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Toute approche de l’oeuvre théologique de Walter Kasper doit tenir compte du souci de son auteur pour la recherche de l’unité chrétienne. Ceux et celles d’entre nous qui avons fait l’expérience de travailler au sein d’un groupe de dialogue oecuménique savent combien la qualité de présence et d’ouverture à l’autre est une condition essentielle pour un dialogue fructueux. Ce travail enrichissant est fait d’échanges amicaux, de partage des dons spirituels et réflexions au plan de l’intelligence de la foi. Aujourd’hui nous nous rendons compte combien la tâche oecuménique est beaucoup plus complexe que l’on aurait pu l’imaginer lors de la période exaltante qui a marqué les lendemains du concile Vatican II. Nous sommes devenus plus réalistes : la réconciliation est une oeuvre de longue haleine qui demande beaucoup de patience. Passant par l’unité de la foi, la réconciliation comporte beaucoup d’autres aspects non théologiques (par exemple, le poids de l’histoire) que l’aspect purement doctrinal. La réconciliation implique toutes les facettes de la vie de l’Église, comme l’a bien saisi Kasper dans ses différents engagements.

Il a contribué au dialogue oecuménique au niveau international en tant que membre de la commission multilatérale de Foi et Constitution, et en tant que co-président de la Commission internationale luthérienne-catholique romaine où il a collaboré à l’élaboration de la Déclaration commune sur la doctrine de la justification. Sa proclamation solennelle à Augsbourg, le 31 octobre 1999[1], est un événement dont on ne saurait sous-estimer l’importance. En effet, la Déclaration commune surmonte le contentieux qui était, jusqu’à présent, au coeur de la rupture de l’Église occidentale du xvie siècle. La Déclaration exprime une compréhension commune de la justification par la foi moyennant la grâce, c’est-à-dire sur la primauté et la gratuité de la grâce salvatrice de Dieu, qui est à la base des divers enseignements catholiques et luthériens. Il en résulte que les enseignements sur la justification ne sont plus l’objet de condamnation mutuelle. Le dialogue se poursuit aujourd’hui avec les autres Églises issues de la réforme protestante — surtout les communautés réformées et méthodistes — pour savoir jusqu’à quel point elles peuvent souscrire à la convergence dans la foi établie par cet accord.

Lors de la session plénière du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens en novembre 2001, Kasper, nouvellement nommé président, réfléchit sur la situation actuelle et l’avenir du mouvement oecuménique. Dans son discours, il avance la thèse qu’une nouvelle situation oecuménique se dessine et il tente d’esquisser les éléments émergeant de la réalité naissante.

Dans un certain sens, nous dit-il, on peut parler de crise. Mais le terme « crise » ne doit pas être compris de façon unilatérale, au sens négatif de dégradation ou d’effondrement de ce qui a été édifié dans les dernières décennies — et qui n’est pas négligeable. « Crise » s’entend ici dans le sens original du terme grec, qui indique une situation où les choses sont dans un équilibre précaire, où elles ne tiennent qu’à un fil ; en fait, un tel état peut être positif ou négatif. Les deux sont possibles. Une situation de crise est une situation où les anciennes méthodes sont à leur terme, mais où des espaces s’ouvrent à de nouvelles possibilités[2].

S’il est vrai que les méthodes employées dans les dialogues s’avèrent inadéquates aujourd’hui dans le cadre d’un nouveau contexte oecuménique, il faut donc chercher la raison de ces limites et entrevoir des approches susceptibles de relever les défis qu’il présente afin d’ouvrir de nouvelles pistes pour cheminer vers l’unité chrétienne. Sans prétendre pouvoir répondre de façon exhaustive à ce travail de réflexion, je propose de m’attarder ici sur la pratique oecuménique de la théologie, plus particulièrement sur la question de méthode.

I. Méthode théologique et dialogue oecuménique

Le recours à l’expression française « la théologie oecuménique » pour rendre compte des efforts déployés pour mettre les ressources théologiques au service du dialogue entre les Églises comporte une ambiguïté[3]. Cette expression peut laisser entendre qu’une telle théologie reste l’affaire de spécialistes des questions oecuméniques ou plus encore qu’elle possède ses propres méthodes distinctes des autres champs de la recherche théologique. Une telle compréhension de la pratique oecuménique de la théologie risque alors de reléguer le dialogue théologique pour l’unité des chrétiens en marges des autres réflexions théologiques qui doivent être toutes au service de la vie de l’Église. Autrement dit, si l’on considère que la recherche de l’unité chrétienne ne concerne qu’une branche isolée de la science théologique, on ne mettra pas toutes les ressources de la théologie au service de l’engagement oecuménique.

Une autre ambiguïté rattachée à l’expression « théologie oecuménique » est celle qui veut qu’une « théologie oecuménique » soit opposée à une théologie dite « confessionnelle ». En un certain sens cela peut être vrai. En effet, dans le contexte actuel il n’est plus possible de sonder les vérités de la foi chrétienne ou de les exprimer d’une manière qui réponde aux aspirations des hommes et des femmes d’aujourd’hui sans tenir compte des perspectives différentes de ceux et celles qui se réclament au Christ. Il faut reconnaître les trésors de l’Évangile tels qu’ils se retrouvent dans la riche et légitime diversité des communautés chrétiennes. Dans ce sens, l’expression « théologie oecuménique » correspond plutôt à la réalité que tout engagement théologique reflète l’engagement oecuménique de l’Église. Cette perspective doit bannir toute dichotomie entre une « théologie oecuménique » et une « théologie confessionnelle ».

Alors, quand nous parlons de « la pratique oecuménique de la théologie », nous parlons de la méthode théologique tout court[4]. Une théologie dite « confessionnelle » est souvent le reflet d’une quête d’identité.

La question d’identité, observe Kasper, est une forme d’affirmation de soi et souvent une expression de la crainte de se perdre soi-même. Ainsi, l’oecuménisme est souvent accusé, ou mieux, on l’interprète mal en l’accusant d’abolir l’identité confessionnelle et de mener à un pluralisme arbitraire, à l’indifférence, au relativisme et au syncrétisme[5].

Selon ses vues, une pratique confessionnelle de la théologie approche de façon négative la réalité de l’oecuménisme.

On ne peut pas en rester au constat de la tension, voire de l’opposition entre les approches confessionnelles et les approches oecuméniques de la théologie si l’on veut comprendre quels sont les enjeux en cause. Il faut plutôt une meilleure compréhension de la méthode en théologie au service de l’oecuménisme. La thèse que j’avance ici est que l’attachement à une pratique confessionnelle de la théologie est signe d’une compréhension inadéquate du rôle de la théologie au service de la mission de l’Église. Une compréhension qui n’a pas saisi la nature herméneutique et critique de la théologie se trouve alors mal outillée pour une véritable réception des accords oecuméniques. Tandis qu’une réflexion approfondie sur la méthode en théologie nous fournira une meilleure compréhension du rôle des accords oecuméniques dans la vie des Églises.

II. La fonction critique de la théologie

Peu après le concile de Vatican II, le jeune théologien, Walter Kasper, écrit sur le renouveau de la méthode théologique[6]. Il constate que la vision proposée par le concile d’une Église plus dynamique, plus ouverte, d’une Église « en marche », a des conséquences pour la compréhension du dogme et pour la méthode théologique[7].

S’il en est ainsi, nous dit-il, la dogmatique devient une opération herméneutique, une oeuvre de traduction. Elle se situe alors entre deux pôles, la parole de la révélation contenue dans les écritures et la situation actuelle de la prédication. Elle est au service de la manifestation de la Parole prononcée une fois pour toutes. […] Elle est une fonction de l’Église qui renouvelle constamment aux sources son sens dogmatique de la foi et l’exerce au service de sa mission actuelle[8].

Il en résulte que la théologie possède « une fonction critique légitime à l’intérieur de l’Église ». Elle peut, par moments, aussi « corriger » là où l’un ou l’autre aspect de la révélation a été obscurci, mal compris ou perdu de vue par des expressions historiques de la tradition[9]. Une pratique de la théologie qui veut favoriser la réconciliation entre les Églises devrait exercer une autocritique honnête.

Les deux pôles de la théologie, justement identifiés par Kasper, sont une clé pour comprendre la pratique oecuménique de la théologie. Il s’agit d’un processus herméneutique où un regard critique doit être porté sur la manière dont les confessions expriment la foi des apôtres. Puis elles auront à travailler ensemble à une compréhension commune de cette foi pour aujourd’hui en vue de notre témoignage commun. C’est dire que la pratique oecuménique de la théologie se situe entre deux pôles : celui de l’écoute à la Parole et celui de l’activité ecclésiale de la communication. Elle s’insère dans l’élan de ressourcement et du renouveau, lequel est au service de la mission de l’Église dans le monde. Sans l’unité des Églises, comment témoigner de la réconciliation tant désirée par le Christ pour tous les êtres humains ? L’engagement théologique dans le domaine du dialogue oecuménique a pour but la conversion et le renouvellement de la vie des Églises, afin que ces dernières puissent devenir plus évangéliques et ainsi réaliser la plénitude de la catholicité (cf. Unitatis redintegratio [UR] 4).

Le Décret sur l’oecuménisme affirme le lien entre la rénovation de l’Église et tout engagement oecuménique :

Attendu que toute rénovation de l’Église consiste essentiellement dans une fidélité grandissante à sa vocation, c’est là certainement la raison qui explique le mouvement vers l’unité. L’Église, au cours de son pèlerinage, est appelée par le Christ à cette réforme permanente dont elle a perpétuellement besoin, en tant qu’institution humaine et terrestre. S’il arrive donc, par suite des circonstances, que dans les moeurs, la discipline ecclésiastique, ou même dans la manière d’énoncer la doctrine (qu’il faut distinguer avec soin du dépôt de la foi) telles réformes n’aient pas été observées attentivement, il faut les remettre en vigueur en temps opportun avec la droiture qui convient (UR 6).

La conversion continuelle de l’Église, qui est au centre de la pratique oecuménique de la théologie, est enracinée dans la « conversion du coeur », dans un « oecuménisme spirituel » qui est l’âme de tout engagement oecuménique (UR 8). Le principe de communion dans l’Église n’est rien d’autre que l’Esprit Saint. C’est seulement en nous ouvrant à la grâce de la réconciliation que nous pourrons nous laisser guider vers de nouvelles compréhensions des mystères de la révélation. Voilà pourquoi la prière commune tient une place primordiale dans les rencontres oecuméniques. Le pape Jean-Paul II, dans l’encyclique Ut unum sint[10] (UUS), insiste sur le fait que par la prière nous nous ouvrons à la grâce de la conversion, qui entraîne, en fait, des conséquences positives pour la compréhension de la foi et pour un mieux vivre institutionnel en Église :

Le Concile appelle à la conversion personnelle autant qu’à la conversion communautaire. L’aspiration de toute Communauté chrétienne à l’unité va de pair avec sa fidélité à l’Évangile (UUS 15).Dans l’enseignement du Concile, il y a nettement un lien entre rénovation, conversion et réforme. […] Aucune Communauté chrétienne ne peut se soustraire à cet appel (UUS 16).

III. La fonction des accords oecuméniques

C’est à la lumière de cette compréhension du dialogue oecuménique où la théologie est mise au service de la réconciliation des Églises, que je veux maintenant réfléchir sur la signification des accords oecuméniques. Le texte de la Déclaration commune luthérienne-catholique invite, lui aussi, à clarifier ce que l’on entend par un « accord différencié ». L’approche d’un consensus différencié exige que l’on mette en oeuvre une herméneutique des accords oecuméniques. Plus précisément, elle appelle une réflexion sur la fonction herméneutique des accords oecuméniques vis-à‑vis des deux pôles de la théologie évoqués plus haut.

Afin de comprendre comment les auteurs de la Déclaration sont parvenus à s’entendre sur la justification par la foi, il faut étudier la méthode qui a été employée tout au long de la route. Tout dialogue passe par des étapes. Dans un premier temps, une approche comparative permet de faire connaissance avec les différents interlocuteurs et ainsi de mieux saisir la compréhension de la foi exprimée par les partenaires du dialogue. À ce stade, c’est déjà l’entrée dans la dialectique des théologies confessionnelles. Toutefois, grâce au dialogue, la polémique et les condamnations du passé laissent place à une écoute attentive où nous nous ouvrons pour entendre comment la révélation a été reçue et concrétisée dans les expressions de la foi chrétienne de nos frères et soeurs dans le Christ. Ce processus dialectique, discerner et distinguer nos différences, s’avère essentiel afin de mieux comprendre leur nature. D’abord, identifier celles qui tiennent d’une position mal comprise ou mal représentée ; en second lieu, relever celles qui traitent des mêmes questions, lesquelles ont été abordées à partir de perspectives ou de points de départ différents mais parfois complémentaires ; finalement, indiquer les différences qui sont porteuses de véritables oppositions[11]. Ce processus permet de dissiper les malentendus et d’indiquer les jugements erronés qui ont eu cours par le passé, d’identifier les points de consensus, et d’entrevoir des champs de convergence.

Les différentes étapes du processus ne conduisent pas à éliminer toute altérité ni à une « réduction indue à l’identique[12] ». Toutefois, là où se rencontrent de vraies oppositions les partenaires sont appelés à « convertir l’opposition en différence[13] », à cheminer vers l’unité dans la diversité. Kasper, dans son livre La théologie et l’Église, reconnaît que le contexte pluraliste actuel favorise la pratique oecuménique de la théologie :

La diversité (Vielfalt) doit être distinguée ici de la multiplicité (Vielheit), et la pluriformité d’un pluralisme de positions opposées et de ce fait inconciliables. Le pluralisme des points de vue opposés et inconciliables est un signe de décomposition, d’absence de sens et d’incapacité de réaliser une synthèse. La diversité en revanche est l’expression d’une richesse et d’une plénitude si grandes qu’elles ne peuvent pas être ramenées à un concept unique et exprimées dans une formule unique[14].

Le processus de la pratique oecuménique de la théologie qui vient d’être décrit correspond, en fait, à la première tâche de toute théologie, à l’écoute de la Parole. Le travail de l’exégèse et de la recherche historique conduit vers une nouvelle appropriation de la révélation. Le fait d’être engagés dans le processus d’une relecture critique des différentes interprétations contribue à l’émergence d’un nouvel horizon de compréhension, propice à un nouvel horizon de l’intelligence de la foi. C’est ce qu’expriment les accords oecuméniques survenus depuis quelques décennies. Des accords ont parfois cherché à éviter l’emploi d’un langage du passé. Les termes qui avaient une charge polémique ou encore divisaient, laissent place désormais à un « nouveau » langage, puisé le plus souvent dans les sources bibliques et patristiques.

Dans son étude sur le renouveau de la méthode en théologie, Kasper décrit un pareil processus lorsqu’il parle de la « méthode de dialectique historique[15] ».

En attirant l’attention sur la perspective historique de chaque époque, sur le cadre de l’histoire et de l’esprit et de la vie, sur la forme de pensée qui a donné naissance dans le passé à une affirmation dogmatique, on pourrait débarrasser le sens actuel de la foi de bien des problèmes inutiles. […] Il faudrait examiner la variété des témoignages, des opinions, des termes et des formules et rechercher l’intention et la visée théologiques de chacun d’eux. […] [C’est alors que l’on découvre] ce qui n’a pas abouti ou a été négligé, et elle pourrait procurer ainsi des virtualités nouvelles au sens de la foi pour le présent et l’avenir[16].

Cette herméneutique de l’histoire non seulement des formules confessionnelles de la foi, mais aussi de la tradition de l’Église du premier millénaire, de l’époque où les diverses Églises chrétiennes vivaient en communion, s’avère d’une importance capitale aujourd’hui. Il s’agit d’une nouvelle réception de la révélation chrétienne, une réappropriation de la foi des apôtres qui a été transmise et portée à travers des formes « liées à l’histoire et conditionnées par un état de développement », comme le soutient le père Congar[17].

Il s’agit, en effet, de faire la vérité sur l’histoire. Le fait d’accomplir cela ensemble, en tant que représentants de nos traditions ecclésiales respectives, donne la possibilité de dépasser, même de corriger, une lecture tendancieuse de l’histoire, une lecture partiale qui trahit le parti pris dû à l’isolement confessionnel. Il permet de faire une « relecture convertie[18] » de l’histoire afin de recevoir de manière nouvelle les données de la foi. Cela nous permet de progresser ensemble dans la connaissance théologique et ainsi d’établir le fondement d’une réconciliation dans une foi commune. Une anamnèse commune de la foi apostolique se fait alors.

Le travail d’une relecture commune de la tradition devient d’autant plus important dans le contexte actuel étant donné que de plus en plus la nécessité de passer par une guérison de la mémoire collective est reconnue. Une relecture convertie pourrait ainsi contribuer à la conversion des attitudes, lesquelles sont profondément marquées par des présupposés plus ou moins bien fondés, et à la formation d’une nouvelle conscience collective. L’encyclique sur l’unité chrétienne de Jean-Paul II le rappelle de façon pertinente :

[…] l’engagement oecuménique doit être fondé sur la conversion des coeurs et sur la prière, qui conduiront aussi à la nécessaire purification de la mémoire historique. Avec la grâce de l’Esprit Saint, les disciples du Seigneur, animés par l’amour, par le courage de la vérité, ainsi que par la volonté sincère de se pardonner mutuellement et de se réconcilier, sont appelés à reconsidérer ensemble leur passé douloureux et les blessures qu’il continue malheureusement à provoquer aujourd’hui encore. La vigueur toujours jeune de l’Évangile les invite à reconnaître ensemble, avec une objectivité sincère et totale, les erreurs commises et les facteurs contingents qui ont été à l’origine de leurs déplorables séparations (UUS 2).

L’étude de la dialectique de l’histoire découvre inévitablement des moments où la doctrine et la foi vécue de chaque Église n’ont pas su proclamer l’Évangile avec suffisamment de transparence. Elle demande d’entrer dans la dynamique de la repentance et du pardon mutuel afin de s’ouvrir à nouveau à la Parole réconciliatrice qui est le Christ.

Une telle approche invite aussi à poser des gestes de re-connaissance. C’est à travers le dialogue que nous découvrons que là où nous croyions trouver des positions opposées, les différences se révèlent plutôt être complémentaires. Cette découverte appelle à reconnaître la fidélité à la foi des apôtres exprimée dans la vie des autres Églises et communautés ecclésiales et à accueillir la richesse des formes diverses de l’incarnation de l’Évangile[19]. Selon Kasper :

Le concept de l’unité dans la vérité n’impose pas que les autres églises s’approprient de façon positive toutes les formulations de la foi de l’Église catholique. Une telle réception positive, en effet, ne peut pas être exigée lorsqu’une formulation déterminée de la foi est née d’une tradition historique qui n’est pas celle des autres, et dont le résultat, quelle qu’en soit la légitimité, ne peut pas faire l’objet d’une appropriation intérieure véritable. Dans de tels cas, il suffira qu’on reconnaisse mutuellement que les confessions de la foi de l’autre Église sont possibles sur la base commune de l’unique vérité de l’Évangile, et que de ce fait elles sont par principes légitimes[20].

Le dialogue oecuménique met en lumière les présupposés qui sont en jeu dans les interprétations respectives de la foi chrétienne. Il amène à réévaluer les jugements du passé. À cet égard l’exemple de la Déclaration commune sur la doctrine de la justification est riche d’enseignement.

IV. L’exemple de la Déclaration commune sur la doctrine de la justification

Le dialogue entre les deux confessions a permis de découvrir que les théologies luthérienne et catholique abordent l’explication de la justification sous des angles différents. L’accent de la compréhension existentielle luthérienne de la foi ne s’oppose pas à la notion plus cognitive que l’on trouve dans la théologie catholique du seizième siècle. La Déclaration part de « la conviction que de nouvelles appréciations adviennent dans l’histoire de nos Églises et y génèrent des évolutions qui non seulement permettent mais qui exigent que les questions séparatrices et les condamnations soient vérifiées et réexaminées sous un angle nouveau[21] ». Il est donc possible d’affirmer que les condamnations doctrinales du seizième siècle « apparaissent dans une lumière nouvelle » et, en conséquence, elles ne s’appliquent plus à l’enseignement actuel de nos Églises respectives.

La Déclaration commune de 1999 porte un jugement sur l’expression actuelle de la foi. Elle affirme une signification permanente et salutaire des confessions de la foi datant du seizième siècle. Mais elle aurait aussi pu soutenir, comme nous avons appris à travers les études historiques bien poussées sur la doctrine de la justification, que dans la polémique de la réforme et de la contre-réforme, il y a souvent eu des mésententes où la position de l’autre a été mal saisie[22]. Nous aurons du mal à entrer dans un regard neuf sans la purification liée à la repentance et au pardon mutuel. Il faut, je crois, se demander si l’on n’a pas manqué une occasion d’amorcer un processus de guérison au niveau de la mémoire collective.

La Déclaration commune illustre aussi le rôle polyvalent que peut jouer un accord oecuménique. D’abord, il exprime un nouvel horizon de la compréhension de la foi commune. Ce qui distingue la Déclaration commune des autres consensus oecuméniques, c’est la reconnaissance d’un consensus de base au sujet des vérités fondamentales de la foi, tout en admettant que subsistent des différences « dans le langage, les formes théologiques et les accentuations particulières dans la compréhension » de la doctrine[23]. Comprises à la lumière de ce consensus fondamental, les différences ne peuvent plus être évoquées comme un motif de séparation. La Déclaration ne vise pas, en fait, à un « consensus total[24] », à une identité univoque dans l’expression de la foi. Ainsi la Déclaration elle-même, surtout dans ses affirmations des points de consensus[25], fournira dorénavant une clé herméneutique pour une juste compréhension des positions luthériennes et catholiques en ce qui concerne la doctrine de la justification. Cela est vrai pour les positions historiques ainsi que pour l’expression actuelle de la doctrine. Cet accord fondamental devrait guider toute interprétation et actualisation de cette doctrine dans l’avenir.

J’ai suggéré plus haut que si nous avons le sentiment que les méthodes mises en oeuvre jusqu’ici en sont venues « à leur terme », c’est parce que nous n’avons pas réussi à mettre toutes les ressources de la théologie au service du dialogue oecuménique. Ou bien, si nous l’avons fait autour de la table d’un dialogue entre théologiens, les accords eux-mêmes n’ont pas établi le lien de façon explicite entre le consensus achevé et les deux axes de la tâche théologique : l’interprétation des expressions doctrinales et théologiques du passé, et leur interprétation en regard des questions actuelles. Les instances officielles des Églises ont parfois hésité à reconnaître dans la formulation des accords une fidélité à leur tradition confessionnelle et la continuité dans la foi des apôtres. Le rapport des accords avec, d’une part, les formes confessionnelles de la foi à travers l’histoire et, d’autre part, l’effort pour interpréter l’Évangile dans le contexte actuel et futur, demeure implicite. Les accords ont souvent laissé aux Églises le soin d’en tirer les conséquences. Il en résulte que les Églises, mal outillées pour la tâche herméneutique de la réception, sont très lentes à donner suite aux accords et à les intégrer dans l’enseignement et la pratique ecclésiale.

Dans la Déclaration commune sur la justification, une nouveauté méthodologique est mise au grand jour : le dialogue propose aux Églises une réinterprétation des condamnations du passé à la lumière d’une relecture commune des différentes expressions doctrinales. Toutefois, ce document n’indique pas les conséquences concrètes du fait que les Églises concernées en sont venues à un nouveau contexte de la foi commune. Comment, luthériens et catholiques, peuvent-ils témoigner ensemble de la Bonne Nouvelle dont ils sont bénéficiaires : aimés d’un amour inconditionnel, don gratuit et immérité de la grâce ? C’est un message de gratuité à faire retentir dans un monde préoccupé par la performance et le culte de « self help ». Comment assurer que leur prédication, leur pratique pastorale et leur témoignage dans le monde ne font pas obstacle à une proclamation réelle de l’Évangile ?

Il s’agit ici de la deuxième tâche principale de la théologie, celle de la responsabilité créatrice d’actualiser et de proclamer la Parole de Dieu. Elle doit être transmise à travers les formes actuelles de l’enseignement, de la prédication, de la liturgie et des témoignages afin de relever les défis de la culture contemporaine. La conversion est au coeur de cette entreprise herméneutique : en écoutant la Parole de l’amour de Dieu, nous sommes transformés et nous recevons la grâce de vivre et d’agir à l’image et à la ressemblance du Christ. En décrivant cet aspect de la méthode théologique, Kasper écrit :

[…] la découverte du passé que [l’homme] ne connaissait pas encore transforme son présent et devient aussitôt pour lui un nouvel avenir possible ; inversement, la recherche de ce qui est nouveau et futur ne peut être satisfaite que si, dans la situation actuelle, se découvrent l’inachevé, le non-réalisé, mais aussi le possible[26].

Toute méthode théologique qui se veut pertinente ne se contentera pas de rester dans une spéculation abstraite, mais visera une actualisation de la foi dans la vie concrète de l’Église. Dans une pratique oecuménique de la théologie, cela exige l’audace de la critique. Il importe de remarquer, que c’est dans le cadre du dialogue oecuménique que « tous examinent leur fidélité à la volonté du Christ par rapport à l’Église et entreprennent, comme il le faut, un effort soutenu de rénovation et de réforme » (UR 4). Il ne s’agit pas d’une réflexion après coup. Tout ce qui fait obstacle à la réconciliation des chrétiens devient l’objet d’une interrogation loyale et franche. Ici aussi, le consensus dans la foi, affirmé par les accords oecuméniques, sert de clé au discernement et à l’évaluation des formes de vie ecclésiale.

V. Les accords oecuméniques et la vie des Églises

Jusqu’ici, la plupart des dialogues ont laissé aux Églises le soin d’intégrer le progrès représenté par les accords oecuméniques dans la vie concrète. Cependant on retrouve une exception exemplaire dans les documents du Groupe des Dombes. Il s’agit d’un un dialogue indépendant entre catholiques, luthériens et réformés de langue française qui a été fondé en 1937. C’est au Groupe des Dombes que nous devons l’adage « la conversion des Églises[27] », un adage répandu s’il en est un ! Les Dombistes ont réalisé assez tôt le lien entre la pratique oecuménique de la théologie et la dynamique d’une réforme continuelle de l’Église. Chacun de leurs documents formule non seulement un consensus théologique, mais aussi des recommandations en vue de la conversion des Églises. Ainsi, par exemple, l’accord sur la signification du ministère invite à une reconnaissance mutuelle des ministères. Le consensus sur la nature de l’épiscopè appelle à la valorisation des structures collégiales au sein de l’Église catholique, et à la restauration d’un exercice personnel de l’épiscopè dans les Églises de la réforme. Le Groupe des Dombes entrevoit, alors, les mesures très concrètes de la réception de ces nouveaux horizons de compréhension commune de la foi. Par l’attention à une étude critique de l’histoire des contentieux de la foi et par l’exercice d’un discernement sur la conversion nécessaire des Églises, le Groupe des Dombes s’offre comme un modèle de dialogue qui sait prendre au sérieux les deux pôles de la théologie.

Dans ce même sens, il faut faire mention de l’étude récente de Gerard Kelly portant sur la commission Foi et Constitution. Son auteur apporte une clarification importante sur le rôle des accords oecuméniques. Il montre un double intérêt dans le processus de réception : d’une part, une reconnaissance de la continuité dans la foi apostolique ; d’autre part, la réception des nouvelles compréhensions de la foi commune dans la vie concrète des Églises[28]. Ce double intérêt correspond, en réalité, aux deux pôles de la théologie. Le consensus oecuménique se situe entre la Parole révélée reçue à travers la tradition de l’Église et son actualisation dans un contexte nouveau, un contexte dont le fondement est la communion dans la foi des apôtres.

Conclusion

En terminant, je soutiens à nouveau que la pratique oecuménique de la théologie repose sur la compréhension de la méthode théologique. Aussi importe-t‑il de prendre en compte la réflexion de Kasper sur le rôle herméneutique de la théologie contemporaine. Elle permet d’entrevoir comment à l’avenir la théologie doit être mise au service du dialogue oecuménique. Pour mettre en évidence la fonction herméneutique du consensus oecuménique, les dialogues oecuméniques auront pour leur part à démontrer d’une façon plus explicite comment ils se situent par rapport aux expressions confessionnelles de la foi du passé et en quoi ils exigent des orientations nouvelles, des formes inédites aptes à incarner la conversion des Églises. Certes, il ne s’agit pas d’abandonner les méthodes mises en place jusqu’ici, mais de les élargir en tenant compte de l’ampleur de la tâche de la théologie au service de la vie et de la mission de l’Église. Se faisant, les dialogues pourront donner des points de repère pour guider les Églises dans la réception du progrès oecuménique. Ainsi, les dialogues contribueront-ils à la formation d’une nouvelle conscience collective des Églises.