Corps de l’article

1. Introduction

L’OMS décrit l’allaitement maternel comme « le moyen normal de fournir aux nourrissons les nutriments dont ils ont besoin pour une croissance saine », et recommande d’allaiter au sein exclusivement et à la demande pendant les six premiers mois de vie de l’enfant. Ces recommandations portant sur l’alimentation du nourrisson s’inscrivent dans un paradigme de santé spécifique, qui responsabilise les mères, tout en mettant l’accent sur la prévention des risques pour l’enfant (Faircloth, 2010 ; Knaak, 2010 ; Lee, 2007). Les campagnes d’allaitement diffusées par l’OMS s’adressent aux mères et visent surtout à prévenir des risques spécifiques pour la santé des enfants, affirmant que l’allaitement prévient les problèmes gastro-intestinaux, réduit la morbidité et protège les enfants des infections et de l’obésité notamment. Ces recommandations rappellent l’idée de « déterminisme parental », selon laquelle les parents sont responsables des comportements de leurs enfants (Furedi, 2001) et, dans ce cas en particulier, de leur état de santé.

Les recherches menées dans les pays anglo-saxons, où l’idéologie de la maternité intensive (Hays, 1996) est dominante, montrent que l’allaitement est devenu un impératif moral pour les mères (Lee, 2007), ce qui conduit à une stigmatisation de celles qui dévient de la norme. Ces dernières se sentent obligées de justifier leur comportement sans pour autant remettre en question ces normes. Il semble pourtant que la décision d’allaiter ou non dépend avant tout des mères et de leur corps. Dans cet article, nous nous intéresserons au cas espagnol, absent de la littérature sur le sujet. Nous dresserons d’abord un bilan de la littérature sur la norme de l’allaitement, avant de voir dans quelle mesure cette norme est dominante en Espagne, comme elle semble l’être dans les pays déjà analysés dans la littérature. Dans un deuxième temps, nous étudions les écarts à la norme, et de quelle manière ces écarts sont justifiés et vécus par les mères. Notre étude empirique se base sur des entretiens qualitatifs conduits auprès de 56 mères espagnoles. Les 56 femmes ont été interviewées pendant leur première grossesse et, à nouveau, douze mois après la naissance de leur enfant. Nos résultats montrent que si l’allaitement est bien perçu comme la norme par les jeunes mères de notre échantillon, celles-ci semblent l’interroger davantage que dans le contexte des pays anglo-saxons.

2. Interroger la norme de maternité intensive dans un autre contexte

L’alimentation des nourrissons est aujourd’hui considérée comme un problème de santé publique relevant du paradigme du risque (Faircloth, 2010 ; Knaak, 2010 ; Lee, 2007), qui responsabilise les individus sur leur santé, tout en mettant l’accent sur la prévention. Les parents, et les mères surtout, sont garants de la préservation de la santé de l’enfant et sont tenus de minimiser les risques qui y sont liés. Nettleton (1996) a montré que ce paradigme du risque ciblait plus souvent les femmes que les hommes et que, par conséquent, la responsabilité de prévention incombait davantage aux mères, principalement parce qu’elles étaient le plus souvent chargées de nourrir et de prendre en charge leur famille, mais aussi parce que les femmes fréquentaient plus souvent les services de santé. En ce sens, les recommandations en matière d’alimentation du nourrisson sont souvent formulées de manière à éviter les risques potentiels pour la santé des enfants tout en s’adressant aux mères en particulier.

L’OMS elle-même présente l’allaitement comme une recommandation préventive, en affirmant qu’il prévient les problèmes gastro-intestinaux, les infections, l’obésité et réduit la morbidité chez les enfants. Certains chercheurs s’interrogent néanmoins sur les preuves scientifiques à l’origine de ces recommandations dans les pays industrialisés (Wolf, 2013). Des études récentes remettent ainsi en cause certains bénéfices à long terme (Horta et Victora, 2013). Cependant, les résultats de cette recherche critique ne font pas partie des recommandations de santé courantes, et la plupart des professionnels de santé et associations de pédiatrie suivent les conseils de l’OMS. Or, ces conseils ont des conséquences importantes sur la vie des mères qui, dès lors, sont considérées comme ayant une responsabilité morale à l’égard de l’alimentation du nourrisson. Elles doivent, en effet, gérer les risques pour la santé de leur enfant conformément aux recommandations des experts (Knaak, 2010) ; autrement dit, il faut qu’elles allaitent leur bébé.

Les recommandations concernant l’alimentation des enfants doivent également être mises en relation avec les normes dominantes de parentalité, et surtout de maternité. Le paradigme du risque en santé, en ce qui concerne l’alimentation, s’accorde au principe du déterminisme parental (Furedi, 2001) selon lequel, par leurs pratiques, les parents sont les ultimes responsables des comportements des enfants et de leurs résultats dans différents domaines de la vie. Les parents sont censés faire de leur mieux pour leurs enfants et doivent acquérir les compétences recommandées par les experts pour être considérés comme de « bons parents » (Martin, 2014). En ce qui a trait aux nourrissons, il s’agit de privilégier un type d’alimentation, ce qui demande un investissement de la part des mères. Si nous considérons donc le rapport de ces recommandations à un modèle de maternité, les recherches dans le monde anglo-saxon — nous en savons moins sur les cas d’autres pays — ont décrit le modèle dominant comme relevant du « maternage intensif » (Hays, 1996). Hays décrit ce modèle comme une idéologie qui demande aux femmes de se sacrifier pour leurs enfants, de placer le bien-être de ces derniers au-dessus de tout le reste, et de suivre les conseils des experts, ce qui exige beaucoup de temps et de ressources, d’où la qualification « intensive ».

En tant que méthode d’alimentation recommandée par les experts, l’allaitement ferait donc partie des comportements attendus pour se conformer à la définition de « bonne maternité » (Blum, 1999 ; Wall, 2001), à tel point que Lee (2007 : 1087) a pu observer, au Royaume-Uni, que l’allaitement au sein était considéré par les femmes comme un impératif moral et qu’il était parfois interprété comme un indicateur de la « bonne maternité » : « Certaines femmes ont intériorisé l’idée que le mode d’alimentation des bébés était une mesure légitime de la maternité et elles ont consciemment ou inconsciemment jugé les autres mères en conséquence. » Le cas des femmes qui dévient des normes est particulièrement intéressant à analyser, car celles-ci seraient plus souvent les cibles d’un jugement moral. Les recherches menées à ce sujet pendant la première décennie des années 2000 montrent la souffrance associée au risque de stigmatisation. Knaak (2010) mentionne par exemple un « effondrement moral » chez les femmes qui prévoyaient d’allaiter, mais qui ne sont finalement pas parvenues à le faire selon les recommandations des experts. Murphy (1999, 2000) indique, quant à elle, que les femmes qui n’allaitent pas doivent neutraliser leur comportement, considéré par les experts et par leur entourage comme « déviant ». Pour ce faire, elles apportent des justifications qui les rendent non responsables directement de cet écart à l’égard des normes prescrites. Par exemple, elles affirment ne pas avoir été en mesure de produire suffisamment de lait ou bien contestent le fondement des recommandations de manière indirecte, en évoquant des exemples d’enfants nourris au biberon qui se portent très bien. Les explications que les mères fournissent sur leur comportement servent à les présenter en accord avec les normes de bonne maternité, au sens où elles mettent l’enfant au centre, sans pour autant remettre directement en question les normes.

Soulignons également que le modèle dominant de bonne maternité n’est pas accessible à toutes les femmes. En ce qui concerne l’allaitement, Meedya, Fahy et Kable (2010) ont révélé que les taux d’allaitement, dans plusieurs pays, étaient plus élevés chez les femmes de statuts socioéconomiques élevés. Le milieu social peut donc également influencer les expériences des femmes en matière d’alimentation du nourrisson. Avishai (2007) a montré que, pour les femmes de la classe moyenne aux États-Unis, l’allaitement était considéré comme un projet à mener de la même manière qu’un projet professionnel impliquant des préparations complexes. Toujours aux États-Unis, Carter et Anthony (2015) ont fait la preuve que, pour les mères afro-américaines, suivre les normes d’allaitement était souvent plus difficile. Dans le cas de la France, Gojard (2010) a constaté des différences dans l’adoption des conseils d’experts selon la classe sociale. Son étude démontre que les femmes de milieux favorisés suivent davantage les conseils des experts, tandis que les femmes de milieux ouvriers ont davantage tendance à s’appuyer sur leur expérience personnelle ou sur les conseils des autres parents.

La recherche sur l’allaitement signale ainsi que cette forme d’alimentation est perçue comme une norme impliquant de se justifier en cas de non-respect, sans remettre en cause les principes sous-jacents à la norme. Cependant, la plupart des études ont été réalisées dans les pays anglo-saxons (Lee, 2011). Nous pouvons nous interroger sur la prégnance de la norme de l’allaitement dans des pays où le modèle de maternage intensif pourrait être moins présent, ainsi que sur la possibilité de remettre en cause le principe de l’ultime responsabilité des parents envers leurs enfants. Le but de cet article est d’analyser le cas de l’Espagne, pays qui n’a pas encore été étudié dans la littérature recensée et dont le système de congé de maternité permet à la plupart des femmes actives de rester en dehors du marché du travail pendant quatre à six mois, ce qui fournit un cadre facilitateur pour mettre en pratique l’allaitement exclusif pendant les six premiers mois. Sur la base d’entretiens menés avec 56 femmes pendant leur grossesse, nous avons tout d’abord cherché à savoir si l’allaitement au sein est perçu ou non comme une norme. Dans un deuxième temps, nous analysons les expériences des jeunes mères concernant l’allaitement, en nous focalisant sur les cas de treize mères qui souhaitaient allaiter, mais ne l’ont finalement pas fait. L’analyse de ces cas s’avère particulièrement éclairante pour comprendre l’écart à la norme, laquelle n’était pas remise en question pendant la grossesse.

Méthodes
Cet article s’appuie sur une recherche sur la première parentalité (TRANSPARENT[1]) portant sur des couples hétérosexuels et actifs sur le marché du travail, résidant en Espagne. Dans le cadre du projet, nous avons interviewé 56 femmes deux fois. La première fois en 2011, pendant la grossesse d’un premier enfant, et une deuxième fois en 2013, 18 à 24 mois après la naissance de l’enfant. Quarante femmes ont été contactées par le biais des cours gratuits de préparation à l’accouchement, auxquels participent la plupart des femmes en Espagne. Dix femmes ont été contactées par le biais de réseaux sociaux, et six l’ont été par effet boule de neige. Les répondantes n’ont pas été rétribuées pour leur participation à l’étude, mais un cadeau leur a été offert en remerciement. La plupart des entretiens ont eu lieu au domicile des femmes et ont été réalisés par des enquêteurs-trices d’un groupe d’âge semblable à celui des interviewées. Les participantes ont été sélectionnées de manière à représenter différents profils socioéconomiques. Les deux membres du couple devaient être actifs sur le marché du travail (travaillant ou en recherche d’emploi), et l’échantillon devait inclure des individus de niveaux de diplôme et de revenu différents. Malgré cette stratégie, les femmes plus diplômées sont surreprésentées dans notre échantillon (voir Tableau 1). Sur les 56, 44 (78 %) avaient un diplôme universitaire, dix (17,5 %) avaient un diplôme d'étude secondaire, et deux n’avaient pas obtenu leur diplôme d'étude secondaire (3,5 %). Quant aux revenus, 21 femmes (environ 37 % de notre échantillon) avaient un revenu faible (moins de 1000 euros net par mois), 25 (44 %) avaient un revenu moyen (entre 1000 et 1999), et neuf (16 %) avaient un revenu de 2000 euros ou plus. Tous les entretiens ont été enregistrés, transcrits et anonymisés. Lors de la première vague, nous avons demandé aux femmes si elles avaient l’intention d’allaiter ou non. Au cours de la deuxième vague, l’alimentation des nourrissons est apparue comme un sujet pertinent, les répondantes l’évoquant lorsqu’elles parlaient des premiers mois de la parentalité. Si la question de l’alimentation n’était pas abordée, nous leur demandions comment elles avaient nourri leur enfant et quelles étaient leur opinion et expérience à ce sujet. Les entretiens ont été analysés à l’aide d’un logiciel, avec une première phase de codage thématique et une deuxième phase d’analyse détaillée pour chaque femme. L’analyse visait à catégoriser les différents positionnements par rapport à l’allaitement et à construire une typologie des justifications pour les treize cas qui n’ont pas réalisé leurs intentions.

Le contexte espagnol
L’Association nationale espagnole de pédiatrie suit les recommandations de l’OMS et dispose d’un panel sur l’allaitement au sein. Les cours et les supports de préparation à la naissance recommandent l’allaitement au sein, exclusif pendant les six premiers mois, établissant une norme d’alimentation attendue. L’introduction d’autres aliments intervient généralement plus tard, après les six premiers mois. Il convient de noter que de nombreux praticiens de la santé, tout comme le matériel d’information, mentionnent que d’autres aliments peuvent être introduits après quatre mois. Ces aliments sont introduits une fois par jour et, par conséquent, l’aliment principal du bébé reste le lait.

En Espagne, la plupart des femmes actives sur le marché du travail peuvent bénéficier de quatre mois de congé de maternité, mais de nombreuses mères qui travaillent y ajoutent une période supplémentaire pour pouvoir rester à la maison avec leur bébé pendant six mois. Cela est possible en prenant des jours de vacances, des congés non payés, et parce qu’il existe un congé spécial (appelé « congé d’allaitement »), lequel peut être pris immédiatement ou par petites tranches de temps, qui accorde aux femmes deux semaines de congé supplémentaires. Selon la région, les femmes travaillant dans le secteur public bénéficient d’un mois de congé de maternité de plus[2]. Les travailleuses indépendantes ont également droit à un congé de maternité de la même durée, mais celui-ci ne couvre pas tous les revenus perdus. Par conséquent, ces femmes retournent généralement au travail plus tôt que les mères salariées. Globalement, on peut soutenir que le marché du travail espagnol offre de bonnes conditions pour les mères qui souhaitent allaiter pendant les six premiers mois, en particulier pour les mères salariées. En 2011-2012, 28,5 % des bébés étaient exclusivement nourris au sein en Espagne, ce qui semble être un pourcentage faible, mais qui est légèrement supérieur à la médiane de la région européenne analysée par Bagci Bosi et al. (2016).

3. Les intentions en matière d’alimentation avant l’arrivée du bébé

Lorsqu’elles ont été interrogées sur leurs projets d’alimentation en 2011, lors de la première vague d’entretiens, 54 des femmes de notre échantillon ont indiqué clairement qu’elles avaient l’intention d’allaiter leur bébé. Une femme (Alba) ne pouvait pas allaiter en raison d’un problème de santé incompatible avec l’allaitement, et une autre (Ana) a dit qu’elle doutait et n’avait pas encore pris de décision au moment de l’entretien. Étant donné que 40 femmes ont été contactées lors de cours de préparation à l’accouchement, elles ont peut-être considéré les enquêteurs comme des agents de santé et ont peut-être fourni cette réponse, car tel était le message transmis dans les cours. Cependant, après avoir analysé les deuxièmes entretiens, nous avons constaté que la plupart des femmes avaient effectivement essayé d’allaiter, et nous en avons donc conclu que c’était bien leur projet dès la période de grossesse.

Pour celles qui ont explicité les raisons de leur choix d’allaiter, les avantages liés à la prévention des maladies étaient très présents et clairement intériorisés, mais nous avons également rencontré des arguments liés à l’écologie (le lait maternel est plus écologique, il est plus naturel), à l’esthétique (l’allaitement est beau) et à l’émotion (l’allaitement crée un lien spécial). Les avantages spécifiques pour la santé du bébé associés à cette méthode ont été le plus souvent mentionnés.

FLORENCIA : Oui, pour plusieurs raisons, c’est toujours bon au niveau physiologique pour le bébé, parce que le lait de la mère transmet des immunoglobulines et des défenses de la mère. Le lait en poudre n’apporte pas ça. Et aussi au niveau émotionnel, je le trouve important, le contact, c’est un moment qui est exclusif entre la mère et le bébé, c’est tendre et tout. Je voulais le faire pour ça, et aussi, pour une autre raison qui est importante aussi, mais moins, c’est le coût économique.

Si l’intention d’allaiter était clairement énoncée dans notre échantillon, le point de vue des femmes variait quant à la durée ou aux conditions dans lesquelles elles étaient prêtes à le faire. Certaines femmes ont clairement indiqué qu’elles avaient l’intention d’allaiter le plus longtemps possible ; quelques-unes avaient même cherché des informations ou assisté à des cours spéciaux pour s’y préparer. Cependant, la durée de six mois a émergé comme une référence qui devenait un objectif à atteindre, une durée justement recommandée par l'OMS comme minimale et qui, dans le cas de l’Espagne, correspond également pour beaucoup de femmes à la période de congé maternité.

E. : Très bien, et les six mois, pourquoi cette durée ?
ERICA : Bon, à cause des recommandations médicales, les recommandations médicales sont très claires dans ce sens. C’est a minima jusqu’à six mois, on recommande un an, mais a minima six mois…

En fait, le congé maternité joue un rôle important, car l’allaitement au sein est parfois perçu comme incompatible avec un emploi à temps plein. Les femmes interviewées prévoyaient d’allaiter uniquement pendant leur absence du travail, sans que cela présente de relation évidente avec les caractéristiques de l’emploi. Trois femmes de l’échantillon devaient reprendre le travail assez rapidement, mais toutes trois souhaitaient allaiter pendant six mois au minimum.

Il est important de signaler également des opinions plus ambivalentes. Par exemple, de nombreuses femmes ont nuancé leur intention d’allaiter en ajoutant des expressions telles que :

CORA : « si c’est possible » ;
CLARA : « si ça se passe bien » ;
DOLORES : « si ce n’est pas problématique ».

Avec ces affirmations, les femmes enceintes se conformaient aux normes et aux attentes en matière d’alimentation du nourrisson, tout en préparant une justification pour l’alimentation au biberon si elles y avaient finalement recours. D’autres mères ont formulé leurs intentions en mentionnant qu’elles essaieraient d’allaiter, même s’il s’agissait pour elles d’un « sacrifice ». Ces femmes ont accepté les conseils des experts à contrecoeur, montrant qu’elles étaient prêtes à faire passer le bien-être de leur bébé en premier.

4. Expériences et pratiques après l’arrivée du bébé

Nous décrivons tout d’abord le comportement des mères en matière d’alimentation des enfants, puis analysons les expériences des mères ayant dévié de la norme d’allaitement qui apparaissait lors de la première vague d’entretiens.

4.1 Pratiques d’allaitement

Après la naissance de leur enfant, 49 des 50 femmes qui avaient eu l’intention d’allaiter pendant leur grossesse ont essayé de le faire. Une femme (Alicia) a opté pour le biberon, car elle a vécu un événement très stressant lié à la naissance de son bébé et trouvait l’adaptation au biberon plus facile dans ces circonstances. La mère qui avait exprimé des doutes (Ana) a finalement opté pour le biberon et a expliqué que cela correspondait à son désir pendant la grossesse, mais qu’elle ne l’avait pas exprimé au cours du premier entretien, car elle souhaitait pouvoir changer d’avis :

ANA : Bon, le biberon, en fait je n’aimais pas du tout l’idée de lui donner le sein, ce n’était pas clair pour moi, mais je ne voulais pas prendre une décision radicale, je voulais pouvoir changer d’avis au dernier moment […]. La vérité, je n’avais pas trop envie et, quand on m’a posé la question, j’ai dit non, et voilà, je ne le regrette pas.

Bien que presque toutes les femmes qui souhaitaient allaiter avaient commencé à le faire, elles ne l’ont finalement pas fait avec la même intensité. En situant leur comportement à l’égard de l’allaitement exclusif sur un continuum, deux groupes se distinguent : celui des mères qui ont suivi la norme et ont allaité pendant les six premiers mois ou plus longtemps (41 cas), et celui des mères qui ont allaité moins de six mois (15 cas).

Nous espérions trouver d’importantes différences de profil entre les mères des deux groupes concernant leurs caractéristiques socioéconomiques, étant donné que la littérature souligne que les mères les plus diplômées allaitent plus souvent (Meedya, Fahy et Kable, 2010). Toutefois, nous observons que les deux groupes présentent des profils très similaires, et dont les différences sont relativement peu importantes. Chez les femmes qui ont suivi la norme et allaité pendant les six premiers mois ou jusqu’à la fin du congé maternité, 32 (78 %) avaient fait des études supérieures, huit (20 %) avaient suivi un enseignement secondaire ou professionnel et une seule n’avait pas obtenu de diplôme du secondaire. Cela suit une distribution très semblable à celle de l’échantillon (78-17,5-3,5). Quant aux revenus, quatorze femmes (34 %) avaient un revenu faible (moins de 1 000 euros), 20 (48 %) avaient un revenu moyen, et sept (17 %) gagnaient plus de 2 000 euros par mois. Une fois de plus, la distribution de ce groupe correspond à celle de l’échantillon (37-44-16).

Si on examine le groupe des quinze femmes qui n’ont pas allaité ou ont arrêté de manière précoce, dix d’entre elles (67 %) avaient fait des études universitaires, quatre (27 %) avaient suivi une formation secondaire professionnelle, et une seule n’avait pas obtenu de diplôme du secondaire. La distribution signale un niveau de diplôme légèrement inférieur dans ce groupe par rapport à l’échantillon (78-17,5-3,5). En ce qui concerne les revenus, ce groupe comporte également un nombre plus important de femmes ayant un revenu faible, soit sept (47 %), tandis que cinq femmes (30 %) avaient un revenu moyen, et deux (13 %) gagnaient plus de 2000 euros par mois. La distribution est proche de celle de l’échantillon (37-44-16), mais à nouveau légèrement inférieure. Si nous ne pouvons pas tirer de conclusions claires concernant les profils socioéconomiques de ces femmes, cela ne remet pas en cause le lien établi par la littérature entre position socioéconomique et allaitement, car notre échantillon n’est pas représentatif de la population.

4.2 Dévier de la norme

Pour treize femmes de notre échantillon, nous constatons une divergence entre les intentions exprimées lors du premier entretien et les pratiques en matière d’alimentation du nourrisson lors de la deuxième collecte de données. Seule une femme (Beatriz) avait précisé qu’elle voulait allaiter le plus longtemps possible ; six femmes (Carolina, Clara, Constanza, Cora, Celia et Dolores) avaient en revanche précisé, dès le premier entretien, qu’elles allaiteraient « si possible ». Les femmes de ce groupe étaient conscientes qu’elles n’avaient pas suivi la recommandation à laquelle elles avaient adhéré dans un premier temps et ont expliqué cette divergence au cours des entretiens. Nous avons rencontré trois types d’arguments. Dans les deux premiers, l’arrêt précoce de l’allaitement est présenté comme lié à des facteurs indépendants de leur volonté (au bébé ou à des circonstances compliquées). Dans le troisième, la motivation est centrée sur les mères et leur bien-être.

Pour trois femmes, l’arrêt de l’allaitement est lié à des circonstances externes et indépendantes de leur volonté, qui ont rendu l’allaitement impossible ou très difficile. Trois femmes (Alicia, Carla et Aurora) ont vécu des circonstances particulières après l’accouchement, des problèmes de santé graves les concernant ou concernant leur enfant. Ainsi, six semaines après l’accouchement, Carla a dû être opérée et hospitalisée d’urgence. Elle a passé quelques jours à l’hôpital, et un traitement très lourd l’a empêchée d’allaiter.

CARLA : Au début, j’ai allaité, oui […]. Mais après un mois et demi, j’ai été hospitalisée et, avec le traitement, j’ai dû arrêter le sein. À mon avis, la sage-femme, elle parle tellement de l’allaitement, le sein, c’est ce qui a de mieux, et je ne sais pas quoi. Tu penses même que tu es une mauvaise mère, car tu as dû arrêter l’allaitement. Ce n’était pas quelque chose que j’avais choisi, c’étaient les circonstances… Mais, après, je me disais : tu sais quoi ? C’est mieux comme ça, le biberon, c’est mieux, car mon bébé était plus satisfait, on le voyait, et après il dormait mieux.

À la fin de cet extrait, Carla rejette le stigmate de mauvaise mère en soulignant les effets bénéfiques du biberon pour son enfant, plus de satiété et un meilleur sommeil, ce qui lui permet de renverser la situation et de se conformer à la norme de bonne mère qui a fait le mieux pour son enfant.

La deuxième explication est semblable à la première en ceci qu’elle ne remet pas en cause la volonté des mères de suivre les normes, mais elle se caractérise par un déplacement de la responsabilité de cette décision sur le bébé. Pour six femmes (Beatriz, Berta, Clara, Constanza, Cora et Diana), l’allaitement n’a pas pu se poursuivre puisque le bébé ne prenait pas de poids, rejetait le sein ou n’arrivait pas à têter correctement :

BEATRIZ : Oui, il fallait qu’il prenne du poids, il fallait le peser tous les jours. On m’a dit que s’il arrêtait de prendre du poids, il faudrait l’amener à l’hôpital. Je ne sais pas… Comme c’était mon premier enfant… Et au final, il [le bébé] est un paresseux, il a vu que le biberon était plus facile, et quand il avait un mois, mon lait s’est retiré. Il ne voulait plus le sein, il voulait le biberon parce qu’il est un gourmand et c’était plus facile pour lui.

Dans tous les cas, les femmes de ce groupe commencent par allaiter, mais passent rapidement à un allaitement mixte en raison du rejet ou de la difficulté à téter de leur enfant, ce qui fait que les mères n’ont finalement plus de lait. Cela est aussi lié à un allaitement physiquement douloureux ou qui prend beaucoup de temps, mais cette difficulté n’est pas présentée comme la raison du sevrage ; la souffrance de l’enfant est ce qu’il faut éviter. Les mères de ce groupe n’expriment ni émotions négatives ni culpabilité en rapport avec la « transgression » de la norme d’allaitement maternel. Elles ont fait ce qui était le mieux pour la santé de leurs enfants. Le rythme de croissance du bébé et sa satiété sont en effet des indicateurs de santé plus directs que les bénéfices de l’allaitement, bien connus, mais moins tangibles.

Cependant, pour deux femmes (Carolina et Dolores), la difficulté de l’allaitement n’est pas présentée comme liée à l’enfant, à ses besoins ou capacités, mais plutôt à la souffrance que leur a causée un allaitement difficile. Dans leurs récits, les deux mères évoquent un allaitement long, douloureux, et des enfants qui en demandaient tout le temps. Aussi, le fait que le bébé tète de manière inefficace n’est pas ce qu’elles jugent problématique, à la différence des mères évoquées auparavant. Ce qui déclenche la décision du sevrage, pour Carolina et Dolores, est leur difficulté à vivre cette situation. Ainsi, Carolina estime que son bébé était très exigeant et demandait à être nourri tout le temps. Elle était épuisée et envisageait d’arrêter l’allaitement, mais avec le sentiment d’être une « mauvaise mère ». Elle a également senti qu’elle était jugée par ses amies. Son mari, selon elle, l’a finalement poussée à prendre la décision d’arrêter :

CAROLINA : Cela faisait un mois et demi que je l’allaitais, que je lui donnais aussi du lait maternisé et que je devenais folle […]. On dirait que, maintenant, les mères qui nourrissent au biberon sont des monstres. […] J’ai deux amies qui aiment beaucoup La Leche League, et elles trouvent le biberon affreux. J’avais donc cette ambivalence : suis-je une mauvaise mère ? Et puis mon mari m’a dit : « Carolina, je ne sais pas si tu es au courant de ton état… est-ce que ça vaut vraiment la peine ? » […] Je pense qu’en effet, c’est mieux si je donne le biberon et que mon fils ait une mère saine d’esprit.

La dernière phrase est très révélatrice de la volonté de Carolina d’éviter le jugement et de se présenter comme une « bonne mère ». Elle a arrêté d’allaiter parce que cela était trop difficile pour elle et qu’elle sentait que sa santé mentale était compromise. Le récit de Carolina n’est manifestement pas une justification, car elle assume la responsabilité de la décision, et il est difficile de le décrire comme une excuse. Elle ne remet pas directement en question les bénéfices de l’allaitement, mais prend en compte aussi son propre bien-être qui peut avoir des effets positifs pour son enfant. Ce déplacement remet quelque peu en cause un principe sous-jacent aux recommandations des autorités de la santé et au maternage intensif, soit l’idée que la mère doit faire ce qu’il y a de mieux pour le bébé même si cela implique pour elle des sacrifices. Pourtant, en mentionnant avoir voulu préserver sa santé mentale, Carolina affirme faire ce qu’il y a de mieux pour le bien-être global de son bébé.

Finalement, deux femmes (Cecilia et Cintia) centrent aussi leur discours sur leur propre bien-être, mais de manière encore plus directe. Elles ont pris la décision d’arrêter l’allaitement assez rapidement, décision qu’elles présentent comme répondant à une motivation personnelle. Elles rejoignent en cela Ana, la femme qui exprimait des doutes dans le premier entretien et qui a finalement reconnu son désir de ne pas allaiter, car l’idée ne lui plaisait pas. Le discours de ces mères est le plus « transgressif » par rapport à la règle de l’allaitement maternel d’au moins six mois, car elles y revendiquent la primauté de leur propre bien-être. Celia et Cintia avaient indiqué, lors du premier entretien, vouloir allaiter, mais en ajoutant la nuance « si c’est possible ». Toutes les deux étaient dans une situation similaire : leur régime d’emploi ne leur donnait pas droit au congé maternité rétribué à 100 % et, même si des solutions alternatives étaient dans les deux cas envisageables, elles souhaitaient reprendre le travail très rapidement. Néanmoins, la reprise du travail n’est pas évoquée comme centrale dans leur choix d’arrêter l’allaitement :

CINTIA : Compliqué, l’allaitement, je n’ai pas vraiment apprécié. […] J’ai allaité les six semaines où je suis restée à la maison. Mais… Non, moi, le lien dont on parle [entre la mère et le bébé], non.
E. : Non ?
CINTIA : Non, ce n’était pas quelque chose qui me plaisait.
E. : Mais, ça t’a surprise ? Tu t’attendais à autre chose ?
CINTIA : Je crois que oui, je m’attendais à quelque chose d’un peu plus… Je ne sais pas. […] Et je n’ai pas eu de problème (pour allaiter). Mais bon, c’est dur, la nuit tu ne dors pas, le premier mois, je crois que nous n’avons pas réussi à dîner ensemble un seul jour, mon mari et moi, car justement, l’heure du dîner, c’était l’heure des pleurs ; là, c’était le pire.
CELIA : Pour moi, vraiment non. On dit que, quand tu allaites, tu dois te sentir à l’aise, bien dans ta peau, et moi, non, moi, je ne pense pas. Je ne sais pas, je ne suis peut-être pas une maman poule… Je ne vais pas avoir un autre enfant, mais si j’en avais, je n’allaiterais pas […].
E. : Et la décision d’arrêter le sein et de donner le biberon, c’était facile pour toi ?
CELIA : Oui, parce que j’étais […] déjà très saturée et très mal à l’aise.

La décision est ici présentée comme une décision personnelle qui consiste à se donner la priorité. Elle s'inscrit à l'encontre du principe selon lequel les mères doivent faire ce qu’il y a de mieux pour leurs enfants et être prêtes à sacrifier leur bien-être personnel. Cela ne peut pas être décrit comme une justification, car les deux femmes assument la responsabilité de leur décision. Leur position montre que les décisions concernant l’alimentation du nourrisson ne sont pas seulement motivées par l’effet escompté sur les enfants ; l’expérience personnelle et la possibilité de créer un lien avec le bébé entrent aussi en ligne de compte. Elle illustre également que les femmes peuvent placer leur propre bien-être sur la balance. La position de ces femmes est particulièrement intéressante, car, dans les études menées au sein des pays anglo-saxons, ce type de positionnement n’apparaît pas, la motivation des mères étant toujours externe et ne remettant pas en question les normes et prescriptions.

5. Conclusion

Dans cet article, nous avons rendu compte des décisions des mères relatives à l’alimentation des nourrissons en Espagne. D’après les discours des mères de cet échantillon, l’allaitement pour une durée de six mois semble bien être la méthode d’alimentation privilégiée, conformément aux recommandations. Bien que la plupart des mères de l’échantillon ont souhaité allaiter pendant la grossesse et ont effectivement essayé de le faire, treize d’entre elles sont passées au biberon bien avant le sixième mois, ce qui manifeste une capacité de dévier de leurs propres intentions et, potentiellement, des normes de bonne maternité.

Nous nous attendions à trouver des différences dans les profils socioéconomiques, ou dans les professions des femmes qui ont suivi ou pas les recommandations, mais nous n’avons pas de résultats clairs en ce sens. Les mères qui n’ont pas allaité ou ont arrêté avant la date prévue ont un niveau de diplôme et de revenus légèrement inférieur à la moyenne de l’échantillon, mais nous ne pouvons pas en tirer de conclusions, l’échantillon n’étant pas représentatif de la population.

Les recommandations de l’OMS ont clairement été transmises par différents experts (médecins, sages-femmes, auteurs d’ouvrages spécialisés) à notre échantillon ; toutes les femmes les connaissaient. La conscience de ces recommandations a joué un rôle important dans les décisions des femmes, qui ont reconnu qu’elles étaient, dans une certaine mesure, responsables de la santé de leurs enfants et que l’intérêt de l’enfant était prioritaire. L’analyse des treize cas qui ont arrêté l’allaitement de manière précoce montre aussi que la plupart des femmes qui ont dévié de cette norme ne remettent pas en question ces principes, car la transgression de la norme est expliquée dans le récit de huit mères par des circonstances externes ou par le propre intérêt de l’enfant. Autrement dit, les mères affichent un certain accord avec cette dimension du maternage intensif qui consiste à placer les besoins de l’enfant au premier plan. Les résultats, dans ce sens, rejoignent ce qui a été observé dans les pays anglo-saxons, notamment dans les travaux de Murphy (2000) et de Lee (2007) sur les stratégies discursives des mères qui essaient d’expliquer la transgression de la norme de bonne maternité sans remettre en cause ses principes.

Toutefois, pour une minorité de femmes de notre échantillon, nous notons une approche différente, qui traduit une remise en question du modèle de l’allaitement maternel. Une femme n’a pas souhaité allaiter, car l’idée ne lui plaisait pas (Ana) ; quatre autres, tenant compte de leur propre bien-être, ont arrêté l’allaitement de manière précoce. Défendre leur propre bien-être et leurs envies ne leur épargne pas l’expression de sentiments de culpabilité par rapport au modèle de bonne mère, et leurs expériences sont en ce sens à nuancer. Deux d’entre elles (Berta et Carolina) ont en effet ressenti un conflit interne et des difficultés à réconcilier leur décision avec la représentation de la bonne mère, mais trois autres n’ont pas exprimé ce type de contradictions. Celia et Cintia, en cessant rapidement l’allaitement, et Ana, en décidant de ne pas l’essayer, ont mis leur propre bien-être au centre de leurs décisions, et n’ont pas considéré que cela infirmait leur rôle de mère ou ne l’ont en tout cas pas exprimé dans les entretiens. Bien que minoritaires, ces cas illustrent de quelle manière les mères résistent au maternage intensif et au déterminisme parental dans leurs pratiques d’allaitement.

L’approche critique de cette minorité de mères pourrait être caractéristique du contexte spécifique espagnol, d’une moindre prégnance de l’idéologie du maternage intensif ou du déterminisme parental. Elle pourrait aussi être associée à la période analysée, car la plus grande part de la littérature sur les pays anglo-saxons mobilise des données recueillies avant 2010. Quoi qu’il en soit, ces divergences soulignent l’intérêt de l’approche comparative pour des recherches futures. L’analyse des expériences des mères est aussi un élément important à intégrer dans l’évaluation des politiques de promotion de l’allaitement.