Corps de l’article

Introduction

Il a été amplement montré que l’activité culturelle et créative constitue une sphère importante du développement des territoires (villes et régions) (Markusen, 2006a et 2006b ; Markusen, 2008 ; Klein et Tremblay, 2020). Cependant, des aspects importants du développement culturel dans les villes doivent encore être explorés, dont les inégalités d’accès à l’échelle intra-urbaine, et l’effet de celles-ci sur les capacités collectives à mettre en oeuvre des dynamiques durables de développement et de construction du bien-être au sein des communautés locales. Ces questions sont d’autant plus cruciales que les activités culturelles s’inscrivent souvent dans des contextes soit de profondes inégalités socioéconomiques entre les quartiers, soit de transformation du marché foncier et du logement (Ghaffari, Klein et Angulo, 2018 ; Estevens et al., 2020). Se pose également la question de l’échelle pertinente pour analyser les conséquences des inégalités intra-urbaines en matière de développement culturel. En ce qui concerne Montréal, et en général d’autres grandes villes, les recherches ont surtout été menées au sujet des quartiers centraux. Une meilleure connaissance des aspirations culturelles dans les quartiers plus défavorisés est évidemment à souhaiter. Par ailleurs, on sait que la culture est un facteur d’identité et de cohésion sociale important qui mobilise les personnes et les organismes oeuvrant au bien commun dans les quartiers et les territoires. Dans le cas d’une ville comme Montréal, marquée par des différences socioterritoriales majeures (Klein et Shearmur, 2017), mais qui se définit comme une métropole culturelle (Klein et al., 2020), la compréhension de cet enjeu est cruciale.

Dans cet article, nous abordons la place que les acteurs du développement local accordent à l’action citoyenne, particulièrement dans le contexte du déploiement de la culture de proximité préconisé à Montréal depuis les années 2000 par les acteurs des milieux culturels (Klein et al., 2020). À titre d’exemple, nous ciblerons le cas de Montréal-Nord, lequel montre une inflexion collaborative du développement culturel en réaction à des trajectoires historiques marquées par des modalités de gouvernance très centralisées et conservatrices. Montréal-Nord témoigne de l’émergence d’une vision émancipatrice de la culture, où l’utilisation du concept de citoyenneté culturelle se révèle centrale pour des actions orientées vers le bien-être de communautés aux prises avec des difficultés sociales et économiques majeures.

L’article présente dans un premier temps une brève synthèse du cadre conceptuel et méthodologique de la recherche sur la vitalité culturelle. Nous insisterons sur la grille d’analyse, qui cible les thèmes des actifs culturels, du leadership, de la gouvernance, des ressources locales et de l’identité, grille ayant été coconstruite à travers un travail réalisé avec les acteurs de la culture investis dans le développement des communautés et regroupés par l’organisme Culture Montréal. Dans un deuxième temps, nous présenterons le cas de Montréal-Nord en mettant en parallèle ses caractéristiques socioéconomiques, qui en font l’un des territoires les plus défavorisés de Montréal, et ses options sur le plan de la culture, lesquelles illustrent des choix innovateurs qui visent le développement d’une identité mobilisatrice. Enfin, dans un troisième temps, nous aborderons l’option de la citoyenneté culturelle choisie à Montréal-Nord en tant que voie pour favoriser l’empowerment local et la cohésion sociale. Le texte montrera que les actions culturelles peuvent favoriser un développement territorial émancipateur, pour autant qu’elles traduisent la convergence de l’ensemble des acteurs qui interviennent dans le développement des communautés, incluant les sphères politique, sociale, économique et culturelle.

1. La mobilisation de la culture pour le développement territorial à Montréal : cadre analytique et méthodologique

Cadrage théorique

Les débats sur la culture dans le développement des territoires se sont intensifiés dans les villes et sociétés occidentales après la crise de la société industrielle des années 1970, nourris par la recherche d’options pour favoriser le développement économique. Plusieurs auteurs ont soutenu que les transformations inhérentes à la mise en place d’un modèle économique reposant sur la nouvelle économie informationnelle (et en particulier sur le numérique), les réseaux globaux, la concentration des fonctions de commandement dans les principales métropoles et les transformations du marché du travail rendent moins efficaces les stratégies classiques de développement des villes et territoires basées sur l’action publique.

Ainsi, depuis le début du xxie siècle, cherchant à accroître leur place dans le concert de villes globales et à favoriser la créativité et l’innovation, et largement inspirées par la thèse des classes créatives (Florida, 2002 et 2005), les villes mettent en oeuvre des politiques qui ciblent les activités culturelles afin d’augmenter leur attractivité, les avantages concurrentiels de leurs espaces centraux et la rentabilité des investissements privés et publics réalisés dans ces espaces (Swyngedouw, Moulaert et Rodriguez, 2002 ; Scott, 2010). Ces stratégies ont cependant suscité beaucoup de critiques en ce qui concerne aussi bien leur efficacité en tant que déclencheurs de processus innovateurs (Peck, 2005 et 2013 ; Shearmur, 2010) que leurs conséquences pour les résidents des villes et en particulier ceux des quartiers les plus dévitalisés (Vivant, 2007 ; Hamdouch et Depret, 2009 ; Chantelot, 2009 ; Auclair, 2011).

En réaction s’est développée une approche alternative qui, tout en misant sur la culture, prône la décentralisation de celle-ci (Markusen, 2006a ; Klein et al., 2019). Plus inclusive et plus participative, son application aurait un effet sur le capital socioterritorial des collectivités (Markusen, 2006b ; André et Abreu, 2009 ; Dambre-Sauvage, Klein et Tremblay, 2023), sur la construction d’identités positives qui mobilisent les citoyens (Rius-Ulldemolins et Posso Jiménez, 2016), et sur la cohésion sociale dans la ville (Klein et Tremblay, 2010 ; Novy, Coimbra et Moulaert, 2012). Cette approche soutient que l’activité culturelle est un facteur de développement urbain important, mais qu’elle doit être démocratisée pour que ses effets favorisent l’ensemble des quartiers de la ville, incluant les quartiers défavorisés (Klein et Tremblay, 2016 ; Auclair, 2011). Elle concorde avec une vision de la culture centrée sur ce que Poirier (2017) qualifie de « citoyenneté culturelle ». Ce concept découle de la complexification du rapport des citoyens à la culture, passant d’un rapport de consommateur à celui de créateur, mais aussi de décisionnaire à l’égard de l’offre culturelle. Il s’inscrit également dans la revendication d’une plus grande démocratisation de la culture, jusqu’alors considérée comme étant réservée à une élite éclairée, et de l’inclusion de formes d’arts sortant des cadres formalisés (art numérique, street art, etc.). Ainsi, dans le contexte du développement culturel, cet article entend contribuer à la réflexion sur l’accessibilité à la culture des citoyens des territoires dévitalisés et le rôle de cette dernière dans la cohésion sociale des collectivités.

Cadre d’analyse et méthodologie

Nous posons donc l’hypothèse que la culture peut être considérée comme une ressource agissant de façon positive dans la transformation des capacités d’action collectives des communautés en mettant en relation les divers secteurs qui constituent leur milieu de vie (Klein et Tremblay, 2016). Afin de documenter cette hypothèse, nous avons voulu étudier la place que les acteurs socioéconomiques et ceux des milieux culturels des quartiers de Montréal accordent aux actions culturelles dans le développement des communautés locales (arrondissements, quartiers). À travers une démarche exploratoire, nous avons cherché à connaître la perception des acteurs locaux concernant l’effet de la culture sur le développement actuel et futur de leur collectivité. Nous avons utilisé une grille d’indicateurs préalablement construite et validée dans plusieurs municipalités et quartiers de Montréal. Élaborée en partenariat avec Culture Montréal dans le but de saisir les effets de la culture de proximité sur les capacités collectives des acteurs locaux, cette grille d’indicateurs a été appliquée par l’intermédiaire d’entretiens appuyés sur un guide d’entretien élaboré à ces fins. Les indicateurs sont répartis en cinq thématiques, que nous détaillons plus bas : actifs, leadership, gouvernance, ressources et identité (Sauvage et al., 2019 ; Klein et al., 2020).

  • Les actifs. Ces informations nous renseignent sur la présence d’activités créatives (artistiques) et culturelles éphémères et permanentes, ainsi que sur la présence d’entreprises et d’organismes actifs dans la création culturelle au sein du territoire.

  • Le leadership. Ce thème recouvre la capacité résiliente des leaders et des acteurs locaux à mobiliser et à rassembler une pluralité de ressources culturelles et artistiques, endogènes et exogènes, autour d’initiatives locales (culturelles, sociales ou économiques), et à les combiner avec d’autres ressources afin de maximiser leurs retombées sur la vitalité locale.

  • La gouvernance. Ce thème nous renseigne sur la coordination des acteurs en vue d’arrimer des initiatives culturelles créatives à l’ensemble des initiatives visant le développement de la collectivité locale et sur la capacité d’une collectivité à orienter le développement vers des objectifs communs.

  • Les ressources. Ce thème englobe l’ensemble des moyens exogènes et endogènes, qu’ils soient financiers, organisationnels, institutionnels ou humains, que les acteurs culturels et artistiques, ainsi que les autres acteurs, sont susceptibles de mobiliser pour le développement des arts et de la culture sur le territoire.

  • L’identité. Ce thème permet de montrer l’existence d’identités territoriales positives favorisant l’engagement des acteurs locaux et leur capacité à créer un capital social, économique et culturel en lien avec l’histoire et le passé.

Pour la recherche empirique, nous avons utilisé la méthode de l’étude de cas multisites (Crowe et al., 2011 ; Yin, 2014) dans une perspective exploratoire. Nous avons choisi neuf territoires d’étude, soit : quatre arrondissements ou quartiers d’arrondissements de la ville de Montréal (Montréal-Nord, Verdun, Notre-Dame-de-Grâce et Mile-End) ; deux villes autonomes de l’agglomération de Montréal (Westmount et Pointe-Claire) ; et trois territoires de banlieue (Laval-des-Rapides, Brossard et Vieux-Longueuil). La sélection de ces territoires résulte d’un échantillonnage raisonné reposant sur la représentativité de la diversité sur les plans sociodémographique et géographique. Nous avons également tenu compte de quelques caractéristiques en lien avec la vitalité culturelle, comme la présence ou l’absence d’actifs patrimoniaux ou d’infrastructures, la tenue de certains événements phares ou l’existence d’une politique culturelle municipale récente.

Dans chaque territoire, nous avons consulté la documentation existante et nous avons réalisé des entrevues semi-dirigées avec des acteurs clés du domaine culturel. Nous avons interviewé entre quatre et sept personnes par site, choisies parmi les principaux acteurs des milieux municipal, culturel, commercial, institutionnel et communautaire-associatif, pour un total de 45 entrevues. D’environ une heure chacune, celles-ci se sont déroulées pendant les mois d’août 2021 et mars 2022, et ont été faites à distance en raison des mesures sanitaires liées à la pandémie de COVID-19. Elles ont été enregistrées et transcrites, les transcriptions ayant ensuite fait l’objet d’une analyse thématique. Cette recherche exploratoire ne s’appuie donc pas sur un recensement exhaustif de tout ce qui se fait sur le plan culturel dans chacun des territoires choisis, mais elle permet d’extraire quelques grands constats.

Présentation du cas de Montréal-Nord

La recherche dévoile une variété de situations et nous a permis de dégager le cas de Montréal-Nord, particulier en ceci qu’y a été développée une politique ciblant la citoyenneté culturelle en vue de favoriser la cohésion sociale et l’amélioration du bien-être individuel et collectif, notamment par le renforcement du sentiment d’appartenance au quartier et la valorisation de l’identité des acteurs et des citoyens. À terme, ce qui est visé est l’émancipation des Nord-Montréalais à l’égard des tendances lourdes qui ont induit la défavorisation de leur territoire. À Montréal-Nord, les acteurs mettent grandement l’accent sur le rôle des citoyens et citoyennes comme parties prenantes des décisions en matière d’offre culturelle, mais aussi – et surtout – de production d’oeuvres culturelles, ce qui constitue les bases d’une citoyenneté culturelle (Poirier, 2017).

Montréal-Nord est un territoire assez unique, son identité étant marquée par une forte stigmatisation médiatique, liée à sa réputation de territoire défavorisé et dangereux, et une appartenance forte de certains résidents, en particulier les communautés ethnoculturelles issues de l’immigration dont c’est, pour beaucoup, le premier lieu d’installation au Québec. Dans ce territoire, le développement de nouvelles infrastructures culturelles, l’investissement de l’espace public, la valorisation des parcs sur les berges de la rivière des Prairies, l’ouverture des espaces d’exposition et de création aux artistes locaux professionnels et amateurs visent à renforcer le sentiment d’appartenance et la cohésion sociale des citoyens et citoyennes. De nombreuses productions artistiques sont d’ailleurs orientées vers la réappropriation du quartier par ses résidents et la production d’une image positive de sa diversité.

2. Montréal-Nord : le choix de la culture dans une perspective de développement

Le développement des activités culturelles à Montréal-Nord s’inscrit dans un contexte socioéconomique particulier. Avec une population de 88 471 personnes selon le recensement de 2021, distribuées sur 11,1 km2, Montréal-Nord est caractérisé par plusieurs indicateurs de défavorisation[1]. Selon le même recensement, la proportion de familles monoparentales y est beaucoup plus élevée que dans l’ensemble de l’agglomération de Montréal (32 % contre 20 %). Le niveau de revenu moyen des ménages à Montréal-Nord est sensiblement plus faible (59 600 $) que celui de l’agglomération (74 100 $). Cela s’explique à la fois par un taux d’emploi inférieur à Montréal-Nord (53 % contre 59 %), mais surtout par le fait que la population nord-montréalaise occupe davantage d’emplois peu rémunérateurs (en particulier dans les services aux personnes) que le reste des Montréalais, et ce, à cause d’un niveau de scolarité nettement plus faible que celui affiché par l’ensemble de la population montréalaise. À Montréal-Nord, 29 % de la population de 15 ans et plus ne possède aucun diplôme ou certificat, alors que ce pourcentage n’est que de 15 % pour l’ensemble de Montréal. Cela handicape les possibilités des familles nord-montréalaises d’augmenter leurs revenus d’emploi, ce qui soulève des enjeux ethniques et raciaux dans la mesure où la présence de personnes immigrantes est importante (39 % contre 33 % pour Montréal) et que ces personnes correspondent largement à des minorités visibles qui font face à des problèmes de discrimination, de pauvreté et d’exclusion[2]. Si cet arrondissement est globalement marqué par les grandes difficultés sociales et économiques de sa population, les problèmes liés à la défavorisation se concentrent surtout dans certaines zones, telle, entre autres, celle qu’on désigne comme le nord-est (Ghaffari, Klein et Angulo, 2018).

Précisons que la situation de Montréal-Nord s’inscrit dans une histoire locale longue marquée par l’absence de préoccupations sur les problèmes socioéconomiques de sa population. Rappelons qu’il s’agit d’une ancienne ville autonome qui, jusqu’à sa fusion avec la Ville de Montréal en 2001, avait été gérée d’une façon très conservatrice[3]. L’ancienne élite qui gouvernait la mairie de façon très autoritaire se concentrait sur les services municipaux de base, ce qui n’incluait ni les services de type culturel ni les préoccupations socioéconomiques, l’équilibre budgétaire étant son principal souci. Ce modèle de gouvernance, dont les effets se font encore sentir, en particulier sur l’attractivité du territoire et sa vitalité culturelle, a grandement nui au développement de Montréal-Nord.

En ce qui concerne les infrastructures culturelles disponibles pour la population résidente, elles sont très récentes et peu nombreuses. La plus importante est la Maison culturelle et communautaire (MCC), créée en 2012. En outre, nous avons constaté un faible maillage entre les initiatives des institutions culturelles officiellement reconnues et celles non officielles, issues surtout du milieu communautaire.

Or, récemment, et sous la pression du milieu communautaire, la municipalité a opéré un tournant collaboratif, avec une volonté affichée d’inclure davantage les acteurs locaux et les citoyens dans la prise de décision publique, comme en témoigne la planification stratégique Oser ensemble Montréal-Nord (Arrondissement de Montréal-Nord, 2016). Parmi les neuf territoires abordés dans notre étude, l’Arrondissement de Montréal-Nord est celui qui, dans sa planification, fait le plus de place à l’expérience citoyenne de la culture. Cette volonté de considérer les citoyens dans la prise de décisions municipales est également affirmée dans le plan de développement culturel de Montréal-Nord 2021-2025, qui cible une citoyenneté culturelle individuelle et collective :

Ériger la citoyenneté culturelle comme élément fondamental de la trajectoire de vie des Nord-Montréalais veut dire, au premier chef, multiplier les opportunités de découvrir des oeuvres, d’explorer et de partager la créativité. Cela sous-entend aussi se réapproprier l’espace public pour enrichir une vie culturelle représentative de la diversité nord-montréalaise et faire en sorte que la participation, l’engagement et la créativité des citoyens se confirment.

Arrondissement de Montréal-Nord, 2021 : 24

Dans cette section, en nous basant sur les résultats de la consultation d’une abondante documentation, de cinq entrevues réalisées avec des représentants des milieux municipal, culturel et communautaire, ainsi que sur l’élaboration d’un portrait des organismes intervenant dans le domaine culturel[4], nous présenterons les éléments ayant mené à l’émergence de cette vision qui centre l’offre culturelle sur le citoyen et favorise de ce fait une nouvelle citoyenneté culturelle. Nous verrons que les acteurs locaux, autant que la mairie d’arrondissement, ont dû délaisser l’héritage d’une gouvernance élitiste et autoritaire pour basculer vers une gouvernance qui encourage l’accès et la pratique des arts et de la culture, afin de permettre l’émancipation et l’empowerment des Nord-Montréalais au travers de l’expression de leur identité propre. En ce sens, la culture devient un important catalyseur de développement social contribuant à l’émergence d’une identité positive allant à contre-courant de l’image stigmatisante habituellement véhiculée dans les médias et l’opinion publique au sujet de ce territoire de Montréal. La présentation suivra les principaux thèmes de la grille d’analyse décrite dans la section précédente, soit les actifs, le leadership, la gouvernance, les ressources et l’identité.

Les actifs : insuffisants, mal distribués et peu accessibles

Le portrait des actifs culturels de Montréal-Nord a révélé un certain nombre de difficultés qui ont fait obstacle au développement d’une offre culturelle accessible à sa population. Tout d’abord, c’est un territoire peu doté en infrastructures culturelles, en comparaison d’autres territoires étudiés dans notre recherche. Nous avons recensé 32 entreprises et organismes culturels sur l’ensemble du territoire nord-montréalais (tableau 1, carte 1), qui est habité, rappelons-le, par 88 471 personnes. Le principal équipement culturel est la Maison culturelle et communautaire (MCC), située au nord-est de l’arrondissement. Cet équipement, de construction récente, a été localisé dans la zone la plus défavorisée de l’arrondissement afin justement d’agir sur la cohésion sociale dans un espace marqué par de profondes fractures socioterritoriales. Par ailleurs, une nouvelle bibliothèque interarrondissement, nommée Coeur-Nomade, est en cours de construction à l’ouest de Montréal-Nord, à la jonction avec l’arrondissement d’Ahuntsic, là où existe une autre concentration de pauvreté (Ghaffari, Klein et Angulo, 2018).

Une grande majorité des organismes répertoriés se concentre sur la diffusion d’événements. D’après nos entrevues, peu d’artistes professionnels, d’organismes culturels et d’entrepreneurs de la culture sont à l’oeuvre dans le territoire de Montréal-Nord. Le principal acteur culturel en ce qui concerne les artistes professionnels est le collectif Artistes en arts visuels du nord de Montréal (AAVNM)[5], qui occupe des espaces situés à l’ouest de l’arrondissement. Cette association, qui possède une galerie d’art, organise annuellement un symposium des arts visuels. Nos répondants ont également cité les compagnies Qu’en dit Raton ? (théâtre jeunesse) et Bouge de là (danse), lesquelles sont résidentes de la MCC et présentent leurs spectacles dans les salles de cet organisme ainsi que dans les écoles des environs. Or, les artistes employés par ces compagnies ne résident pas nécessairement à Montréal-Nord. Ainsi, plusieurs artistes programmés dans les lieux de diffusion du territoire viennent de l’extérieur de celui-ci.

Tableau 1

Les ressources culturelles à Montréal-Nord (2022)

Les ressources culturelles à Montréal-Nord (2022)
Source : Documents et entrevues, tableau réalisé par les auteurs

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Carte 1

Les actifs culturels à Montréal-Nord

Les actifs culturels à Montréal-Nord

* 32 Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal – Section Henri-Bourassa. Adresse non déterminée

Source : Documents et entrevues, carte réalisée par Mourad Djaballah

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Nous avons également recensé des organismes culturels qui sont principalement destinés aux loisirs des jeunes (écoles de musique ou compagnies de théâtre et de danse), mais qui peuvent avoir une incidence sur la vitalité culturelle à long terme, d’autant plus qu’ils impliquent une participation active à la culture. Enfin, des organismes communautaires dont la mission est plutôt orientée vers le développement social utilisent ponctuellement des activités artistiques pour promouvoir le vivre-ensemble et la création de liens sociaux entre les différentes communautés du territoire. À titre d’exemples, citons le Festival Hoodstock, une activité centrée sur la question du racisme et de la discrimination qui inclut une programmation artistique (murales, concerts, danses de rue, etc.), et les festivités du 24 juin, qui incluent généralement des performances artistiques. D’autres organismes dont la mission est un peu plus éloignée du développement artistique, comme Paroles d’excluEs ou Un itinéraire pour tous, utilisent également les arts et la culture ponctuellement dans leurs interventions, en particulier pour promouvoir le vivre-ensemble et la rencontre entre les différentes cultures présentes dans le quartier (rencontres interculturelles, cours de musique, concours de talents amateurs, etc.).

D’après les personnes répondantes, la diffusion des informations culturelles rencontre des blocages. La population nord-montréalaise fréquenterait peu les lieux culturels institutionnels où les activités sont réalisées. Pour certains répondants, cela s’explique par le fait que pour la majorité des Nord-Montréalais, la culture n’est pas une priorité, étant donné leurs difficultés à combler leurs besoins primaires (sécurité, santé, emploi, alimentation). Mais il faut aussi prendre en compte le problème de la diffusion de l’information sur les activités et l’absence d’habitude de la pratique culturelle pour nombre d’adultes :

Il y a vraiment un gros enjeu en ce sens, c’est-à-dire qu’on n’arrive pas à rejoindre les gens. Selon moi, il y a différentes raisons à ça. Parce que peut-être que la façon dont fonctionne la communication dans un arrondissement classique, donc on va dire qu’il y a un Facebook, il y a un site Internet qui est très fort, où tout le monde a la facilité de se connecter […], donc peut-être que dans d’autres arrondissements, cette façon-là fonctionne très bien parce que la population a l’habitude. Chez nous, c’est un enjeu parce que la fracture numérique existe réellement.

Extrait d’entrevue avec un acteur de Montréal-Nord

En effet, l’accès à la culture est un réel défi pour les Nord-Montréalais. La circulation de l’information sur les activités culturelles n’est pas aisée en raison de la fracture numérique, comme le précise l’extrait d’entrevue ci-dessus, mais la maîtrise de la langue y est également pour beaucoup. Selon un portrait sociodémographique réalisé en 2018, 43 % de la population nord-montréalaise a une langue maternelle autre que le français ou l’anglais (Ghaffari, Klein et Angulo, 2018). Bien que les activités offertes dans les infrastructures institutionnelles soient gratuites, il devient urgent de démocratiser l’accès à la culture au sein du territoire, par de nouvelles infrastructures ou la présence de l’art dans l’espace public.

Le leadership : des critiques associées à une tradition autoritaire

La mairie d’arrondissement exerce un fort leadership, lequel ne suscite pas que l’approbation. Certains des acteurs que nous avons interviewés nous ont fait part de leur méfiance à l’égard de l’institution municipale à cause de déceptions vécues auparavant. Ceux-ci dénoncent notamment l’opacité des décisions qui ont été prises par le passé :

Le comité culturel permanent de la Ville (mairie) de Montréal-Nord, c’est un comité qui prenait des décisions par rapport à la programmation, au développement culturel à Montréal-Nord, et il était composé par des conseillers et par des leaders des organismes culturels. [O]n a fait une réunion par mois pendant des années, et une fois, on a reçu un courriel disant que la prochaine réunion serait retardée de quelques mois, et ensuite on n’a jamais plus eu aucune nouvelle de ça, alors on a conclu que c’[était] annulé, quoi. Ce sont des choses qui brisent énormément la relation puis la confiance.

Extrait d’entrevue avec un acteur de Montréal-Nord

Par ailleurs, un enjeu de taille touche au manque de représentation de la diversité culturelle qui caractérise Montréal-Nord parmi les leaders et les décideurs culturels locaux. Les personnes interviewées mentionnent le peu de représentation des différentes communautés ethniques nord-montréalaises tant au sein des décideurs que des activités offertes. Ce manque de diversité s’exprime également par la faible présence d’organismes culturels issus des communautés ethnoculturelles présentes à Montréal-Nord :

[J]’avoue avoir été choqué du peu de diversité à l’écran [lors d’une réunion en ligne], c’était virtuel, puis je trouvais que, malheureusement, c’est comme si les gens qui sont dans les postes un peu plus de « décideurs », entre guillemets, [ne] reflètent pas beaucoup la communauté de Montréal-Nord, donc, ça, je dirais que c’est une chose qui m’a frappé quand j’ai vu peu de personnes venant de communautés culturelles, puis on sait à quel point Montréal-Nord est un arrondissement riche en communautés.

Extrait d’entrevue avec un acteur nord-montréalais

Lors de notre recension, nous n’avons repéré aucun organisme culturel à caractère ethnoculturel sur le territoire de Montréal-Nord[6]. En dehors des mosquées, qui offrent parfois des cours d’arabe, ou les chants très présents dans les églises, aucune infrastructure culturelle représentative des communautés ethniques n’a été recensée non plus dans l’arrondissement.

Les activités qui donnent à voir la diversité culturelle sont plutôt organisées par des organismes communautaires préoccupés par le vivre-ensemble et le bris de l’isolement. Par exemple, l’organisme Un itinéraire pour tous, dont la mission est d’améliorer le pouvoir d’agir individuel des résidents du nord-est de Montréal-Nord, organise une fois par année le Mois de l’histoire des Noirs ainsi que la fête Fenêtre sur le monde. Cette dernière activité vise à faire connaître la culture des populations immigrantes nord-montréalaises. On peut aussi mentionner le groupe de femmes Les Mains Folles, qui fait la promotion des savoir-faire artisanaux des membres des différentes communautés culturelles résidant dans l’arrondissement.

En dehors de ces activités, les créateurs nord-montréalais issus des différentes communautés sont peu valorisés localement, ce que déplorent d’ailleurs nombre de nos répondants représentant les milieux créatifs. Comme nous l’avons déjà mentionné, il y a peu d’artistes professionnels à Montréal-Nord, et les artistes amateurs représentatifs de la diversité culturelle sont peu appuyés par les instances officielles en raison de leur vision dénonciatrice des inégalités. Par exemple, de 2017 à 2019, l’Arrondissement a imposé un moratoire sur la réalisation de murales à Montréal-Nord, lequel faisait suite à des tensions liées à la demande du milieu communautaire de produire une murale en l’honneur du jeune Freddy Villanueva, tué par un policier en 2008[7].

La gouvernance : une nouvelle approche qui amène un vent de changement

Le leadership fort de la mairie, qui s’est traduit par un mode de gouvernance dont les racines sont très centralisées, est en train d’évoluer. À la suite d’une prise de conscience de la mairie concernant le besoin d’une gouvernance plus inclusive et de la pression des acteurs du milieu, une nouvelle approche qui vise la concertation entre les acteurs est mise en oeuvre. Cette approche est présentée dans le nouveau plan de développement culturel :

En fait, la table culture, elle est en train de naître [avec le] plan du développement culturel. Je pense qu’il y a eu une première rencontre très récemment justement avec les gens qui souhaitaient siéger [à] cette table, […] ça, c’est une demande du milieu, que les acteurs de la culture puissent s’asseoir puis ne fût-ce qu’être informés de ce qui se passe, se concerter davantage, etc.

Extrait d’entrevue avec un acteur de Montréal-Nord

L’extrait d’entrevue ci-dessus donne à voir la nouvelle tendance suivie par la mairie, qui cherche à travailler davantage avec le milieu et à susciter la participation citoyenne. Cela concorde avec les orientations de la planification stratégique 2016-2025 de Montréal-Nord, Oser ensemble Montréal-Nord. Or, le secteur culturel étant peu concerté, cette collaboration devra se construire de manière progressive autour de certains événements et activités, comme dans le cas du Festival des arts de Montréal-Nord, qui est un événement coorganisé par l’Arrondissement et le collectif Artistes en arts visuels du nord de Montréal (AAVNM).

Les ressources : à diversifier et à déployer

Devant la faiblesse des actifs et des ressources sur le territoire, les acteurs culturels nord-montréalais tentent d’investir davantage les lieux inhabituels pour l’expression de la culture. Cette stratégie de diversification de la culture consiste également à développer des activités culturelles dans les lieux publics, en particulier dans les parcs du quartier. L’oeuvre La vélocité des lieux est une des plus importantes, située au coin des boulevards Pie-IX et Henri-Bourassa, un point central pour entrer à Montréal-Nord. Bien que cette oeuvre n’ait pas suscité l’unanimité parmi les personnes résidentes et les acteurs de Montréal-Nord, elle a modifié le paysage nord-montréalais et contribue à changer l’image de Montréal-Nord pour les milliers de personnes qui empruntent chaque jour ce carrefour. En outre, elle a donné l’occasion aux artistes locaux, et en particulier à l’AAVNM, de faire un exercice de médiation culturelle avec la population locale. Ce n’est toutefois pas la seule oeuvre d’art public dont le potentiel de médiation et de participation culturelles a été mis en exergue lors de nos entrevues. En effet, l’AAVNM a également contribué à la production d’oeuvres et d’activités artistiques lors de l’aménagement du corridor vert, un espace ponctué d’oeuvres d’art publiques qui longent et relient cinq écoles dans le nord-est de Montréal-Nord. L’ensemble des répondants de notre étude ont témoigné des efforts des acteurs locaux, institutionnels comme communautaires, pour déployer la culture à travers le territoire sous ses formes les plus diverses et dans les lieux qui rejoignent la population.

La mairie a par ailleurs investi dans plusieurs nouvelles infrastructures au cours des dernières années. Parmi celles-ci, notons l’ouverture récente de la Maison Brignon-dit-Lapierre, une maison patrimoniale située en bordure de la rivière des Prairies. Ce lieu sera dédié à la valorisation de l’histoire de Montréal-Nord, et un espace de résidence permettra d’accueillir des artistes locaux professionnels et amateurs. Par ailleurs, un chalet a été aménagé dans le parc adjacent à la Maison culturelle et communautaire (MCC), pour y recevoir des expositions temporaires et des activités créatives et artistiques. Cela montre une volonté d’utiliser la culture pour vitaliser cette zone, ce dont témoigne le plan de développement culturel de l’Arrondissement. De plus, ce plan affirme une volonté de valoriser la pratique des artistes amateurs :

On n’a pas beaucoup d’artistes professionnels dans l’arrondissement, […] c’est en développement, mais même ce développement-là doit emprunter des chemins encore plus audacieux pour valoriser le talent local. On n’a pas le choix de passer par des artistes émergents, même amateurs, pour accroître la vitalité culturelle.

Extrait d’entrevue avec un acteur de Montréal-Nord

Selon nos répondants, il existe déjà des programmes d’accompagnement, des initiatives et projets qui visent à donner une place aux artistes amateurs locaux et à favoriser la pratique des arts et de la culture par les résidents du territoire. L’équipe de médiation culturelle du quartier, acteur indépendant oeuvrant autant avec les institutions locales que les organismes communautaires, cherche à promouvoir la création culturelle chez les Nord-Montréalais.

L’identité : entre la stigmatisation et la solidarité territoriale

Concernant l’identité nord-montréalaise, les entrevues soulèvent deux aspects. D’une part, elles rappellent que le territoire est marqué par des difficultés socioéconomiques qui ont stigmatisé la population. D’autre part, elles mettent en exergue le caractère multiculturel du quartier. Néanmoins, les entrevues révèlent aussi l’existence d’un fort sentiment d’appartenance, qui se répercute sur l’attitude des résidents à l’égard des oeuvres d’art disposées dans l’espace public :

Autant pour les murales que les oeuvres artistiques qu’on laisse à l’extérieur, une des craintes de l’Arrondissement, c’était le vandalisme par rapport à ça. Mais ça n’existe pas, les gens, ils y adhèrent, ils les protègent. Je dirais qu’une des caractéristiques, c’est ce sentiment d’appartenance très développé de la part des citoyens […]. Je pense que c’est le fait d’être déjà exclus puis stigmatisés, ça unit les gens, […] ça crée une solidarité naturelle, j[e l’]ai remarqué dans différentes rencontres avec des citoyens, ils sont fiers et ils ne sont pas contents de la mauvaise publicité qu’on a, comme tout le monde, mais ils sont fiers et c’est très touchant. Culturellement, ça revient, comment dire ça, à un impact direct sur la culture, cette prédisposition à travailler ensemble.

Extrait d’entrevue avec un acteur de Montréal-Nord

Bien que nous n’ayons pu recenser d’organismes à vocation artistique issus des communautés ethniques, certains artistes et organismes communautaires tentent de mettre en valeur la diversité culturelle par les arts. Par exemple, l’organisme Café-Jeunesse Multiculturel organise chaque année un événement à l’occasion de la fête du Drapeau haïtien. L’organisme Un itinéraire pour tous développe aussi plusieurs activités autour de la reconnaissance des différentes cultures (défilé de Kaftan, repas et fêtes culturelles, fête Fenêtre sur le monde, etc.).

Le programme de médiation culturelle déployé par l’Arrondissement vise également à favoriser l’expression artistique des Nord-Montréalais et à valoriser leurs talents hors du territoire nord-montréalais. À titre d’exemple, plusieurs livres de Nord-Montréalais ont été publiés, et la mairie d’arrondissement de Montréal-Nord disposait d’un espace consacré à la création littéraire nord-montréalaise lors de l’édition 2022 du Salon du livre de Montréal[8].

L’activité culturelle à Montréal-Nord semble orientée autant vers l’accessibilité des arts et de la culture au plus grand nombre que vers la transformation de l’image du territoire, une image ternie par les inégalités, la défavorisation sociale et l’insécurité. Dans cette perspective, la mairie de Montréal-Nord tente de déployer une stratégie de développement culturel visant une forme de citoyenneté culturelle que nous qualifions d’émancipatrice. En effet, l’Arrondissement exprime le souhait de démocratiser l’accès à la culture, mais également d’encourager la participation culturelle des Nord-Montréalais, de favoriser la création artistique et l’accès à des activités culturelles et aux oeuvres d’art, autant d’éléments de ce qu’il convient d’appeler citoyenneté culturelle (Poirier, 2017). L’Arrondissement a procédé à une consultation citoyenne afin de cerner les enjeux et les priorités du développement culturel à Montréal-Nord, laquelle a clairement ciblé l’augmentation de l’accessibilité à la culture pour toutes et tous et la valorisation de l’expression artistique amateur. Cette orientation est appuyée par l’action des organismes culturels et communautaires locaux qui, selon nos entrevues, travaillent à l’inclusion des populations les plus défavorisées :

À Montréal-Nord, la culture doit favoriser : l’accomplissement personnel, l’inclusion, la cohésion sociale, le mieux-être. Pour ce faire, il faut accélérer : le développement d’une citoyenneté culturelle individuelle et collective et l’appropriation collective du développement culturel.

Arrondissement de Montréal-Nord, 2021 : 23

3. Discussion : vers une citoyenneté culturelle émancipatrice ?

L’Arrondissement souscrit à la définition de la citoyenneté culturelle adoptée par Culture Montréal (2015), qui tend vers une appropriation large de la culture par les individus. Selon cette définition, la culture est un moyen de développer ou de renforcer l’identité individuelle et collective et de créer des ponts entre soi et l’Autre, et plus largement entre les différentes communautés qui composent le territoire. Dans le contexte de la grande diversité ethnoculturelle du territoire nord-montréalais, mais également des enjeux sociaux et économiques vécus par cette population, l’adoption d’une telle définition s’inscrit, selon nous, dans une perspective émancipatrice du développement culturel, puisqu’elle vise à s’affranchir des tendances qui ont contribué à la défavorisation de Montréal-Nord et à contribuer au mieux-être de ses citoyens et citoyennes ainsi qu’à la cohésion sociale du territoire.

Le rôle de la culture pour améliorer la qualité de vie et l’image de l’arrondissement ressort dans les propos de cet extrait d’entrevue :

[J]e crois qu’il y a des impacts qui pourraient aider, surtout si on peut diriger […] des interventions culturelles pour faire en sorte de changer les choses. Comme la création de murales, par exemple : ça peut changer rapidement la vision d’un quartier, surtout un quartier comme le nôtre, qui souffre de la stigmatisation depuis des années. Vous voyez, donc, moi, je parle spécifiquement des arts visuels, qui pourraient avoir un impact rapide dans l’environnement des gens.

Extrait d’entrevue avec un acteur de Montréal-Nord

Depuis 2021, un nouveau règlement encadre la réalisation de murales à Montréal-Nord, et une dizaine d’oeuvres ont été réalisées. Sur le plan du leadership, l’Arrondissement adopte une approche plus inclusive et partagée. Ces murales sont pour nos répondants un moyen d’embellir le quartier et de lutter contre la stigmatisation dont ses résidents sont victimes. Elles contribuent à élargir l’accès aux arts et à la culture dans l’espace public, tout en favorisant un mode d’expression duquel les résidents du quartier se sentent plus proches. À titre d’exemple, la fresque Madre, réalisée par Sergio Gutiérrez, un artiste nord-montréalais, et Julian Palma, un artiste colombien établi à Montréal, rend hommage aux femmes monoparentales, très nombreuses dans le nord-est de Montréal-Nord. La citoyenneté culturelle s’exprime donc aussi dans les oeuvres produites localement, les artistes locaux favorisant le renforcement de l’appartenance des Nord-Montréalais à leur quartier en promouvant des images positives de celui-ci et représentatives de sa diversité sociale et ethnoculturelle (Poirier, 2017) :

La culture peut permettre à des spectateurs d’entrer en contact après le spectacle ou à travers des médiations culturelles, de vraiment créer des liens entre les gens de la communauté. Donc, je pense que les rencontres, c’est un pôle important. Puis l’autre pôle, c’est un pôle d’éducation, c’est ouvrir un peu son regard pour découvrir d’autres choses, pour être curieux de la vie, mais ça nous permet, en tant que citoyen, de [nous] épanouir, et ça nous permet, en tant qu’être humain, d’être encore plus libre, puis [de] trouver le chemin dans lequel on a le plus de potentiel, mais en tout cas de développer le potentiel qui est en nous, [donc] je pense que le côté pédagogique et le côté vraiment contact est super important. Puis je pense aussi qu’il y a pas mal de [gens] dans la communauté de Montréal-Nord qui vivent dans des conditions pas toujours faciles, donc je pense aussi que la culture peut être une bouffée d’air frais pour [tout] dire […]. [Q]uand j’ai accès à la culture, je me rends compte que, moi, je peux m’exprimer comme jeune à travers la culture, je peux m’épanouir, même s’il y a peut-être des éléments, des obstacles qui font que ma vie, mon développement est plus difficile.

Extrait d’entrevue avec un acteur de Montréal-Nord

Ainsi, à Montréal-Nord, plus que dans les autres territoires de notre étude, les acteurs locaux, incluant l’Arrondissement, attribuent à la culture un rôle de développement social et d’émancipation individuelle et collective[9]. La citation ci-dessus montre l’importance de promouvoir les arts et la culture comme un mode d’expression qui n’est pas élitiste et qui laisse la place à l’expression artistique des jeunes. La citoyenneté culturelle promue par l’Arrondissement comme par les acteurs locaux s’inscrit dans la volonté de redonner une place aux résidents du quartier dans le développement de la culture sur leur territoire. Il s’agit de favoriser l’appropriation des arts et de la culture par les Nord-Montréalais, faisant de la culture un espace d’empowerment individuel et collectif.

Conclusion

Nos recherches menées à Montréal montrent que les actions culturelles donnent aux acteurs qui représentent la société civile la possibilité de mettre en oeuvre des stratégies inclusives favorisant l’intégration sociale et la cohésion des communautés. En effet, la créativité ainsi que les activités culturelles peuvent être utilisées pour encourager l’expression des idées de groupes divers et mettre en place des processus inclusifs dans des domaines traditionnellement dominés par les élites politiques et économiques. Une ville qui se veut « créative » aurait avantage à se doter d’une gouvernance inclusive capable de renforcer la citoyenneté culturelle. Par ailleurs, différents exemples montrent que la culture de proximité peut constituer un catalyseur des actions en développement local et les orienter vers le « bien-être collectif » dans les communautés, mais peut aussi, en l’absence d’une compréhension adéquate et d’un cadre d’action approprié, intensifier les inégalités.

Notre étude tend à confirmer l’importance de la participation citoyenne dans la mise en place d’un développement culturel répondant aux besoins des acteurs et des citoyens locaux. Les effets d’un tournant participatif dans le développement culturel récent commencent à se faire sentir et pourront être mieux évalués dans l’avenir. À cet égard, l’exemple de Montréal-Nord est inspirant. Après plusieurs années sans grand investissement pour le développement culturel, la mairie de Montréal-Nord s’est tournée vers une participation plus active des acteurs locaux et des citoyens. Cela a mené à l’élaboration de plans et de programmes de développement culturel en accord avec les souhaits émis par les organismes culturels locaux et à l’engagement de ceux-ci dans la production d’oeuvres qui contribuent à une nouvelle perception du territoire.

À Montréal-Nord, le thème de la citoyenneté culturelle est central tant dans le plan du développement culturel de l’Arrondissement que dans les activités culturelles et le discours des acteurs de la société civile. Le déploiement de cette approche sera sans doute renforcé par les actions culturelles qui seront menées dans les prochaines années. Ainsi, la citoyenneté culturelle est un axe d’intervention qui rapproche les acteurs politiques et les organismes communautaires. La définition que la mairie donne de la citoyenneté culturelle permet aux Nord-Montréalais de jouer un rôle dans la définition de l’offre culturelle, celui d’« idéateurs » puisqu’ils sont appelés à participer à la mise en place du programme d’activités culturelles, mais également celui de « créateurs », la mairie souhaitant valoriser et développer les talents locaux, la culture locale et la pratique des arts amateurs. Cette perspective s’inscrit dans la volonté de développer une citoyenneté culturelle unificatrice qui favorise la cohésion sociale et l’émancipation citoyenne. « S’il y a émancipation possible, c’est dans le champ de la culture […]. Seul l’art peut encore donner lieu à des pratiques libres, spontanées, créatives et généralement authentiques », rappellent Frère et Laville (2022 : 38). Les acteurs culturels de Montréal-Nord ont ainsi ouvert la voie à l’émancipation de leurs concitoyens.