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Tournier… détourne, la chose est bien connue. Les personnages de ses grands romans, Robinson, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, Abel Tiffauges, dans le Roi des Aulnes, Alexandre dans les Météores sont des pervers. Ils ont tous pour caractéristique de voir autrement le réel et d’en présenter une interprétation inversive. Tournier a gardé de ses études de philosophie ce goût du système extrêmement cohérent qui sied bien au caractère de ses personnages. L’oeil du pervers exerce une particulière acuité pour repérer les indices symboliques dont le monde regorge et les élaborer en système, système où le détournement joue un rôle clé.

I. Le miroir du diable

Rappelons d’abord quelques points connus. L’inversion des valeurs est liée, chez Michel Tournier, à l’image du miroir du diable[1]. Ce miroir, Tournier l’a élaboré à partir d’un conte d’Andersen, la Reine des neiges, qu’il dit, dans le Vent Paraclet, l’avoir beaucoup influencé[2]. Dans ce conte, un miroir inventé par les diablotins inverse tout : le laid devient le beau, le mauvais devient le séduisant. Les petits diables le mettent sous le nez de Dieu, le miroir se brise, et un petit garçon reçoit un éclat dans l’oeil ; il verra désormais chez les humains la laideur et le ridicule.

C’est Abel Tiffauges, personnage principal du Roi des Aulnes, qui s’esquisse ainsi. Tiffauges, écrit J.‑B. Vray, est « une étonnante machine à interpréter[3] ». Pour lui, le monde est un champ de signes dont le décryptage consiste à repérer les phénomènes d’inversion maligne ou bénigne. Tiffauges repère l’inversion maligne qui est à l’origine des valeurs reconnues dans la société ; il procède à l’inversion bénigne qui consiste, dit-il, « à rétablir le sens des valeurs que l’opération maligne a précédemment retourné[4] ». Le héros pervers tournérien est donc celui qui sait inverser, dans la lecture qu’il fait du monde, les valeurs mauvaises proposées par la société comme naturelles et normatives, dans des institutions comme l’Église ou l’armée[5].

La technique de la photographie, dont on sait que Tournier est féru, vient à l’appui du système des inversions. Abel Tiffauges se promène avec son Rollei à la main, qu’il porte d’ailleurs en lieu et place du sexe, et caresse entre ses cuisses[6]. Et la photographie fournit une merveilleuse parabole des possibles en matière d’inversion : négatif vs positif, cheveux clairs, visage sombre vs cheveux sombres, visage clair ; inversion de la droite et de la gauche comme dans un miroir, renversement haut-bas sur les plaques des vieux appareils, etc.[7].

II. Un monde sans autrui

Gilles Deleuze a consacré une étude au roman de Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique[8]. Il y parle du monde sans autrui comme caractéristique du héros pervers. La thématique du monde d’autrui apparaît d’ailleurs dans le roman, quand Robinson se demande s’il pourra bien se réhabituer à la civilisation après tant d’absentéisme : « C’était cela autrui : un possible qui s’acharne à passer pour réel. Et qu’il soit cruel, égoïste, immoral de débouter cette exigence, c’est ce que toute son éducation avait inculqué à Robinson, mais il l’avait oublié pendant ces années de solitude, et il se demandait maintenant s’il parviendrait jamais à reprendre le pli perdu[9] ».

Le monde du pervers, écrit Deleuze, est celui d’un violent face à face, non médiatisé, entre le soleil et la terre. La conscience ne découvre pas dans le monde terrestre son autrui, mais un autre monde qui produit son double lumineux. Vendredi est, pour son maître, « tout autre qu’autrui » un double lumineux de Robinson, être terrien[10].

Au plan de la sexualité, Deleuze souligne un certain nombre de caractéristiques, dont celle-ci ; le monde du pervers évite au désir le détour par un corps :

Instaurer le monde sans autrui, redresser le monde (comme Vendredi le fait, ou plutôt comme Robinson perçoit que Vendredi le fait), c’est éviter le détour. C’est séparer le désir de son objet, de son détour par un corps, pour le rapporter à une cause pure : les Éléments. « A disparu l’échafaudage d’institutions et de mythes qui permet au désir de prendre corps, au double sens du mot, c’est-à‑dire de se donner une forme définie et de fondre sur un corps féminin ». Robinson ne peut plus s’appréhender lui-même, ou appréhender Vendredi, du point de vue d’un sexe différencié[11].

Ces considérations faites sur le roman Vendredi ou les limbes du Pacifique méritent d’être gardées à l’esprit quand on s’intéresse, dans l’oeuvre de Tournier, à ses interprétations de la Genèse et des personnages d’Adam, Ève, Abel et Caïn. L’originalité de mon intervention consistera à apporter ma connaissance technique des textes bibliques pour mieux comprendre leur prise en charge dans l’esthétique et l’éthique tournériennes dont la description a fait l’objet d’études détaillées auxquelles je ne prétends pas ajouter grand-chose.

III. Le détournement du mythe biblique des origines

La Bible, on le sait, est très présente dans l’oeuvre de Tournier. Elle l’est sous forme d’hypertextualité, si l’on entend par là, avec Genette, le lien entre un texte-source (hypotexte) et un texte nouveau qui n’est pas le commentaire du premier, l’hypertexte donc[12]. Entrent dans cette catégorie, pour n’en rester qu’aux romans : Gaspar, Melchior et Balthazar (1983) et Éléazar ou la source et le buisson (1996). Mais la Bible est présente un peu partout dans l’oeuvre sous forme de citations, d’allusions explicites ou implicites, de récritures sous formes de contes ou légendes, voire de commentaires. Concernant la Genèse, avec des personnages comme Adam, Ève, Caïn, Abel, Jacob, Ésaü, signalons, sans prétendre être exhaustif[13] :

  • Vendredi ou les limbes du Pacifique : Caïn et Abel, p. 176. Vendredi fait l’amour avec l’île et Robinson a des envies de le tuer.

  • Le Roi des Aulnes, p. 29-32 sur la création d’Adam et Ève ; p. 50-51 et 64 sur Caïn et Abel. Voir encore p. 371 sur Abel le nomade, sans racines, et Caïn qui a versé le sang.

  • Les Météores : à l’institution Sainte-Brigitte qui regroupe des handicapés, réflexions de soeur Béatrice et de soeur Gotama sur la langue originelle, et sur les tâtonnements divins dans l’acte de création, p. 55-66 ; prêche du curé sur Abel et Caïn, p. 594-595.

  • Le Coq de Bruyère : « La famille Adam », p. 12-25, sorte de conte palimpseste du mythe de la Genèse ; « La fugue du Petit Poucet », p. 47-65, présenté comme un « conte de Noël » et qui réinvestit les figures de l’Éden et des arbres.

  • Gaspard, Melchior et Balthazar, où Balthazar développe d’idée d’une différence entre l’image et la ressemblance, p. 47-54.

  • Le Médianoche amoureux : « la légende de la musique et de la danse » et « la légende des parfums », p. 282-293. Ces légendes étiologiques relient à Adam les origines de la musique, de la danse et des parfums.

  • Le Miroir des idées, qui expose parmi les paires d’idées essentielles « le nomade et le sédentaire », p. 62-64.

  • Éléazar ou la source et le buisson[14], avec son héros Éléazar qui est berger, p. 14.

IV. L’interprétation des origines par Tiffauges

Il n’est pas dans mes intentions d’examiner chacun de ces textes. Ma réflexion partira d’un passage essentiel du Roi des Aulnes. Écrivant, dans son journal, des considérations sur le corps de sa compagne Rachel, Tiffauges se livre à une réflexion générale sur le corps de la femme, son sexe, montre comment l’on est passé de l’hermaphrodisme originel à la séparation en deux sexes. Voici le passage où l’intertextualité avec la Genèse se noue :

La Bible jette sur cette question une étrange lumière. Quand on lit le début de la Genèse, on est alerté par une contradiction flagrante qui défigure ce texte vénérable. Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il les créa mâle et femelle. Et Dieu les bénit, et il leur dit : « Soyez féconds, croissez, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la… » Ce soudain passage du singulier au pluriel est proprement inintelligible, d’autant plus que la création de la femme à partir d’une côte d’Adam n’intervient que beaucoup plus tard, au chapitre 2 de la Genèse. Tout s’éclaire au contraire si l’on maintient le singulier dans la phrase que je cite. Dieu créa l’homme à son image, c’est-à‑dire mâle et femelle à la fois. Il lui dit : « Crois, multiplie », etc. Plus tard, il vit que la solitude impliquée par l’hermaphrodisme n’est pas bonne. Il plonge Adam dans le sommeil, et lui retire, non une côte, mais son « côté », son flanc, c’est-à‑dire ses parties sexuelles féminines dont il fait un être indépendant.

[…] Si telle est la vérité, il faut juger sévèrement la prétention du mariage qui est de ressouder aussi étroitement et indissolublement que possible ce qui fut dissocié. Ne réunissez pas ce que Dieu a séparé.

RA, 30-31

Tiffauges lit dans le texte biblique le passage de l’androgyne, ou mieux de l’hermaphrodisme, à la séparation des sexes. Il lui suffit pour cela d’une simple « inversion » de la lecture : homme et femme, il le créa, au lieu de homme et femme il les créa. Cette « androgynie » initiale lui permet d’une part d’exprimer la nostalgie de l’homme archaïque à la fois porte-femme et porte-enfant, d’autre part de récuser toute tentative de reconstitution d’union qui passerait par le mode éthico-social du mariage. L’écho de la phrase de Jésus « que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni » rôde autour du propos de Tiffauges : « On ne réunit pas ce que Dieu a séparé ».

On pense naturellement, en lisant le journal de Tiffauges, à Platon et au mythe de l’androgyne. Mais les propos du personnage ne recoupent que peu le mythe du Banquet. Le mot utilisé ici par lui est d’ailleurs hermaphrodisme et non androgynie comme dans le Banquet[15]. Dans le discours d’Aristophane, un des interlocuteurs du Banquet, l’androgyne apparaît comme un être fait de quatre pieds, quatre mains, quatre oreilles, et deux sexes différents[16]. De plus, il n’est qu’un des trois genres d’êtres primitifs que Zeus sera amené à couper en deux dans le but de les affaiblir. Hommes primitifs, femmes primitives et androgynes une fois coupés en deux expliquent étiologiquement le désir de l’homme pour l’homme, de la femme pour la femme, et, dans le cas de la séparation de l’androgyne, de l’homme pour la femme ou de la femme pour l’homme. Rappelons-nous enfin que le Banquet traite de l’amour, et c’est bien à l’appui de l’amour entre deux êtres, qu’ils soient masculins ou féminins, que la fable de l’androgynie est convoquée : « C’est donc sûrement depuis ce temps lointain qu’au coeur des hommes est implanté l’amour des uns pour les autres, lui par qui est rassemblée notre nature première, lui dont l’ambition est, avec deux êtres, d’en faire un seul et d’être ainsi le guérisseur de la nature humaine » (Banquet, 191 b).

Ces propos semblent assez loin des préoccupations de Tiffauges. La fascination pour l’homme porte-femme et porte-enfant l’emporte, me semble-t‑il, sur la célébration de l’amour, sous ses diverses formes, chargé de réparer la nature humaine. Tiffauges doute que le mariage puisse restaurer quoi que ce soit de l’Adam primitif, soit. Mais l’amour ? L’esthétique tournérienne voit comme une « chute » le dédoublement du simple. Elle focalise sur la fascination pour l’être archaïque, que nulle détermination sociale — et surtout pas celle du mariage — ne saurait évacuer. Platon aussi parle de chute puisque la séparation de l’androgyne résulte de l’hybris de cette créature que Zeus décide de contrer. Mais le mythe platonicien déclenche de substantielles réflexions sur le statut de l’amour humain sous ses diverses déterminations homophile ou hétérophile, l’enracinement des êtres aimants dans la cité, exhortant même, en raison de notre méchanceté qui nous valut la séparation originelle, à la piété envers les dieux et à un comportement qui prend « l’amour pour guide » (193 ab).

Il existe un autre texte, publié juste après le Roi des Aulnes dans les Nouvelles Littéraires, qui fait le rapprochement explicite entre le Banquet et la Genèse[17]. Tournier y raconte très fidèlement le discours d’Aristophane dans le Banquet après quoi il passe à la Genèse. « Au commencement, l’homme était double, nous apprend la Genèse. Dieu qui n’a pas de sexe défini, l’ayant façonné à son image, il était mâle et femelle à la fois. Dieu le bénit et lui dit : sois fécond, multiplie et domine sur les poissons de la mer […] ». La suite du récit développe le thème des arbres, arbres de la vie et de la connaissance du bien et du mal qui appartiennent au « verger divin » et sur lesquels porte l’interdit, arbres du jardin capables de donner des pouvoirs tels que l’ubiquité, l’omniscience, etc. Le récit insiste ensuite sur le fait que le premier homme étant androgyne : « […] il se faisait l’amour à tout propos et ne sortait pas de transports voluptueux — possédant-possédé — dont nos étreintes boiteuses ne sont qu’une pâle copie ». L’homme primitif se retrouva enceint de ses propres oeuvres, et cet homme-femme-enfant eut un tel sentiment de puissance qu’il douta de la menace de mort dont Dieu avait assorti l’interdit. Il mange donc de l’arbre de la connaissance. Et Dieu procède à deux opérations pour le contrer : il place sur le chemin de l’arbre de vie des chérubins qui lui interdisent d’y accéder, et il arrache un « côté » à Adam : « Il érigea en créature nouvelle toute la partie femelle de l’Adam archaïque et il l’appela Ève. Dès lors, c’en était fait des ambitions surhumaines d’Adam. Séparé de son propre sexe, condamné à une quête indéfinie d’une partenaire, il s’épuise à reconstituer l’ancêtre originel, bardé de son attirail sexuel au grand complet ». La fascination pour l’homme-femme-enfant de Tiffauges se retrouve donc ici dans la bouche de Tournier, de même que celle pour les voluptueux transports accessibles à cet être unique qui est à la fois possédant et possédé.

J.‑B. Vray voit dans ce texte un bel exemple du fonctionnement de l’intertextualité chez Tournier : intertextualité interne puisque ce qui était mis sur la bouche de Tiffauges dans le Roi des Aulnes passe dans celle de Tournier lui-même s’exprimant dans les Nouvelles littéraires ; intertextualité externe qui rameute le Banquet et la Bible, les juxtapose apparemment, mais fait présider le récit platonicien raconté en premier à la récriture du récit biblique. Celui-ci est en effet rapporté moins fidèlement que le Banquet, et supporte la figure de l’androgyne qui lui est étrangère ainsi qu’on le verra. Le travail de récriture, aux dires de Vray, se fait chez Tournier selon des mécanismes mis au jour par Freud pour les rêves : par « condensation » des deux récits de Genèse 1 et 2-3 ; par « déplacement » puisque la création d’Ève n’intervient qu’après la chute ; par « adjonction » avec les pouvoirs attribués aux arbres ordinaires, par « suppression » puisque le serpent est absent[18]. Le rôle tentateur de cet animal rusé est effacé au bénéfice du schéma du Banquet : c’est l’hybris de l’androgyne qui le pousse à la transgression de l’interdit. Quant au rôle de la femme dans la chaîne serpent-femme-homme, il s’efface lui aussi puisque c’est l’androgyne qui transgresse. Il n’y a pas de serpent dans l’apologue du Banquet. Il n’y en a plus dans la Genèse racontée par Tournier[19].

Oublions le Banquet et revenons à la Genèse. Tiffauges détourne-t‑il le mythe biblique ? Il faut tout d’abord constater que la tradition platonicienne sur l’androgyne — tout d’ailleurs comme celle du « côté » au lieu de la « côte » — n’a pas été étrangère à la pensée interprétative juive. On la trouve dans le midrash et dans le talmud. Le Midrash Rabba la connaît : « Rabbi Yirmeyah ben Éléazar dit : “Lorsque le Saint, béni soit-il, créa Adam le premier homme, c’est androgyne qu’il le fit, ce qu’exprime ‘Mâle et femelle il les créa.’ Et il les appela du nom d’Adam […].” Et Rabbi Shemuel bar Nahman dit : “Lorsque le Saint, béni soit-il, créa Adam le premier homme, il le créa avec deux visages ; puis il le scia, le faisant dos à dos, un dos à ce côté-ci, un dos à ce côté-là[20]” ».

Tiffauges, pourrait-on dire, est donc à bonne école quand il interprète le verset « mâle et femelle il le créa » en corrigeant « les » par « le ». Mais la ressemblance de lecture s’arrête là. Car Tiffauges tire de l’interprétation androgynique des inférences socio-anthropologiques quand les docteurs juifs n’en tirent absolument rien. Dans son livre classique sur les idées des Sages d’Israël, Ephraïm Urbach écrit :

Dans Le Banquet, nous avons un apologue mythologique, narré par Aristophane, pour expliquer la nature d’Eros comme une nostalgie de la complétude de l’homme, qui n’est qu’une partie de ce qu’il fut jadis. Le midrash ne tire aucune inférence de l’aphorisme qu’il rapporte. L’Amora fonde la notion de l’androgyne sur le verset Mâle et femelle il les créa, et R. Samuel bar Nahman résout la contradiction entre cette affirmation et le verset Et il prit un de ses côtés, mais sans tentative d’investir ces paroles de la moindre implication. […] Des vestiges de mythes et de légendes, qui avaient obtenu du crédit dans divers milieux, furent absorbés et judaïsés, puis dépouillés de leurs caractéristiques mythiques gênantes. Nous ne savons pas si le mythe vint à la connaissance des (docteurs) Amoraïm sous sa forme platonicienne ou sous une autre forme, mais ce qui reste dans leurs interprétations a vidé le mythe de son âme. L’androgyne et l’homme à deux visages ne sont pas représentés comme des idéaux ou des formes parfaites[21].

Pas question, chez les Sages d’Israël, de présenter l’androgyne comme un idéal perdu et d’en inférer une dévalorisation de la détermination sexuée. Si pour Tiffauges, le mariage n’est qu’une pâle tentative de reconstituer l’androgyne, la pensée juive affirme au contraire qu’Adam ne devient l’Adam que lorsque l’homme et sa femme s’unissent sexuellement. « Il faudrait traduire le verset 26 en question, dit Armand Abécassis par “Faisons un humain” et cela est énoncé au niveau du principe, au niveau de l’essence. » Et Josy Eisenberg de confirmer : « Dans le principe, l’Adam est un ; dans la réalité, il y a subdivision[22] ». L’androgyne confirme que l’humain est unique, mais qu’il ne se donne que sous forme duelle.

Ainsi donc, Platon, les rabbis et Tiffauges tirent de l’androgyne des applications éthico-sociales différentes : un statut de l’amour dans la cité pour Platon ; chez les rabbis, la fondation de l’amour sexué, l’union physique de l’homme et de la femme étant le seul moyen pour qu’Adam devienne vraiment Adam ; fascination pour l’homme archaïque et impossibilité de le reconstituer par le mariage chez Tiffauges.

V. La fonction instauratrice du mythe biblique

Mais intéressons-nous au texte, indépendamment de sa lecture rabbinique, et tenons en l’esprit la lecture de Tiffauges.

Parmi les multiples façons de définir le mythe, je retiens celle de Louis Panier qui parle de modèle figuratif[23]. Le mythe n’a rien d’un modèle causatif qui permettrait de référencer les événements racontés sur la diachronie du « temps chronique » ou calendaire de l’histoire de l’humanité : l’homme est ceci ou cela parce qu’un lointain ancêtre a, de fait, opéré ceci ou cela. Sa fonction est de modéliser la situation concrète de l’humain dans le monde. Il est en ce sens synchrone à son lecteur appelé à lire cette refiguration du monde que propose le mythe pour mieux appréhender son propre monde à lui lecteur[24]. Le mythe — un symbole mis en récit, dit Ricoeur —, implique une mise en intrigue, résultat d’une opération poétique de refiguration[25]. Cette mise en intrigue se nourrit d’un entremêlement de parcours figuratifs divers tels que, dans la Genèse biblique, le parcours de l’eau, du vêtement, du savoir, de la vie, de la violence, de l’agriculture, de la construction, etc. En ce qu’il est figuratif, un tel modèle se rapproche des modélisations faites par Freud, figuratives elles aussi, et se distancie au contraire des modélisations abstraites du réel faites par les sciences « dures » comme les mathématiques.

Parce que ce modèle est un récit, il est tendu entre un commencement et une fin. Un espace narratif s’ouvre ainsi pour que se posent les déterminations concrètes constitutives du réel : homme, femme, enfant, connaissance, vie, mort, père, mère, fratrie, etc. Parce que ces déterminations sont données au cours du récit, c’est en sortant du récit et non en y entrant que le lecteur se retrouve devant l’homme instauré dans ses déterminations réelles. En sortant des 11 premiers chapitres de la Genèse, je comprends que l’homme est sexué, mortel, violent, habillé, chasseur, berger, forgeron, vit dans les villes ou sous la tente, fait des enfants qui eux-mêmes deviennent pères et mères, etc. Bref, je vois s’instaurer, au fil du discours, un humain qui me ressemble comme un frère.

La fonction instauratrice du mythe est liée au fait qu’il existe un sens du récit appelé à être lu de l’amont vers l’aval. Qu’arrive-t‑il si on décide de le lire d’aval en amont ? On s’éloigne d’un monde qui s’instaure dans ses déterminations concrètes au bénéfice d’un monde différent capable de satisfaire en l’homme d’autres énergies que celle qui préside à l’instauration d’un sujet affronté au réel. Cette lecture « remontante » — elle oriente le regard vers l’amont — n’est pas absente du texte de la Genèse lui-même. On peut la déceler en effet dans les propos du serpent concernant la mort et la connaissance du bien et du mal : « Non vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vous serez comme des dieux possédant la connaissance du bien et du mal » (Gn 3,5). Je ne puis pas malheureusement tirer ici toute la richesse de ce texte aussi « rusé » que l’est le serpent[26]. Il y a du vrai dans ce que dit le serpent, et la suite le confirmera : de manger le fruit, l’homme et la femme ne meurent effectivement pas ; d’autre part, comme le dit Dieu, « voici que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance du bien et du mal » (3,22). Mais il y a du faux aussi dans ce qu’a dit le serpent puisque l’homme devient mortel. Le parcours proposé par le serpent a orienté le regard en amont du récit, vers des valeurs qui sont symboliquement liées aux deux arbres du paradis : arbre du connaître le bien et le mal, arbre de vie. Qui est maître de ces deux arbres ne peut être que Dieu. Le mythe développe donc, d’amont en aval, une intrigue permettant de décrire l’humain au plus près de son état d’homme : éloigné du paradis et donc empêché de manger des deux arbres, qui lui assureraient un statut de Dieu qui à la fois connaît et ne meurt pas, il sort du récit connaissant (c’est ce qui le fait ressembler à Dieu) et mortel (ce qui le différencie du Dieu[27]). On peut s’amuser à jouer avec le modèle figuratif : un récit qui ferait manger de l’arbre de vie et non de l’arbre de la connaissance du bien et du mal conduirait à un homme vivant éternellement et idiot, position qui ne rend pas compte du réel.

Arrêtons-nous quelques instants sur un ou deux parcours figuratifs du mythe pour considérer leur fonctionnement.

1. Le nu et l’habillé

Les ressorts narratifs conduisent à des positions successives qui déboucheront, en vertu de la fonction instauratrice du mythe, sur l’homme vêtu. Que faut-il pour en arriver là et comprendre le « sens anthropologique » de cette détermination ? Au début, on nous dit que l’homme et la femme étaient nus et qu’ils « n’avaient pas honte l’un envers l’autre » (2,25). Ceci n’est nullement proposé comme situation finale, mais comme point de départ d’un parcours du nu et du vêtement. Celui-ci se construit par l’étape suivante : « Ils connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et s’en firent des pagnes » (3,7). À ce stade, cette connaissance qui est l’effet véritable de la manducation du fruit de l’arbre du connaître, éloigne l’homme et la femme d’une sorte de fusion paradisiaque au bénéfice de la conscience du regard de l’autre, qui instaure la notion de pudeur. Autrement dit, l’altérité se pose. Dans l’étape ultérieure, elle est entérinée par Dieu qui fabrique des vêtements de peaux pour eux (3,21). La peau laisse entendre des vêtements plus durables, et ancre donc l’altérité dans une histoire, tout en apportant, d’autre part, la détermination de la violence contre l’animal qu’on tue[28].

Par la figure du vêtement, le récit éloigne un peu plus de la figure de l’androgyne, puisque le vêtement éloigne et sépare l’homme de la femme, mettant en place la pudeur ouvrant au monde de l’érotique. L’homme et la femme habillés et ayant acquis pudeur et désir sont plus éloignés du modèle « androgynique » que l’homme et la femme nus sans honte, qui eux-mêmes posent déjà un éloignement par rapport au modèle androgyne en tant qu’ils sont deux êtres et non pas un seul. Serait-ce pour cette raison que ce parcours du nu et du vêtement ne revient jamais dans les diverses réinterprétations de la Genèse par Tournier[29] ?

2. L’homme et la femme

Au chapitre 2, l’homme (Adam indifférencié) est remplacé par le différencié ish versus ishah. Le texte nous conduit donc d’un Adam non posé sur l’axe sémantique sexué vs non sexué (à la différence du Banquet, le texte ne dit pas s’il est bisexué ou non sexué ; le texte ne le sexue pas), à un binôme sexué ish-ishah[30]. La détermination sexuée ainsi posée par le passage d’Adam à ish-ishah, ce nouveau binôme va acquérir à son tour des déterminations « instauratrices ». La femme est considérée d’abord dans un rapport de type « spéculaire » avec l’homme, rapport que favorise la ressemblance des signifiants « ish » et « ishah » : « celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair » (2,23). Mais ce stade du miroir est lui-même dépassé dans la suite du récit par une détermination qui pose la femme mère de tout vivant et lui donne le nom d’Ève (3,20). Mère de tout vivant, Hawwah (Ève) n’est plus posée comme le miroir de l’homme ; elle est située dans une triangulation : femme-homme-enfant. Elle porte le nom différencié de Hawwah, interprété à partir de la racine vie (hayyah), et non plus en fonction de l’homme comme c’était le cas pour « ishah ». Au début du récit, la vie était liée à l’arbre de vie, on sort du récit avec une femme mère de tout vivant. Le parcours figuratif s’est donc développé d’un arbre de « vie sans mort » à une femme qui intègre le processus générationnel et donc la mort en tant que mère de tout vivant.

VI. Vers l’Adam primitif : une lecture régressive

Revenons à Tiffauges. La lecture que nous venons de faire du mythe biblique a développé succinctement ce que ferait tout commentaire provenant des lieux de savoir exégétique institués, à savoir la fonction instauratrice du mythe. Le mythe instaure, non seulement par ses fonctions éventuellement étiologiques, mais par la mise en intrigue elle-même et la gestion des figures sémantiques. Et ce n’est sans doute pas un hasard si on a pu, comme Freud, rechercher dans le mythe des modélisations possibles du fonctionnement du psychisme humain. Si le monde de Tiffauges s’éloigne de cette lecture instauratrice de la différenciation sexuée, c’est qu’il est en recherche d’une autre cohérence, que Liesbeth Korthals Altes précise ainsi : « Le roman (= Le Roi des Aulnes) nous permet d’apercevoir que la signification et la cohérence que Tiffauges découvre ne sont pas celles, immanentes et cachées, du monde mais l’ordre construit et performatif de la fiction (la sienne et celle de l’auteur), qui mime la totalité désirée pour ensuite la miner par la parodie. Comme l’écrit encore Colin Davis : “Tiffauges demands an aesthetic unity which Tournier’s novel supplies, but which it also reveals to be merely aesthetic[31]” ». Le recours intertextuel à la Genèse, qui entre dans ce grand « recyclage de nombreux textes à fonction morale ou didactique » opéré dans l’oeuvre de Tournier, permet à Tiffauges de poser son propre monde esthétique et éthique[32]. Si la fonction instauratrice du mythe suppose qu’on le lise d’amont en aval, il faut s’attendre à ce que Tiffauges arrête d’une façon ou d’une autre le cours du récit. Il le fait très précisément dans l’interprétation de Gn 1,27 Dieu créa l’homme à son image et à sa ressemblance, mâle et femelle il les créa. Le texte hébreu est parfaitement clair dans l’utilisation des pronoms otô (le) et ôtam (les). En décidant qu’il ne l’est pas, Tiffauges arrête le cours du récit allant du non sexué dans la première partie du verset au déterminé sexuellement dans la seconde partie. En reversant le sémantisme de la seconde partie du verset sur la première, il introduit du sexe dans l’Adam primitif, pose un androgyne bisexué qui va alors surplomber tout le récit dont la suite ne racontera plus que les avatars. L’altérité homme vs femme instaurée par le récit s’efface dans le monde de Tiffauges au bénéfice d’une sorte de « mêmeté » ou d’« unitude » fondamentale recherchée dans l’image de l’androgyne initial. On passe d’une sexualité non différenciée, l’androgyne, à une sexualité éclatée qui n’instaure pas la polarisation des opposés masculin-féminin. La femme n’est pas l’autrui de l’homme, mais sa succursale, marquée qu’elle est par cette origine qui donne la primauté à un Adam (et non pas une Adame !) original.

Si l’on élargit le propos à d’autres oeuvres de Tournier, on retrouve un phénomène semblable dans le conte « La famille Adam », du Coq de Bruyère : « Maintenant, dit Jéhovah, je vais te couper en deux. Dors ! Jéhovah retira de son corps tout ce qui était femme : les seins, le petit trou, la matrice. Et ces morceaux, il les mit dans un autre homme qu’il modela à côté dans la terre humide et grasse du paradis[33] ».

On a ici un effacement de l’identité féminine, celle-ci étant d’abord une extension de l’homme ou un complément, mais non certes pas l’autre de l’homme. Parce qu’il n’y a pas d’autrui, il n’y a pas de désir du corps de l’autre. Le désir est ici séparé du corps de la femme, qui n’a rien à apprendre à un homme qui, dans sa mémoire archaïque, en connaît tout déjà. Le poids donné à l’androgyne ici comme dans Le Roi des Aulnes (et à la différence de son traitement dans Platon ou encore chez les rabbis) efface toute possibilité pour le mythe de fonder autrui, de poser l’homme et la femme dans leur ressemblance et leur altérité. Et le désir se reporte alors, chez Abel Tiffauges, vers la « phorie ». Tiffauges, géant, microgénitophore, devient porte-enfant, la vraie sexualité étant déplacée vers la jubilation découlant de son « immense et tendre vocation phorique » (RA, 123).

Tiffauges a lu le mythe biblique pour fonder son étique et son esthétique. Comment l’a-t‑il lu ? De façon « régressive », c’est-à‑dire en inversant le courant du récit : au lieu d’en sortir avec les déterminations sexuées, la cellule familiale, le processus générationnel, et la notion d’autrui, il porte vers l’aval du récit les valeurs sémantiques de l’amont, et s’adonne à la nostalgie d’une vie sans mort et sans vieillissement. Je cite Tiffauges :

On n’échappe pas à la fascination plus ou moins consciente de l’Adam archaïque, bardé de tout son attirail reproductif, vivant couché, incapable de marcher peut-être, de travailler à coup sûr, perpétuellement en proie à des transports amoureux d’une perfection inouïe — possédant-possédé dans un même élan — si ce n’est sans doute — et encore qui sait ! — pendant les périodes où il se trouvait enceint de ses propres oeuvres. Alors quel ne devait pas être l’équipage de l’ancêtre fabuleux, homme porte-femme devenu de surcroît porte-enfant, chargé et surchargé, comme ces poupées gigognes emboîtées les unes dans les autres !

L’image peut sembler risible. Moi — si lucide pourtant en face de l’aberration conjugale — elle me touche, elle m’éveille à je ne sais quelle nostalgie atavique d’une vie surhumaine, placée par sa plénitude même au-dessus du temps et du vieillissement […].

RA, 33-34

La sexualité, profondément liée à la succession des générations, est effacée dans l’impossible désir de conjurer les effets du temps : « Remonter la pente, restaurer l’Adam originel, le mariage n’a pas d’autre sens. Mais n’y a-t‑il que cette solution dérisoire ? » se demande Tiffauges. Délié du corps de la femme, le désir sexuel investit d’autres figures du récit, celle par exemple du bâton de Saint-Christophe qui, après qu’il a porté l’enfant Jésus, se met à fleurir. Tiffauges se montre ici fin psychanalyste. La floraison du bâton est une image transposée du sexe masculin fécond. On ne voit pas, à ma connaissance, dans la peinture religieuse, saint Joseph portant un bâton fleuri. Au contraire, certains tableaux le représentent avec une tige brisée, signe de sa chasteté[34]. Chez Tiffauges, la sexualité s’est déplacée du côté de l’homme portant l’enfant, ce que Tiffauges appelle la « phorie » et où il met toute sa jouissance[35].

VII. Avant ce qui est : l’insu

Revenons au texte de la Genèse pour en souligner une caractéristique : il pose des figures non déterminées dont il tire ensuite des déterminations qu’il organise en paires signifiantes. Le phénomène est présent dès le chapitre 1 avec la figure de la ténèbre. Sa première occurrence est celle-ci : « la ténèbre était à la surface de l’abîme » (1,2). La seconde arrive après la création de la lumière : « Dieu vit que la lumière était bonne. Dieu sépara la lumière de la ténèbre. Dieu appela la lumière “jour” et la ténèbre, il l’appela “nuit” » (1,4-5). Le lexème « ténèbre » passe donc d’une utilisation absolue à une utilisation en corrélation : ténèbre vs lumière, validée ensuite par la nomination : jour vs nuit. Faut-il en déduire que la ténèbre était grosse, dans sa première occurrence, de la ténèbre et de la lumière ? Cette lecture à rebours ne s’impose pas. Elle ne s’impose pas plus dans le cas d’Adam : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa » (1,27). Ce jeu du texte posant une figure sémantique qu’il ne détermine que dans un second temps est le garant de la singularité des réalités créées. Le jour n’est pas la nuit, la nuit n’est pas le jour, et tous les deux sont en altérité par rapport à la première occurrence de ténèbre qui n’était ni jour ni nuit, ni les deux. De même, le mâle n’est pas la femelle, la femelle n’est pas le mâle, et tous les deux sont en altérité par rapport à la première occurrence d’Adam qui n’était ni le mâle ni la femelle, ni les deux. « À l’image de Dieu, il le créa, mâle et femelle il les créa » Ce mouvement du texte biblique — qui s’efface si l’on traduit mâle et femelle il le créa — interdit en fait de verser sur la première occurrence un savoir tiré des déterminations posées ensuite. La lecture du récit produit derrière elle, à mesure qu’elle intègre les déterminations, de l’insu : il y a le mâle et la femelle. Il y avait, avant, ce qu’on ne sait pas, cet insu dont la figure de l’Adam d’avant la détermination sexuée inscrit l’énigme dans le texte.

Ce qui fut, l’homme seul, ne sera plus ; l’être humain est homme et femme, comme en Genèse 1, 27, homme et femme dès le premier instant de leur existence. D’autre part, ce qui est renvoie à ce qui fut, dans ce temps oublié, dans ce lieu du non-savoir ; l’être humain est divisé, construit à partir de ce qui fut soustrait et de ce manque qui devient une marque. L’homme est homme d’avoir perdu la côte qu’il trouve construite en femme, il est homme de n’être pas femme ; la femme est femme de n’avoir pas été homme. L’un et l’autre existent par ce manque qui les protège d’être complets ou solitaires et d’être complémentaires[36].

Théologiens, rabbis, romanciers viennent régulièrement frapper à la porte de cet insu pour l’aménager à la lumière de leur raison ou de leur imaginaire et produire des lectures qui « réalisent », à partir du texte, les possibles, les probables, les plausibles non sémantisés dans ledit texte. La chose doit alors être étudiée comme un phénomène de réception.

VIII. Le nomade et le sédentaire

Abel et Caïn reviennent régulièrement dans l’oeuvre de Tournier. Le héros du Roi des Aulnes s’appelle Abel Tiffauges[37]. On le voit se livrer à des réflexions sur son prénom : « Abel était berger, Caïn laboureur. Berger, c’est-à‑dire nomade, laboureur, c’est-à‑dire sédentaire » (RA, 48). Et Tournier, tout au long de son oeuvre, va garder ce binôme du nomade et du sédentaire forgé à partir de Caïn et Abel, donnant, sauf dans un cas, la préférence au nomade pacifiste sur le sédentaire belliqueux[38].

Berger, c’est-à‑dire nomade. Le décryptage de la figure semble naturel ; en fait, il ne l’est pas si on regarde le mythe de près. Il suffit, pour s’en rendre compte, de constater que parmi les descendants de Caïn, le récit biblique place justement Yabal, qui « fut l’ancêtre de ceux qui vivent sous la tente et possèdent des troupeaux » (4,20). Qu’ils soient, eux aussi, affectés de la capacité de violence qu’avait Caïn est clair puisque Lamek, père de Yabal, se livre à un chant où éclate la violence tribale : « J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. Caïn fut vengé sept fois, Lamek sera vengé soixante-dix-sept fois » (4,24). Une simple lecture du mythe met donc à mal le binôme tournérien : Abel = nomade = non violent vs Caïn = sédentaire = violent.

Si Abel n’est pas l’ancêtre des nomades, que représente-t‑il donc exactement ? Il suffit de s’arrêter sur son nom pour comprendre : Abel, en hébreu, signifie buée. Ce nom ne le prédestine pas à faire de vieux os. De fait, il meurt précocement, il s’évapore comme la buée. Et avec lui s’évanouit le modèle idéal du rapport de l’homme à la divinité : « Abel offrit des premiers-nés de son troupeau, et Yahvé agréa Abel et son offrande » (4,4). Cet agrément immédiat de l’homme et de son offrande par le Dieu, cette relation de face à face scellée par l’offrande immédiatement acceptée, dessinent le modèle de la relation rêvée par tout humain dans son rapport à la divinité. Il faut en faire son deuil. Elle s’évanouit avec Abel-Buée. Reste au récit à raconter le cahoteux parcours du véritable ancêtre, Caïn. Ce parcours est celui de la mise en place des déterminations qui régissent les rapports des humains avec la divinité : plus de face à face (« voici, tu me chasses de la face de la terre et je serai chassé de ta face »), détermination de la violence dans tous les modes de vie sociale, relation à la divinité non plus immédiate comme avec Abel, mais médiatisée par cet étrange signe que Dieu pose sur le front de Caïn, marque, trace, qui fait entrer dans l’économie du symbolique, de ce jeu de présence-absence, la marque du dieu tenant lieu de présence du dieu[39].

Pour instaurer cette relation complexe de l’homme à la divinité, le texte fait assumer à Caïn divers rôles thématiques : agriculteur, errant, constructeur de ville, engendreur, etc. Tournier ne les met pas en valeur. Il laisse le concret des figures s’effacer au bénéfice de son opposition binaire, comme si nomade vs sédentaire donnait la quintessence des figures bibliques du récit dont il est parti (Gn 4). On reconnaît là un exemple de cet esprit de système souligné par les connaisseurs de l’oeuvre du romancier. Caractéristique est la façon dont Tournier, dans « La famille Adam » du Coq de Bruyère, ramène tous les rôles thématiques du récit de Gn 3, à savoir l’agriculteur, l’horticulteur et l’architecte, à une figure de base : le sédentaire. Dans ce texte, Ève représente la dimension sédentaire, car elle fut formée à partir de la terre grasse du paradis. Caïn est son portrait très ressemblant, tandis qu’Abel ressemble à Adam, qui a en lui, à l’origine, les deux tendances. Et Caïn, dès sa jeunesse, montre sa vocation à la stabilité : « Son premier jouet fut une binette, le second une mignonne truelle, le troisième une boîte de compas avec laquelle il ne cessait de tracer des plans où éclataient les dons de futur paysagiste et urbaniste » (CB, 15).

« Berger, c’est-à‑dire nomade ; agriculteur, c’est-à‑dire sédentaire. » Tournier ne lit pas cette fois de l’aval vers l’amont, comme dans sa lecture de l’androgyne, mais pose, dès l’incipit, une équivalence sémantique qui s’imposera dans la suite du texte au détriment des figures précises. On a pu s’étonner de cette réduction à une opposition relativement peu opératoire.

On remarquera, écrit Bernard Sarrazin, que Tournier en reste aux deux rôles thématiques du nomade et du sédentaire et exploite l’opposition classique d’un culte contaminé par l’installation en Canaan avec la pureté primitive de la religion hébraïque. Ce que faisant, il perd — c’est le prix de la liberté romanesque — deux autres rôles sur lesquels le texte débouche, l’errant et le constructeur. Le thème du meurtrier puni et errant a, il est vrai, suffisamment défrayé la chronique romantique de Coleridge, The Wanderings of Cain, à Sacher-Masoch, Le legs de Caïn, pour qu’on ne le regrette pas. En revanche, un examen plus attentif de la relation de Caïn à Dieu dans le texte, lui aurait permis de trouver une lecture plus positive de cette figure si mal vue de la tradition chrétienne[40].

Sans doute les paires opposées jouent-elles un rôle trop important dans l’esthétique tournérienne pour qu’elles ne finissent pas par s’imposer au détriment d’une analyse plus affinée des rôles thématiques. D’Abel et Caïn, Tournier tire un double, opposant le terrien Caïn au céleste Abel. Le tissu figuratif qui donne du corps au rapport entre les deux frères n’y résiste pas. Cette réduction binaire vient alimenter l’univers du romancier. En tuant Abel, Caïn ne tue-t‑il pas son double céleste, exactement comme veut le faire Robinson quand il cherche à tuer Vendredi ?

Tiffauges, lui, est par son prénom, du côté du double céleste qui n’a rien à voir avec les sédentaires terriens :

Et moi, caché parmi les assis, faux sédentaire, faux bien-pensant, je ne bouge pas certes, mais j’entretiens et je répare cet instrument par excellence de la migration, l’automobile. Et je prends patience parce que je sais qu’un jour viendra où le ciel, lassé des cris des sédentaires, fera pleuvoir le feu sur leurs têtes. Ils seront alors, comme Caïn, jetés pêle-mêle sur les routes, fuyant éperdument leurs villes maudites et la terre qui se refuse à les nourrir. Et moi, Abel, seul souriant et comblé, je déploierai les grandes ailes que je tenais cachées sous ma défroque de garagiste, et frappant du pied leurs crânes enténébrés, je m’envolerai dans les étoiles.

RA, 51

Mais les subtilités du jeu entre Caïn et Abel prennent chez Tournier bien d’autres aspects que cet envol d’Abel triomphant et le Caïn rejeté et fuyant. Dans « La famille Adam », Caïn chassé par Dieu, et errant pour peu de temps, retrouve sa nature de « sédentaire invétéré ». Il s’installe à l’est du Paradis et construit une ville et un temple. Un soir, un vieillard fatigué se présente à la porte de la cité. Caïn l’accueille et le loge dans le temple qui jusqu’ici n’avait pas d’affectation. Le vieillard n’est autre que Jéhovah « fatigué, éreinté, fourbu par la vie de nomade qu’il menait depuis tant d’années avec les fils d’Abel » (CB, 17). Dieu se range du côté des sédentaires et des fils de Caïn. On note au passage que l’auteur parle comme d’une chose naturelle des « fils d’Abel », désignant par là les nomades que le texte biblique, comme on l’a dit, met du côté des descendants de Caïn ; le mythe ne dit rien d’éventuels fils d’Abel.

IX. La fascination pour l’origine

L’oeuvre de Michel Tournier est sans cesse en dialogue avec les grands textes mythologiques qui continuent de « pulser » du sens malgré leur archaïsme. Et la Bible n’est pas la moins honorée. La réception de ces textes sources se fait selon le système des valeurs esthétiques et éthiques de l’oeuvre qui les soumet au détournement par la grande machine à interpréter que sont les personnages identifiés ou, dans d’autres textes, le narrateur. L’oeuvre de Tournier devient ainsi un lieu où la Bible s’affiche dans la lecture qui en est faite. Celle-ci contribue par là à maintenir le contact avec ce grand mythe. Comme l’écrit J.‑B. Vray :

Le livre le plus important, pour Tournier, est l’Évangile (le second étant l’Éthique de Spinoza). La Bible peut alors évoquer les objets transitionnels selon Winnicott, ces « possessions non-moi » liées au corps de la mère. Et l’attachement à ces textes remonte très loin, à l’âge de la perversion polymorphe. C’est, me semble-t‑il, le coeur de la relation tournérienne à la Bible, mais c’est aussi le coeur de la relation au mythe toujours fortement transitionnelle. Tournier nous semble l’exprimer fort bien dans ces quelques lignes magnifiques du Vol du vampire, à la fois analytiques et poétiques : « Un grand mythe, c’est d’abord une image vivante que nous berçons et nourrissons en nous, qui nous éclaire et nous réchauffe. De l’image, il a les contours fixés, semble-t‑il, de toute éternité, mais son paradoxe tient dans la force de persuasion qu’il irradie malgré son antiquité[41] ».

La lecture tournérienne de la Genèse est grosse d’une inquiétude sur l’origine, inquiétude à laquelle le texte biblique, essentiellement instaurateur, ne répond pas obligatoirement. Vray souligne une telle inquiétude quand il écrit : « On devine l’auteur en personne à l’affût d’un détail permettant de faire levier sur le texte biblique[42] ». Tournier vient à la Bible avec une large culture mythologique qui convoque l’androgyne comme levier pour se défaire du poids de l’insu que le récit de la Genèse laisse dans son sillage quand il instaure l’altérité homme versus femme comme détermination concrète de l’existence humaine. À la recherche de ce qui était avant, il focalise sur l’« unitude » de l’androgyne et ne cesse de l’interroger, produisant dans son oeuvre une grande variété de postures dont les analyses ici proposées ne rendent compte qu’imparfaitement. Dans les Météores, soeur Gotama qui s’occupe d’enfants difformes trouve un appui dans la Genèse pour donner à sa présence auprès de ces déshérités un début de compréhension. Elle voit que Dieu a hésité au moment de la création : d’abord il a fait défiler tous les animaux pour y chercher une compagne à l’homme ; ensuite, il s’est décidé à la tirer de l’homme lui-même : « Seule avec ses monstres, Gotama ne perdait jamais de vue ces tâtonnements de la Création. Son Cyclope, son hydrocéphale, son otocéphalien n’auraient-ils pas eu leur place dans un univers autrement conçu ? » (M, 66). C’est cet « insu » sur d’autres mondes possibles qui hante Tournier. Il en cherche la clé dans la mythologie, dans la figure de l’androgyne dont il surplombe sa lecture de la Genèse. On se souvient que les rabbis ont disserté sur le fait que la Bible commence avec la seconde lettre de l’alphabet, le Beth. Ils en tirent l’idée que la Bible parle du monde d’ici-bas ; que c’est lui qu’elle propose d’organiser par la Torah. Le monde représenté par la première lettre, l’Aleph, échappe ainsi à l’univers biblique[43]. C’est le monde d’avant la création, le monde de Dieu. Si aucun rabbi n’en favorise la prospection, c’est qu’elle détourne de la gestion pratique du monde d’ici-bas, fait, ainsi qu’on l’a dit, des déterminations concrètes dont celle de la bipolarité homme-femme de l’être humain.

Mais la littérature juive ne se réduit pas aux commentaires des rabbis. Cette interrogation sur le monde d’avant le monde, cette tentative pour lever l’insu, hantent l’oeuvre des apocalypticiens, et ensuite toute la tradition de la mystique juive, tant dans la direction du char céleste (Ma’aseh Merkavah) que dans celle de la création (Ma’aseh Bereshit). Affrontée aux difformités de ses enfants, soeur Gotama elle aussi tente de scruter le monde d’avant le monde ou encore la marge virtuelle du monde créé en considérant les diverses parties du corps comme des parties « offrant de multiples possibilités de combinaisons — encore qu’une seule formule l’emporte dans l’immense majorité des cas à l’exclusion de toutes les autres ». Et encore : « Cette idée des parties du corps considérées comme une sorte d’alphabet anatomique pouvant s’assembler diversement — comme le montre la variété infinie des animaux — avait un rapport évident avec l’hypothèse du docteur Larouet faisant des divers grognements des débiles profonds les atomes sonores de toutes les langues possibles » (M, 66).

Cet intérêt pour l’élément dans le tout et pour les possibles en tant que « déni de réel » dessine, derrière les personnages du roman, le monde de Tournier et son herméneutique de l’inversion perverse[44]. Si l’idée nous venait de rapprocher la lecture biblique de Tournier, hantée par la recherche des origines, des lectures de la mystique juive, il faudrait préciser qu’elle s’inscrit dans un système herméneutique essentiellement marqué par l’inversion perverse qui fait l’originalité de son oeuvre romanesque.