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Toute société, selon Foucault[1], craint ses discours, et surtout leur prolifération débridée : certaines inventent donc des procédures chargées « d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité » (OD, 10-11). Des procédures externes d’exclusion, qui ne nous retiendront pas, et des mécanismes internes de raréfaction, dont le commentaire comme instance de répétition, et surtout l’auteur « comme principe de groupement du discours, comme unité et origine de leurs significations, comme foyer de leur cohérence » (OD, 28). Si le commentaire limite le hasard du discours « par le jeu d’une identité qui aurait la forme de la répétition et du même », le principe de l’auteur parvient à une fin analogue « par le jeu d’une identité qui a la forme de l’individualité et du moi » (OD, 31). Or, en apparence au moins, et au moins jusqu’à une certaine époque, Foucault refuse le rôle d’agent de raréfaction, comme en témoigne le pastiche de préface jouxtant la réédition de l’Histoirede la folie :

Je devrais, pour ce livre déjà vieux, écrire une nouvelle préface. J’avoue que j’y répugne. Car j’aurais beau faire : je ne manquerais pas de vouloir le justifier pour ce qu’il était et le réinscrire, autant que faire se peut, dans ce qui se passe aujourd’hui. Possible ou non, habile ou pas, ce ne serait pas honnête.

HF, 9

La préface, « acte premier par lequel commence à s’établir la monarchie de l’auteur », Foucault refuse d’en endosser la « déclaration de tyrannie » :

Je voudrais qu’un livre, au moins du côté de celui qui l’a écrit, ne soit rien d’autre que les phrases dont il est fait ; qu’il ne se dédouble pas dans ce premier simulacre de lui-même qu’est une préface, et qui prétend donner sa loi à tous ceux qui pourront à l’avenir être formés à partir de lui. Je voudrais que cet objet-événement, presque imperceptible parmi tant d’autres, se recopie, se fragmente, se répète, se simule, se dédouble, disparaisse finalement sans que celui à qui il est arrivé de le produire, puisse jamais revendiquer le droit d’en être le maître, d’imposer ce qu’il voulait dire, ni de dire ce qu’il devait être.

HF, 10

Paradoxalement pourtant et, au moins, à nouveau, en apparence, l’oeuvre même de Foucault n’échappe pas à la raréfaction commentatrice et autoriale : voyons comment, et peut-être pourquoi, en examinant d’abord la façon dont les commentateurs décrivent l’oeuvre foucaldien, puis la propre interprétation de celui qu’on doit bien considérer comme son « auteur », et, finalement, en tentant de comprendre pourquoi celui-ci en est venu à s’arroger « le droit d’en être le maître » et de lui imposer sa « tyrannie ». Ce faisant, on devra interroger les principaux thèmes de cet oeuvre (le discours, le pouvoir, le sujet, la vérité) et, surtout, leur articulation.

I. Exégèse et répétition

Commentant un schéma qui répartit l’oeuvre de Foucault en quatre étapes : un moment heideggérien, une phase archéologique ou quasi-structuraliste, un revirement généalogique et, finalement, une aventure éthique, David Macey[2] lui reproche de réduire une vie et un corpus complexe à une dimension exclusivement philosophique, faisant abstraction de la trajectoire menant Foucault, au-delà de son quiétisme politique, de l’adhésion au Parti communiste jusqu’à sa préoccupation pour les droits de l’« homme », et négligeant sa période d’engouement pour la littérature. Voilà qui nous contraint à préciser nos propres critères de raréfaction : non pas la vie, mais l’oeuvre ; et non pas tous les écrits, mais les discours majeurs, ceux-là mêmes que Foucault évoque le plus volontiers quand il se commente lui-même. Et voilà aussi l’occasion de réfuter l’objection liminaire formulée par Dreyfus et Rabinow[3] : sans entrer, écrivent-ils, dans un jeu futile de classification opposant le jeune Foucault à l’auteur plus mature, puis plus récent, « surtout dans le cas d’un corpus d’oeuvres qui est encore si jeune », on peut constater que, depuis ses débuts, l’écrivain français a utilisé « des variantes d’une stricte analyse des discours (l’archéologie) et accordé une attention plus diffuse à ce qui détermine, limite et institutionnalise les formations discursives (la généalogie) ». En ce sens, ajoutent-ils, il n’y aurait pas, dans l’oeuvre de Foucault, de période pré- ou post-archéologique, pré- ou post-généalogique, mais un dosage et une conception variable de ces deux approches selon le développement de ses recherches. Proposer une unité méthodologique variable, n’est-ce pas, cependant, déjà prendre une position précise dans le débat sur l’unité ou la dispersion de l’oeuvre ? De plus, la dimension méthodologique n’épuise pas toutes les ressources classificatrices : Dreyfus et Rabinow cèdent eux-mêmes au « jeu futile » de la catégorisation en notant qu’après mai 68, Foucault s’éloigne du discours au profit du thème du pouvoir. D’ailleurs, si, en 1982, on pouvait parler d’une oeuvre encore jeune, dès 1984, il devenait possible de se pencher sur une production achevée. Enfin, Foucault lui-même, nous le verrons, ne s’est pas gêné pour prendre la mesure de son oeuvre, et nous courrons le risque de l’imiter.

Opposer une préoccupation pour le discours à un soudain intérêt pour le pouvoir, cela constitue un exemple de bipartition[4] de l’oeuvre. Mais la formulation la plus simple du clivage binaire, celle de Grosz, de Hiley et de Jay, s’exprime dans les termes mêmes récusés par Dreyfus et Rabinow, ceux de la rupture méthodologique : d’une part une phase archéologique[5] à laquelle on rattache habituellement l’Histoirede la folie (1961), la Naissance de la clinique (1963), Les mots et les choses (1966), puis l’Archéologiedu savoir (1969) ; d’autre part une période généalogique[6] regroupant Surveiller et punir (1975) et La volonté de savoir (1976) ; entre les deux, en guise de charnière : L’ordre du discours, leçon inaugurale au Collège de France prononcée en 1970 et publiée en 1971[7]. D’autres, comme Doninelli, s’en tiennent à une formulation thématique : d’un intérêt pour les questions linguistiques (disons : pour le discours) à une concentration sur le pouvoir. D’autres encore associent le type d’approche à l’exploitation privilégiée de certains thèmes : le savoir (Sheridan) ou le discours (Rajchman) durant la phase archéologique, le pouvoir par la suite (Bouchard, Rajchman, Sheridan). Mais comme, pour Foucault, discours et savoir vont de pair[8], et comme les différences entre ces formulations relèvent davantage de l’imprécision que de l’exclusion explicite, on peut synthétiser l’image : de l’Histoirede la folie à l’Archéologiedu savoir, l’archéologie foucaldienne se préoccupe des discours et des savoirs tandis que, de l’Ordredu discours à l’Histoirede la sexualité[9], la généalogie met l’accent sur le pouvoir, sans d’ailleurs renier les discours et les savoirs mais en renonçant plutôt à les considérer indépendamment des dispositifs sociaux.

D’après l’un de ces commentateurs (Jay), Foucault, durant les dernières années de sa vie, a commencé à réfléchir à la dimension éthique de son oeuvre, mais sans jamais la développer de façon entièrement satisfaisante : si l’on néglige ce jugement de valeur, si, au contraire, on se montre sensible à la réorientation de ses recherches annoncée par le philosophe-historien dans l’introduction de L’usage des plaisirs, on peut envisager non plus une bipartition, mais une tripartition des principaux écrits. Au-delà de la pure discursivité, au-delà du pouvoir, Foucault, au début des années 1980, et tout particulièrement dans les deux derniers volumes publiés de l’Histoirede la sexualité, se serait tourné vers l’éthique[10], ou encore vers le soi et ses techniques d’auto-constitution[11]. Mais comme l’éthique foucaldienne a précisément pour objet l’avènement du sujet à travers les techniques de soi, ces deux descriptions se réduisent à une seule : à la discursivité archéologique et au pouvoir généalogique, il faudrait adjoindre la subjectivité éthique[12].

Dans sa caractérisation des trois dimensions de l’oeuvre foucaldienne, l’un des commentateurs précédents[13] (Poster 1993) utilise une terminologie particulière : l’archéologie procède à une critique du soi rationaliste, la généalogie, à celle du soi comme conscience, et l’herméneutique du soi, à son auto-constitution. Pourrait-on, en ce sens, mettre l’accent sur l’unité de l’oeuvre, par exemple sur une constante préoccupation pour le sujet, plutôt que sur son articulation tripartite[14] ? Plusieurs commentateurs proposent cette lecture unificatrice. Et le thème rassembleur le plus fréquent, c’est précisément celui du sujet et de la subjectivation de l’être humain[15]. Foucault, dit par exemple Côté-Jallade, s’intéresse à la constitution du sujet occidental d’abord comme objet de savoir, puis comme objet de pouvoir, et enfin comme sujet d’une conduite individuelle. Ou encore, dans les termes de François Ewald : depuis 20 ans, « le projet de Michel Foucault [se trouve] rigoureusement circonscrit au problème de savoir comment le sujet occidental se constitue en devenant objet de savoir pour lui-même ». D’autres[16] mettent l’accent sur le thème du (savoir-) pouvoir, tel Christian Seval : le centre d’intérêt principal de Foucault, c’est

[…] le pouvoir, ses tours et détours, ses configurations, ses fondements, ses systèmes d’action. La quasi-totalité de ses écrits pose et repose cette question obsédante. Dans la folie, dans le savoir, dans le langage, dans les institutions répressives, dans les moeurs sexuelles : inlassablement, il veille à isoler la structure de la maîtrise.

Autour de ces deux caractérisations majeures gravitent quelques thèmes en apparence non récurrents : la vérité[17], le corps[18], l’histoire critique du présent[19]. Sans compter les formulations plus complexes, dont la présentation d’un ouvrage collectif[20] signée par Ewald, Farge et Perrot nous offre un cas exemplaire : on nous assure d’abord que le travail philosophique de Foucault s’est toujours présenté comme une histoire de la vérité ; en second lieu, que sa philosophie est de part en part une philosophie politique ; puis, que cette philosophie de la vérité vise à analyser comment le sujet se constitue ou est constitué grâce à des mécanismes de pouvoir ou à des techniques de soi ; et enfin, qu’on se trouve en présence d’un historien du présent cherchant à édifier l’histoire de la raison.

Faut-il donc penser l’oeuvre de Foucault sur le mode d’un développement continu ou sur celui d’une série de ruptures ? Et peut-on concevoir l’unité éventuelle comme subsomption de ce que d’autres assimilent à des fractures, comme unité dans la dispersion ou dispersion unifiée ? Foucault lui-même n’est pas étranger à ces divergences d’interprétation.

II. L’herméneutique de soi

À deux reprises, Foucault a tenté de maîtriser la dispersion de son oeuvre en la ramenant à l’unité d’une intention d’auteur[21] : le parallèle entre ces deux actes d’autorité permettra de soulever quelques questions primordiales.

1. Le « tournant » éthique et la thèse de l’unité de l’oeuvre

La volonté de savoir annonçait une série d’études destinées à déterminer, à l’encontre de l’hypothèse répressive, « le régime de pouvoir-savoir-plaisir qui soutient chez nous le discours sur la sexualité humaine » (VS, 19). Les deux volumes subséquents de l’Histoirede la sexualité (L’usage des plaisirs, Le souci de soi) paraissent huit années plus tard, en 1984, mais dans une tout autre perspective. Je voulais, écrit Foucault, rédiger une histoire de la sexualité comme expérience, comme corrélation entre domaines de savoir, types de normativité et formes de subjectivité, mais, pour étudier le troisième de ces axes, je ne disposais pas d’outils analogues à ceux que me fournissaient mes travaux antérieurs pour les deux premiers :

En somme, pour comprendre comment l’individu moderne pouvait faire l’expérience de lui-même comme sujet d’une « sexualité », il était indispensable de dégager auparavant la façon dont, pendant des siècles, l’homme occidental avait été amené à se reconnaître comme sujet de désir.

UP, 11-12

Il fallait donc réorganiser toute l’étude autour de la lente formation, pendant l’Antiquité, d’une « herméneutique de soi », et ainsi renouer avec un travail en cours depuis bien des années, une « histoire de la vérité » conçue comme analyse des « jeux de vérité », c’est-à‑dire « des jeux du vrai et du faux à travers lesquels l’être se constitue historiquement comme expérience » (UP, 12-13) : à travers quels jeux de vérité « l’homme » se donne-t‑il à penser son être propre quand il se perçoit comme fou, comme malade, comme être vivant, parlant et travaillant, comme criminel, comme « homme de désir[22] » ? Grâce à cette question aux multiples ramifications, l’Histoire de la sexualité retrouvait sa place dans le droit fil de l’entreprise foucaldienne. Mais la réarticulation du projet faisait également passer à l’arrière-plan la problématique du pouvoir : dans la corrélation entre les « domaines de savoir », les « types de normativité » et les « formes de subjectivité », le savoir rejoint le sujet sous l’angle de la vérité, mais le pouvoir s’évanouit.

En fait, ce travail de déconstruction avait commencé dès 1982, dans l’entretien avec Dreyfus et Rabinow qui couronnait la première édition de leur étude sur Foucault :

1) Je voudrais dire d’abord quel a été le but de mon travail ces vingt dernières années. Il n’a pas été d’analyser les phénomènes de pouvoir ni de jeter les bases d’une telle analyse. J’ai cherché plutôt à produire une histoire des différents modes de subjectivation de l’être humain dans notre culture ; j’ai traité, dans cette optique, des trois modes d’objectivation qui transforment les êtres humains en sujet.

DE4, 222-223

Premier mode : les types d’investigation qui cherchent à accéder au statut de science, par exemple l’objectivation du sujet parlant en linguistique, celle du sujet qui travaille dans l’économie, celle du fait d’être en vie en biologie. Deuxième mode : l’objectivation du sujet dans les « pratiques divisantes » qui le constituent en objet, grâce à la scission entre le fou et l’homme sain d’esprit, entre le malade et l’individu en bonne santé, entre le criminel et le « gentil garçon ». Troisième mode : la manière dont un être humain se transforme en sujet, par exemple en sujet d’une « sexualité ». Et Foucault de conclure : « Ce n’est donc pas le pouvoir, mais le sujet, qui constitue le thème général de mes recherches » (DE4, 223). En 1984, d’autres textes réitèrent cet ostracisme :

2) Le pôle « subjectivité et vérité » a toujours constitué mon problème : « J’ai cherché à savoir comment le sujet humain entrait dans les jeux de vérité », qu’il s’agisse de ceux qui prennent la forme d’une science ou se réfèrent à un modèle scientifique, ou de ceux que l’on trouve dans des institutions ou des pratiques de contrôle.

DE4, 708-709

3) « Mon problème a toujours été […] celui des rapports entre sujet et vérité : comment le sujet entre dans un certain jeu de vérité ». Mais, dans le cas de l’Histoire de la folie, j’ai constaté que la pratique de l’internement avait été la condition de l’insertion du sujet fou dans un jeu de vérité défini par un savoir ou un modèle médical : « c’est ainsi que j’ai été amené à poser le problème savoir/pouvoir, qui est pour moi non pas le problème fondamental, mais un instrument permettant d’analyser de la façon qui me semble la plus exacte le problème des rapports entre sujet et jeux de vérité ».

DE4, 717-718

4) En écrivant de nouveaux livres, on espère peut-être modifier du tout au tout ce qu’on pense, puis on s’aperçoit qu’on a peu changé, qu’on a « tourné autour du problème, qui est toujours le même, c’est-à‑dire les rapports entre le sujet, la vérité et la constitution de l’expérience ».

DE4, 731

5) « Mon objectif, depuis plus de vingt-cinq ans, est d’esquisser une histoire des différentes manières dont les hommes, dans notre culture, élaborent un savoir sur eux-mêmes : l’économie, la biologie, la psychiatrie, la médecine et la criminologie », il s’agit d’analyser ces prétendues sciences comme autant de « jeux de vérité » liés à des « techniques spécifiques que les hommes utilisent afin de comprendre qui ils sont », en l’occurrence les techniques de production, de communication et de pouvoir, et les techniques de soi. Les deux premières s’appliquent, en général, à l’étude des sciences et de la linguistique, ce sont les deux autres qui ont surtout retenu mon attention, mais j’ai « peut-être trop insisté sur les techniques de domination et de pouvoir », et je « m’intéresse de plus en plus à l’interaction qui s’opère entre soi et les autres, et aux techniques de domination individuelle, au mode d’action qu’un individu exerce sur lui-même à travers les techniques de soi ».

DE4, 784-785

Le problème de Foucault serait donc celui des rapports entre sujet et vérité (textes 2, 3, 4) : l’introduction de L’usage des plaisirs s’en tenait à une formulation plus elliptique (« histoire de la vérité »), mais en liant celle-ci à la constitution historique de « l’être » comme expérience, c’est-à‑dire comme sujet, et l’autre formulation abrégée, l’histoire des « jeux de vérité » (texte 5), fait tout de même allusion à la façon dont les « hommes » élaborent un savoir sur eux-mêmes, ce qui renvoie sans doute aux divers processus de subjectivation. Foucault semble donc donner raison aux commentateurs qui proclament l’unité de son oeuvre mais, pour confirmer cette conclusion, il faudrait répondre à deux objections.

Tout d’abord, au lieu de s’en tenir aux rapports entre sujet et vérité, Foucault, à l’occasion, formule autrement la tendance dominante de son oeuvre :

6) S’il s’inscrit bien dans la tradition philosophique, c’est dans sa version critique, et l’on[23] pourrait « nommer son entreprise Histoire critique de la pensée ».

DE4, 631

7) « Mon domaine est l’histoire de la pensée. […] Entre l’histoire sociale et les analyses formelles de la pensée, il y a une voie, une piste — très étroite peut-être —, qui est celle de l’historien de la pensée ».

DE4, 777-778

Toutefois, l’explication de la première de ces formulations fait appel d’une part au mode de subjectivation des sujets connaissants, d’autre part aux conditions d’objectivation des objets, l’interaction de ces deux facteurs engendrant divers « jeux de vérité ». Ceux-ci ne donnent pas lieu à une étude générale : on s’en tient aux « processus de subjectivation et d’objectivation qui font que le sujet peut devenir en tant que sujet objet de connaissance » (DE4, 633). Cette analyse a d’abord concerné le sujet parlant, travaillant et vivant (MC) ; puis le sujet qui apparaît de l’autre côté d’un « partage normatif » qui l’objectifie comme fou, malade ou délinquant (HF, NC, SP) ; et enfin le sujet comme objet pour lui-même, pris dans un jeu de vérité où il a rapport à soi (HS). De toutes ces études, le fil conducteur concerne la question des rapports entre sujet et vérité. Par où l’on voit que « l’histoire (critique) de la pensée » n’est rien d’autre que l’enquête historique sur la subjectivation liée aux jeux de vérité, ce qui dissout la première objection. La seconde, par contre, se montrera plus coriace : elle mérite un examen particulier.

2. D’un texto-drame à l’autre : plaidoyer pour la discontinuité

La soi-disant rupture provoquée par le « tournant » éthique prend une tout autre signification quand on constate qu’elle mime une scène analogue mais antécédente.

Le texto-drame auquel Foucault nous convie dans l’introduction de L’usage des plaisirs et dans les documents parallèles (textes 1 à 7) ne constitue pas, en effet, une première dans sa carrière, il répète une scène déjà jouée au milieu des années 1970, mais dans une tout autre perspective :

8) J’ai eu du mal à formuler la question du pouvoir mais, quand j’y repense, « je me dis de quoi ai-je pu parler, par exemple, dans l’Histoire de la folie ou dans la Naissance de la clinique, sinon du pouvoir ? Or j’ai parfaitement conscience de n’avoir pratiquement pas employé le mot et de n’avoir pas eu ce champ d’analyses à ma disposition ».

DE3, 146

On peut interpréter ce texte soit comme rattachant les deux oeuvres précitées à la problématique du pouvoir, soit comme aveu que celle-ci aurait dû y être convoquée mais ne l’a pas été. Les témoignages suivants, par contre, ne suscitent pas le même embarras :

9) J’ai longtemps cru que je pratiquais une sorte d’analyse des savoirs : que sait-on de la folie, de la maladie, du monde, de la vie ? « Or je ne crois pas que tel était mon problème. Mon vrai problème, c’est celui qui est d’ailleurs le problème de tout le monde, celui du pouvoir ». Tout mon travail antérieur peut se redistribuer rétrospectivement par rapport à cette question. Ainsi, l’Histoire de la folie repère « le type de pouvoir que la raison n’a pas cessé de vouloir exercer sur la folie depuis le xviie siècle » ; la Naissance de la clinique reprend cette préoccupation par rapport aux malades, Surveiller et punir la poursuit pour la prison. Donc, toute une série d’analyses du pouvoir. Je dirais que Les mots et les choses, […] c’est également un petit peu ça, le repérage des mécanismes de pouvoir à l’intérieur des discours scientifiques eux-mêmes : à quelle règle est-on obligé d’obéir, à une certaine époque, quand on veut tenir un discours scientifique sur la vie, sur l’histoire naturelle, sur l’économie politique ? À quoi faut-il obéir, à quelle contrainte est-on soumis, comment, d’un discours à l’autre, d’un modèle à l’autre, se produit-il des effets de pouvoir ? Alors, c’est tout ce lien du savoir et du pouvoir, mais en prenant comme point central les mécanismes de pouvoir, c’est ça, au fond, qui constitue l’essentiel de ce que j’ai voulu faire […] et il s’agit bel et bien […] d’une histoire des mécanismes de pouvoir et de la manière dont ils se sont enclenchés.

DE3, 400, 402

10) Ce « n’est pas la vérité qui me préoccupe ». J’en parle, « j’essaie de voir comment se nouent, autour des discours considérés comme vrais, des effets de pouvoir spécifiques, mais mon vrai problème, au fond, c’est de forger des instruments d’analyse, d’action politique et d’intervention politique sur la réalité qui nous est contemporaine et sur nous-mêmes ».

DE3, 414

11) L’essentiel, dans La volonté de savoir, « c’est une réélaboration de la théorie du pouvoir et je ne suis pas sûr que le seul plaisir d’écrire sur la sexualité m’aurait suffisamment motivé pour commencer cette série de six volumes (au moins), si je ne m’étais pas senti poussé par la nécessité de reprendre un peu cette question du pouvoir ».

DE3, 231

Ainsi donc, peu après la publication de Surveiller et punir, puis de La volonté de savoir, Foucault proclame que son véritable problème a toujours été le pouvoir, et il y subordonne ses préoccupations subsidiaires pour le savoir et la vérité d’une part (textes 9 et 10), pour la sexualité de l’autre (texte 11). Par contre, de 1982 à 1984, il s’inféode à la thématique de la subjectivation au sein des jeux de vérité, à laquelle il subordonne maintenant son intérêt pour le pouvoir (texte 2) tout en dissociant la sexualité de celui-ci (texte 6) : cela ressemble à s’y méprendre à une contradiction flagrante accompagnée, dans chacun de ses volets, de mauvais jeux de mots où « l’obéissance » aux règles d’un langage devient une manifestation de pouvoir (infra), où l’histoire naturelle et la biologie se rétrécissent aux dimensions d’une composante de la subjectivation (textes 1 et 6). Une contradiction non seulement entre les deux moments de cette étrange herméneutique de soi par laquelle Michel Foucault, en tant qu’auteur, découpe « le profil encore tremblant de son oeuvre » (OD, 31), mais aussi par rapport à la réalité même de ses discours, et par rapport à ses propres commentaires.

Un mot, tout d’abord, concernant ce dernier point. Nous avons vu Foucault admettre l’absence du pouvoir dans l’Histoire de la folie et dans Naissance de la clinique (texte 8) : mais ce n’est pas là l’unique indice d’un sentiment de rupture. Ainsi, dans son cours du 14 janvier 1976, il signale que ce qu’il a « essayé de parcourir, depuis 1970-1971, c’était en gros le “comment” du pouvoir » (DE3, 175), ce qui revient à dire qu’auparavant, cette question ne le préoccupait pas. De même, il avoue éprouver, à propos de Les mots et les choses, « une espèce de regret », ajoutant que, s’il devait l’écrire « maintenant » (en 1978), il lui insufflerait une autre forme :

J’ai maintenant une autre façon de raisonner. C’est un essai plutôt abstrait et limité à des problèmes de logique. Alors que, personnellement, je suis fortement attiré par des problèmes concrets, comme par exemple, la psychiatrie ou la prison, je considère maintenant que c’est en partant de ces problèmes concrets qu’on peut enfin susciter quelque chose.

DE3, 599

Parallèlement à ces aveux, on pourrait invoquer les déclarations explicites d’intention accompagnant les oeuvres pertinentes, par exemple, selon la préface à la première édition de l’Histoire de la folie, la volonté « de rejoindre, dans l’histoire, ce degré zéro de l’histoire de la folie, où elle est expérience indifférenciée, expérience non encore partagée du partage lui-même » (DE1, 159) ; par exemple encore, l’ouverture de Naissance de la clinique (p. v) : « Il est question dans ce livre de l’espace, du langage et de la mort ; il est question du regard ». Mais tenons-nous-en, à titre exemplaire, au cas de Les mots et les choses. Cet ouvrage, vient-on d’apprendre (texte 9), repérait les mécanismes de pouvoir à l’oeuvre dans les discours scientifiques, en exhumant les règles auxquelles ceux-ci se trouvent contraints d’obéir : mais de quelle sorte « d’obéissance » s’agit-il ici ? Sans doute peut-on soutenir que parler français, c’est « obéir » aux règles de la grammaire française, mais cette « obéissance » est-elle du même ordre que celle du soldat qui exécute les ordres d’un officier, et quel sens y a-t‑il, autre que métaphorique, à interpréter ces deux situations en termes de pouvoir ? Or, le cas du discours scientifique s’apparente beaucoup plus à celui de la langue qu’à celui du soldat. D’ailleurs, si l’on acceptait de voir dans ce rapprochement autre chose qu’une métaphore, les problèmes risqueraient de s’accumuler[24]. Restons-en aux propres déclarations de Foucault. Ne nous disait-il pas, il y a un instant, que Les mots et les choses est « un essai plutôt abstrait et limité à des problèmes de logique », tributaire d’une autre façon de raisonner que celle qui était maintenant la sienne ? Dans un autre entretien (DE3, 144), il reconnaît que, dans ce livre, le problème des effets de pouvoir propres au jeu énonciatif est absent ; confondu avec « la systématicité, la forme théorique ou quelque chose comme le paradigme ». Le projet esquissé dans la préface de Les mots et les choses ne faisait d’ailleurs aucune référence au pouvoir. Il thématisait une expérience privilégiée, celle de l’ordre, et signalait trois domaines dans lesquels cette expérience peut se manifester : le langage, les êtres naturels, les échanges économiques. Ce qu’il s’agissait de tirer au clair à propos de ces domaines, c’était leur « épistémè », leurs conditions de possibilité. Or ce que cette exhumation archéologique met en évidence, ce n’est pas le socle unique sur lequel reposerait tout l’univers des connaissances depuis le xvie siècle, ni même un socle propre au savoir relatif à chacun des domaines précités depuis la même période, mais plutôt des sous-sols épistémiques tissant des liens entre les savoirs d’une certaine époque, et dont le bouleversement entraîne des métamorphoses disciplinaires. En d’autres termes : non pas une vision panchronique des fondements du savoir en tant que tel, ni une perspective diachronique verticale sur les disciplines, mais une diachronie de synchronies polydisciplinaires (épistémès) :

[…] l’archéologie, s’adressant à l’espace général du savoir, à ses configurations et au mode d’être des choses qui y apparaissent, définit des systèmes de simultanéité, ainsi que la série des mutations nécessaires et suffisantes pour circonscrire le seuil d’une positivité nouvelle.

MC, 14

Ainsi, au xvie siècle, l’ordre se pense dans les termes de la ressemblance, dans un monde où tout, y inclus le langage, renvoie à tout. Mais à l’âge classique, qui s’inaugure au milieu du xviie siècle, c’est la théorie de la représentation qui rend possible la connaissance du langage dans la grammaire générale, la connaissance des êtres naturels dans les taxinomies de l’histoire naturelle, et la connaissance des échanges dans l’analyse des richesses et de la monnaie. Au début du xixe siècle, une nouvelle mutation inaugure notre modernité : l’histoire se substitue à la représentation, et c’est elle qui fait de l’étude du langage une philologie (et non plus une grammaire générale), de l’étude des êtres naturels une biologie (et non plus une histoire naturelle) et de celle des échanges une économie politique mettant l’accent sur la production (et non plus une analyse des richesses). Et cette triade de disciplines est tout autant interreliée que celle de l’époque classique et que les diverses facettes du savoir à la Renaissance, parce que

[d]ans une culture et à un moment donné, il n’y a jamais qu’une épistémè qui définit les conditions de possibilité de tout savoir. Que ce soit celui qui se manifeste en une théorie ou celui qui est silencieusement investi dans une pratique.

MC, 179

Comment ne pas admettre que, dans tout cela, c’est du savoir et de ses conditions de possibilité qu’il est question, et non du pouvoir ? Celui-ci, sur un cas précis, se trouve même expressément exclu de la démarche. En effet, commentant, dans la sphère économique, le débat entre Physiocrates et Utilitaristes, Foucault suggère qu’il aurait peut-être été plus simple de dire que les premiers représentaient les propriétaires fonciers, et les seconds, les commerçants et les entrepreneurs. Mais, ajoute-t‑il aussitôt, il faut

[…] distinguer avec soin deux formes et deux niveaux d’études. L’une serait une enquête d’opinions pour savoir qui au xviiie siècle a été Physiocrate, et qui a été Antiphysiocrate ; quels étaient les intérêts en jeu ; quels furent les points et les arguments de la polémique, comment s’est déroulée la lutte pour le pouvoir. L’autre consiste, sans tenir compte des personnages ni de leur histoire, à définir les conditions à partir desquelles il a été possible de penser dans des formes cohérentes et simultanées, le savoir « physiocratique » et le savoir « utilitariste ». La première analyse relèverait d’une doxologie. L’archéologie ne peut reconnaître et pratiquer que la seconde.

MC, 214

En d’autres termes, la question du pouvoir n’intéresse pas l’archéologie, c’est un simple problème doxologique, relevant d’une enquête d’opinions. Mais si la question du pouvoir est archéologiquement non pertinente dans le domaine économique, ne l’est-elle pas a fortiori en ce qui a trait au langage et aux êtres vivants ? Les mots et les choses n’est donc pas un ouvrage consacré à l’élucidation de la problématique du pouvoir.

Si donc les grandes oeuvres de la période 1961-1970 ne concernent pas cette dernière, à l’inverse, Surveiller et punir, tout comme La volonté de savoir, s’en réclament expressément. Le premier ouvrage, par exemple, refuse de partir d’une soudaine propension à l’humanisme dont découlerait une humanisation des procédures pénales, il se propose plutôt d’analyser

[…] la métamorphose des méthodes punitives à partir d’une technologie politique du corps où pourrait se lire une histoire commune des rapports de pouvoir et des relations d’objet. De sorte que par l’analyse de la douceur pénale comme technique de pouvoir, on pourrait comprendre à la fois comment l’homme, l’âme, l’individu normal ou anormal sont venus doubler le crime comme objets de l’intervention pénale ; et de quelle manière un mode spécifique d’assujettissement a pu donner naissance à l’homme comme objet de savoir pour un discours à statut « scientifique ».

SP, 28-29

De même, dans La volonté de savoir, Foucault s’oppose à l’hypothèse répressive stipulant que la bourgeoisie aurait réduit la sexualité à la fonction de reproduction exercée dans l’enceinte de la famille conjugale, il insiste sur la prolifération des discours qui ont pris le sexe pour objet depuis le xviie siècle, et il se propose d’interroger « le régime de pouvoir-savoir-plaisir qui soutient chez nous le discours sur la sexualité humaine » (VS, 19), de découvrir comment le pouvoir atteint les conduites les plus intimes pour les réprimer mais aussi pour les inciter et pour les intensifier, et de montrer quelle « volonté de savoir » anime ces discours et ces effets de pouvoir dans lesquels l’interdit joue un rôle spécifique mais limité.

On aura remarqué que, dans ces deux projets, le savoir n’est pas absent : mais il n’a pas non plus préséance, et il se trouve indissolublement lié au pouvoir. La question s’impose donc : pourquoi, à partir de 1982, Foucault oblitère-t‑il le sentiment de rupture suscité par certaines de ses oeuvres ; pourquoi transforme-t‑il sa « nouvelle façon de raisonner » en simple modulation ancillaire d’un unique monologue (texte 3) ; pourquoi, si la philosophie correspond au « travail critique de la pensée sur elle-même », et si elle consiste, « au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir jusqu’où il serait possible de penser autrement » (UP, 14-15), se contente-t‑il de continuer à tourner autour du même problème (texte 4) ; et pourquoi, enfin, s’enferre-t‑il dans les contradictions pourtant flagrantes déjà signalées ?

III. De l’esthétique de l’existence à l’esthétisation de l’oeuvre ?

Un mot sur l’attitude des commentateurs à l’égard des problèmes que l’on vient de soulever, avant de formuler deux hypothèses explicatives.

1. L’attitude des commentateurs[25]

Une poignée à peine d’entre eux, en effet, se préoccupe, en partie et de façon plutôt superficielle, de ces problèmes. Impossible, soutient par exemple Racevskis, de considérer Foucault comme une présence d’auteur active dans son propre texte, « puisqu’il a déjà dévoilé l’illusion naïve sous-jacente à cette image traditionnelle commode ». On serait tenté, au contraire, d’imputer l’illusion et la naïveté à la crédulité de l’interprète, si ce n’est qu’en 1980 celui-ci ne disposait pas d’autant d’infractions aux positions de principe de Foucault que ses collègues qui ont pris la plume après 1984. Par ailleurs, si Bouretz, de même qu’Ewald et ses associés, se contentent d’indiquer le caractère rétrospectif de l’unité attribuée à l’oeuvre, mais sans référence à la problématique de l’« auteur », d’autres vont plus loin. À propos de l’injonction « aucun posthume », Macey note : « Dans la mort, l’auteur qui a proclamé la mort de l’auteur continue à exercer ses droits et ses privilèges d’auteur ». Une des difficultés de l’oeuvre de l’écrivain français, c’est, explique Barry Smart, sa tendance à continuellement modifier et redéfinir ses analyses antérieures à la lumière de ses préoccupations subséquentes, voire à les reconstruire radicalement : « Au lieu de confirmer la disparition de l’auteur, le retour obstiné de Foucault à ses analyses pour les reformuler [témoigne plutôt] de l’importance persistante de la fonction autoriale ». Toutes ces ré-interprétations, renchérit Hoy, découlent « souvent d’une auto-critique honnête », mais elles ne surmontent pas d’emblée certaines incompatibilités : en 1961, l’Histoire de la folie se présente comme une analyse de l’expérience en quête du point O où la folie ne se démarquerait pas encore de son contraire mais, à la fin de la même décennie, Foucault dénonce toute quête d’origine ; au milieu des années 1970, son intérêt pour le discours cède le pas au thème du savoir-pouvoir ; et, à partir de 1981, il se penche sur une nouvelle forme d’expérience liant ce que d’autres assignent aux trois phases de son évolution : le savoir, les règles normatives et la relation à soi. Or, ce dernier réalignement s’est produit pendant la période de silence relatif, c’est-à‑dire d’absence d’oeuvre majeure, qui s’étend de 1976 à 1984, et certains se sont interrogés sur ce mutisme prolongé. Ainsi, Blanchot l’impute aux critiques négatives encourues par La volonté de savoir, et peut-être aussi à une certaine expérience personnelle traumatisante, tandis que Deleuze évoque le sentiment de s’être enfermé dans les relations de pouvoir, et l’échec final du Groupe d’information sur les prisons dans un contexte d’événements mondiaux attristants. Mais, ajoute Deleuze, si Foucault bute sur une impasse, « ce n’est pas en raison de sa manière de penser le pouvoir, c’est plutôt parce qu’il a découvert l’impasse où nous met le pouvoir lui-même dans notre vie comme dans notre pensée, nous qui nous heurtons à lui dans nos plus infimes vérités ». Interprétation généreuse mais, nous allons le voir, insatisfaisante.

2. Première hypothèse explicative

Oublions les disqualifications provocatrices du personnage de l’auteur. En renonçant à se cantonner dans la période moderne et en remontant jusqu’à la Grèce classique, Foucault découvre une nouvelle façon de penser :

La morale des Grecs est centrée sur un problème de choix personnel, sur une éthique de l’existence. L’idée du bios comme matériau d’une oeuvre d’art esthétique est quelque chose qui me fascine.

DE4, 390

Je pense qu’il n’y a qu’un seul débouché pratique à cette idée du soi qui n’est pas donné d’avance : nous devons faire de nous-mêmes une oeuvre d’art.

DE4, 392

Ce qui m’étonne, c’est le fait que dans notre société l’art est devenu quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie ; et aussi que l’art est un domaine spécialisé fait par des experts qui sont des artistes. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une oeuvre d’art ? Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d’art et non pas notre vie ?

ibid.

Si l’esthétique de l’existence a fasciné Foucault, il est tentant de supposer qu’il a voulu l’appliquer à sa propre vie. Qu’il lui a fallu, en conséquence, unifier celle-ci, y inclus sa dimension scripturale. L’esthétique de l’existence aurait ainsi requis l’esthétisation de l’oeuvre : hypothèse séduisante, mais apparemment battue en brèche par le simple fait que la première tentative majeure d’expliquer ses écrits par la perdurance d’un même thème, celui du pouvoir, remonte à une époque antérieure à celle de son escapade dans la Grèce antique.

3. Seconde hypothèse explicative

Revenons donc à la question du pouvoir. Quand Foucault réoriente son Histoire de la sexualité, c’est, nous l’avons vu, en fonction de trois axes dont le dernier, celui des formes de subjectivité, restait à développer. Les deux autres, déjà élaborés, avaient trait au savoir et au pouvoir, mais celui-ci se trouvait déjà maquillé linguistiquement en « types de normativité » et, nous l’avons noté, glissait à l’arrière-plan de la conjonction du savoir et du sujet. Or, cette oblitération devient de plus en plus manifeste dans les déclarations concomitantes : le pouvoir, dit Foucault, n’est pas mon thème général (texte 1) ; divers euphémismes, comme les « pratiques divisantes » (texte 1), les « pratiques de contrôle » (texte 2) ou les « partages normatifs » (texte 6) le remplacent stylistiquement ; il devient un simple sous-thème par rapport au savoir de soi élaboré par les « hommes » (texte 5) ; puis un instrument permettant d’analyser les rapports entre sujet et vérité (texte 2) ; et enfin on le perd complètement de vue au profit du sujet, de la vérité et de la constitution de l’expérience (texte 4). Pourquoi ? Contrairement à ce que suggère Deleuze, c’est bien la conception foucaldienne du pouvoir qui se trouve en cause[26], et non les impasses du pouvoir lui-même. Dans Surveiller et punir (p. 31), Foucault proclame que celui-ci ne doit pas être conçu comme une propriété mais comme une stratégie, et que ses effets de domination ne découlent pas d’une appropriation, mais de dispositions, de manoeuvres, de stratégies, de tactiques, bref, qu’il constitue « un réseau de relations toujours tendues, toujours en activité, plutôt qu’un privilège qu’on pourrait détenir ». De même, dans La volonté de savoir (p. 107-135), il soutient, entre autres, que le pouvoir n’est pas une chose qu’on possède, car il s’exerce au sein d’innombrables relations inégalitaires et mobiles, il provient « d’en bas » et se trouve partout parce qu’il provient de partout : au lieu de rechercher une opposition binaire globale entre dominateurs et dominés, il vaut mieux analyser les rapports de force multiples qui jouent « dans les appareils de production, les familles, les groupes restreints, les institutions », et qui servent de support « à de larges effets de clivage qui parcourent l’ensemble du corps social ». Or, cette conception relationnelle et stratégique du pouvoir qui refuse de l’assimiler à une possession et à un privilège apparaît assez tardivement sous la plume de l’écrivain. Surveiller et punir date en effet de 1975, ce qui en reporte la rédaction une ou deux années auparavant mais, dans « La vérité et les formes juridiques », série de conférences prononcées au Brésil en mai 1973 et publiées en juin 1974, on rencontre non seulement une déclaration confirmant la thèse de la rupture au profit de la thématique du pouvoir (« Pour quelqu’un comme moi qui, depuis quelques années, suis en train de placer les choses du côté de la relation de pouvoir […] », DE2, 639), mais aussi de multiples allusions à la détention du pouvoir. Par exemple :

Une justice qui n’est plus contestation entre des individus et libre acceptation par eux d’un certain nombre de règles de liquidation, « va s’imposer d’en haut aux individus, aux adversaires, aux parties ». Dès lors, ils n’ont plus le droit de résoudre leurs litiges, « ils devront se soumettre à un pouvoir extérieur à eux, lequel s’impose comme pouvoir judiciaire et pouvoir politique ».

DE2, 579

Dans le haut Moyen Âge, « le pouvoir étatique confisque toute la procédure judiciaire ».

DE2, 580

Le modèle religieux et administratif de l’enquête a subsisté jusqu’au xiie siècle, « quand l’État qui naissait, ou plutôt la personne du souverain qui surgissait comme source de tout pouvoir, en vient à confisquer les procédures judiciaires ».

DE2, 583

Au xviiie siècle, on assiste à un triple déplacement des associations spontanées vouées, en Angleterre, au maintien de l’ordre ; entre autres, le contrôle moral se trouvera bientôt exercé « par les classes supérieures, par les détenteurs du pouvoir, par le pouvoir lui-même sur les couches inférieures, plus pauvres, les couches populaires. Il devient ainsi un instrument de pouvoir des classes riches sur les classes pauvres, des classes qui exploitent sur les classes exploitées, ce qui confère une nouvelle polarité politique et sociale à ces instances de contrôle ».

DE2, 598-599

En plus d’une analyse en termes de détenteurs de pouvoir et de classes dominantes, ce document nous offre une intéressante perspective sur la notion d’un pouvoir venu « d’en bas ». La lettre de cachet constituait, selon Foucault, « l’un des grands instruments de pouvoir de la monarchie absolue ». Mais, dans la plupart des cas, l’envoi de telles missives faisait suite à une demande venant d’un mari outragé par son épouse, d’un père mécontent de son fils prodigue, d’une commune insatisfaite de son curé, etc. ; la lettre de cachet se présentait alors comme « une espèce de contre-pouvoir, pouvoir qui venait d’en bas » et qui permettait à des groupes ou à des individus « d’exercer un pouvoir sur quelqu’un », elle constituait un instrument en quelque sorte spontané « de contrôle par en bas que la société exerçait sur elle-même » (DE2, 601). Foucault, on le voit, met l’accent sur la spontanéité et sur l’auto-régulation de la société, mais en laissant dans l’ombre ce que son analyse décrit par ailleurs fort bien, à savoir que la société n’a pas par elle-même le pouvoir d’émettre des lettres de cachet, elle doit solliciter celles-ci du roi ou de ses représentants, c’est-à‑dire des détenteurs du pouvoir. Tout juste avant l’élaboration programmatique de son « analytique du pouvoir », Foucault ne répugnait donc pas à identifier des détenteurs de l’autorité. Par la suite pourtant, il se donne comme règle de ne pas chercher « qui a le pouvoir dans l’ordre de la sexualité (les hommes, les adultes, les parents, les médecins) et qui en est privé (les femmes, les adolescents, les enfants, les malades […]) » (VS, 130), parce que le pouvoir n’est pas réductible à un système général de domination exercé par un groupe ou par un individu sur un autre. Pourtant, son enquête sur la sexualité dans le monde gréco-romain suggère tout le contraire :

Les femmes qui servent d’objets ou de partenaires à « l’homme de désir » se trouvent soit sous son propre pouvoir, soit sous celui d’un autre, « père, mari, tuteur ».

UP, 29

Les sujets de l’activité sexuelle correspondent aux hommes adultes et libres, tandis que les partenaires-objets sont « les femmes, les garçons, les esclaves ».

UP, 57

Dans la cité, « ce n’est ni aux esclaves, ni aux enfants, ni aux femmes d’exercer le pouvoir, mais aux hommes et aux hommes seulement ».

UP, 96

Dans la caractérisation traditionnelle de l’adultère, « la tromperie et le dommage étaient affaire entre les deux hommes — celui qui s’était emparé de la femme et celui qui avait sur elle les droits légitimes ».

SS, 199

L’esclave « était à ce point admise comme objet sexuel appartenant au cadre de la maisonnée, qu’il pouvait sembler impossible d’en interdire l’usage à un homme marié ».

SS, 201

Par ailleurs, si l’on passe du plan des relations sexuelles à celui des rapports sociaux, l’analyse du « jeu politique » proposée par le troisième chapitre du Souci de soi se révèle fort instructive. Foucault prétend que la formation du sujet moral, au début de l’ère chrétienne, ne découle pas d’un repli sur lui-même du citoyen, qu’il ne s’agit pas d’une forme d’apolitisme mais d’un nouveau rapport au pouvoir dans lequel la maîtrise sur soi se dissocierait du statut social et de la maîtrise sur autrui : la question du sujet (moral) reste donc indissociable du rapport au pouvoir. Et si l’écrivain se réfère à l’occasion aux « relations de pouvoir » et à son « exercice », de nombreux indices suggèrent que la définition purement relationnelle est battue en brèche. L’utilisation même de concepts tels que ceux d’empereur, d’aristocratie, de gouvernement et de chef présuppose davantage que la participation accidentelle à une relation en perpétuel essaimage : si les administrateurs se trouvent en position intermédiaire entre un pouvoir supérieur qui donne des ordres et des subalternes qui doivent obéir, cela signifie que certaines gens détiennent une autorité que d’autres n’ont pas. Comment pourrait-on penser l’éventualité d’une confiscation du pouvoir ou l’existence de pouvoirs locaux, comment pourrait-on se référer à des « citoyens au pouvoir » (p. 124) ou à une « dépossession politique » (ibid.), comment faire allusion à des charges publiques tributaires d’une bonne naissance ou d’un statut approprié, comment envisager la possibilité de « faire jouer son autorité » (p. 126) si, encore une fois, on ne se trouvait pas en présence de quelque chose qui, fût-ce de façon temporaire, se détient ?

Ces exemples, multipliables, montrent non seulement l’insuffisance d’une conception relationnelle du pouvoir qui le coupe de toute possibilité d’accaparement, mais encore que l’élaboration du sujet se fait dans et par un pouvoir que par ailleurs elle sert à conforter. Le sujet, écrit Wilhelm Schmid[27], est « un enjeu dans le champ polémique des relations de pouvoir, sa constitution est une tâche politique » et, par suite, le concept d’éthique, chez Foucault, se trouve « profondément marqué par l’analyse du pouvoir en tant que phénomène social[28] ». L’écrivain français ne pouvait pas ne pas en être conscient, car, au moment même où il regrettait d’avoir peut-être trop insisté sur les techniques de domination et de pouvoir, il assimilait les techniques de soi à des entreprises de domination individuelle (texte 5). Cette collusion s’affiche d’ailleurs très clairement dans L’usage des plaisirs ; par exemple :

[…] la maîtrise de soi et la maîtrise des autres sont considérées comme ayant la même forme ; puisqu’on doit se gouverner soi-même comme on gouverne sa maison et comme on joue son rôle dans la cité, il suit que la formation des vertus personnelles […] n’est pas différente par nature de la formation qui permet de l’emporter sur les autres citoyens et de les diriger. Le même apprentissage doit rendre capable de vertu et capable de pouvoir.

p. 88

Une des thèses majeures de la conception relationnelle du pouvoir, celle de l’omniprésence de celui-ci, reste donc pertinente si on l’interprète comme description du fonctionnement réel de textes qui, paradoxalement, prétendent s’en dissocier. Pris au piège de ses propres slogans, Foucault pouvait-il faire marche arrière et admettre, par exemple, que les notions de relation et de possession ne s’opposent pas nécessairement entre elles[29] ; que posséder le pouvoir ne signifie pas qu’on le détient à jamais ou qu’on en a le monopole ; et qu’on peut en disposer d’un certain point de vue mais s’en trouver privé de l’autre[30] ? Deux modèles s’offraient à lui. D’une part le modèle grec de la domination sur soi-même, hanté par l’idée de perfection, d’autre part le schème ultimement chrétien de l’aveu, tourmenté par la conscience tragique de la faillibilité humaine. De toute évidence, Foucault a préféré le modèle grec, et peut-être, à condition de supposer que le premier remembrement de ses écrits autour de la thématique du pouvoir a obéi à d’autres principes que ceux qui ont régi leur recentrement sur la problématique du sujet et de la vérité, peut-être, finalement, peut-on envisager l’hypothèse d’une esthétisation rétrospective de son oeuvre lui permettant d’en ramener la dispersion à l’unité d’une existence conçue comme un objet d’art.