public. Véritables espaces-ressources pour les mineurs, à l’image de RAIH, certaines associations ont échoué à faire cohabiter un mode de tri des individus avec leur mission militante initiale.

À l’inverse, d’autres structures ont su tirer profit du marché lucratif que représentent ces mineurs[4]. L’association FTDA a contribué, par le biais de la PAOMIE, à montrer l’efficacité de la création d’un système de guichet unique d’évaluation et de sélection des mineurs. Après trois ans de pratiques discrétionnaires, c’est depuis 2016 que la mission a été déléguée à la Croix-Rouge française, qui opère désormais ce tri des mineurs. Dans les locaux du Dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers (DEMIE) dans le 11e arrondissement de Paris, les jeunes qui se présentent font l’objet des mêmes dérives de la sélection. Parmi d’autres, délits de faciès et histoires jugées incohérentes sont autant d’arguments que les agents de la Croix-Rouge utilisent pour débouter des mineurs de la protection. Cette circulation de la mission d’évaluation de la minorité témoigne d’une certaine coordination de ces grands acteurs associatifs et montre toute la réticularité d’un système de tri délégué et externalisé. Dans les espaces de la protection se jouent aujourd’hui des scènes de violences administratives et de maltraitances institutionnelles à l’égard d’une population en danger. Ainsi, en novembre 2018, un mineur a fait une tentative de suicide en sautant du 4e étage du Palais de Justice de Paris, suite à une évaluation négative de sa minorité par le DEMIE. Ce n’est qu’un des multiples faits divers qui essaiment l’actualité de l’accueil des mineurs non accompagnés en France.

L’Aide sociale à l’enfance, comme certaines associations originellement dédiées à la protection sont aujourd’hui devenues les protagonistes d’une politique du contrôle de mineurs considérés d’abord comme des étrangers indésirables. Au-delà de cette étape de l’évaluation, l’engagement paradoxal de ces institutions qui oscillent dans des registres d’action contradictoires se poursuit dans d’autres domaines. Une fois l’évaluation de la minorité faite, ce sont ces mêmes associations qui ont la responsabilité de trouver un hébergement et de faire le suivi de la prise en charge. Mis ensemble, ces exemples localisés mettent au jour un dispositif dérogatoire de l’accueil devenu un marché concurrentiel et financier aux intérêts multiples.

5. Vers de nouveaux partenariats inédits

Depuis près de vingt ans, la mise en oeuvre de mesures dérogatoires et exceptionnelles à destination des mineurs non accompagnés a été justifiée par la saturation des dispositifs départementaux. Cette population, aussi inattendue qu’indésirable, a conduit les autorités à instaurer des modèles de prise en charge inspirés de ceux de la gestion des migrations, à faire appel à des prestataires et à renier certains de leurs engagements juridiques internationaux. En dépit des nombreuses innovations et modifications apportées sur les plans financier et opérationnel, la saturation de l’accueil est encore aujourd’hui une réalité. Lors du jugement du cas du mineur afghan ayant tenté de se suicider, la Croix-Rouge française plaidait « l’engorgement » de ses bureaux pour justifier l’avis négatif rendu. Les autorités, comme les associations, semblent constamment dépassées par les arrivées de nouveaux mineurs et le manque de réponses de leur part marque l’essoufflement d’une « industrie de l’assistance » (Rodier, 2014). En associant une pluralité d’acteurs dont les missions ont été modifiées pour mieux répondre aux objectifs d’une politique migratoire restrictive, les lieux traditionnels de la protection ont été détournés à des fins de contrôle.

Pour répondre à cet essoufflement, de nouveaux acteurs inattendus émergent dans le champ de la prise en charge de cette population. Les Conseils départementaux s’appuient depuis quelque temps sur des nouveaux partenaires et de nouvelles initiatives dans les territoires. Dans un contexte de saturation couplée à une mise en visibilité très forte de la question migratoire dans les débats publics, la mobilisation de la société civile semble offrir un renouvellement des formes traditionnelles de l’accueil. Œuvrant à titre privé ou par l’intermédiaire d’associations, ces initiatives citoyennes se sont multipliées pour pallier le manquement des autorités compétentes. Ainsi, nombreuses sont les familles qui hébergent aujourd’hui des mineurs en attente d’un rendez-vous pour une évaluation. D’autres particuliers prennent en charge des jeunes inscrits dans des procédures juridiques suite à la non-reconnaissance de leur minorité par les cellules d’évaluation. Cette mobilisation inattendue de la société sur les plans de l’hébergement, de la santé, de l’éducation et de l’accès au droit génère des innovations sociales dans certains territoires marqués de façon centrale par la question de l’accueil des migrants (Gerbier-Aublanc et Masson Diez, 2019).

Ces nouvelles « énergies hospitalières » évoquées par Michel Agier instaurent dans le même temps un nouveau régime de l’accueil, basé sur des normes et des règles dictées (entre autres) par des questionnements autour du délit de solidarité et de la légalité du séjour des mineurs accueillis. En France, à l’échelle nationale, la médiatisation du cas de Cédric Herrou, mais aussi d’autres individus qui accueillent chez eux des migrants (mineurs ou majeurs), a porté sur le devant de la scène les enjeux d’une telle implication. Dans la ville moyenne de Poitiers, si l’hébergement des mineurs par des collectifs citoyens apporte un soutien indéniable aux autorités locales depuis près de trois ans, la réquisition d’un bâtiment public devenu un « squat solidaire » en juin 2018 par un collectif appelé « La Maison » s’est quant à elle soldée quelques mois plus tard par une expulsion de la part des forces de l’ordre. Le bâtiment, dont les ouvertures (fenêtres et portes) ont été condamnées et bétonnées, donne désormais à voir dans l’espace public les traces et les marques d’une mobilisation en faveur des mineurs non accompagnés. Si cette mobilisation apparaît comme une option possible en faveur d’une protection effective des mineurs sur le territoire français, la dimension revendicative et politisée de certains de ces mouvements se présente comme une limite à la coopération entre citoyens solidaires et autorités officielles.

L’implication inattendue de citoyens est venue pallier le manque de places pour l’hébergement des mineurs. Bénévole pour certains, cet accueil a été pour d’autres un moyen de se reconvertir et de tirer profit de la saturation des dispositifs pour proposer des modes d’hébergement en partenariat plus resserré avec des Conseils départementaux. Ainsi, des particuliers sous des formes diverses (structures collectives, famille d’accueil), ayant ouvert leur porte de façon temporaire à la suite de la sollicitation de Conseils départementaux lors de périodes d’arrivée importante de jeunes, ont contractualisé, avec le département, des conventions leur permettant d’être rémunérés pour accueillir des mineurs de façon plus pérenne. Déterminé sur la base d’un prix de journée par jeune, ce mode de financement a constitué une véritable aubaine pour ces lieux d’accueil, dont la particularité est d’être localisés en périphérie des grandes villes, voire de se situer dans des communes rurales situées parfois à près d’une heure de trajet en voiture de la première grande ville. Tel est le cas d’un ancien village vacances en déprise économique et situé dans le département de la Vienne. Face à un chiffre d’affaires en baisse, c’est en mettant à profit les liens déjà établis avec les institutions locales que le site a été entièrement reconverti pour l’accueil de près de seize mineurs en attente d’évaluation sociale. Dans ce lieu, la fréquentation touristique aléatoire et incertaine a été remplacée par une présence permanente et régulière de mineurs en attente. Les touristes, qui faisaient autrefois vivre les lieux, ont laissé place à des jeunes étrangers en quête de protection. Ce partenariat entre organismes privés et institutions publiques laisse non seulement entrevoir de nouvelles pistes pour pallier la saturation des espaces d’accueil des mineurs, mais révèle également les logiques spatiales de redistribution des jeunes. Dans le paysage du business des migrations, après l’industrie de l’assistance observée (Rodier, 2014), assistons-nous à l’émergence d’une industrie de l’hospitalité ? Les jeunes sont éloignés des centres urbains où leur visibilité dans l’espace public devient problématique. Ce déplacement vers des espaces périphériques s’inscrit dans une volonté d’invisibilisation et de dispersion du phénomène à l’échelle nationale. À l’image des demandeurs d’asile redéployés dans des communes rurales après le démantèlement du bidonville de Calais, les mineurs non accompagnés font également l’objet d’une politique migratoire qui mobilise le territoire comme soutien d’une redistribution aléatoire.

Conclusion

Dans le contexte de la gestion de l’accueil des mineurs non accompagnés, à la dimension spatiale du processus de « frontièrisation » (Cuttita, 2015) s’ajouterait une dimension plus symbolique induite par les volontés politiques de faire des procédures d’accès à la protection de nouvelles limites indépassables. Ces obstacles, qui se dressent sur le parcours de mineurs aspirant à une prise en charge, s’intègrent au panorama plus général des frontières qui dérivent (Bernardie-Tahir et Schmoll, 2018) pour contrôler, sélectionner et trier les migrants. L’arrivée de ces nouveaux acteurs dans le paysage de la protection ou les partenariats inédits conclus entre les départements et certains particuliers semblent ouvrir des pistes d’évolution vers des dispositifs d’accueil dérogatoires. La pérennité de ces nouveaux dispositifs se trouve malgré tout questionnée par la temporalité de l’engagement des citoyens, dont l’action ne parvient pas à apporter des réponses toujours suffisantes aux mineurs. Là encore, le redéploiement de l’accueil auprès de partenaires de plus en plus éclectiques ne cesse de déposséder les véritables responsables de la protection de l’enfance.