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Deux questions surgissent inévitablement à la lecture de l’ἄτοπος εἰκών. La première consiste à se demander de quelle nature est cette image, et la seconde est relative au nombre d’étapes réelles que le prisonnier traverse au cours de sa libération progressive. Ces deux questions ont donné lieu à de nombreux commentaires et elles ont suscité maintes polémiques, principalement dans l’exégèse anglo-saxonne. À la première question, de multiples réponses ont été proposées. Certains, majoritaires, retiennent la nature strictement épistémologique de l’allégorie[1], là où d’autres voient une allégorie politique[2] ou bien morale[3]. D’autres lectures, plus marginales, peuvent être qualifiées de psychologique[4], de pédagogique[5], ou même de psychanalytique[6]. La question, somme toute, semble interroger l’intention de Platon, dans un contexte où la libération des chaînes signifie la libération d’un état d’ignorance qui demande à être précisé. La réponse à la seconde question est largement conditionnée par le fait que Platon nous demande de rapporter cette image à ce qui a été dit plus haut (ἔμπροσθεν, VII, 517b1). Certaines habitudes interprétatives, qui remontent à Proclus, nous invitent à lire quatre moments allégoriques, qui seraient corrélatifs aux quatre pathèmes présentés dans le texte de la Ligne précédant immédiatement celui de la Caverne[7]. Cette « segmentation » quadripartite de la Caverne, qui fait écho à la quadripartition de la Ligne en République VI, ne fait pourtant pas l’unanimité. Certains commentateurs pensent en effet que la Caverne comprend seulement deux étapes[8], d’autres trois[9], d’autres encore cinq ou plus[10]. En défendant de telles divisions, soit ils rompent le parallélisme strict avec la Ligne, qui ne représente plus alors un préalable satisfaisant, soit ils remodèlent le nombre de sections linéaires et préservent ainsi le parallélisme.

Mais, quel que soit le nombre de moments qu’il convient de retenir pour permettre de baliser le parcours du prisonnier et quelle que soit la lecture que nous adoptons, l’interprétation du texte requiert la position d’une autre question, souvent traitée de façon annexe par l’interprétation et fréquemment considérée comme de moindre importance. Si la Caverne est une image allégorique et si traduire celle-ci dans sa littéralité est une exigence exégétique, alors les symboles qui s’y rencontrent demandent également à recevoir une traduction littérale. Autrement dit, il faut se demander si les objets symboliques figurent des objets réels ou bien des degrés de la connaissance (lecture épistémologique), des degrés d’instruction (lecture pédagogique), des degrés axiologiques (lecture morale) ou encore des attitudes politiques (lecture politique). Selon le premier terme de l’alternative, la lecture peut être dite objective, réaliste ou ontologique et, selon le second, elle peut être considérée comme judicative ou cognitive dans le cadre d’une lecture strictement épistémologique du texte de la Caverne. En nous situant d’emblée dans la perspective d’une telle lecture, sans nous soucier plus avant du nombre d’étapes qui scandent le parcours du prisonnier et sans faire appel aux considérations relatives au texte de la Ligne — qui forcent immédiatement l’adhésion à un quadripartisme allégorique —, nous nous proposons dans cet article d’examiner, à partir du texte de la Caverne lui-même, la nature même du symbolisme objectif dans la caverne. Nous tenterons de déterminer ce à quoi renvoient littéralement les symboles des ombres et ceux des marionnettes, que le prisonnier, dans l’obscurité tout à la fois cavernale et allégorique, regarde consécutivement.

I. Le jugement doxique du prisonnier enchaîné

Quelles que soient ses divergences interprétatives, l’exégèse s’entend en grande majorité au moins sur un point, savoir que l’intérieur de la caverne renvoie, d’une façon ou d’une autre, au monde de la δόξα, qu’il s’agisse d’une lecture épistémologique, politique ou psychologique, ou qu’il soit question d’une vision quadripartite, tripartite ou autre de la Caverne[11]. On peut trouver à cette assimilation de la caverne au monde de l’opinion deux raisons majeures indépendantes l’une de l’autre. Pour les partisans du parallèle strict entre la Ligne et la Caverne, cette assimilation ne fait aucun doute, puisque c’est en elle qu’est en partie puisée la défense du parallélisme : si l’on retrouve les deux premiers segments correspondants à l’εἰκασία (L1) et à la πίστις (L2) de la Ligne dans deux moments — C1) et C2) — de la caverne, et si L1) et L2) reçoivent le nom de δόξα (534a), alors C1) et C2) sont forcément des moments doxiques. Cependant, dans ce cas, la détermination du monde caverneux comme monde d’opinions est extrinsèque au texte, et elle présuppose que la Caverne reprend les éléments de la Ligne. Autrement dit, une telle détermination suppose que, dans ce que Platon dit à Glaucon en 517a8-b1 (ταύτην τοίνυν… τὴν εἰκόνα… προσαπτέον ἅπασαν τοῖς ἔμπροσθεν λεγομένοις, κτλ .), « ἔμπροσθεν » renvoie principalement au texte de la Ligne.

Une autre raison de soutenir cette assimilation est le parallèle que l’on peut établir entre l’amateur de spectacles, philodoxe aimant les apparences et progressivement assimilé par Platon à celui qui juge selon la δόξα en République V 476d‑480a, et le prisonnier enchaîné dans la caverne contemplant le spectacle des ombres, apparences par excellence. Ceci fait de la caverne le lieu idéal pour déterminer les différents moments doxiques, puisque les similitudes entre le théâtre de marionnettes et le spectacle des ombres pour le prisonnier enchaîné semblent évidentes[12]. Par le biais de la métaphore du spectacle, il est ainsi possible de faire du prisonnier dans la caverne et du philodoxe une seule et même personne, un amateur des apparences multiples. Ainsi, il convient de se figurer le fond de la caverne comme la scène d’un théâtre d’opinions. À présent, c’est le texte de la Caverne lui-même qui permet le rapprochement entre δόξα et σπήλαιον. Cette seconde raison offre toutefois un désavantage apparent, étant donné que l’amateur de spectacles n’est tel qu’au premier moment C1) de l’allégorie, ce qui tendrait à faire penser que sitôt libéré de ses chaînes le prisonnier se libère également de l’attitude doxique, difficulté absente de la thèse des partisans du parallèle entre la Ligne et la Caverne. À cette objection il est possible de répondre que le jeu des marionnettes représente lui-même un spectacle, et qu’il n’est pas spécifié en République V 475-480 que celui qui opine est exclusivement un spectateur d’ombres. On peut en effet lire quatorze occurrences du terme « σκιά » dans la République, toutes concentrées dans les livres VI et VII, excepté la première, extraite d’une citation d’Homère[13]. Qu’il s’agisse des ombres ou des objets reflétés, nous avons d’une part affaire à une représentation montée de toute pièce, celle du jeu des marionnettistes (515a) et nous avons d’autre part toujours affaire à des objets spectaculaires qui ne sont pas véritables[14], des ombres en C1), des objets artificiels en C2[15]), « merveilles » montrées par les θαυματοποιοί (514b5).

Tenons pour acquis que les étapes C1) et C2) sont à entendre comme appartenant à la sphère doxique, ce qui implique par conséquent que le référent du prisonnier est, dans ces deux étapes, le sensible, et que le savoir du prisonnier s’exprime en un jugement portant sur le sensible. Que la δόξα ait le sensible comme référent judicatif ne fait pas l’ombre d’un doute. En effet, en Théétète 179c, Socrate dit clairement que les opinions naissent des sensations[16]. Ces dernières fournissent ainsi à l’opinion l’objet de son étude, à savoir les choses sensibles de la nature, prises dans le devenir[17]. Non seulement la δόξα naît de l’αἴσθησις (et de la mémoire), mais elle naît toujours d’elle[18], si bien que le sensible apparaît comme le référent topologique nécessaire de toute activité doxique, et par conséquent de toute activité judicative se jouant dans la caverne.

Pour comprendre alors ce qui rend possible la distinction entre C1) et C2), il faut avant tout répondre à la question suivante, qui a longuement suscité des querelles d’école et dont la réponse dépasse le seul intérieur de la caverne : les moments allégoriques concernent-ils des référents différents ou alors des approches différentes d’une même catégorie référentielle ? Autrement dit, C1) et C2) représentent-ils des degrés ontologiques ou des degrés cognitifs dans la marche vers le savoir philosophique ? Les options qui s’offrent à nous sont les suivantes :

  1. C1) et C2) renvoient à un même référent (le sensible), mais son appréhension diffère dans un cas et dans l’autre. Les ombres et les objets reflétés symbolisent le monde sensible, et la libération et le détournement du prisonnier illustrent un changement dans leur mode d’appréhension ;

  2. C1) et C2) ont un référent propre, chacun appréhendé selon une modalité propre. Les ombres et les objets reflétés renvoient alors à deux catégories d’objets distinctes, et la libération du prisonnier symbolise à la fois le détournement d’un type d’objet vers un autre et l’adoption d’une méthode différente concernant leur saisie ;

  3. C1) et C2) ont un référent propre, mais la modalité de leur appréhension est identique. Les ombres et les objets reflétés figurent deux types d’objets, et la libération et le détournement du prisonnier ne concernent que le passage d’un type à un autre selon une même méthode d’appréhension.

Autrement dit, on peut considérer que l’ascension du prisonnier à l’intérieur de la caverne est de nature soit méthodologique, soit méthodologique et objective, soit objective seulement.

Considérons l’étape C1), celle où le prisonnier enchaîné regarde les ombres sur la paroi de la caverne. Selon un abord épistémologique, ce moment peut signifier deux choses : soit il renvoie à une activité humaine purement sensorielle, soit il symbolise une activité judicative propre à l’opinion. Il n’y a pas d’alternative à trois termes, étant donné que l’ignorance du prisonnier enchaîné ne peut être que l’ignorance du discours en général ou bien celle de la science. Le premier terme de l’alternative ne peut valoir, pour deux raisons. D’abord, au niveau de l’image elle-même, les prisonniers enchaînés énoncent des jugements[19]. Ensuite, au niveau anthropologique, Platon n’admet pas que l’être humain puisse se réduire à un être purement sentant. En effet, l’être purement sentant ne vit pas une vie d’homme, mais « celle d’un poumon marin ou celle de toute bête marine emprisonnée dans sa coquille[20] ». Le plus ignorant des hommes[21] est d’emblée un homme qui porte des jugements sur ce que ses sens lui rapportent, et c’est simultanément à la sensation pure que se développe, à partir d’elle, le premier acte doxique, car un sujet qui ne fait que sentir, s’il est déjà animal, n’est cependant pas encore entré dans l’humanité[22]. Au moment même où le prisonnier est enchaîné, on ne peut donc pas considérer que celui-ci ne fasse que sentir : il juge et il juge selon l’opinion, laquelle se rapporte au sensible. La question, simple, est de savoir en quoi consiste son jugement. Si l’opinion a pour fonction de traduire immédiatement les data aisthétiques dans des λόγοι, demandons-nous d’une part ce que sont ces data et, d’autre part, comment se structure le jugement qui, à partir d’eux, prend naissance.

En République VI 507c, l’ouïe a pour objets les sons et est clairement dite αἴσθησις[23] ; en Théétète 184d-185a, chaque sensation est une faculté apte à saisir des qualités telles que le blanc, le noir, le chaud, le sec, le léger et le doux. Ainsi compris, le percept serait une simple qualité sensible, et non un objet physique, si bien que, par exemple, l’âme ne sentirait pas un objet rouge, mais le rouge de l’objet[24]. Cette restriction de la caractérisation de l’objet propre de la sensation à la seule qualité n’apparaît toutefois pas dans la République ni dans le Phédon, puisqu’on y trouve à plusieurs reprises l’utilisation du terme « αἴσθησις » avec pour objet correspondant une réalité sensible : perception de l’ennemi[25], d’un doigt[26], d’hommes, de chevaux, de vêtements[27], des πράγματα[28]. L’âme sentante saisit donc des qualités sensibles aussi bien que les choses auxquelles l’opinion rapportera ces qualités dans un acte prédicatif[29], et cette double saisie est, pour la δόξα, la condition sine qua non de son efficience, puisque choses et qualités représentent le fonds matériel[30] du mécanisme judicatif dont elle prépare la mise en place. Car si la sensation ne saisissait que des qualités sensibles, l’opinion pourrait au mieux articuler des qualités sensibles dans un acte judicatif, mais en aucun cas elle ne serait à même d’attribuer un prédicat à un sujet réel ni de porter un jugement sur ce qu’elle prend précisément pour objet, à savoir un monde sensible. Aussi, l’αἰσθητόν apparaît chez Platon dans toute sa duplicité : il est indifféremment chose ou qualité chosique[31].

On sait par ailleurs que la question socratique « τί ἐστιν ; », posée à plusieurs reprises dans les Dialogues, invite le λόγος à poser des énoncés de type prédicatif dans lesquels le prédicat détermine la vérité ou la fausseté du discours tenu[32]. On sait également que Platon accorde un statut privilégié au prédicat formel (l’Idée), par lequel il est possible de produire des énoncés définitionnels qui permettent à l’âme de s’affranchir de la fluctuation du sensible et de pénétrer le monde stable de la science[33]. Si le référent de l’opinion n’est pas de nature eidétique, on peut volontiers considérer que les jugements formulés par le prisonnier dans la caverne ne répondent pas à la question « τί ἐστιν ; » en termes de prédication formelle. Nous avons posé que l’homme platonicien ne peut être purement sentant et que la faculté aisthétique proprement humaine trouve nécessairement et immédiatement sa traduction dans ce que Platon nomme la δόξα, l’opinion. Aussi, la distance qui sépare la pure saisie sensible d’un premier acte d’opinion trouve sa vérité et sa mesure dans la conversion spontanée des data perceptifs en λόγοι. Mais, dès lors que ce qui était simplement saisi par l’αἴσθησις (à savoir le double référent sensible, la chose et la qualité) s’articule autour d’une copule prédicative, ces data s’organisent ipso facto en jugement, et les qualités sensibles perçues par la sensation ne pouvant être que de type accidentel, le premier acte doxique naturellement formulé par l’âme humaine sera un jugement prédicatif accidentel. Ainsi, à la question de savoir ce qu’est un doigt (chose perçue), il est loisible de répondre qu’un doigt est mou ou dur (qualités perçues[34]).

Il paraît bien difficile de supposer que cette logogenèse trouve sa place autre part que dans la condition originale des prisonniers de la Caverne, et de poser conséquemment que l’étape C1) de l’allégorie ne renferme pas — sans pour autant s’y réduire — cette double activité conjointe de la sensation et de la prédication doxique du sensible, voire même qu’elle peut référer à des actes cognitifs nettement plus élaborés tels que ceux qu’exige une connaissance scientifique[35]. Le texte de la Caverne commence en effet par préciser qu’il va être question de se figurer (ἀπεικάζειν) la nature humaine relativement à l’instruction et au manque d’instruction (ἀπαιδευσία), lequel renvoie sans aucun doute à l’état des prisonniers enchaînés même si, comme le fait remarquer Edmond Gendron, l’ordre des termes « παιδεία » et « ἀπαιδευσία » est inversé par rapport à la présentation qui leur succède[36]. Si nous ne sommes pas encore assurés que l’ἀπαιδευσία renvoie exclusivement au moment C1), elle ne peut pas, de toute évidence, ne pas y faire référence, sans quoi l’étape du prisonnier regardant les ombres n’aurait pas sa place dans l’allégorie. La caractérisation de cette ἀπαιδευσία comme ignorance totale proche de la sauvagerie est loin d’avoir convaincu les critiques, qui se rallient en grande partie — et avec raison — à l’idée que ce manque d’instruction reste celui d’un citoyen (πολίτης[37]) et qu’il s’agit, selon les avis, d’une ignorance relative proche du fourvoiement épistémologique, moral ou politique entretenu par l’enseignement mythique ou poétique de type homérique, ou par l’enseignement rhétorique de type sophistique[38]. Pour s’en convaincre totalement, il suffit d’ailleurs de relever que Platon assigne un certain savoir (σοϕία) aux captifs de la caverne[39], un fond culturel minimal qu’ils possèdent en tant qu’ils sont naturellement fils de la Cité, mais également naturellement aliénés à l’expérience sensible.

Ces prisonniers, qui sont « comme nous » (ὁμοίους ἡμῖν, 515a5), renvoient donc à une majorité qui n’est pas tant non éduquée que mal éduquée, c’est-à-dire capable de produire des jugements sur les data sensibles (et il semble abusif d’étendre, comme le fait Léon Robin, la condition enchaînée à l’ensemble des sciences empiriques telles qu’elles existaient au temps de Platon[40]). Ceci infirme immédiatement l’idée que le prisonnier enchaîné est un simple spectateur sentant passif à l’égard de ses sensations, et laisse entendre que le champ lexical de la vision utilisé dans l’allégorie n’est ni littéral ni métaphorique, mais les deux à la fois : littéral en ce que le langage de la perception renvoie effectivement à l’αἴσθησις, métaphorique en ce que la terminologie utilisée figure également un jugement. Que l’homme ordinaire regarde le monde sensible, c’est ce que nous dit le texte, mais qu’il le juge également, c’est ce que l’assimilation de la caverne à la δόξα implique. Il ne peut être question de voir là deux étapes distinctes, car cela reviendrait à dire qu’en majorité les hommes de la Cité, ceux « qui nous ressemblent » et qui sont décrits en C1), seraient ontologiquement assimilables à d’irréels végétaux humains[41] dont la seule activité serait de sentir la réalité, en étant incapables de la juger[42]. L’étape C1) renvoie par conséquent à une faculté aisthético-doxique saisissant et traduisant simultanément le sensible, c’est-à-dire à la sphère phénoménale qui exprime l’accomplissement de la perception sensible dans un jugement prédicatif accidentel, et c’est en ce sens qu’il faut comprendre « phénomène », à savoir comme une multitude perçue à laquelle le jugement donne la spécificité d’apparaître comme autant de choses dotées de qualités. Les ombres et les échos symbolisent la phénoménalité du monde sensible ainsi entendue, la sphère cognitive où l’âme ne se propose jamais d’atteindre autre chose que l’organisation apparente des data aisthétiques en λόγοι, organisation dont toutes les données qui la rendent efficiente sont, excepté la copule qui les articule entre elles, des données extraites du seul champ perceptif[43].

II. La nature judicative du dualisme objectif dans la caverne

Pourtant, il faut bien supposer que le prisonnier nouvellement libéré et regardant les marionnettes sur le mur est lui-même un spectateur des phénomènes perceptibles par les sens, étant donné que le séjour dans la prison est comparable à cette région phénoménale accessible par la vue[44], et que la prison figure l’ensemble de la caverne. On pourrait, il est vrai, croire que τὸ δεσμωτήριον se réduit effectivement au lieu où siège allégoriquement le prisonnier enchaîné, que ses « murs » s’étendent de la paroi située au fond de la caverne jusqu’au prisonnier et pas au-delà : d’une part parce que l’occurrence de 515b7 n’est pas très claire, étant donné qu’il est seulement dit que les échos des sons viennent du « ἐκ τοῦ καταντικρὺ » de la prison, c’est-à-dire du côté qui se trouve en face des prisonniers ; d’autre part, parce que si la prison est le lieu où l’on porte des liens (δεσμωτήριον/δεσμός), on voit mal en quoi le prisonnier tout juste libéré serait encore emprisonné lorsqu’il regarde les marionnettes, libéré de ses chaînes[45]. Il ne peut cependant en être ainsi. La référence de 517b2-3, plus explicite, nous informe que c’est « dans » (ἐν αὐτῇ) la résidence de la prison que brille la lumière du feu, lequel ne peut être situé entre les prisonniers et le mur où les montreurs de marionnettes font voir leurs prestiges, sans quoi aucune ombre de ces prestiges ne pourrait être portée sur le mur. En ce sens, τὸ δεσμωτήριον est l’ensemble de la caverne, ce qui signifie que la prison s’étend au-delà du lieu allégorique où le prisonnier porte des liens (δεσμοί) qui lui empêchent de tourner la tête[46]. C1) et C2) doivent donc nécessairement représenter la prison dans son ensemble. En C2), c’est seulement d’une façon un peu plus libre qu’antérieurement que se mouvra le prisonnier libéré de ses liens.

Est-ce à dire que certains phénomènes sensibles ne sont pas perçus et jugés par le prisonnier enchaîné ? Puisque nous avons nié que C1) et C2) puissent respectivement renvoyer à la perception sensible et au jugement sensible, en quel sens faut-il entendre cette dualité des étapes, en gardant à l’esprit que c’est toujours du monde visible ou sensible[47] qu’il s’agit ?

Si l’on s’appuie sur République VI et X[48], on pourra a priori prendre le rapport modèle/copie pour paradigme du rapport qui existe entre les « originaux » et les ombres[49]. Nous ne pouvons cependant accepter cette conception de la différence entre C1) et C2[50]), dans la mesure où, si elle ne pèche pas au niveau théorique, elle le fait au niveau de l’évidence. Certes, théoriquement, le rapport modèle/copie peut aussi bien s’inscrire dans le cadre d’une distinction entre le modèle sensible et son imitation que dans le cadre de celle entre l’Idée paradigmatique et la réalité sensible[51], de telle sorte que rien n’interdit de penser que c’est une distinction de ce genre que Platon a voulu illustrer en séparant les ombres des « originaux ». Dans cette perspective, deux possibilités s’offrent à nous : soit les « originaux » représentent les Idées, et les ombres la réalité sensible dans son ensemble ; soit les originaux figurent les objets naturels ou techniques et les ombres les reproductions artistiques[52]. Mais que l’on affirme conséquemment qu’il existe un rapport modèle sensible/copie artistique ou encore un rapport modèle idéel/copie sensible entre les ombres et les marionnettes, et c’est la cohérence de l’allégorie qui s’effondre.

Si, en effet, les ombres étaient les copies artistiques des véritables objets naturels, nous aboutirions à une conséquence absurde : cela voudrait dire que notre prisonnier, homme commun, n’a jamais vu de pierres ou d’arbres sinon en peinture, comme si les Athéniens ordinaires n’avaient jamais vu l’extérieur de leur Cité, ni un seul de leurs semblables, ni même de fruits ou de légumes sur un quelconque étal de marché[53]. Que, de fait, Platon distingue les objets naturels et les objets mimétiques ou encore les objets naturels et les productions artistiques, et qu’il fasse ainsi allusion à des sous-catégories au sein de la réalité sensible, c’est évident. Mais il ne saurait être pourtant question de reproduire cette distinction dans la Caverne en la faisant reposer sur l’idée que l’ombre est la copie d’un original sensible qui serait les marionnettes de C2). Il n’en est pas question, pour la simple raison que les originaux sont naturellement accessibles, dès notre naissance, non seulement à la vision commune, mais aussi à l’opinion la plus vulgaire qui soit, tandis que le prisonnier enchaîné ne voit pas les objets situés derrière lui, sinon en se faisant violence.

Maintenant, en rejetant l’idée que le rapport entre les ombres et les marionnettes soit un rapport de copie à modèle, il devient difficile de maintenir que C1) et C2) renvoient, dans le monde cavernal de l’opinion, à deux types d’objets distincts. Car, si l’imitateur, dont l’objet est inférieur en réalité à celui de l’artisan, est un producteur de simulacres, il ne peut à lui seul figurer la condition enchaînée du prisonnier : si tel était le cas, nous naîtrions plus imitateurs qu’ignorants. Que l’imitateur soit enchaîné et accomplisse son art dans les eaux troubles de l’obscurité, on ne saurait en douter. Mais, que les chaînes soient l’apanage de l’imitateur, et les ombres les simulacres de la réalité sensible, il ne peut en être question. Si l’imitateur se situe au niveau des ombres, c’est en compagnie et à l’image de l’homme ordinaire qui voit et juge inadéquatement la réalité sensible, témoignant, tout comme lui, par son art des rapports qu’entretiennent les qualités sensibles des choses concrètes. À la seule différence que si l’un articule choses et qualités dans un λόγος, l’autre témoigne de cette articulation dans la combinaison de leurs couleurs et de leurs proportions, telles qu’elles sont perçues. À ce titre, ils ont plus d’affinités épistémologiques qu’ils ne s’opposent[54]. Car, malgré cette distinction infrasensible reconnue par Platon dans la sphère sensible, rappelons que notre auteur n’admet fondamentalement qu’une seule différence ontologique, celle entre le monde sensible et le monde intelligible[55], ce qui nous invite à penser que la véritable différence entre les deux premiers moments allégoriques n’est pas tant d’ordre objectif que judicatif.

Quant à dire, à l’instar de Léon Robin, que les ombres sont les reflets des réalités intelligibles[56], c’est prendre quelque liberté par rapport au texte, étant donné que c’est l’ensemble de la caverne qui représente le monde sensible et que le monde intelligible est explicitement situé à l’extérieur[57]. Il faudrait dans cette hypothèse également voir dans le feu la cause suprême permettant aux réalités intelligibles de se refléter sur le monde sensible, ce qui serait très surprenant, et l’on ne comprendrait plus le sens du symbolisme extérieur, à moins de considérer l’intérieur de la caverne comme l’illustration de l’extérieur[58], ce que Léon Robin ne s’autorise pas. C’est d’autre part subordonner d’une façon un peu trop serrée l’interprétation de l’allégorie au langage métaphorique qui la sert, en voulant à tout prix comprendre la réflexion comme une action ontologique littéralement entendue, synonymique de la participation. Pour cette raison, le rapport reflet/reflété qui traduirait un rapport sensible/intelligible n’apparaît pas pouvoir rendre compte de la distinction réelle entre les ombres et les objets dont ces ombres sont ombres. Aussi, si l’on admet que, dans le modèle de la Ligne, l’εἰκασία est un pathème de l’âme propre à saisir les « εἰκόνες τοῦ ὁρωμένου », les images des objets pistiques, il ne faut pas pour autant créditer les ombres d’un statut de simulacres. Ceci est d’autant plus improbable que, dans le texte de la Caverne, le statut des ombres n’est jamais défini comme image ou comme copie des originaux[59]. Ce ne peuvent donc être des données sensibles qui échappent au regard et au jugement du prisonnier enchaîné, données « originales » ou bien eidétiques qu’il aurait à découvrir après sa libération et lors de son retournement. Mais, néanmoins, à strictement parler, on peut dire qu’il existe deux types d’objets propres à l’opinion, ou encore deux types « d’objets » dans la caverne, à condition de définir « l’objet » de la δόξα comme un jugement sur les apparences sensibles, et non pas comme le sensible lui-même, simple référent que les deux étapes ont en partage. Le passage de la vision des ombres à la vision aveuglante des marionnettes manifeste en ce sens le passage d’un « objet » à un autre, ce qui expliquerait la raison pour laquelle Platon illustre métaphoriquement le monde sensible en deux catégories d’objets distinctes l’une de l’autre. Ainsi préserve-t-on la cohérence de l’image dualisante tout en admettant qu’il n’existe qu’une seule réalité sensible.

Résumons-nous. C1) renvoie à la condition humaine en général[60], et renvoie entre autres à l’aptitude naturelle à saisir et à prédiquer l’être accidentel des choses perçues, celle que tout homme sans éducation est à même de posséder. Il ne saurait être question de réduire les ombres et les échos à de simples copies ou images d’un autre type de réalité sensible, comme le suggérerait la métaphore des marionnettistes[61]. Finalement, l’ombre n’est pas tant l’ombre d’un objet que l’ombre d’une connaissance : dire que telle chose est rouge, voilà ce qu’est un simulacre de connaissance, et ainsi peut être formulé — et nécessairement formulé — le discours le plus élémentaire, pour peu que le prisonnier soit plus qu’un animal. Lorsque Platon nous dit que celui qui a vu le soleil et qui redescend dans la caverne prend en pitié l’ignorance des prisonniers et la vanité du plus habile à deviner (ἀπομαντεύεσθαι) l’ombre qui va arriver[62], il est clair qu’il ne s’agit pas ici d’avoir pitié de celui qui imite — car deviner n’est pas imiter, par un art quelconque, les objets situés derrière le prisonnier —, mais d’avoir pitié de celui qui, par exemple, jugeant que tel objet est rouge, déduira en vertu d’un certain associationnisme que toutes les choses de même aspect qui se présenteront ensuite à son regard seront rouges. Les ombres ne sont donc pas tant des reflets, ou des objets sans grande réalité, mais des objets connus comme des ombres, c’est-à-dire obscurément d’un point de vue métaphorique, ou selon leur simple aspect apparitionnel d’un point de vue ontologique. Le drame du prisonnier consisterait alors en une inadéquate mais répétitive prévision du monde à venir, sur la base et sur le modèle du seul jugement prédicatif doxique primaire que sa condition originaire d’homme lui permet, c’est-à-dire à partir des seuls data aisthétiques immédiatement perçus[63]. Au regard de tout ceci, la véritable prison[64] que figure C1) ne saurait être comprise stricto sensu comme le monde sensible, ni même comme l’ensemble des sensations corporelles par lesquelles l’âme est liée au sensible. Si le prisonnier manque d’éducation, ce n’est pas parce qu’il ne juge pas les choses qui lui apparaissent, mais parce qu’il produit un jugement tel que les connaissances scientifique et philosophique sont hors de sa portée. À son plus bas degré, la δόξα n’est donc pas l’ignorance absolue, la sensation pure ; son objet n’est pas le sensible, mais un jugement portant sur le sensible, de telle sorte qu’il y a adéquation entre l’acte doxique premier et le monde des ombres qui symbolise allégoriquement cet acte. Autrement dit, ce n’est pas tant le monde sensible à partir duquel les actes judicatifs de la δόξα sont produits que l’acte doxique premier lui-même que Platon a voulu illustrer au travers d’une image, celle des prisonniers face aux σκιαί, même si le monde sensible, mais compris comme référent de la δόξα, doit être en quelque façon contenu dans l’allégorie des ombres comme dans celle des marionnettistes, c’est-à-dire dans la caverne en général.

Pour nous convaincre totalement de la non-correspondance stricte entre monde sensible et monde des ombres, rappelons que, d’une part, le monde perçu par les sens, monde visible, s’étend dans l’allégorie au-delà de ce que peut voir le seul prisonnier enchaîné, c’est-à-dire à l’ensemble de l’intérieur de la caverne, et qu’il serait fort problématique d’avancer que sa libération, acte par lequel le prisonnier est libéré de ses liens (« λύσιν […] τῶν δεσμῶν », 515c4-5) et guéri « de son absence de raison », « τῆς ἀϕροσύνης », le délivre d’un monde qu’il retrouve sitôt retourné ! D’autre part, que si le monde des ombres figurait en lui-même réellement le monde sensible saisi par l’âme au travers du corps, seule la mort, qui est séparation (ἀπαλλαγή) de l’âme et du corps[65], pourrait dans ce cas nous en délivrer, et il serait bien étrange que les étapes ultérieures s’inscrivent dans une expérience post mortem, et que le prisonnier ultérieurement éclairé par une connaissance à venir puisse revenir à son ancienne demeure et courir le risque d’y être tué par ses anciens compagnons de captivité[66].

Assurément, le monde des ombres, objet de l’opinion, n’est pas étranger au monde visible, objet de la perception, s’il faut entendre l’opinion comme la traduction des data aisthétiques en λόγοι. Nous avons admis que l’ombre elle-même symbolisait plus une connaissance obscure qu’un datum de sensation sans consistance ontologique, et que le fourvoiement du prisonnier enchaîné inculte consiste en une imparfaite prédication doxique, en une réponse doxique accidentelle à la question « τί ἐστιν ; ». Que le prisonnier enchaîné se trompe également en ce que son référent est d’ordre sensible, nous ne le contestons pas, puisque son jugement est une organisation et une traduction de ce qu’il perçoit dans la sphère aisthétique. Ce ne peut cependant être en ces termes qu’il convient d’élucider la spécificité propre du prisonnier enchaîné, dans la mesure où la référence au sensible vaut dans toute la caverne. Si donc l’ombre symbolise un acte doxique, elle symbolise également en quelque façon le référent sensible, puisque l’ombre est à la fois vue et jugée. L’une des difficultés à interpréter l’allégorie trouve précisément sa source dans le fait que l’image présente sous forme de symbole objectal[67] — une ombre —, une activité judicative doxique en même temps que la trace du sensible s’inscrit en elle. Si l’objet est à l’acte judicatif ce que l’allégorie est à sa signification littérale, il est en même temps la référence du prisonnier, τὸ αἰσθητόν. Aussi n’est-il pas inexact de dire que l’ombre figure le monde sensible, mais elle le figure, non pas simplement en tant qu’ombre de quelque autre réalité, mais en tant que symbole objectal présentdans la caverne en général. Autrement dit, si l’ombre est jugement imparfait en tant qu’ombre, elle peut être entendue comme référent sensible en tant qu’elle est par ailleurs un objet appartenant au monde visible figuré par la caverne.

Le symbole de l’ombre combine finalement, dans toute son opacité, les deux moments : elle est ombre en tant que symbole jugé et référent en tant que symbole perçu dans la caverne. Nous ne saurions donc réduire, avec Pierre-Maxime Schuhl, le monde des ombres au monde sensible et affirmer qu’elles sont simplement « les êtres ou les choses concrètes[68] » ou bien, stricto sensu, à l’exemple de Léon Robin, « les objets de la perception sensible[69] ». Bref, le symbole objectal de l’ombre n’est pas simplement une réalité sensible et, parallèlement, l’acte du prisonnier n’est pas purement aisthétique, ce que Corinne P. Sze résume très justement en disant que « l’emploi de la vue dans la Caverne ne représente plus seulement la vision ; la vue dans l’allégorie représente maintenant une faculté qui produit l’opinion et rien de plus, et le monde visible dans l’allégorie représente le monde de la perception et de l’opinion[70] ». Ceci revient à dire que « la condition enchaînée ne représente pas seulement la vision mais une disposition mentale complète[71] ».

Dans le contexte de l’allégorie, si l’on prend le mot « objet » dans son acception courante, à savoir comme réalité sensible, le passage de C1) à C2) ne témoigne donc pas d’une évolution objective et, en ce sens, les deux premières étapes de l’allégorie ne servent pas à marquer des degrés d’être ou de réalité sensible. Et si C1) et C2) se partagent le même référent, τὸ αἰσθητόν, indifféremment naturel, artificiel ou technique, le progrès que va réaliser le prisonnier tout juste libéré relève d’un ordre qui, à notre avis, n’a pas été reconnu par la critique, et qui semble pourtant être immédiatement déductible de l’image platonicienne. Que le prisonnier se tourne, c’est entendu, et l’image semble suffisamment claire pour que d’aucuns ne voient là autre chose que le signe d’un bouleversement ou d’un progrès, dans la mesure où l’allégorie rend compte d’une rupture libératrice violente et d’une ascension progressive[72]. Mais que signifie « se retourner » et « progresser » dans un monde sensible et senti où le devant et le derrière de la scène génèrent par essence et aussi loin que va la ligne d’horizon des jugements qui articulent les data de la perception entre eux et qui aboutissent à la structuration d’un monde phénoménal aliéné à la sensibilité humaine ? Que signifie, dans l’espace épistémo-judicatif de la vie physique, « briser des chaînes », quand il ne peut être question, parce que la route est longue et ascendante, de confondre cette libération avec la possibilité d’un accès immédiat au monde de la vie théorique dans lequel évolueront plus tard plus ou moins parfaitement le scientifique[73] et le philosophe[74] ? Il ne peut s’agir d’entamer un « pèlerinage[75] » qui conduirait vers d’autres catégories d’objets sensibles, lesquelles s’offrent déjà toutes au regard des êtres enchaînés. Si degrés de réalité sensible il y avait, il faudrait en déduire qu’il existe également des degrés de sensation, ainsi que des sensations inactuelles chez l’homme ordinaire, et le progrès dialectique par lequel on passerait d’un type d’opinion à un autre serait entièrement subordonné au passage d’un type de perception sensible à un autre. Si, donc, ce sont bien d’autres objets, « plus réels » (515d), que le prisonnier atteint après s’être retourné, c’est à titre métaphorique seulement que l’on peut s’exprimer ainsi, dans la mesure où le véritable « objet » du prisonnier est un jugement sur les apparences. Le prisonnier change donc « d’objet » en ce qu’il modifie son jugement, et ce sont finalement des degrés d’être ou de réalité qui distinguent C1) et C2), à condition de préciser qu’il s’agit là de réalités judicatives différentes.

Quant à savoir si ces étapes marquent une évolution dans la modalité d’appréhension de la réalité sensible, tout dépend de ce que l’on entend par « modalité d’appréhension ». Si l’on veut caractériser ainsi deux façons d’appréhender la réalité et donner pour traduction de ces deux modalités l’intuition et le jugement, on ne peut soutenir que le prisonnier en C1) voit intuitivement une réalité, tandis qu’il la juge en C2) (bref, que s’opère une mutation méthodologique), étant donné que les prisonniers en C1) portent un jugement[76] sur les ombres et que le prisonnier libéré en C2) voit (βλέπειν) les objets qui défilent à présent sous ses yeux[77]. Voir et juger le sensible, notre prisonnier le fait en C1) comme en C2), et la distinction méthodologique, s’il en est une, ne peut reposer sur cette différenciation. La même question resurgit alors : s’il voit la même réalité et juge avant et après avoir été libéré, en quoi sa conversion peut-elle consister, sinon en une altération du jugement prédicatif sensible ? En ce sens, de même qu’il change d’objet en ce qu’il modifie son jugement, de même le prisonnier change-t-il de méthode en ce qu’il modifie ce même jugement. Bref, soutenir qu’il change d’objet ou qu’il change de méthode lorsqu’il se tourne vers les objets reflétés, c’est, dans notre interprétation, dire une seule et même chose. Eu égard à tout ceci, nous répondrons en ces termes à la question que nous posions au début de cet article concernant la nature formelle du progrès entre C1) et C2) : le prisonnier change formellement d’objet et de méthode, mais le référent, identique, reste le sensible. Dans la sphère sensible où se meut l’opinion, la conversion du prisonnier s’avère ainsi être une altération du jugement prédicatif sensible primaire en un jugement prédicatif sensible moins primaire. Ainsi conserve-t-on la notion de progrès dialectique dans une vision cohérente de l’allégorie.

III. Le problème du nombre d’étapes dans la caverne

Selon les interprètes qui se sont essayés à déterminer les étapes du texte de la Caverne, les limites de la seconde étape oscillent, pour résumer l’ensemble des tendances interprétatives en général, entre le moment où le prisonnier est libéré de ses chaînes[78] et celui où il est tiré « avec violence » (βίᾳ) « vers la lumière du soleil » (εἰς τὸ τοῦ ἡλίου ϕῶς[79]), si bien que C2) englobe plus ou moins vaguement les symboles restants présents à l’intérieur de la caverne. Élucider la façon dont il faut comprendre le symbolisme de C2) est une chose, mais il semble au préalable impératif d’examiner s’il convient ou non d’attribuer autant d’extension à la deuxième étape. Considérons en premier lieu les objets symboliques, suivant l’ordre selon lequel ils apparaissent dans le texte. Il est tout d’abord question de la lumière d’un feu, situé sur une hauteur au loin, qui brûle derrière les prisonniers[80], d’une route élevée[81], d’un petit mur construit le long de la route[82] puis, le long de ce mur, des hommes, silencieux ou pas, portant des objets de toute sorte[83], des statuettes de pierre, de bois ou autre représentant des hommes et des animaux[84], lesquels objets défilent[85] et sont dits « plus réels » que les ombres[86]. Enfin, il sera question de la lumière du feu elle-même[87], et une précision sera donnée concernant la route menant au feu, puisque son ascension sera dite « rude et escarpée[88] ». Concernant les actions symboliques, le prisonnier est d’abord détaché (λύειν[89]), contraint soudainement de se relever, de tourner le cou, de marcher et de lever les yeux vers la lumière[90], autant de gestes qui le feront souffrir (ἀλγεῖν[91]). À présent tourné, il voit de façon droite[92] les objets qui défilent sur le mur, et on l’oblige à dire « ce que cela est[93] ». Puis, contraint de regarder (βλέπειν) la lumière, il souffre (ἀλγεῖν) des yeux, pour fuir (ϕεύγειν) la vision de son nouvel objet, retournant (ἀποστρεϕόμενον) ainsi à la vision des ombres[94].

À mettre en corrélation les actes présents dans l’image et les symboles d’objets qui leur sont liés, on s’aperçoit rapidement que le prisonnier récemment libéré marche sur la route (en aval et en amont du mur), voit les objets animés par les marionnettistes, dit sous la contrainte ce que sont ces objets, regarde la lumière du feu et, enfin, regarde de nouveaux les ombres. Sont donc globalement expérimentés par notre homme le chemin ascendant, les objets en tant qu’ils sont vus et jugés et leurs ombres en tant qu’elles sont vues seulement, comme le sera la lumière du feu. La multitude d’objets et d’actes présentés dans ce passage de l’image laisse présager plusieurs difficultés qui n’existaient pas en C1), où le prisonnier n’avait pour objet que l’ombre ou l’écho des voix des marionnettistes, c’est-à-dire des reflets sensibles que nous avons compris comme les jugements sur les apparences sensibles, δόξαι, et parmi lesquels nous avons pu reconnaître entre autres les caractéristiques du jugement prédicatif accidentel.

Tous les symboles objectaux qui font face au prisonnier en C1) sont expérimentés par lui, ce qui n’est plus le cas ici. Car, si l’on prend le texte à la lettre, ni le mur, ni les marionnettistes ni le feu ne sont vus par le prisonnier, qu’il monte des ombres vers le feu ou qu’il fasse le chemin inverse. Bien qu’imagés, les marionnettistes sont, dans l’expérience ascendante ou descendante du prisonnier, invisibles pour lui, ou du moins ce moment est soustrait de la description[95]. Par ailleurs, si le prisonnier enchaîné en C1) ne voyait et jugeait qu’un seul objet, étant donné l’immobilité à laquelle il était astreint, il est à présent en mesure de porter son regard sur plusieurs objets catégoriquement distincts et géographiquement distants dans la mesure où sa délivrance le rend mobile. Ce qui, à strictement parler, signifie que ce qu’on caractérise comme C2) comporte en réalité plusieurs moments : l’expérience des objets et « par suite[96] » celle de la lumière, qui ont pour moment transitoire celle de la route. Mais ce n’est pas tout. En effet, avant d’atteindre le monde extérieur, il se peut que le prisonnier retourne auprès de ses anciens compagnons captifs[97]. Il s’agit là de trois moments vécus distincts, c’est-à-dire de trois moments au cours desquels le prisonnier se retrouve face à un objet différent à chaque fois, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse de trois étapes (ce qui conduirait à reconnaître que, pour le seul intérieur de la caverne, il existe quatre étapes, et ce serait là un obstacle majeur à une compréhension quadripartite de l’allégorie tout entière). De plus, s’il y a correspondance stricte entre le texte de la Caverne et celui de la Ligne et que C2) a pour corrélat L2) (πίστις), il faudrait également entendre le pathème pistique non pas comme singulier, mais comme pluriel dans ses modalités. Ces quelques exemples montrent aisément que le texte fait obstacle au lissage effectué par les commentateurs, et met en avant la difficulté qu’il y a à dégager in fine la signification, voir l’unité de C2) qui n’a pas, à l’instar des autres étapes de la Caverne, cette clarté géométrique permettant une lecture plus différenciatrice des différents pathèmes de la Ligne en République VI.

Il est cependant intéressant d’analyser comment ces détails ont été lissés par l’interprétation en vue de donner un sens unitaire à C2), globalement compris comme le moment unique conséquent à une « conversion » du regard, exigence à laquelle nous ne nous soustrayons pas nécessairement, mais dont nous pouvons au moins discuter les motifs. Le plus souvent, la vision unitaire que proposent les interprètes n’est pas tant la conséquence d’un effort de synthèse des trois moments que nous avons distingués, mais l’occultation même de certains moments. Ce qui est en effet fréquent dans l’interprétation de C2) est la réduction de cette étape à la seule vision des objets qui défilent sur le mur, et c’est en s’appuyant couramment sur l’interprétation d’un seul symbole objectal que les interprètes ont rendu le symbolisme de la seconde étape de l’allégorie de la Caverne qui, non seulement comporte plusieurs moments objectaux expérimentés, mais aussi, corrélativement, plusieurs actes de la part du prisonnier, sans même parler des symboles, tels que les marionnettistes, dont il ne fait pas l’expérience. C’est donc, d’une part, au détriment de certains symboles présents dans l’allégorie qu’on a voulu comprendre le sens de C2) et, d’autre part, en mélangeant ce qui relevait de l’acte et ce qui relevait de l’objet, c’est-à-dire en faisant de la vision et des objets une vision-des-objets. Aussi, il est tantôt question (c’est là le cas le plus fréquent) de subordonner la compréhension de C2) à l’interprétation des objets qui défilent sur le mur, tantôt de la déterminer en fonction de l’acte par lequel on perçoit ces objets, sans que soit pour autant très nettement précisé ce qui relève de l’activité subjective du prisonnier et ce qui relève de la nature objective des symboles[98]. Il est parfois aussi question de dire ce que représentent les marionnettistes, alors qu’ils nesont pas un moment pour le prisonnier, et de donner à leur interprétation plus d’importance qu’à celle de l’acte, véritable moment épistémologique, par lequel le prisonnier regarde les marionnettes. Quant au feu et à la vision de sa lumière, on admet souvent implicitement l’appartenance de ces données à C2), sans pour autant dire avec précision pour quel motif. Enfin, le retour du prisonnier au monde des ombres reste sans doute le plus occulté par l’interprétation, retour à propos duquel elle dit fort peu de chose. Or, s’agissant de ce moment intermédiaire dans ce qu’on nomme C2), c’est à peine si l’on arrive à voir s’il relève bien de cette étape ou s’il s’agit d’un retour en C1). Les clés de lecture sont alors généralement trouvées, non pas dans le symbolisme lui-même, mais dans le texte de la Ligne qui précède celui de l’allégorie, ce qui facilite évidemment la prédétermination du nombre d’étapes qu’il faut retenir ou non dans la Caverne (mais c’est ce que notre postulat de travail nous interdit provisoirement de faire). On ne considère plus alors la spécificité des symboles, mais l’étape en elle-même qui doit, corrélativement aux pathèmes de la Ligne, figurer ces symboles.

La tendance la plus récurrente, répétons-le, est celle qui consiste à réifier la seconde étape autour de la vision des seules marionnettes dont les ombres sont projetées sur la paroi au fond de la caverne, et cette réduction à la vision des marionnettes dans l’interprétation de C2) est très largement inspirée du besoin impérieux de faire en sorte que

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soit vérifié et que les images de la Ligne soient à leur modèle ce que les ombres de la Caverne sont à leurs originaux[99]. Concernant enfin les modalités de cette réduction, certaines interprétations occultent radicalement les autres éléments symboliques au seul bénéfice des marionnettes[100], tandis que d’autres, plus soucieuses de rester proches du symbolisme, focalisent le sens de C2) sur les marionnettes sans négliger les autres symboles[101]. D’autres encore ont voulu donner plus d’extension à C2) en y incluant expressément le retournement du prisonnier et la vision des marionnettes. Des quatre étapes, C2) est alors « celle par laquelle la tête se retourne, permettant aux yeux de voir les marionnettes elles-mêmes[102] ». Et tandis que certains réifient exclusivement C2) autour de la vision des marionnettes, d’autres enfin admettent explicitement que C2) est à la fois vision des marionnettes et du feu[103].

Après avoir reconnu la difficulté qu’il y a à vouloir circonscrire le symbolisme propre à la seconde étape, nous pouvons pour le moment modérer son importance sans nous exposer à de trop compromettantes interprétations, étant donné que le principal symbole commun à toutes les lectures reste celui des marionnettes et qu’on ne saurait discuter son appartenance à C2), puisque c’est le second symbole objectal que notre prisonnier a l’occasion d’expérimenter après celui des ombres, et puisque la rupture brutale des liens manifeste indubitablement le passage d’un moment à un autre dans la vie du prisonnier. Aussi, que les marionnettes représentent à elles seules la seconde étape épistémologique ou bien qu’elles n’en soient qu’un moment particulier, elles sont, dans tous les cas, la marque d’une seconde étape. Par prudence, au lieu de parler de l’interprétation du symbolisme en C2), qui demanderait encore à être délimitée, nous évoquerons la signification du moment des marionnettes, ce qui, pour la critique, revient au même.

Il nous a semblé important de souligner que la distinction que nous faisons entre C1) et C2) n’implique pas nécessairement que l’intérieur de la caverne est bipartite, comme le voudraient les partisans du parallèle strict entre la Ligne et la Caverne. Le problème de la délimitation stricte de C2) étant ouvert et sa résolution mise entre parenthèses, examinons à présent la façon dont il faut littéralement comprendre le moment des marionnettes, lequel a généré d’importants désaccords interprétatifs. Notons toutefois que ces désaccords se situent bien souvent au niveau de la simple affirmation et que les commentateurs se sont rarement attachés à légitimer leur position, sinon en calquant la signification de la πίστις en République VI sur celle de C2), jusqu’à faire des symboles objectaux de la Caverne des truismes bien entendus de tous. En cela, la critique que Maurice Vanhoutte émet à l’encontre de Léon Robin, selon laquelle ce dernier « cherchant à expliquer la signification de tous les détails de l’allégorie […] détruit ainsi le parallélisme bien construit[104] », reflète assez fidèlement l’attitude générale qu’ont pu avoir les commentateurs vis-à-vis du texte de la Caverne et de la signification de ses éléments.

IV. Nature formelle du symbole des marionnettes dans la caverne

Une première tendance interprétative épistémologique des θαύματα consiste à soutenir leur nature mathématique ou, pour le dire autrement, à soutenir que la vision des marionnettes symbolise le moment éducatif où le prisonnier découvre les réalités mathématiques[105]. Une seconde tendance, parfois confondue avec la première au point qu’il est possible de les identifier[106], veut que les marionnettes soient, d’une façon ou d’une autre, des Idées, et que le passage des ombres aux marionnettes symbolise la conversion de l’âme vers la sphère eidétique[107]. Qu’il s’agisse d’objets mathématiques ou d’Idées, la libération du prisonnier est alors comprise comme un dépassement de l’opinion commune, une sortie de la sphère doxique et sensible vers la sphère intelligible, si bien que « la seconde étape de la caverne ne signifie plus la simple observation humaine des choses sensibles, mais le commencement de la vie scientifique[108] ». Notons cependant que l’introduction du prisonnier dans la sphère mathématique peut, pour certains, ne pas vouloir dire pour autant que le prisonnier sort du champ doxique. Il s’agirait de l’acquisition d’une mathématique empirique, entièrement subordonnée au monde de la sensation, distincte d’une mathématique abstraite dont elle serait l’image et qui serait symbolisée par les ombres et reflets à l’extérieur de la caverne. Ces deux mathématiques renverraient respectivement à la πίστις et à la διάνοια, ce qui va à l’encontre de l’interprétation classique de la Ligne[109]. Loin de faire appel à cette non-concordance entre la Ligne et la Caverne pour permettre une objection, nous préférerons rappeler que Platon n’instaure jamais, dans l’allégorie, un rapport d’images à originaux entre les ombres et les marionnettes, et encore moins entre les marionnettes et les ombres et reflets extérieurs, ce qui n’invite pas le moins du monde à voir spécifiquement en C2) une mathématique inférieure appliquée au sensible calquée sur une autre mathématique dont elle serait l’image.

Si cette tendance penche généralement pour une pénétration de l’âme dans le monde intelligible, une autre, fidèle à l’idée que l’étape des marionnettes appartient à l’expérience sensible ou visible, penche en faveur d’une compréhension exclusivement doxique de l’étape des marionnettes, défendant globalement ainsi que, comme l’écrit John Malcolm, « la marche de C1 [les ombres] vers C2 [les marionnettes] doit être interprétée comme une avancée au sein du royaume Visible[110] » et que se tourner vers les marionnettes ne peut symboliser en aucune manière la connaissance des Idées[111], ni même celles de réalités intelligibles en général — mathématiques entre autres —, ce qui implique que la libération du prisonnier n’est pas réelle conversion, mais un simple progrès gnoséologique dans le monde de l’opinion. Sous l’unité de cette tendance se cachent pourtant plusieurs divergences. En premier lieu, la vision des marionnettes traduirait la vision d’un nouvel objet d’opinion plus réel que les ombres, objet rêvé ici, objet réel là[112], ce qui introduit un rapport d’image onirique à original sensible entre les ombres et les marionnettes. Le véritable monde sensible perçu tel quel se situe alors au niveau des marionnettes, et devient accessible à l’adulte sorti des rêveries propres à l’enfant qu’il était. C’est alors en C2) qu’on se « frotte à la réalité », dans toute la plénitude d’une prise de conscience de ce qu’est vraiment le monde ambiant, peuplé d’objets non plus fantomatiques merveilleux, mais réels. En second lieu, elle figurerait, non plus un nouvel objet d’opinion, mais une nouvelle façon d’opiner le même objet, ce moment symbolisant alors, comme le soutient Henry Jackson, celui où le prisonnier devient conscient de la subjectivité des sensations qu’il prenait pour objectives en C1[113]), ou bien, à l’instar de J.E. Raven, celui où le prisonnier est à même de « formuler ses propres opinions sur les objets et les actions relatifs au monde sensible[114] ».

Malgré toutes les divergences concernant l’interprétation de C1), la condition initiale du prisonnier enchaîné reste unitairement celle d’un homme ordinaire, « comme nous », aliéné à la sensibilité et à l’opinion. Entreprendre de caractériser C2), en revanche, fait surgir de nombreuses questions, principalement celle de sa délimitation et celle de son appartenance ou non à la δόξα. À défaut de dire encore clairement ce que symbolisent les marionnettes et ce que nous retenons des lectures de nos prédécesseurs, au moins pouvons-nous toutefois avancer que nous rejetons :

  1. non pas la première tendance qui soutient le début de la vie scientifique en C2), mais l’idée qui se dessine en elle, selon laquelle τὰ θαύματα représentent des réalités non sensibles, ainsi que l’idée selon laquelle la libération, μεταστροϕή émancipatrice, est une conversion spécifiquement mathématique ou eidétique[115], appliquée au sensible ou non ;

  2. non pas la seconde tendance qui maintient la nature sensible et doxique des marionnettes, mais l’aveu d’une dualité réelle et objective au sein du champ de l’opinion, c’est-à-dire l’identification des symboles objectaux de la caverne (les ombres et les objets reflétés) à des réalités sensibles plus ou moins réelles distinctes les unes des autres, ainsi que la reconnaissance d’une double modalité du jugement d’opinion comprise comme une opposition entre un jugement subjectif en C1) et un jugement objectif en C2).

Nous avons déjà formellement distingué la première étape de la seconde en caractérisant les symboles objectaux comme des modalités judicatives, symboles qui ne sauraient a contrario être compris comme des objets physiques catégoriquement duels. S’il est vrai que la caverne illustre le monde de l’opinion, celui de l’amateur de spectacles sensibles en général, le progrès métaphoriquement objectal est à entendre littéralement comme un progrès relatif à la façon dont τὰ ὁρώμενα peuvent être opinés, savoir traduits dans un jugement. Aussi, lorsque Platon écrit que τὰ θαύματα sont des « objets plus réels » que les ombres et que le prisonnier tourné vers eux voit à présent plus droitement[116], il faut comprendre par « objet plus réel » un référent sensible plus adéquatement jugé que celui du prisonnier enchaîné, et par « voir » l’acte prédicatif doxique (traduisant la perception en opinion) qui permet ce jugement. N’admettant pas que la vision des marionnettes, comme l’entend la première tendance, puisse figurer la vision d’un intelligible, nous rejetons de facto que C2) soit l’espace gnoséologique où la ψυχή humaine articule, au sein d’un jugement, un datum épistémique à un datum de sensation. Car, si l’intérieur de la caverne représente la δόξα, le prisonnier qui y évolue ne peut avoir pour objet τὸ ὄν, ou bien un jugement l’impliquant à titre du sujet ou de prédicat, étant donné que seule l’ἐπιστήμη atteint τὸ ὄν[117]. De même, il ne peut avoir pour objet un αἰσθητόν, mais un jugement, intermédiaire entre l’ignorance sensorielle et la science[118], qui n’autorise en aucun cas la prédication d’un intelligible. Nous n’admettons pas davantage que cette vision des marionnettes figure, comme peut parfois l’entendre la seconde tendance, la vision d’une autre réalité sensible, laquelle est une, car on ne peut soutenir que la vision des marionnettes est un moment où l’esprit puiserait la matière de son jugement, savoir le sujet et le prédicat, dans une catégorie sensible qui serait distincte de la première, celle du prisonnier enchaîné. Tout notre problème semble ainsi pouvoir être résumé en ces termes : si le prisonnier ne juge pas et ne voit pas une autre catégorie sensible que celle immédiatement perçue par les sens, comme c’était le cas en C1) et s’il n’atteint pas l’être en ce qu’il se meut dans la δόξα, l’idée d’un progrès exprimé par le passage de C1) à C2) semble n’avoir plus aucun sens, et on ne voit plus très bien ce que symbolisent les chaînes, ni quel est le sens de la μεταστροϕή. Il devient alors facile de nous objecter que notre perplexité trouve sa raison dans un entêtement à vouloir comprendre l’épistémologie platonicienne : a) à partir d’une allégorie à laquelle Platon assigne précisément un rôle simplement allégorique, b) en ignorant, contre toute évidence, les images qui la précèdent et dont la lecture serait, selon la critique, propédeutique, et c) en maintenant coûte que coûte, d’une façon qu’on pourrait juger anachronique, l’idée que le progrès du prisonnier est d’ordre judico-prédicatif. Nous allons voir qu’il n’en est rien et que, contre toute apparence, c’est cette façon de rendre compte du progrès du prisonnier qui, pour autant qu’on peut le prétendre, sauve le texte des contradictions dont le bilan des interprétations épistémologiques a fait état.

Le texte de l’allégorie commence par la présentation du thème qui l’occupe, savoir la nature humaine selon qu’elle est éclairée, ou non, par l’éducation (514a1-2). Viennent ensuite l’image descriptive proprement dite (514a3-515a3), puis les aventures du prisonnier qui viendrait à être libéré (515a3-517a8). Ceci appelle deux remarques. D’abord, si le thème annoncé présente littéralement l’image, il faut en déduire une adéquation stricte entre eux, de telle sorte que l’éducation et le manque d’éducation doivent être deux modalités figurées dans la description : la nature humaine éclairée par l’éducation est nécessairement symbolisée par des éléments de cette image, ce qui implique que la παιδεία renvoie à une étape dans la caverne. L’ἀπαιδευσία est, on le sait, représentée en C1[119]). Par suite, la réalité qui se trouve juste derrière le prisonnier enchaîné devrait figurer le moment éducatif dans son ensemble, et le prisonnier tout juste libéré un citoyen possédant un savoir qui n’est pas accessible à l’homme ordinaire peu éduqué. Si tel n’était pas le cas, le thème ne renverrait pas à la description de l’ἄτοπος εἰκών[120]. Ensuite, le cheminement du prisonnier libéré dépasse de loin le seul cadre de l’image proposée, laquelle se limite à l’intérieur de la caverne, tandis que son aventure se poursuit au-delà du lieu décrit. Nous avons par ailleurs établi que l’étape des marionnettes ne saurait inclure une connaissance de type prédicatif impliquant un intelligible à titre de sujet ou de prédicat, ni une autre réalité sensible que celle déjà accessible en C1). Il faut donc en déduire qu’au niveau des marionnettes, le prisonnier possède une éducation, un savoir portant sur le sensible qu’ignore l’homme ordinaire, mais qu’il s’agit d’une connaissance du même référent[121].

La compréhension de ce progrès, et donc des moments qui le scandent, n’est possible que si l’on resitue l’orientation de cette marche ascendante à partir des deux termes extrêmes, celui dont on part et celui auquel on veut arriver, un peu comme lorsqu’on veut tracer une ligne droite entre deux points pour repérer certains points intermédiaires dans un trompe-l’oeil. Si le terme premier est sans conteste le savoir primaire et restreint du prisonnier enchaîné, c’est-à-dire une connaissance portant immédiatement sur le sensible ne requérant pas l’enseignement d’un savoir spécifique, le terme ultime n’est pas l’éducation finale que les hommes reçoivent à l’intérieur de la caverne. Il est à trouver en dehors des éléments présents dans la description elle-même, ce qui suggère évidemment que Platon considère que le point à atteindre dépasse de loin la simple éducation qui éclaire le citoyen, ou que l’éducation ne peut tout faire dans la connaissance de celui qui saura conduire sa marche vers ce terme ultime. Ce terme, suffisamment connu de tous, est, métaphoriquement, le soleil qui brille à l’extérieur de la caverne[122]. La façon dont Platon présente le symbole du soleil sera donc à même de nous renseigner sur l’orientation de la marche dialectique, telle qu’elle doit être comprise, et par conséquent d’ancrer le sens de la démarche entière. Qu’en est-il exactement ? On admet généralement que le soleil dans l’allégorie est une image du Bien, lequel, dès République VI 508e3-4, est dit « αἰτίαν δ᾽ ἐπιστήμης […] καὶ ἀληθείας », cause du savoir, parallèlement au soleil physique, αἴτιος de la vue sensible[123]. Cette caractérisation du Bien-soleil comme cause réapparaît en République VII 516bc, où il figure l’αἴτιος des ombres de la caverne ; et en 517bc, où il est à présent compris comme l’αἰτία de toute chose. Être en marche vers le Bien-soleil paraît donc vouloir signifier tendre vers la connaissance de la cause de toute chose, s’engager dans la recherche de la cause ultime de l’essence et de l’existence[124]. Eu égard à la finalité de cette libération dialectique progressivement accomplie — et pour autant qu’on subordonne la compréhension du parcours à sa finalité —, ancrer le sens de la marche ascendante du prisonnier dans un type d’explication causale devrait répondre adéquatement à la question de la nature épistémologique du savoir recherché au cours des étapes ultérieures à C1) et, plus proche de ce qui nous occupe actuellement, de la nature du savoir recherché dans l’étape des marionnettes. Au simple niveau de l’image symbolique, cette concordance se trouve confirmée du fait que rien n’empêche, bien au contraire, de voir dans les marionnettes une nature fondamentalement causale : la première évidence qui devrait sauter aux yeux est, en effet, que les marionnettes sont avant tout les causes des ombres, étant donné que, d’après l’image, leur fonction satisfait à celle de l’αἰτία. En effet, l’αἴτιον est ce qui produit (τὸ ποιοῦν) un effet sans se confondre avec lui[125], ce par quoi une chose vient à exister ou à naître[126], de telle sorte que τὸ ποιοῦν et τὸ αἴτιον ne font qu’un[127]. Comment ne pas reconnaître là, conjointement à celle du feu situé plus haut, la fonction des marionnettes vis-à-vis des ombres au sein du monde sensible, et ne pas voir, dans la distinction des symboles objectaux, parallèlement à la distinction prédicative, l’illustration métaphorique de la distinction logique entre la cause et son effet ? De sorte que, dans l’unité de la sphère sensible, les ombres symboliseraient un jugement non causal, et les marionnettes un jugement impliquant la cause sensible de ces ombres. Ceci inciterait à penser que le retournement métaphorique du prisonnier exprime littéralement le début du régime causal du logos scientifique prédicatif, la première réalisation d’un jugement scientifique portant l’accent sur les causes de la génération.

À mettre ainsi en corrélation l’étape des marionnettes et une appréhension des causes physiques, il devient possible de donner une traduction épistémologique cohérente du symbole des marionnettes, en résolvant cette difficulté de premier ordre, insuffisamment soulevée selon nous par l’interprétation : comment le prisonnier peut-il être libéré et tourner son regard vers une autre réalité sans pourtant changer de référent et sans sortir du champ de l’opinion et de la sphère phénoménale du monde visible ? Ce vers quoi le prisonnier tout juste libéré tourne son regard lorsqu’il regarde ces « objets plus réels » que sont les marionnettes, ce sont les causes des objets de sa perception immédiate, ou, plus exactement, les marionnettes symbolisent un jugement d’opinion au sein duquel la cause sensible des objets sensibles est recherchée (contrairement à ce qui a lieu dans les activités doxiques du prisonnier enchaîné). Plusieurs points peuvent alors s’éclairer d’eux-mêmes.

Cette lecture présente l’avantage de saisir la raison pour laquelle le monde sensible, unique, se présente sous une forme duelle dans l’allégorie de la Caverne. On se garde ainsi : a) de voir un rapport de copie à original entre le moment des ombres et celui des marionnettes ; b) d’introduire des data intelligibles dans la caverne. Ainsi, si l’activité doxique du prisonnier enchaîné consiste à traduire les data sensibles en λόγοι, celle du prisonnier tout juste libéré consiste à leur attribuer une cause parmi les data aisthétiques immédiatement perçus, de telle sorte que le référent, τὸ αἰσθητόν, reste le même ; c’est d’ailleurs le référent de la δόξα dans l’ensemble de la caverne. Certes, au niveau métaphorique, le prisonnier enchaîné ne voit pas ces objets situés derrière lui. Mais, ce n’est pas en tant qu’objets sensibles que leur vision reste cachée, c’est en tant que causes exprimées dans un jugement : compris comme objets des sens, ils ne sauraient échapper à son regard[128] ; mais entendus comme causes, son absence d’éducation ne lui permet pas de les saisir et de les juger comme telles. La difficulté, déjà soulignée, consiste en ce que l’allégorie — parce qu’allégorique — suggère de prime abord une identification des symboles objectaux à des réalités, alors que ces symboles manifestent un jugement possible sur le réel, en même temps qu’ils figurent le référent sensible en général, celui qui est accessible dans la caverne. Ici, ce n’est pas tant l’aspect référentiel aisthétique qui échappe au prisonnier que l’aspect judicatif, redoublé d’une compréhension causale de son référent. Ce qui échappe au prisonnier enchaîné, ce qu’il ne peut saisir, ne peut donc être le référent qu’il n’a jamais cessé d’avoir sous les yeux, mais sa nature causale possible et, de façon conjointe, le jugement impliquant la cause[129]. C’est à cette seule condition que l’on peut comprendre en quoi le prisonnier enchaîné ne voit pas la réalité sensible située derrière lui. Aussi, la dichotomie métaphorique entre les différents symboles objectaux ne vise pas à nous montrer que le monde sensible possède deux catégories d’objets — l’une accessible aux hommes peu éduqués et l’autre à celui qui a reçu une certaine éducation. Elle vise à mettre en avant que le monde sensible peut-être jugé avec plus ou moins de savoir, selon qu’on possède une certaine éducation ou non. Les marionnettes ne sont pas plus réelles (μᾶλλον ὄντα, 515d3) que les ombres en ce qu’elles sont objectalement porteuses de plus de réalité, mais en ce qu’elles les produisent et en ce que leur « vision » traduit littéralement l’acte permettant de juger le monde aisthétique en termes de causalité, c’est-à-dire selon un jugement plus droit, premier signe d’un balbutiement scientifique. Tout comme les ombres, les marionnettes, symboles objectaux elles aussi, représentent littéralement une manière, ici plus droite, d’articuler logiquement le réel. C’est de cette façon, semble-t-il, qu’il faut comprendre les propos de Platon lorsqu’il dit que notre prisonnier est à présent tourné vers des objets « plus réels », πρὸς μᾶλλον ὄντα (515d3).

Sans sortir de la sphère de l’opinion qui juge selon les apparences sensibles, il devient alors possible de diviser le monde de la δόξα selon deux normes judicatives symbolisées par deux moments objectaux dans la caverne tout en préservant l’unité de la sphère doxique et du monde sensible illustrés par la caverne, puisque le référent est, ici et là, le même sensible. La distinction formelle que nous avons établie entre C1) et le moment des marionnettes en termes de distinction judicative peut désormais recevoir son contenu : le prisonnier enchaîné regardant les ombres juge le sensible en articulant choses et qualités immédiatement perçus par l’αἴσθησις dans un acte prédicatif, alors que le prisonnier tout juste libéré regardant les marionnettes juge le sensible en articulant dans son jugement la cause et l’effet, tous deux percepta, à l’instar des physiciens. Ce nouveau symbole objectal, « ὅ τι ἔστιν[130] », est la cause des ombres attribuée à un sujet situé au niveau des ombres[131].

Ensuite, il devient possible d’établir clairement la signification dont il faut créditer la rupture des chaînes. La libération, μεταστροϕή, marque un réel progrès épistémologique, puisqu’une science, empirique certes, s’annonce avec elle. Mais elle n’est certainement pas une conversion philosophique, si l’on entend par « philosophie » l’aptitude à saisir l’εἶδος. Ainsi comprise, la μεταστροϕή de République VII renverrait à la conversion du regard vers les causes de la génération, de la corruption et de l’existence des êtres sensibles telles qu’elles sont exposées dans le Phédon[132]. Cette conversion aurait eu lieu à ce moment de jeunesse non précisé dans le texte, où Socrate se serait pris d’intérêt « περὶ ϕύσεως ἱστορίαν » (96a8) en vue d’étudier « περὶ γενέσεως καὶ ϕθορᾶς τὴν αἰτίαν » (95e9). La première navigation (πρῶτος πλοῦς) dans la recherche des causes, qui met fin à un moment épistémologique sans grand intérêt, peut se présenter sous la forme d’une découverte solitaire ou encore sous celle d’un apprentissage auprès d’autrui, conformément à ce qui est dit dans le Phédon[133]. Mais, dans les deux cas, le but de la recherche est le même : tenir un discours sur les choses de la nature, non plus comme elles apparaissent, mais en considérant d’où elles proviennent. La μεταστροϕή se comprend alors comme un véritable revirement dans la façon dont il convient de concevoir le réel, comme le dépassement d’un premier discours consignant les phénomènes vers un autre discours qui inaugure la question de leur origine[134]. Aussi, à la question τί ἐστι — confinée dans la sphère doxique — à laquelle répond accidentellement le prisonnier enchaîné en articulant choses et qualités accidentelles dans la syntaxe de son discours, se substitue la question διὰ τί (ou διότι[135]) à laquelle répondra le prisonnier en articulant, cette fois-ci, choses et causes dans une nouvelle syntaxe, épistémologique dans son fondement. Il ouvre ainsi la question de l’antériorité du « cela » dans le discours et la première enquête sur la cause[136]. En ce sens, la μεταστροϕή est un moment capital dans la marche ascendante, puisqu’elle porte en elle le germe et le génie de toute la démarche à venir, l’élan libérateur qui, au fil des insatisfactions successives et encore insoupçonnées de notre prisonnier fraîchement libéré, affinera la question de la cause jusqu’à son point d’achoppement, la découverte de la cause première de l’essence et de l’existence de tout. Bref, cette libération, malgré les premiers pas maladroits qu’elle permet dans la physique ancienne, n’en porte pas moins en elle la gestation de toute science et de tout savoir, l’instant crucial où l’âme humaine, toute prise qu’elle est au sein d’un jugement d’opinion, est guérie de son ἀϕροσύνη[137]. Cette libération est, sinon philosophie, un désir naissant de connaître dont les tenants et aboutissants sont illustrés métaphoriquement par le texte de la Caverne[138].

Dans le cadre d’une lecture épistémologique de l’allégorie de la Caverne, sans présumer du nombre d’étapes que le prisonnier expérimente intra muros ni du parallèle entre la Ligne et la Caverne, nous sommes assurés que le prisonnier fait deux expériences consécutives, qui sont métaphoriquement la vision des ombres et celle des marionnettes. Ces deux symboles, parce que métaphoriques, demandaient à être interprétés de façon littérale, et l’interprétation que nous en avons donnée est d’ordre judicatif. Les ombres et les marionnettes ne sont pas les symboles de réalités sensibles objectives et distinctes, mais des symboles objectaux par lesquels Platon illustre une certaine dualité judico-prédicative dans la sphère de l’opinion. L’ombre symbolise un jugement de type accidentel dénué de toute valeur scientifique, et les marionnettes un jugement empirique de type causal reliant la cause à son effet, à l’instar de ceux proposés par les sciences de la nature en Phédon 95e et suiv. Parallèlement, les ombres comme les marionnettes, parce que situées dans le monde cavernal de l’opinion, figurent en général la réalité objective sensible, qui ne saurait être comprise comme catégoriquement duale. Ci et là, c’est toujours la même réalité qui est jugée, c’est le même référent que les deux types d’activités judicatives ont en partage. C’est en ces termes que nous pensons résoudre l’épineux problème que pose la division de l’intérieur de la caverne en plusieurs moments, et que nous croyons pouvoir concilier l’unité ontologique de la réalité sensible et la nature plurielle des moments épistémologiques qui portent l’homme ordinaire vers un certain type de savoir.