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« C’est là, dans les universités, que la promesse de démocratisation de l’enseignement supérieur peut s’accomplir, que la réussite de chaque étudiant se construit pas à pas, grâce aux pédagogies innovantes développées par les enseignants-chercheurs et les enseignants au sein des établissements […]. [Les étudiants] ne sont plus considérés comme une masse anonyme, mais comme une communauté de talents singuliers, originaux, capables de travailler en équipe et en synergie. »

Frédérique Vidal, 21 janvier 2020, cérémonie des voeux à la communauté de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (ESRI)

Introduction

Les préoccupations politiques concernant le décrochage à l’université et les programmes mis sur pied pour lutter contre ce phénomène contribuent à reformuler la question de la justice sociale dans l’enseignement supérieur. Avec la médiatisation des taux d’échec et d’abandon, ce ne sont plus les inégalités d’accès à l’université qui posent problème, mais l’inégale capacité des étudiants à y obtenir un diplôme et les inégalités existant au sein de l’université. Ce glissement de paradigme trouve sa traduction la plus récente dans la Loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants (ORE), qui entérine la restriction de l’accès aux formations universitaires[1] comme condition préalable à l’amélioration de la réussite du plus grand nombre. La transformation du cadre normatif qui oriente l’action publique en matière de démocratisation de l’enseignement supérieur s’accompagne du recours à des instruments spécifiques (Lascoumes et Le Galès, 2004 ; Muller, 2005), privilégiant l’« innovation » comme mode de régulation des inégalités. Comme en témoigne le discours prononcé par Frédérique Vidal lors de la cérémonie des voeux à la communauté de l’ESRI (janvier 2020), la lutte contre les inégalités à l’université passe aujourd’hui par des dispositifs dits « innovants », censés renforcer la capacité d’agir des étudiants sur leur parcours.

L’affirmation du lien entre innovation et justice constitue une dimension centrale du cadre cognitif qui oriente l’action publique. Pourtant, la nécessité de cette relation n’est que rarement remise en question. Les travaux portant sur l’innovation pédagogique dans l’enseignement supérieur adoptent le plus souvent une approche normative (Béchard et Pelletier, 2004). Ces écrits décrivent les pratiques mises en oeuvre par les équipes et les résultats obtenus sur l’apprentissage étudiant, mais les principes, les valeurs et les finalités qui président à leur développement ne sont que rarement abordés. Comme le note Denis Lemaître, « la préoccupation la plus largement partagée est d’ordre pragmatique, au sens d’une centration sur l’action et d’une recherche de solutions efficaces pour répondre à des problèmes de terrain » (2018 : 1). La nécessité de l’engagement des acteurs en faveur de l’innovation constitue une donnée non contestée, le « comment innover » l’emportant largement sur le « pourquoi ».

Les appels à recourir à de nouvelles pratiques pédagogiques se multiplient alors même que les travaux peinent à démontrer l’efficacité de ces instruments, tant sur le rendement scolaire que sur la réversibilité des parcours (Endrizzi, 2010 ; Michaut, 2012 ; Perret et Morlaix, 2014). La capacité à tirer bénéfice des actions pédagogiques reste largement dépendante du niveau scolaire antérieur, et les actions engagées ne parviennent pas à inverser la hiérarchie des notes selon le baccalauréat (Perret et Morlaix, 2014). Les tentatives de réduction des inégalités par l’entremise de nouvelles modalités pédagogiques ont une incidence sur les conditions d’études, mais ces modalités échouent à favoriser la réussite des publics en difficulté (Danner, 2000 ; Annoot, 2012).

Devant ces constats, une première série de travaux remet en question la capacité des indicateurs chiffrés à rendre compte de l’expérience vécue des bénéficiaires (Zaffran et Vollet, 2018). Ces travaux insistent sur les dimensions subjectives de l’expérience étudiante (Dubet, 1994) et mettent en évidence les effets positifs de ces dispositifs sur l’acquisition de compétences sociales (autonomie, maîtrise des codes, etc.) et la confiance en soi. Une seconde approche estime que ces dispositifs répondent à d’autres fonctions stratégiques que la seule amélioration de la réussite. Pour Anne Barrère, le recours accru à des formes non conventionnelles d’agencement de l’espace et du temps scolaires dans l’enseignement secondaire constitue une manière pour l’organisation bureaucratique de « préserver sa structure d’ensemble tout en se transformant au quotidien » (2013 : 113).

Cet article s’intéresse à la manière dont se construit la légitimité de l’innovation pédagogique au sein de l’espace universitaire. Il s’inscrit dans la lignée des travaux qui étudient les transformations des administrations publiques contemporaines à l’aune des processus de rationalisation (Bezes et Musselin, 2015). La sociologie néo-institutionnelle a montré que la légitimité des règles et des structures ne dépend pas de leur efficacité, mais de la propension des agents à leur reconnaître le statut de standards au sein de leur environnement (Meyer et Rowan, 1977 ; DiMaggio et Powell, 1983). Ce faisant, il convient d’interroger le processus par lequel l’innovation pédagogique acquiert le statut de norme auprès des agents universitaires. Quels valeurs et principes d’action participent à l’introduction d’un nouveau référentiel normatif ? Quels acteurs s’en font les entrepreneurs?

Les enjeux de légitimité qui sous-tendent les transformations actuelles de l’enseignement supérieur sont le plus souvent étudiés à l’échelle des instances de gouvernance des établissements (Musselin et Dif-Pradalier, 2014 ; Coline, 2021). L’approche par le bas développée ici démontre que ce travail de rationalisation ne se limite pas aux instances de pilotage des établissements. Par leur activité quotidienne, les personnels enseignants et administratifs engagés dans la mise en oeuvre d’expérimentations pédagogiques réalisent un travail de formalisation, d’énonciation et de diffusion de récits en vue d’imposer les représentations dont ils sont porteurs. C’est en analysant le travail mené par des agents universitaires au sein d’un projet de lutte contre le décrochage que cet article éclaire les conditions d’émergence et de circulation d’un nouveau standard pédagogique. L’analyse des caractéristiques du discours porté par ces membres permet d’objectiver le répertoire normatif au regard duquel leurs actions apparaissent rationnelles en finalité, comme en valeur (Weber, 1995).

J’ai été recrutée dans le cadre du projet ACCROCHAGE[2], en tant que doctorante contractuelle, en novembre 2017. Ce projet, porté par des enseignants et des membres du personnel administratif de l’Institut universitaire de technologie (IUT) de Grandville et financé sur trois ans par le Fonds social européen (FSE), visait à expérimenter des solutions « innovantes » afin d’agir conjointement sur l’orientation, la lutte contre le décrochage et l’insertion professionnelle des étudiants. En tant que responsable du lot de travaux « recherche[3] », j’ai assisté aux réunions mensuelles de l’équipe du projet, aux différentes rencontres institutionnelles ainsi qu’à celles de plusieurs autres groupes de travail, notamment celui consacré à l’évaluation. L’article s’appuie sur les documents écrits produits et les observations effectuées lors des réunions internes (pilotage et évaluation). Ces données sont complétées par quatorze entretiens menés auprès d’enseignants, d’ingénieurs pédagogiques et de responsables d’entreprise engagés au sein du projet, et de cinq autres menés auprès de personnes non engagées afin de saisir les rapports que tous entretiennent à l’innovation (cf. tableau 1).

L’article n’évalue pas l’efficacité des actions sur l’apprentissage étudiant, ni leur cohérence au regard de la finalité professionnelle des formations technologiques. Il se distancie du prisme fonctionnaliste pour s’intéresser aux logiques conflictuelles qui structurent l’espace universitaire[4] et accompagnent la diffusion de nouveaux standards normatifs. En se centrant sur l’activité et le discours des membres du projet ACCROCHAGE, l’article interroge le processus par lequel une pratique pédagogique singulière acquiert le statut « d’innovation ».

La première partie montre que la promotion d’expérimentations pédagogiques dites « innovantes » est portée par des acteurs engagés dans un travail de défense et de légitimation de la professionnalisation des formations universitaires. Ces acteurs adhèrent à des énoncés normatifs partagés qui confèrent une utilité sociale aux pédagogies « actives » : les nouveaux publics, l’apprentissage actif, la formation par compétences et la subordination académique (partie 2). La diffusion de ces nouveaux standards ne relève pas uniquement d’un travail de conviction, mais repose également sur une logique bureaucratique de formalisation de l’activité enseignante (partie 3).

Tableau 1

Synthèse des dix-neuf entretiens réalisés

Synthèse des dix-neuf entretiens réalisés
Source : autrice

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1. « Rapprocher l’université de l’entreprise » : la spécificité professionnelle des IUT en question

Soutenu par des enseignants et des membres du personnel administratif de l’IUT de Grandville, le projet ACCROCHAGE vise à promouvoir des expérimentations « innovantes » en vue de prévenir le décrochage et de favoriser l’insertion professionnelle des étudiants. Un tel objectif peut surprendre, tant les IUT sont connus pour leurs taux élevés de réussite et font office d’exemples en matière d’encadrement pédagogique. À l’échelle nationale, le taux de réussite en deux ou en trois ans des bacheliers préparant un diplôme universitaire de technologie (DUT) s’élève à 78,4 %, tandis que seulement 44 % des bacheliers obtiennent une licence en trois ou en quatre ans (Ménard, 2021).

L’IUT de Grandville ne diffère pas de cette tendance. Issu de la fusion de trois IUT, il est composé de dix-sept départements de formation (production et tertiaire) et accueille environ quatre mille étudiants, répartis sur quatre sites géographiques. Ces derniers représentent 7 % de l’effectif étudiant de l’Université de Grandville[5]. Son taux de réussite en deux ou en trois ans s’élève à 77,6 % (Ménard, 2021), soit une proportion équivalente à la moyenne nationale. Par ailleurs, en comparaison des inscrits en licence ou en brevet de technicien supérieur (BTS), les étudiants de DUT ne sont que peu concernés par des sorties de formation non suivies de réinscription dans un autre cursus (Grelet, Romani et Timoteo, 2010 ; Zaffran et Aigle, 2020).

Ces bons résultats n’exonèrent pas les équipes enseignantes d’inquiétudes vis-à-vis de la réussite étudiante. Deux préoccupations sont régulièrement soulevées : l’hétérogénéité des publics et la professionnalisation. Le contrat d’objectifs et de moyens (COM) du projet fait état de « difficultés grandissantes à maintenir ces statistiques de réussite » (p. 14) compte tenu de l’obligation légale des IUT d’atteindre un certain quota de bacheliers technologiques[6]. Qu’ils participent ou non au projet ACCROCHAGE, les enseignants des départements de production rencontrés soulignent « le manque de formalisme » et « les difficultés d’abstraction » des bacheliers technologiques dans leur matière. Ces enseignants mettent en évidence le contraste entre les capacités scolaires de ces étudiants et la double injonction qui pèse sur leur activité, à savoir recruter un nombre toujours plus élevé de diplômés des filières technologiques tout en maintenant le taux de réussite de l’établissement. Derrière « l’hétérogénéité des publics », c’est la capacité des départements à maîtriser leur recrutement qui est problématique :

On a un pourcentage obligatoire, je crois que c’est 20 % ou 30 %. Bref, on a du mal à les avoir. On n’a pas le vivier nécessaire. Là où il faudrait de bons bacs technos pour réussir chez nous, ils vont plutôt en BTS. Du coup, on est obligé de prendre des bacs technos qui n’ont pas les bases pour répondre au 20 %.

Entretien, directeur d’études, IUT production, hors projet

Dans les filières plus sélectives de l’IUT, la préoccupation des enseignants en matière de réussite est moins liée au recrutement qu’à la professionnalisation. Les enseignants rencontrés jugent « irrationnelle » la préférence de leurs diplômés pour la poursuite d’études. Ils regrettent le faible intérêt que portent les étudiants à la définition d’un projet professionnel ou, au contraire, leur projection dans des emplois d’ingénieurs, nécessitant un niveau universitaire supérieur à celui délivré par la formation. L’intérêt croissant des diplômés de DUT pour la poursuite d’études[7] et les réformes relatives à la gouvernance des universités réactualisent les termes d’un débat récurrent autour de la vocation professionnelle et de la place des IUT au sein de l’enseignement supérieur (Benoist, 2016).

Comme le rappelle Stéphanie Tralongo (2018 : 41-42), l’identité des IUT s’est construite à partir de l’affaiblissement de critères classificatoires purement académiques. Ils ont pour finalité affichée la formation de cadres intermédiaires, ils intègrent des représentants du monde économique à la définition de leurs programmes et ouvrent le champ de l’enseignement supérieur à des professionnels non titulaires d’un doctorat. Mais la Loi no 2007-1199 du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) transfère une partie des compétences des IUT aux conseils d’administration des universités, notamment la définition de leur offre de formation et de leur budget (Agulhon, 2018). Relevant initialement d’une régulation bilatérale IUT-État, le devenir des formations technologiques est désormais dépendant d’arbitrages locaux, au même titre que les autres formations universitaires. La spécificité identitaire des IUT s’efface devant le double mouvement de professionnalisation des cursus universitaires (Stavrou, 2011 ; Crespy et Lemistre, 2017) et de scolarisation des cursus technologiques[8].

Dans ce contexte, l’urgence du rapprochement université-entreprise constitue le leitmotiv des membres du projet ACCROCHAGE. Les documents d’orientation mentionnent la volonté de créer des « lieux d’échanges et de travail autour du triptyque Étudiants-Enseignants-Entreprises » (dossier FSE). Signe de la place accordée à ces acteurs, les logos des entreprises partenaires sont exposés dans la salle où se tiennent les réunions des membres du projet. L’importance de reconnaître les entreprises comme des actrices pédagogiques à part entière fait l’objet de rappels réguliers au cours des discussions :

Il faut multiplier et diversifier les opportunités d’échanges, de contacts, de partenariats avec l’univers du travail, mais également d’actions pédagogiques associant l’entreprise[9], qui s’impose alors comme une ressource pédagogique majeure.

Extrait de compte rendu, comité de pilotage, 6-04-2017

Les membres voient dans le projet une manière de « faire bouger les lignes » ou de « décloisonner » le monde universitaire. Cette ambition est soulignée par l’une des représentantes d’entreprise, responsable des ressources humaines chez Banque[10] et membre du comité de pilotage : « On a enfin compris qu’il fallait décloisonner. Il y a un cloisonnement important à l’université, on le sait. Mais mettre de la transversalité, ça ne se décrète pas, c’est tout le problème. » L’extrait fait référence aux obstacles rencontrés par les enseignants pour convaincre leurs collègues de l’IUT et de l’université de participer au projet, mais également pour mobiliser de nouveaux partenaires économiques. La difficulté de susciter l’adhésion des équipes pédagogiques montre que la nature des relations entretenues avec le monde économique ne peut être considérée comme une caractéristique figée des IUT. Sur ce point, la pilote du projet, maîtresse de conférences (MCF) à l’IUT, souligne les divergences entre les orientations portées par les membres et la direction de l’établissement :

Il y avait une vraie participation des entreprises, il y avait une vraie volonté d’avancer ensemble, puis quand le projet s’est réorienté, la direction a décidé que travailler sur l’insertion, ce n’était plus la priorité et, de ce fait, les entreprises se sont désengagées.

Entretien

Ainsi, « l’injonction originelle au rapprochement » (Tralongo, 2018 : 44) fait l’objet d’un travail permanent de négociation entre des acteurs aux parcours et aux logiques d’action très hétérogènes. Il s’agit dès lors de comprendre les raisons pour lesquelles certains acteurs font le choix de s’engager dans ce travail « d’énonciation et de défense des IUT » (Tralongo, 2018 : 39).

2. L’émergence d’un nouveau standard pédagogique

Au 1er janvier 2018, 107 « actions » à suivre sont recensées dans le tableau de bord du projet. La majorité s’adresse aux étudiants inscrits en première et en deuxième année de DUT (filières production et tertiaire). Le Fablab[11] Make It, partenaire du projet, accueille quant à lui les étudiants « oui-si[12] » issus des licences de sciences et technologies de l’Université de Grandville ainsi que des bacheliers en situation de décrochage, suivis par la Mission locale. Qu’il s’agisse d’activités obligatoires effectuées en cours ou de stages proposés par le Fablab, les actions sélectionnées favorisent les méthodes dites « actives » (pédagogie par projets, mises en situation, learning by doing) s’inscrivant dans un registre ludique et compétitif (challenge, jeu, défi).

La littérature définit l’innovation pédagogique comme une « activité délibérée qui tend à introduire une nouveauté dans un contexte donné [en vue] d’améliorer substantiellement les apprentissages des étudiants en situation d’interaction ou d’interactivité » (Béchard et Pelletier, 2001 : 133). Or, l’analyse des actions suivies met plutôt en exergue la forte homogénéité de leurs caractéristiques. Non seulement les activités sélectionnées sont déjà réalisées depuis plusieurs années par les enseignants, mais la similarité de leurs caractéristiques rejoint le constat d’une prédominance des méthodes actives et du paradigme constructiviste comme « modèle » guidant l’innovation (Lemaître, 2018).

L’animation du projet repose sur quinze responsables de lot, sept enseignants (MCF, professeurs agrégés, professeurs associés) et huit membres du personnel administratif de l’IUT, qui assurent cette fonction en plus de leurs missions principales. L’équipe se compose également de huit salariés, ingénieurs pédagogiques et chargés d’animation et de développement, recrutés par voie contractuelle, pour la durée du projet, grâce au financement du FSE[13]. À ces agents permanents et temporaires s’ajoute un salarié de l’entreprise Talent[14], mis à disposition par le biais du mécénat de compétences. Le comité de pilotage du projet est composé de huit entreprises, d’un représentant du Mouvement des entreprises de France, d’un représentant de l’Association nationale des DRH, de représentants des collectivités territoriales et d’une fondation d’établissement. Quels que soient leur statut et leur degré d’engagement, qu’ils soient universitaires ou acteurs économiques, les membres du projet adhèrent à un répertoire normatif commun qui confère une utilité sociale aux pédagogies dites « actives ». Les justifications produites par les membres montrent que les récits qui promeuvent l’introduction de nouvelles modalités pédagogiques s’inscrivent dans une rationalité entrepreneuriale.

L’usage de cette notion suscite la méfiance. Comme le note Olivia Chambard (2020 : 14), les chercheurs y renonceraient au motif qu’elle relèverait plus d’un « mot d’ordre idéologique » que d’une catégorie d’analyse scientifique. Pourtant, différents travaux témoignent de l’émergence, au sein des universités, de pratiques concrètes justifiant le recours à ce registre[15]. Je définis ici la rationalité entrepreneuriale comme une logique de pensée et d’action mettant en cohérence trois principes distincts : la remise en cause d’une hiérarchie fondée sur des critères strictement académiques, la valorisation des qualités associées à l’esprit d’entreprise (créativité et prise de risque) et la défense du renforcement des liens avec les acteurs privés.

Les membres du projet se montrent d’abord particulièrement critiques à l’égard des normes qui structurent l’organisation universitaire. Ils font régulièrement référence à l’image du « silo » pour décrire le fonctionnement fondé sur la séparation disciplinaire des départements et des équipes. La critique de la régulation disciplinaire des rapports au sein de l’institution s’accompagne d’une contestation plus large des critères de reconnaissance universitaire. Comme le rappelle une enquêtée, professeure agrégée (PRAG) et responsable de lot, les enseignants de l’IUT sont avant tout membres d’un corps professionnel qui tire sa légitimité de ces critères. Leur attachement à la discipline les empêche, selon elle, d’être ouverts à de nouvelles modalités d’enseignement :

Le prof aime contrôler ce qu’il fait, la structure de son cours par rapport à ses connaissances, à l’expertise qu’il a acquise. Ce sont des concours purement disciplinaires. Comment veux-tu qu’on mette de la valeur ailleurs que dans le disciplinaire ? Puisqu’on a été recruté là-dessus et qu’on est valorisé en tant que professionnel là-dessus.

Entretien

Cet extrait montre qu’en dépit de la finalité professionnelle des formations et des fortes relations nouées avec le monde socioéconomique, les pratiques enseignantes au sein des IUT restent fortement régulées par les normes académiques. L’enseignement magistral est associé par les membres du projet à une pratique élitiste et ennuyeuse qui pénalise les non-héritiers. L’un des stagiaires recrutés en service civique au sein du Fablab dénonce au cours de l’entretien « une logique où l’on bourre le crâne des jeunes ». Il compare le fonctionnement universitaire à « une chaîne de production » où l’enseignant fait office de « messie » dépositaire d’un savoir que l’étudiant doit acquérir. Ces propos rejoignent ceux d’une coach indépendante, rencontrée lors d’un atelier. Elle considère que « beaucoup de jeunes perdent confiance dans le système actuel » (entretien). Au-delà des modalités d’enseignement, les membres du projet considèrent que les normes académiques d’évaluation ne permettent pas de reconnaître les « richesses », « talents » ou « potentiels » des étudiants, des termes propres au champ lexical de la créativité.

Le programme, les disciplines, l’injonction au diplôme et au parcours linéaire sont vus comme des entraves à l’apprentissage et à la réalisation de soi. Le discours des membres du projet confère aux pédagogies dites « actives » une vertu émancipatrice. Structuré autour de la dichotomie normative actif-passif, ce récit valorise l’autonomie dans l’apprentissage et l’horizontalité des savoirs. Les animateurs du Fablab privilégient les méthodes incitant les étudiants à « aller chercher » par eux-mêmes plutôt que « d’attendre » un savoir que détiendrait un groupe professionnel :

Notre philosophie, c’est apprendre en produisant. Ce n’est pas déjà établi. Essaye de comprendre, bidouille. Il y a des tutos sur Internet, va les chercher, va tirer profit de ce qui existe. Do it yourself. C’est une démarche où le jeune va être acteur de son projet plutôt que nous qui allons dire fais ci ou ça.

Entretien, service civique, Fablab

D’une part, ce récit remet en cause le monopole de l’institution sur les savoirs en associant la possibilité d’acquérir de nouvelles connaissances à des ressources externes (tutoriels). En ce sens, les membres du projet plébiscitent une nouvelle posture enseignante : animer plutôt que professer. L’un des membres du comité de pilotage, responsable régional de l’entreprise Meuble[16] et intervenant au sein de l’IUT, insiste sur cet aspect : « Je suis un fervent, vraiment un fervent d’arrêter d’être professeur et d’être plutôt un animateur. » (Entretien) Ces propos rejoignent ceux d’un professeur d’université, rencontré lors d’un atelier de travail : « Le prof est là, mais ce n’est pas lui qui fait l’encadrement scientifique. Il laisse les étudiants évoluer, c’est un rôle d’animateur. » (Entretien) D’autre part, les étudiants sont incités à quitter la condition d’usager-client pour devenir les producteurs de leur propre savoir. Le recours au projet comme modalité pédagogique se fait au profit d’une entreprise individuelle puisque chaque étudiant est chargé de faire fructifier son capital, par ses propres moyens. Ce récit institue la forme entreprise comme unité de base à travers laquelle concevoir le rapport des étudiants à l’apprentissage (Foucault, 2004).

La troisième caractéristique du discours consiste à placer des normes en vigueur au sein des entreprises comme modèles de référence des pratiques d’enseignement. Que les enquêtés évoquent leur conception de l’encadrement pédagogique (« fabmanager », « coach »), les finalités (« acquérir des compétences », « des savoir-être »), les modalités (« produire pour apprendre », « gestion de projet ») ou même le contenu de la formation, la référence à l’entreprise est omniprésente : « Il faudrait vraiment insister beaucoup sur la culture générale. Aller bien au-delà de son domaine d’expertise. Il faudrait des cours de gestion d’entreprise, quelle que soit la formation que l’on reçoit. » (Entretien, responsable Meuble, comité de pilotage)

Le partenariat de mécénat noué avec l’entreprise Talent constitue un exemple de la manière dont les normes issues du secteur privé sont élevées, par les membres du projet, au rang de bonnes pratiques à reproduire au sein de l’espace universitaire. Le bénévolat d’entreprise consiste initialement à encadrer un transfert de compétences gratuit du secteur salarié au secteur associatif (Bory, 2008). Ici, le transfert de compétences s’effectue du secteur privé au secteur public. Ce ne sont plus des salariés qualifiés qui apportent leurs compétences professionnelles à des bénévoles, mais des salariés du privé qui viennent en aide à des salariés du public dans le cadre d’un dispositif caritatif. Ainsi, les membres du projet se réfèrent aux normes du secteur marchand pour évaluer la pertinence des méthodes et des formations universitaires.

Ce sont enfin les caractéristiques du public étudiant qui sont évoquées pour justifier le recours aux pratiques dites « innovantes ». Ce récit mobilise l’idée répandue mais non vérifiée selon laquelle « les apprenants d’aujourd’hui sont fondamentalement différents de ceux qui les ont précédés » (Galand, 2020 : 9). L’appartenance de ce nouveau public à une même génération, « différente de la nôtre » puisque « née avec les technologies », conférerait à chacun des qualités et des besoins identiques. Les caractéristiques initialement attribuées à des jeunes rencontrant des difficultés scolaires (manque de motivation ou d’engagement) se trouvent étendues à n’importe quel profil dès lors qu’il s’agit de justifier la mise en place de nouvelles modalités pédagogiques. Les mêmes raisonnements sont appliqués à des lycéens en apprentissage, à des bacheliers poursuivant des études supérieures, voire à des diplômés :

C’est caractéristique à la fin du doctorat. Il y a beaucoup d’étudiants qui le vivent comme un échec. Le sujet de départ, c’est le décrochage, mais je pense qu’on gagnerait à traiter aussi l’autre partie [les diplômés] en même temps. Avec à peu près les mêmes outils…

Professeur des universités, participant à un atelier

L’homogénéisation des caractéristiques dans le discours contribue à présenter comme rationnelle la similarité des solutions proposées à des publics aux statuts pourtant distincts. Lors d’une séance de présentation du Fablab à des étudiants « oui-si » inscrits en L0, le responsable compare leur situation à celle d’un jeune en errance : « Il y a un jeune homme qui est arrivé, perdu comme vous, et à la suite de son passage au Fablab, il est en apprentissage et il pense faire une école d’ingénieur. »

Les nouveaux publics, l’apprentissage actif, la formation par compétences et la subordination académique sont les quatre récits par lesquels les enquêtés justifient la nécessité de recourir à de nouvelles pratiques. Mais l’analyse des formes qu’a prises le travail au sein du projet ACCROCHAGE montre que le processus par lequel une activité pédagogique singulière est hissée au rang de standard ne relève pas uniquement d’un mouvement d’adhésion à des valeurs communes. Il repose également sur la diffusion d’instruments de gestion managériale au sein de l’espace universitaire.

3. Gagner en légitimité : un travail de formalisation

Loin de présider à la création de nouvelles activités pédagogiques, le travail effectué par l’équipe du projet se caractérise avant tout par la formalisation de procédures visant à repérer et à qualifier l’existant[17]. Les propos recueillis en entretien auprès de l’une des ingénieures pédagogiques témoignent du temps consacré à cette activité :

C’est-à-dire qu’ACCROCHAGE, c’est un recensement d’actions. Le plus gros souci a été de convaincre l’enseignant : « Mais qu’est-ce que vous pouvez nous apporter ? » Parce qu’il n’y a pas eu beaucoup d’actions nouvelles, la majorité c’était des actions qui étaient déjà en train de fonctionner […]. Et puis formaliser aussi la vie d’une action. J’y ai passé du temps, à ça ; ça n’a jamais servi, mais voilà.

Entretien, ingénieure pédagogique, CCD

Ce travail de formalisation se traduit concrètement par la rédaction de nombreux documents relatifs à la description et à l’évaluation des activités existantes. Une première procédure consiste à transcrire les activités réalisées au sein des départements de formation sous la forme de fiches en vue de créer une « banque » ou un « catalogue d’actions[18] ». Une seconde procédure, progressivement formalisée en trois phases par l’équipe du projet (labellisation, expérimentation-évaluation et essaimage), cadre le système de suivi des activités préalablement répertoriées. Le tableau ci-dessous opère une classification des différents documents produits par les membres de l’équipe du projet. Il met en exergue une forme de rationalisation productive de l’activité enseignante, caractérisée par un recours accru à l’écrit pour répertorier et certifier des pratiques réalisées de toute façon (Hibou, 2012).

Tableau 2

Principaux documents produits par les membres du projet ACCROCHAGE

Principaux documents produits par les membres du projet ACCROCHAGE
Source : tableau inspiré de l’article « Comment l’écrit travaille l’organisation : le cas des normes ISO 9000 » (Cochoy, Garel et Terssac, 1998 : 688)

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Le recensement de l’existant s’effectue sous la forme de fiches qui cadrent l’activité d’écriture en fournissant à chaque enseignant un format unique et préétabli. L’activité pédagogique est détaillée en fonction de son contenu, des objectifs poursuivis par l’enseignant, du public visé et d’indicateurs chiffrés de moyen et de performance (ressources humaines, matériel, coût, nombre d’heures, sentiment de satisfaction, taux de réussite, etc.). Cette première étape de mise en écriture collective encourage chaque enseignant volontaire à renseigner son travail sous la forme de catégories standardisées. L’adoption de catégories propres au registre de l’efficacité managériale favorise le recours à une rationalité économique pour dire le travail pédagogique. Les fiches-actions relatives aux activités pédagogiques sont d’ailleurs présentées sous le même format que les fiches « lot de travaux », synthétisant les tâches et jalons du projet.

Figure 1

Documents de travail de l’équipe du projet : fiche-action vierge et fiche « intention de projet » complétée

Documents de travail de l’équipe du projet : fiche-action vierge et fiche « intention de projet » complétée

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La seconde procédure s’appuie sur deux types de documents. Les premiers sont rédigés par les ingénieurs pédagogiques en vue de décrire l’organisation du système de suivi, les méthodes associées et les responsabilités de chaque partie prenante. Les seconds relèvent de formalités administratives imposées par le FSE afin de justifier l’attribution des financements. Chaque enseignant ayant déclaré une action dans le cadre du projet doit fournir mensuellement au chargé de gestion ses feuilles de temps et ses fiches de paie ainsi que la copie de son agenda. Il doit également faire signer aux étudiants, à chaque séance, une feuille d’émargement, et soumettre son activité à une évaluation. Enfin, il doit être en mesure de fournir au responsable de lot des « livrables » attestant le déroulement de l’activité : bilan final, bibliographie, contacts, etc. Aussi minime soit-elle au regard du budget global de l’établissement[19], la somme attribuée par le FSE participe à la diffusion d’instruments gestionnaires qui contraignent les agents à agir selon les normes définies par une autorité extérieure (Musselin, 2009 ; Ravinet, 2011).

Pourtant, alors que les obligations administratives associées au financement européen renforcent les contraintes qui encadrent l’activité des agents, les membres du projet investissent cet instrument dans une perspective émancipatrice du cadre institutionnel. Ils s’appuient sur ces documents pour formaliser une procédure de certification des activités pédagogiques conformes à leur cadre normatif. Une valeur est attribuée à chaque « action » selon l’étape atteinte dans le circuit de suivi : recensée, labellisée, évaluée, essaimée. Cette manière de catégoriser l’activité rappelle le modèle « linéaire » de qualification de l’innovation propre au secteur industriel, qui va des essais d’application de la recherche au produit opérationnel maîtrisé (Godin, 2006). À l’image des démarches de qualité déployées dans les organisations, ce qui importe aux membres du projet n’est pas tant l’activité pédagogique en elle-même que le label établi grâce à la procédure de certification (Cochoy, Garel et Terssac, 1998). Ces règles venues d’en bas ne sont pas édictées par les porteurs du projet pour contrôler l’activité de leurs pairs, mais pour les convaincre d’adopter et de reproduire certaines pratiques pédagogiques, préalablement extraites des activités quotidiennes sous la forme de « fiches-actions », standardisées et diffusables :

ACCROCHAGE, c’était aussi le repérage d’actions, d’innovations pédagogiques qui pouvaient être objectivement analysées, et ensuite essaimer auprès des enseignants, à partir de cette objectivation-là. Pour moi, c’était un aspect fort du projet, pouvoir démontrer à des collègues ce qui fonctionne, ce qui fonctionne moins bien en fonction des publics visés. Une démarche scientifique, en fait. C’était ça, initialement et idéalement, l’esprit du projet.

Entretien, pilote du projet

Les membres du projet ont donc recours à l’évaluation et aux arguments de la cité industrielle, lesquels reposent sur les notions d’efficacité et de validité scientifique (Boltanski et Thévenot, 1991), pour diffuser des pratiques et valeurs pédagogiques proches de la cité marchande. L’attention portée aux formes concrètes du travail, tel qu’il se fait dans les coulisses du projet ACCROCHAGE, montre à quel point les initiatives enseignantes en faveur de l’innovation sont indissociables des modes de gouvernance dans lesquels elles s’inscrivent. Le secteur privé apparaît aux membres du projet comme « un espace de solutions » face au « problème » incarné par la bureaucratie universitaire (Guillemot et Jeannot, 2013). À l’heure des débats sur la reconfiguration des bureaucraties professionnelles (Bezes et al., 2011), les instruments managériaux se font les supports d’une critique entrepreneuriale.

Conclusion

De même que le mérite, la relation entre innovation et justice s’appuie sur des récits auxquels adhère une partie des acteurs universitaires. Or, contrairement à ce qu’affirme François Dubet (2004), ces fictions sont loin d’être nécessaires. L’article montre qu’elles sont le produit d’un double travail de conviction et de rationalisation de l’activité enseignante. Majoritairement issus de l’IUT, les membres du projet ACCROCHAGE occupent une place marginale au sein de l’université. Cependant, au vu du mouvement croissant de professionnalisation des formations du supérieur, marqué actuellement par la refonte des cursus universitaires en blocs de connaissances et de compétences, la portée des récits qui légitiment l’innovation mérite d’être interrogée. Ces énoncés n’ont-ils pas acquis le statut de mythes rationnels (Meyer et Rowan, 1977) auxquels les acteurs se réfèrent pour obtenir des ressources dans un environnement en mutation ?