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Introduction

Au Québec, l’arrivée de la COVID-19 en mars 2020 a rapidement mis l’insécurité alimentaire à l’avant-scène. L’enjeu était connu depuis longtemps, mais il semblait maintenant prendre une ampleur inédite. Dans les semaines qui ont suivi l’annonce du premier confinement au Québec, en avril 2020, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ, 2021) rapportait que 26 % des adultes déclaraient vivre dans un ménage en situation d’insécurité alimentaire marginale, modérée ou grave. En septembre 2022, alors que s’ajoutaient à la COVID-19 des problèmes d’approvisionnement et une inflation galopante, cette proportion était de 24 % (INSPQ, 2022). C’est donc dire que, malgré les efforts considérables déployés par les intervenants sur le terrain, la réponse à l’insécurité alimentaire ne parvient pas à la combattre adéquatement. Partant du constat que la COVID-19 a imposé des transformations importantes à l’action des intervenants sur le terrain, une équipe de six chercheuses a conçu une enquête pour mieux comprendre l’expérience des organismes actifs dans le domaine de l’insécurité alimentaire dans la ville de Québec. Cette enquête visait à examiner comment ceux-ci ont composé avec les limites inhérentes à l’aide d’urgence dans leur réponse à l’insécurité alimentaire, ainsi qu’à cerner les enjeux, constats et stratégies d’intervention qui auraient émergé avec la pandémie.

Une définition couramment acceptée suggère qu’une personne vit une situation d’insécurité alimentaire lorsque son apport en nourriture, en quantité ou en qualité, est problématique, insuffisant ou incertain, de façon épisodique, régulière ou chronique (INSPQ, 2021 ; Tarasuk et Mitchell, 2020). Avant la pandémie, la réponse à l’insécurité alimentaire passait principalement par la mobilisation d’organismes communautaires aux missions plus ou moins variées, actifs ou non dans le domaine de l’alimentation, qui offraient d’un côté de l’aide d’urgence ou ponctuelle, et de l’autre des activités au caractère plus collectif, comme les cuisines communautaires et les marchés solidaires, mais aussi d’autres répondant à des besoins sociaux et matériels, opérant à partir d’une vision plus holistique et intégrée du soutien social (Poppendieck, 2012). La pandémie a toutefois réduit drastiquement la variété des activités et des services offerts, entre autres pour se conformer aux nouvelles règles sanitaires de prévention des infections dans un contexte où le virus et ses modes de propagation étaient encore mal connus. Les organismes communautaires ont été contraints de freiner la majorité de leurs activités, qui n’étaient pas reconnues comme « essentielles ». Auparavant, les services offerts par ces organismes comportaient généralement des activités sociales et communautaires qui incluaient un soutien alimentaire. Avec la pandémie, ceux-ci ont été réduits pour se limiter presque exclusivement à l’aide d’urgence offerte et soutenue par des banques alimentaires (Men et Tarasuk, 2021).

Si elle répond, dans une certaine mesure, aux besoins bien réels et immédiats des ménages, l’aide d’urgence comme principale solution à l’insécurité alimentaire pose plusieurs problèmes, comme le documentent bien Janet Poppendieck (2012) et Andrew Fisher (2018). D’abord, elle occulte de larges pans de l’expérience de l’insécurité alimentaire, au premier chef le fait qu’au Canada, la vaste majorité des ménages concernés (80 %) n’y a pas recours. En effet, en tablant sur l’action a posteriori, qui n’intervient qu’une fois le problème bien installé, cette forme d’aide n’offre pas les outils nécessaires pour le régler de façon durable (Tarasuk et Mitchell, 2020). De plus, il est à noter que, d’entrée de jeu, les ressources consacrées à combler les besoins de ceux qui ont déjà recours aux banques alimentaires sont insuffisantes (Banques alimentaires du Québec, 2021). Ensuite, si l’aide d’urgence peut contribuer à soulager temporairement la faim, elle ne peut y mettre un terme entièrement et ne représente donc pas une solution définitive. En effet, comme le signale Poppendieck (2012), « nous devons manger tous les jours », ce qui signifie que la « lutte à la faim » ne peut par définition jamais mener à une victoire ni connaître de fin. Qui plus est, cette approche ne permet pas d’identifier et d’attaquer les racines sociales, politiques et économiques de l’insécurité alimentaire, ou encore de réfléchir aux facteurs et aux impacts du recours aux différentes formes d’aide, entre autres du point de vue des personnes qui les utilisent (Poppendieck, 2012 ; Fisher, 2018). Il appert donc que, pour une large part, les modes d’intervention actuellement dominants se limitent aux conséquences les plus évidentes du problème, laissent ses causes intactes, et développent des solutions qui ne peuvent pas soutenir une sortie de l’insécurité alimentaire, et risquent même de contribuer à la perpétuer (Fisher, 2018 ; Tarasuk, Fafard St-Germain et Loopstra, 2020).

Avec la pandémie, les demandeurs d’aide et ceux qui interviennent auprès d’eux se sont retrouvés plongés dans une situation inédite qui se démarquait notamment par la précarisation financière soudaine d’une partie importante de la population, l’augmentation de la charge de travail domestique en lien entre autres avec le soin des enfants, la distanciation physique, la maladie, ou encore la peur du virus. La nouveauté de ces enjeux était à même de renforcer des problématiques existantes, comme l’isolement social, d’en créer de nouvelles, par exemple en transformant l’expérience même de la pauvreté, et d’en révéler qui étaient jusque-là masquées, en raison de leur nature même ou de l’importance des autres problèmes et des ressources limitées pour y répondre.

Dans ce contexte, cet article cherche à cerner les conséquences de la pandémie sur les personnes et les communautés pouvant vivre une situation d’insécurité alimentaire (telles qu’identifiées par les intervenants côtoyant ces personnes ou communautés), à rendre compte des défis, anciens et nouveaux, rencontrés par les organismes sur le terrain tant pour leurs missions que pour la redéfinition de leurs activités, ainsi qu’à identifier et à analyser les solutions mises en place pour répondre aux problèmes entraînés ou exacerbés par la pandémie de la COVID-19 et sa gestion sanitaire.

Cet article commence par exposer les limites des approches individualisantes des problèmes sociaux, faisant écho à une abondante littérature sur le sujet, dont les conclusions peinent toutefois à trouver leur place dans les pratiques et auprès des hautes instances. L’article détaille ensuite la méthode de collecte de données qualitatives, soit 31 entretiens menés avec des acteurs communautaires impliqués dans la réponse aux situations d’insécurité alimentaire dans la ville de Québec, ainsi que les limites de l’enquête. Il présente les principaux résultats en mettant de l’avant les changements entraînés par la pandémie pour les organismes, les acteurs du terrain et les individus et ménages. Il termine avec une exploration du rôle des relations sociales dans la réponse à l’insécurité alimentaire et les activités des organismes, de même que des possibilités pour ces derniers d’agir sur les racines de problèmes comme l’insécurité alimentaire, malgré leur position rendue instable par les ressources limitées dont ils disposent et les contraintes qui y sont attachées.

Cadre conceptuel : les limites du mode dominant de réponse à l’insécurité alimentaire

Cette section se penche sur la dimension sociale de l’alimentation, l’expérience subjective des personnes vivant une situation d’insécurité alimentaire et la stigmatisation qui l’accompagne, laquelle tend à être créée et renforcée par la réponse organisationnelle à cet enjeu. Elle expose aussi les postulats idéologiques et leurs conséquences pratiques sur cette réponse, la manière dont elle s’articule aux particularités du contexte transformé par la pandémie de COVID-19, ce que la pandémie a rendu possible et les problèmes qu’elle a exacerbés.

Alimentation et lien social

La sociologie envisage l’alimentation comme un phénomène fondamentalement social, qui rattache l’individu singulier à la communauté dans laquelle il évolue et articule un acte individuel et privé – manger – aux régularités de la vie sociale. De nombreux travaux ont mis en évidence la contribution de la commensalité à la formation du lien social, le repas étant à la fois une institution sociale, une interaction socioéconomique et un ancrage de l’identité collective (pour une synthèse de ces travaux et de ces enjeux, voir Walser et Bricas, 2021). L’aspect social de l’alimentation tend d’ailleurs à être de plus en plus reconnu dans des disciplines comme la nutrition et la santé publique ; par exemple, le Guide alimentaire canadien nous invite désormais à « prendre nos repas en bonne compagnie » comme gage de santé (Gouvernement du Canada, 2022).

Or, devant l’incapacité d’une partie de la population à manger à sa faim, la réponse de l’État, largement dominée par l’aide d’urgence et ponctuelle (Fisher, 2018), tend à négliger la centralité du lien social dans l’alimentation, et à privilégier une approche apolitique et moralisante du « problème » en mettant l’accent sur la charité. Cela laisse entendre qu’il est possible de séparer l’alimentation des autres sphères de l’existence de l’individu et du réseau de relations dans lequel il se trouve. Comme l’exposent plusieurs critiques et activistes des luttes à « la faim », le fait de ne pas pouvoir manger – ou de ne pas pouvoir manger adéquatement – dans une société d’abondance est lourd de significations, entre autres quant à la place d’une personne, d’un ménage ou d’un groupe au sein d’une communauté. Ces significations s’expriment tant dans le traitement collectif et politique réservé aux ménages en situation d’insécurité alimentaire que dans l’expérience personnelle de cette forme particulière de pauvreté. Mais de façon plus radicale, aborder le problème en focalisant sur « la faim » ou la situation d’insécurité alimentaire, plutôt que sur l’alimentation et son caractère social, participe à l’évacuation d’une critique sociopolitique en amont, qu’il serait pourtant nécessaire de comprendre pour rendre visibles les causes de l’insécurité alimentaire (Poppendieck, 2012 ; Fisher, 2018).

La littérature montre en effet que vivre une situation d’insécurité alimentaire entraîne souvent une souffrance psychologique intense et un sentiment d’aliénation, tous deux liés au manque de contrôle vécu par les personnes et les ménages sur leurs capacités et leur autonomie (par exemple s’alimenter), sans compter l’atteinte à la dignité que constitue le fait de ne pas être autorisé à manger à sa faim ou selon ses goûts, de ne pas pouvoir cuisiner et de ne pas être en position de partager ses repas (Hamelin, Beaudry et Habicht, 2002). Plus encore, dans les sociétés occidentales, la réponse principale à l’insécurité alimentaire étant basée presque exclusivement sur la charité et les formes d’aide dite d’urgence, c’est le modèle des banques alimentaires qui domine, lesquelles tendent non seulement à s’insérer dans l’idéologie néolibérale, mais aussi à participer à sa reproduction (Fisher, 2018). Ce faisant, elles contribuent à l’exacerbation de la stigmatisation et du sentiment d’exclusion sociale qui découlent déjà de la situation d’insécurité alimentaire (Pineau et al., 2021 ; Purdam, Garratt et Esmail, 2016).

Les principales réponses à l’insécurité alimentaire et leurs limites

Les banques alimentaires constituent une innovation relativement récente au Canada. La première est apparue en 1981 à Edmonton, en Alberta, dans une période d’effritement du filet social et de diminution draconienne des prestations sociales, et ce, au creux d’une récession économique qui a mené à la précarisation d’une part importante de la population (Riches, 1986). De fait, les banques alimentaires ont d’abord été conçues pour être temporaires : elles devaient être une réponse éphémère à une situation d’urgence. Toutefois, elles sont restées et se sont renforcées, ce qui était à l’origine une situation d’urgence s’étant muté en une nouvelle normalité qui échappe le plus souvent à la critique et qui tend à être invisibilisée entre autres par le travail des banques alimentaires lui-même (Fisher, 2018 ; Poppendieck, 2012).

Les banques alimentaires sont des espaces entretenus par des organismes à but non lucratif qui servent à la collecte, à l’entreposage et à la distribution de surplus récupérés auprès de détaillants et de distributeurs alimentaires, surplus remis gratuitement à des organisations de première ligne qui offrent des denrées et des repas à ceux et celles qui en ont besoin (traduit librement de Riches, 1986 : 34, qui se base sur une définition fournie par une association de banques alimentaires canadiennes). Le terme peut également englober les organisations de première ligne elles-mêmes. Les banques alimentaires sont aussi un exemple parmi d’autres de l’introduction d’une logique managériale dans la réponse aux problèmes sociaux, par laquelle l’État s’appuie sur des partenaires privés, financés en grande partie par des fonds publics, pour répondre à divers enjeux liés à la pauvreté ou à la santé publique (Ducharme, 2012 ; Fisher, 2018 ; Lefèvre et Berthiaume, 2017). Ainsi, depuis 1981, l’usage des banques alimentaires – dont le fonctionnement s’est, avec le temps, rattaché à la lutte contre le gaspillage alimentaire – s’est normalisé. Dans les mots d’Ossipow et Cuénod (2019), aujourd’hui, « [n]ourrir les “pauvres” avec “des restes” et grâce aux dons ainsi qu’à l’engagement de la société civile n’est finalement pas considéré comme étant problématique, ni par le grand public, ni par le corps politique dans son ensemble[1] ». En d’autres termes, il est admis que la réponse à l’insécurité alimentaire puisse se limiter à la philanthropie et aux dons de nourriture autrement destinée à la poubelle, sans volonté réelle d’éradiquer la faim et ses causes, comme l’incapacité à accéder à l’emploi ou à la stabilité d’emploi, ou les diverses formes de discrimination et de dévalorisation sociales des minorités et des personnes genrées (par exemple les femmes). Cette approche risque ainsi de perpétuer la perception que le problème est de nature individuelle plutôt que systémique, que l’existence d’un certain degré d’insécurité alimentaire est inévitable dans nos sociétés et que le problème ne peut pas être enrayé (Caplan, 2017).

D’autres formes de réponse communautaire à l’insécurité alimentaire et à ses enjeux sous-jacents existent. Mentionnons l’existence d’approches comme les marchés solidaires, les cuisines collectives, les soupers communautaires ou les activités de concertation à l’échelle des quartiers, qui s’attaquent à la précarité et à l’insécurité alimentaires en considérant leurs dimensions relationnelles et systémiques. Ces approches sont portées par des organismes communautaires, dont le financement est le plus souvent assuré par des programmes gouvernementaux ponctuels ou des fondations privées relevant du modèle « philanthrocapitaliste » (Bishop et Green, 2008, cités par Lefèvre et Berthiaume, 2017), qui peuvent par ailleurs bénéficier des denrées distribuées par les banques alimentaires. Compte tenu de leur système de financement et d’approvisionnement, la mise en place par ces organismes de solutions plus durables, plus globales, ou qui prennent en considération plusieurs dimensions de la pauvreté demeure ainsi tributaire de la volonté des acteurs – en position de pouvoir – qui fournissent les ressources nécessaires à leurs opérations. Ils opèrent donc dans un champ formé d’organisations fragiles et traversé de tensions liées à l’insuffisance et à la précarité du financement de leurs activités (Leclercq et al., 2020).

L’influence de la pensée néolibérale

La réponse individualisante à un problème d’ordre social, dont relèvent entre autres les banques alimentaires, est une expression du contexte idéologique et sociopolitique des dernières décennies, marquées par les politiques néolibérales, en particulier l’austérité budgétaire, qui s’est traduite par l’effritement du filet social (Comby, 2014), de même que l’aveuglement volontaire quant aux racines sociales de la pauvreté. Dans les mots de David Harvey (2014 : 16), le néolibéralisme « est d’abord une théorie des pratiques économiques, qui soutient que le meilleur moyen d’oeuvrer au bien-être des hommes [sic] est de désentraver la liberté d’entreprendre et les talents individuels au sein d’un cadre institutionnel caractérisé par le libre-échange, le marché libre, et de solides droits de propriété privée ». Il est porteur d’une force de « destruction créatrice » qui s’attaque aux modes de vie et aux manières de penser, aux relations et aux formes de solidarité dans les communautés qu’il investit. Le sociologue Pierre Bourdieu le décrit comme un « programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur » (1998 : 3). En théorie comme en pratique, pour créer un environnement favorable à la poursuite du profit, les gouvernements néolibéraux tâchent de séparer les individus des communautés dans lesquelles ils évoluent, de telle façon que ces derniers se retrouvent seuls face aux épreuves qu’ils rencontrent tout au long de leur existence, dépourvus des outils que seule une communauté peut offrir.

Le néolibéralisme repose ainsi sur le postulat que les individus sont autonomes, indépendants, et individuellement responsables de leurs conditions de vie : il leur reviendrait d’assurer leur propre bien-être et ils pourraient s’attribuer à eux seuls leurs succès – mais seraient aussi à blâmer pour les épreuves qu’ils traversent, qu’ils devraient parvenir à surmonter par leurs propres moyens. Cette posture, qui influence la manière dont les individus se comprennent eux-mêmes et sont appréhendés par les institutions avec lesquelles ils interagissent dans les sociétés contemporaines, se traduit par une psychologisation des problèmes sociaux et une responsabilisation des individus. Ces deux phénomènes ont pour principales caractéristiques de faire peser sur les épaules de ces derniers, isolés et atomisés, la faute et le poids des problèmes sociaux, qu’il s’agisse de la pauvreté, de la précarité d’emploi, de la discrimination sociale ou des enjeux d’accès à une alimentation et à un logement adéquats. De ce fait, les individus sont poussés à chercher en eux-mêmes tant les causes des épreuves que les solutions (Martuccelli, 2005). Cette vision des problèmes sociaux qu’entretiennent les sociétés néolibérales a bien sûr un impact sur le financement des organismes communautaires. Elle favorise l’aide d’urgence et ponctuelle au détriment d’approches plus englobantes qui s’attaqueraient aux racines du problème ou mettraient de l’avant des solutions plus efficaces, sans perpétuer une expérience stigmatisante et dévalorisante.

Les impacts de la gestion sanitaire de la pandémie en contexte néolibéral

Dans un contexte déjà marqué par la fragilisation des liens sociaux et des communautés, la pandémie de COVID-19 et sa gestion politico-sanitaire ont entraîné et renforcé la mise à distance physique des individus, laquelle s’est transformée en mise à distance sociale. Les pertes massives d’emploi et l’affaiblissement du système de soutien social formel (organismes communautaires, lieux d’hébergement, écoles, garderies ou aides domestiques) et informel (par exemple le soutien offert par les bénévoles, les grands-parents et les proches aidants) comptent parmi les principales conséquences de la pandémie.

En fait, par sa nature même, la pandémie de COVID-19 semble avoir réuni les conditions nécessaires à la poursuite de la « destruction créatrice » inhérente aux politiques néolibérales et à leur visée d’individualisation de la vie sociale. La crise s’est fait sentir le plus durement chez des groupes déjà en situation de précarité (financière, matérielle ou sociale). Les organismes actifs dans la réponse à l’insécurité alimentaire ont dû transformer leurs activités pour se conformer aux règles sanitaires, tout en se retrouvant aux premières loges pour constater les effets des mesures mises en place pour limiter la contagion sur leurs usagers, anciens et nouveaux. Ainsi, alors que la distanciation physique se traduisait rapidement en isolement social et que l’environnement sociopolitique poussait déjà à une réponse individualisante aux problèmes sociaux, ces organismes se sont trouvés face à des problèmes qui nécessitent une réponse collective, et à des usagers qui avaient besoin, peut-être plus que jamais, de relations sociales. Tant pour les individus que pour les organismes, cette situation a mis en lumière, créé et exacerbé une série de problèmes, que nous présentons dans les pages qui suivent.

Méthode

Afin d’explorer ces questions, nous avons mené une enquête qualitative auprès d’acteurs institutionnels engagés dans la réponse à l’insécurité alimentaire dans la ville de Québec. En contexte pandémique, à un moment où les mesures sanitaires décourageaient le contact direct et la présence sur le terrain, cette stratégie nous a permis d’accéder à une diversité de milieux et d’intervenants engagés à répondre à l’insécurité alimentaire, et capables de rendre compte de la grande variété des problèmes et enjeux posés sur le terrain. Entre mai et août 2021, un peu plus d’un an après le début de la pandémie, nous avons mené une série d’entretiens semi-dirigés auprès de 22 organismes offrant des services alimentaires, que ceux-ci soient leur activité principale ou partie intégrante de leur mission, de trois (3) tables de concertation en sécurité alimentaire, et de six (6) organismes que nous avons appelés « périphériques », qui interagissent avec des personnes susceptibles de vivre des situations de précarité sans offrir directement de services en alimentation. Pour construire l’échantillon, nous avons d’abord mené une recherche bibliographique, qui nous a permis de cerner les populations les plus à risque de souffrir d’insécurité alimentaire. Ensuite, nous avons sélectionné les organismes pertinents à l’enquête à partir des cartographies du service 211 de la Capitale-Nationale et de « Ma carte alimentaire Haute-Ville », qui répertorient les organismes communautaires actifs dans la ville de Québec. Des suggestions émises par les organismes interrogés ont permis de compléter l’échantillon. La recherche bibliographique nous a guidées dans le choix des organismes périphériques, qui incluent une maison de femmes, un organisme de soutien aux travailleuses du sexe, une maison de la famille, un centre de formation professionnelle, un centre de soutien aux communautés culturelles et un groupe actif dans la défense des droits des personnes issues de la diversité sexuelle. Les organismes que nous avons rencontrés sont répartis sur l’ensemble du territoire de la ville de Québec, depuis le centre-ville, où se trouve la majorité des personnes en situation d’extrême vulnérabilité, aux banlieues éloignées, où la pauvreté se fait plus discrète, mais est de plus en plus présente.

Les entrevues, d’environ une heure chacune, ont été réalisées par vidéoconférence. Elles ont permis de cerner les différentes stratégies utilisées pour répondre aux besoins de la population en matière d’insécurité alimentaire et les enjeux que rencontrent les acteurs impliqués (individus, ménages et intervenants) dans le contexte de la COVID-19. Dans la plupart des cas, nous avons rencontré les directeurs généraux ou les responsables du volet alimentaire des organisations, qui interviennent également sur le terrain. Les thématiques abordées pendant les entretiens étaient les caractéristiques des usagers et les changements entraînés par la COVID-19, les barrières pour rejoindre les usagers et celles dans l’accès aux services, les défis rencontrés par les organismes et les changements liés à la pandémie, les partenariats et réseaux d’acteurs et l’effet de la pandémie sur ceux-ci, ainsi que l’avenir envisagé dans la réponse à l’insécurité alimentaire. Les données ont été transcrites, puis ont fait l’objet d’un double codage et d’une analyse thématique réalisée à l’aide du logiciel NVivo.

Cette enquête présente évidemment des limites dont il faut tenir compte pour nuancer nos résultats. D’abord, nos données demeurent exploratoires : chaque organisme n’a été rencontré qu’une fois pour un entretien ne dépassant pas soixante minutes en général et n’impliquant la plupart du temps qu’une seule personne. Il est donc possible que les données d’entrevue ne reflètent pas le point de vue des organismes, mais plutôt celui des personnes rencontrées. Nous avons également récolté des informations documentaires concernant les activités et l’offre en soutien alimentaire des divers organismes communautaires du Québec. Toutefois, ces informations ont été utilisées principalement pour organiser le recrutement des participants, sans nécessairement faire l’objet d’une analyse approfondie. De plus, nous ne disposons pas de données d’observation : nous ne nous sommes pas rendues sur place pour observer les organismes communautaires en action et voir quelles formes prenaient leurs activités en temps de pandémie. Enfin, de façon théorique, notre regard s’est concentré sur la réponse aux situations d’insécurité alimentaire et leur transformation sous l’effet de la pandémie de COVID-19. L’insécurité alimentaire peut être le signe (en plus du symptôme) d’autres enjeux sociaux, comme nous l’avons mentionné précédemment (par exemple la précarité d’emploi, la discrimination sociale ou la pauvreté endémique). Aussi faut-il signaler que cet article ne développe pas ce plan de l’analyse, lequel serait plutôt l’objet d’une autre étude.

Mentionnons finalement que ce projet de recherche a reçu l’approbation du Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval (CÉRUL).

Résultats : l’exacerbation des problèmes existants et l’apparition d’enjeux nouveaux

L’enquête de terrain a permis de cerner les principaux enjeux rencontrés par les organismes et leurs usagers, les solutions mises de l’avant, ainsi que la place des relations sociales dans la réponse à l’insécurité alimentaire pendant la pandémie.

Augmentation de la demande et transformation de l’offre

Dès les premières semaines de la pandémie, l’augmentation des besoins en matière d’aide alimentaire a mis une grande pression sur le réseau communautaire. Immédiatement, la distribution alimentaire est devenue l’activité centrale de plusieurs organismes qui offraient auparavant ce service en complément d’autres activités. Plusieurs d’entre eux ont dû revoir la fréquence de la distribution ; certains qui offraient ce service de manière mensuelle ou bimensuelle en ont ainsi doublé, voire triplé la fréquence. Une banque alimentaire qui se charge de la collecte de dons à grande échelle et les redistribue à des organismes affirme que, du jour au lendemain, le nombre de personnes touchées par leurs services est passé de 35 000 à 70 000. En parallèle, le volume, la qualité et la variété des paniers remis aux ménages ont été négativement affectés, situation causée par l’augmentation des besoins et l’apparition de nouveaux problèmes d’approvisionnement. C’est ce qui explique, par exemple, qu’un des organismes communautaires que nous avons rencontrés, constatant que les paniers étaient devenus plus petits en raison de la demande croissante, a demandé à sa députée de l’appuyer en remettant des cartes-cadeaux aux familles. Les mesures sanitaires et d’autres facteurs logistiques ayant mené plusieurs entreprises à mettre fin à leur collaboration avec les banques alimentaires et organismes communautaires, de nouveaux partenariats ont dû être créés, mais les périodes de flottement dans l’approvisionnement entraînées par ces changements ont eu des impacts négatifs pour les usagers de ces services. De même, les mesures sanitaires et leur transformation constante ont exigé des acteurs sur le terrain qu’ils déploient des trésors d’imagination pour continuer à répondre aux besoins de la population, et ils ont dû adapter et repenser plusieurs de leurs interventions. Avant la pandémie, les principales activités des organismes rencontrés comprenaient notamment l’aide d’urgence, la distribution de repas à domicile, les cuisines collectives, les cours et ateliers de cuisine et la distribution alimentaire intégrée à d’autres activités sociales. Après le début de la pandémie, les cuisines collectives et les activités de socialisation ont le plus souvent été abandonnées, en raison des mesures de distanciation sociale et du manque de ressources entraîné par l’augmentation substantielle de la charge de travail.

Ressources humaines et bénévoles

La question des ressources humaines s’est également posée. Les bénévoles, qui fournissent une part importante du travail réalisé dans les organismes de soutien alimentaire, proviennent en grande partie de groupes plus vulnérables au virus ou aux effets des mesures sanitaires, entre autres les personnes âgées ou celles en situation de précarité financière. Plusieurs organismes se sont donc retrouvés du jour au lendemain avec moins de personnel disponible alors qu’il leur fallait non seulement répondre à une demande beaucoup plus importante qu’à l’habitude, mais aussi réorganiser leurs opérations pour se conformer aux directives de la santé publique. Ailleurs, principalement dans les banques alimentaires, les offres de bénévolat étaient si nombreuses que les organismes ont dû en refuser. Un responsable de banque alimentaire témoigne de la réaction massive de la population devant l’invitation du premier ministre du Québec à avoir recours aux banques alimentaires en cas de besoin, mais aussi à aller y prêter main-forte lorsque possible : « Quand monsieur Legault [premier ministre du Québec] a annoncé que ce n’était pas honteux de demander de l’aide alimentaire, nos systèmes téléphoniques ont planté. Quand monsieur Legault a dit d’aller faire du bénévolat, “on a besoin de vous”, notre système téléphonique a planté. »

Néanmoins, la formation des nouveaux bénévoles a mobilisé d’importantes ressources, et le nombre de bénévoles s’est amenuisé à mesure que l’activité économique reprenait et que les gens retournaient au travail. En parallèle, l’augmentation de la demande, combinée aux enjeux de recrutement et de formation de bénévoles, a accentué la pression physique comme mentale qui pèse sur les intervenants du milieu communautaire. Plusieurs d’entre eux mentionnent par ailleurs que le recours au bénévolat présente certains problèmes. Ils notent par exemple le fait que les bénévoles (et, dans certains cas, des intervenants aussi) ne sont pas formés pour intervenir auprès des populations vulnérables et peuvent avoir une compréhension tronquée de l’insécurité alimentaire, de ses causes et de la manière dont elle marque le quotidien des individus. La responsable d’un organisme de soutien aux familles relate ainsi :

On dirait que les gens, les bénévoles pis même des intervenants là, quand ils travaillent dans ces milieux-là, ils s’attendent à avoir une reconnaissance infinie des gens qui vont là, pis finalement, tu te rends compte rapidement que c’est pas ça, les gens y veulent choisir les aliments, pis là y disent « ben, mets-moi pas de chou, j’en mange pas », [et les bénévoles se disent] : « Franchement, on y donne, pis elle le veut même pas, qu’elle apprenne à le cuisiner ! »

Cela illustre que le manque de formation du personnel, bénévole comme rémunéré, et les représentations rigides quant à l’attitude que devraient avoir les personnes qui demandent de l’aide participent à perpétuer le jugement et la stigmatisation à l’intérieur même des structures qui visent pourtant à soutenir les ménages.

Nouveaux usagers et usagers disparus

Les organismes rapportent avoir vu de nouveaux usagers arriver dès le début de la pandémie. Dans la plupart des organismes communautaires interrogés, leur apparition s’est faite graduellement ; il s’agissait entre autres de personnes ayant récemment perdu leur emploi, ou qui étaient déjà dans une situation financière précaire avant la pandémie. Les travailleurs nouvellement au chômage n’ont pas immédiatement eu recours aux services d’aide alimentaire. Ils ont d’abord utilisé leur coussin financier, puis se sont tournés vers leurs proches. Ce n’est qu’une fois ces ressources épuisées qu’ils se sont dirigés vers l’aide d’urgence. Le recours des travailleurs et des étudiants aux services d’aide alimentaire s’est par ailleurs estompé avec l’arrivée des programmes de soutien mis sur pied par le gouvernement fédéral, dont la Prestation canadienne d’urgence (PCU) et la bonification des allocations familiales. Au nombre des nouveaux usagers comptaient également des jeunes et des familles, des femmes monoparentales ou vivant de la violence conjugale, des personnes issues de l’immigration récente ou en situation de migration temporaire, ainsi que des membres de minorités visibles, de minorités culturelles ou de genre. Les entretiens montrent une inquiétude croissante concernant les problèmes rencontrés par les enfants, qui paraissent se poser avec plus d’insistance qu’avant la pandémie. Une intervenante travaillant à l’animation communautaire dans un organisme à la mission variée d’un quartier défavorisé de Québec raconte que « des fois, il est 6 h [18 h], et on voit l’enfant sur le terrain et on lui dit : “Ben le souper, il est où ?” Et c’est là qu’on a plus d’informations, que mettons, ben, le souper, il y en avait pas à soir parce qu’il y a rien dans le frigo ». N’ayant plus accès au soutien alimentaire offert dans les écoles par le Club des petits déjeuners, qui intervient dans les milieux plus défavorisés, certains enfants déjà en insécurité alimentaire à la maison ont vu leur situation empirer. Plusieurs acteurs du terrain ont également remarqué que l’épuisement de certains parents dans le contexte du confinement et les problèmes financiers ont pu affecter la qualité de l’alimentation des enfants, ce qui risque à terme d’entraîner des retards de croissance et de développement.

Devant l’afflux de nouveaux usagers, plusieurs organismes ont constaté que la précarité alimentaire était plus répandue dans leur secteur qu’ils ne le croyaient. Pendant la pandémie, les ménages qui étaient déjà au seuil de l’insécurité alimentaire ont pu y basculer en raison d’une perte de revenus, mais aussi d’une hausse du prix des aliments en général. En parallèle, des organismes ont dit avoir perdu contact avec des usagers de longue date, dont la clientèle âgée. Les recommandations émises à l’endroit des personnes de 65 ans et plus par les autorités de santé publique, combinées à la peur de contracter la COVID-19 ou aux difficultés en matière de mobilité, semblent en avoir dissuadé plusieurs de fréquenter les organismes d’aide alimentaire et les autres lieux de socialisation. La situation préoccupe bien sûr grandement les organismes qui interviennent auprès de cette population. Une employée d’un comptoir alimentaire relate que certains usagers auparavant en bonne santé avaient « pris dix ans » en quelques mois seulement. Dans certains cas, il s’agissait de personnes qui fréquentaient les organismes davantage pour les occasions de socialisation que pour les ressources matérielles offertes. Dans d’autres cas, les organismes ignorent pourquoi les usagers sont absents, mais avancent tout de même quelques hypothèses. Certains postulent que des personnes âgées qui participaient auparavant à leurs activités peuvent avoir des problèmes de mobilité, de santé physique ou cognitive, affectant leur capacité à s’adapter aux nouvelles conditions imposées ou créées par la pandémie. Celles-ci peuvent concerner les déplacements, la peur du virus ou des difficultés liées au port du masque (par exemple : buée formée dans les lunettes, incapacité de lire sur les lèvres pour bien comprendre ce qui est dit). Le port du masque a d’ailleurs posé divers problèmes de communication. Selon plusieurs intervenants, le masque a révélé à quel point le sourire est un instrument d’intervention fondamental et incontournable, qui participe parfois à la formation du lien avec les usagers et est souvent nécessaire pour créer un rapport de confiance et encourager la participation continue aux activités (par exemple le recours aux diverses formes d’aide). Il en va de même pour l’expression d’autres émotions, positives ou négatives. Comme l’explique une intervenante : « Tsé, une personne qui pleure dans un masque, là, on comprend rien… » La relation d’aide s’en trouve durement affectée.

Intensification des besoins existants et nouveaux besoins

Dans le contexte créé par la COVID-19, certains besoins des usagers se sont intensifiés ou sont devenus plus visibles. Les contraintes propres aux personnes âgées ou à celles en situation de handicap physique ont gagné en importance, principalement en lien avec la mobilité. Ces problèmes touchent à la possibilité même de se rendre dans les organismes d’aide alimentaire, surtout dans les quartiers mal desservis par les transports en commun, ainsi qu’à celle de transporter les denrées, parfois lourdes ou volumineuses. Pour pallier les problèmes de mobilité des usagers, des organismes ont mis sur pied des services de livraison ; d’autres souhaitaient le faire, mais n’avaient pas les ressources nécessaires. Un organisme rappelle que certains usagers n’ont pas de voiture ni d’argent pour payer un taxi, et doivent utiliser le transport en commun avec des sacs souvent lourds et difficiles à porter sur de longues distances. Le transport en commun compliquait aussi la situation pour les usagers pendant la pandémie à cause de la peur du virus. Les intervenants ont bien essayé de trouver une solution, « mais commencer à essayer de régler ça, c’est comme si on se met un doigt dans le tordeur et le bras y passe au complet, il y a tellement de besoins », nous dit un employé d’organisme communautaire. Ceux qui ont mis en place un service de livraison craignent souvent de ne pas pouvoir le maintenir, parce qu’ils s’attendent à voir le financement supplémentaire qui leur a été accordé pendant la pandémie disparaître. Les besoins pour des repas cuisinés et livrés à domicile, comme l’offrent les popotes roulantes par exemple, semblent également dépasser l’offre existante.

Tous s’entendent aussi pour dire que les problèmes de santé mentale et de détresse psychologique se sont intensifiés, ce qui concorde avec les données disponibles dans la littérature scientifique produite au Québec et ailleurs. En effet, les enquêtes menées depuis le début de la pandémie montrent des effets psychosociaux importants liés à l’isolement social, à la distanciation physique, à l’incertitude entre autres économique, à la peur du virus ou de l’inconnu, à la nouvelle précarité sociale et financière et à la perte de repères quant à l’accès aux différentes formes d’aide (voir entre autres INSPQ, 2020). Une participante avance que, dans un contexte où les individus sont plus anxieux et ne peuvent compter sur le soutien de leurs proches et de leur famille, chez qui l’épuisement se fait sentir, les facteurs qui agissent sur l’insécurité alimentaire et la pauvreté « ne font pas que s’additionner, ils se multiplient ». Cette fragilisation n’est pas seulement de nature économique. La majorité des organismes interrogés ont souligné que le confinement avait engendré un grand besoin de contact humain. Paradoxalement, bien que les usagers des services soient enthousiastes à la vue de la reprise des activités sociales en présence, quelques intervenants affirment qu’il est maintenant plus difficile de les mobiliser et de les impliquer. L’un d’eux a même formulé l’hypothèse que le confinement prolongé avait amené des usagers qui vivaient déjà de l’isolement à développer des habitudes qui les pousseraient à s’isoler davantage.

Besoin de contact et de lien social

Ainsi, la pandémie a mis en évidence le besoin de contact, d’écoute et de reconnaissance des usagers, qu’ils peuvent chercher à combler auprès des organismes que nous avons rencontrés : par exemple, les uns étiraient les rencontres d’inscription, qui ne durent plus cinq minutes, mais plutôt vingt-cinq. Il en va de même pour les appels de suivi ou d’amitié. Les lignes téléphoniques de plusieurs organismes débordaient parce que leurs usagers avaient besoin de parler, un désir exacerbé par l’incertitude et la peur engendrées par le contexte de la pandémie et par le virus lui-même. La place attribuée aux intervenants dans les services alimentaires qui ont pu être maintenus a également changé, ceux-ci étant appelés à faire plus d’écoute, « comme un ami », évoque la responsable d’un organisme aux activités variées. Plus généralement, sous couvert de service essentiel, la distribution alimentaire représentait une occasion de se rencontrer tout en respectant le cadre strict des règles sanitaires tant pour les usagers que pour les bénévoles, qui pouvaient prendre le temps de boire un café et de parler entre eux « avant que la van arrive pour débarquer le stock », selon le témoignage d’un intervenant dans un comptoir alimentaire. En naviguant entre les contraintes imposées lors de la pandémie, les gens saisissaient toute occasion de se rassembler pour combler leur besoin de relations sociales, à l’extérieur, dans le respect des consignes. Plusieurs organismes ont ainsi déplacé certaines de leurs activités à l’extérieur, lorsque le temps le permettait, pour combler ces besoins sociaux.

Par contraste, la pandémie a aussi démontré la force des activités qui rassemblent et réunissent, comme les cuisines collectives ou les épiceries solidaires. Celles-ci permettent d’aplanir les rapports de pouvoir (entre autres, de classes) et de briser les dynamiques d’exclusion. Une intervenante d’un organisme de soutien aux familles raconte ainsi :

Tu vas dans une clinique d’allaitement, tu peux faire 150 000 $ par année ou être sur l’aide sociale, tout le monde est égal. Après, si tu vas à la cuisine collective parce que tu as envie de voir du monde ou parce que tu es en insécurité alimentaire… Tu es rassemblé là pour la raison « famille », parce que tu as de jeunes enfants, tandis que lorsque tu vas à la banque alimentaire, c’est parce que tu es vulnérable et que tu as besoin de nourriture, c’est pas super valorisant.

Malgré la force de ces constats, la structure des activités, toujours centrées autour de l’aide d’urgence, ne s’est pas trouvée fondamentalement changée. La transformation de l’offre de service imposée par la pandémie a continué de limiter les occasions de socialiser et de « faire communauté » à travers les activités de réponse à l’insécurité alimentaire. Les différents acteurs ont néanmoins fait preuve de créativité pour combler cette perte tout en composant avec les contraintes sanitaires et la distance qu’elles créent.

Honte et stigmatisation

Avant comme pendant la pandémie, les organismes communautaires observent que les personnes vivant de l’insécurité alimentaire se sentent fortement stigmatisées, que leur estime d’elles-mêmes s’en voit affectée et qu’elles se retrouvent de ce fait « coincées » dans un cercle vicieux. « Pour eux-mêmes, ils ne valent rien », nous dit un intervenant d’un comptoir alimentaire à propos des usagers qu’il rencontre. Les organismes sont aussi conscients que le recours même aux banques alimentaires est vécu comme stigmatisant. Au moment de l’afflux de nouveaux visages dans le service d’aide alimentaire, un répondant raconte avoir reçu plusieurs appels de personnes qui lui disaient : « Je suis prêt à aller chercher de l’aide, mais faut pas que je croise des pauvres. » Sur le terrain, ce même intervenant constate « […] un très grand malaise de faire une demande d’aide et de croiser des gens que, souvent, on regarde de haut », surtout chez des personnes qui font l’expérience de la pauvreté pour la première fois et refusent cette étiquette. Par ailleurs, avant la COVID-19, le processus de vérification visant à déterminer si une personne remplissait les critères pour avoir droit à l’aide alimentaire contribuait lui-même à stigmatiser les personnes venues chercher du soutien. Des dires de plusieurs, c’est l’un des gains de la pandémie que d’avoir grandement allégé le processus et assoupli les critères. Il n’est toutefois pas certain que cette situation perdure, à cause des critères de financement des organismes.

Les limites du virtuel

Selon les organismes communautaires, la pandémie a aussi montré les limites des solutions numériques en ce qui concerne leur mission. Les tentatives de faire passer un certain nombre d’activités en mode virtuel, comme les cuisines collectives, se sont généralement soldées par des échecs. Les organismes indiquent que souvent, pour les usagers, ces activités représentaient une occasion de socialisation en personne, et perdaient de leur intérêt en ligne. La fracture numérique comptait également au nombre des enjeux rencontrés, plusieurs personnes n’ayant pas les ressources ou un contexte permettant une participation en ligne (accès à la technologie, connexion rapide, pièce fermée, littératie numérique, etc.). Malgré plusieurs tentatives, face à ce constat, les organismes se sont généralement résignés ; parfois, ils se sont tournés vers d’autres stratégies, comme les appels d’amitié aux personnes seules, souvent beaucoup plus efficaces et soulevant moins d’enjeux techniques et d’émotions négatives (frustration et impatience liées aux difficultés techniques). Certains témoignent toutefois du fait que des activités offertes auparavant, comme les cuisines collectives, remportaient déjà un succès modéré, ce qui indique que l’offre de services ne répond pas toujours aux besoins des personnes auxquelles elle s’adresse. Les communications avec la population générale (par exemple pour l’informer des activités ou des heures d’ouverture) sont aussi devenues plus complexes suivant l’imposition des mesures sanitaires. Cela a de nouveau mis en lumière la fracture numérique et l’insuffisance des solutions numériques pour rejoindre les usagers actuels ou potentiels. En l’absence de contact direct, les informations d’ordre pratique circulent mal, surtout auprès des personnes qui ont un accès limité à Internet ou qui n’ont pas recours ou accès aux réseaux sociaux. Il s’agit d’un enjeu important parce que, selon les intervenants rencontrés, la régularité est un élément clé de l’accessibilité à leurs services. Plusieurs rapportent que, tout au long de la pandémie, des usagers croyaient que les services étaient fermés ou indisponibles, et ne s’y rendaient donc pas. Le téléphone s’est ainsi révélé être un outil souvent plus fiable que les solutions numériques pour rejoindre les usagers, les informer, s’enquérir de leurs besoins et évaluer leur situation.

Discussion : créer des liens malgré la distance

En mars 2020, les mesures de confinement ont eu pour effet immédiat le déplacement massif des ressources humaines et financières vers l’aide alimentaire d’urgence. Ainsi, aux premières heures de la pandémie, la réponse des gouvernements s’est d’abord appuyée sur les systèmes et organisations en place plutôt que de créer de nouvelles façons de faire. Sur le terrain, cette approche a nécessité une réorganisation des priorités au sein des organismes, laquelle a entraîné une transformation du poids relatif des différents types d’interventions visant à réduire l’insécurité alimentaire des ménages. Par exemple, les interventions reposant sur les cuisines collectives et autres activités de socialisation ayant été rendues impossibles par les mesures sanitaires, la réponse a été réorientée vers la distribution alimentaire et la livraison.

En même temps, la pandémie de COVID-19 a créé de nouvelles vulnérabilités matérielles et sociales et en a accentué d’autres. Son caractère inédit et la rapidité de la réaction des autorités publiques ont eu pour effet de reléguer à l’arrière-plan les besoins et réalités des personnes et des groupes déjà fragilisés, entre autres en lien avec la santé physique et mentale, le manque de ressources financières ou matérielles (comme un logement adéquat), ou encore les effets de la solitude et de l’isolement. En conséquence, les personnes déjà à risque ont vu leur situation s’aggraver, à l’heure même où l’accès aux services devenait plus difficile. Malgré tout, les solutions mises en place pour répondre au problème ne se sont pas radicalement transformées. Prise dans les limites imposées par l’approche néolibérale des problèmes sociaux, la réponse est restée centrée sur l’individu, et ce, même si la crise était fondamentalement collective.

De fait, par son caractère individualisant et stigmatisant, le recours à l’aide alimentaire en lui-même participe souvent à un processus de désinsertion sociale, caractérisé par une série de ruptures progressives avec les espaces économique, relationnel et symbolique dans lesquels évolue la majorité d’entre nous, et par un processus psychologique qui risque de mener à la pérennisation de la position défavorable (Roy, 1995). Les activités qui soutiennent la création et le renforcement des liens en tablant sur le caractère rassembleur de l’alimentation peuvent permettre d’échapper aux pièges des approches individualisantes des problèmes sociaux, directement liés à l’enjeu de la stigmatisation, et qui, parfois, entravent la recherche de véritables solutions (aux enjeux de discrimination ou d’emploi précaire, par exemple). Leur suspension pendant la pandémie signifie donc la disparition d’un outil d’intervention important et d’un des remparts contre la désinsertion sociale pour les individus les plus à risque. Toutefois, les acteurs présents sur le terrain ont, par leur volonté de soutenir leurs usagers et le travail investi en ce sens, contribué à lutter contre l’affaiblissement des liens sociaux et des communautés que risquait d’entraîner la pandémie. En effet, nos données ont bien montré comment le besoin de s’insérer dans une communauté a poussé les joueurs en présence – usagers, intervenants et bénévoles – à déployer des stratégies pour « créer du lien » tout en composant avec les contraintes et obstacles institutionnels qui tendent à séparer plus qu’à unir. Ceux-ci ont eu recours à la tactique, au détournement, à la ruse (Certeau, 1990 ; voir aussi Cerf, 2021) pour faire naître dans les lieux qu’ils fréquentent les relations dont ils avaient besoin.

En parallèle, les témoignages des intervenants quant au vécu des personnes qui ont recours à leurs services montrent que, dans la pratique, les organismes communautaires se trouvent bien souvent dans une situation liminale : parce qu’ils occupent l’interface où se trouvent les personnes qui vivent en situation d’insécurité alimentaire et qui sont captives d’un cycle de vulnérabilité dont elles sont incapables de s’extirper d’elles-mêmes, ils doivent régulièrement se voiler le regard quant à la nature et à l’ampleur de leurs besoins. Comme ils disposent en général de trop peu de moyens, mettre de l’avant les sources du problème telles qu’elles se présentent chez les personnes qui ont recours à leurs services et chercher à s’y attaquer compromettrait leur capacité d’action qui, si elle est limitée, demeure non négligeable. Qui plus est, la domination du modèle des banques alimentaires et de l’aide d’urgence pour répondre aux enjeux sociaux comme la pauvreté et la discrimination sociale, lesquelles sont aujourd’hui largement responsables de l’insécurité alimentaire, maintient aussi les organismes communautaires dans une posture difficile : ceux-ci peuvent craindre de voir leur accès aux ressources réduit, voire coupé, s’ils se montrent trop « critiques du système » (Fisher, 2018).

Et pourtant, cette posture liminale leur offre aussi un pouvoir réel : parce qu’ils occupent une place privilégiée pour rendre compte des facteurs et des cycles de la vulnérabilité tels qu’ils sont vécus par les personnes avec qui ils entrent en contact, les organismes communautaires bénéficient d’une légitimité certaine pour témoigner des problèmes qu’ils observent et suggérer des pistes à suivre pour leur trouver une solution durable, que ce soit sur le plan de l’offre de services ou des politiques publiques. À la lumière des données que nous avons récoltées, il apparaît effectivement indéniable que la majorité des intervenants communautaires ont une compréhension profonde de l’insécurité alimentaire et, de façon plus large, des cycles de vulnérabilité et de précarité auxquels s’entremêlent la stigmatisation, le jugement social et la honte, qui semblent garder une proportion importante des personnes qui pourraient bénéficier d’un soutien loin des ressources qui devraient leur être accessibles.

Conclusion

Sur la base d’une enquête de terrain menée auprès d’une trentaine d’acteurs de la réponse à l’insécurité alimentaire dans la ville de Québec, cet article a présenté les principaux enjeux qu’ont rencontrés les organismes et les individus en contexte de crise sanitaire. À partir d’une critique de la conception individualisante des problèmes sociaux inhérente à la gouvernance néolibérale, nous avons montré, d’une part, que l’ensemble des acteurs impliqués dans la réponse à l’insécurité alimentaire en temps de COVID-19 – individus, intervenants et organismes – sont parvenus, malgré les obstacles, à contourner les contraintes de divers ordres pour créer et maintenir les liens sociaux, alors que tout poussait à l’isolement. D’autre part, nous avons démontré que, malgré leurs ressources réduites et les limites inhérentes à leur position, les organismes et intervenants présents sur le terrain se trouvent en position de témoigner des dynamiques plus larges qui contribuent à soutenir et à perpétuer les situations d’insécurité alimentaire chez les personnes qu’ils rencontrent. Ce faisant, ceux-ci se trouvent en bonne posture pour pointer la voie à suivre non seulement pour s’attaquer aux racines du problème, mais aussi pour attirer l’attention sur la multiplicité des enjeux qui s’entremêlent à l’insécurité alimentaire.