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La question de l’origine du mal est une question inhérente à l’être humain qu’on peut faire remonter très loin dans l’histoire de la pensée tant philosophique que religieuse ou mythologique, et cela dans toutes les cultures. Pourquoi le mal plutôt que le bien ? Il ne s’agira pas pour nous de répondre au « pourquoi » du mal, mais plutôt au « comment » du mal dans la mesure où nous ne sommes pas conduits par le principe de raison qui consiste à trouver un fondement ultime au mal, mais par un principe phénoménologique qui favorise davantage l’étude d’un phénomène tel qu’il nous apparaît. Ce n’est pas le mal en soi qui nous préoccupe, mais le mal dans son vécu : ce qu’il fait de nous et des autres. En ce sens, le mal n’est pas une substance, mais un type de relation.

La question est la suivante : comment le mal s’insère-t‑il dans notre vie ? Comment se fait-il qu’il y a de l’incompréhension dans notre vie, entre les humains, et cela jusqu’au point où nous ne comprenons plus qui nous sommes ? Ainsi à la question du mal, au sens d’incompréhension, se greffe celle de l’identité du sujet. Il y a une parenté très étroite entre l’anthropologie philosophique et l’éthique. À un problème de compréhension de soi se greffe un problème d’éthique.

À la question du mal, il faut entendre la question de l’incompréhension, la question de la souffrance et de la non-reconnaissance. Comme plusieurs philosophes l’ont dit auparavant, les personnes ne choisissent pas le mal, l’incompréhension et la souffrance en soi. Francis Hutcheson et Joseph Butler expliquent que les gens poursuivent leur propre intérêt ou ce à quoi ils s’identifient, ce en quoi ils croient, et cela au détriment des intérêts d’autrui provoquant ainsi la souffrance, c’est-à‑dire un profond malaise. Cette quête de l’intérêt personnel, nous la nommons le mal du solipsisme. Et ce mal n’a rien de radical pour parler comme Hannah Arendt. L’incompréhension est quelque chose de tout à fait banal, c’est quelque chose qui va de soi et qui demeure irréfléchi.

Le mal du solipsisme, ou le malaise de l’incompréhension, est le mal ou le diable (διάβολος), c’est-à‑dire ce qui désunit, ce qui brise la réciprocité. Le solipsisme est l’expérience limitée à soi-même, l’expérience coupée du temps et du monde. Cette expérience en est une de malheur, de malchance et d’incompréhension. La compréhension laisse entendre que nous sommes pris par le monde, par le sens, par ce qui nous porte, tandis que l’incompréhension marque le contraire dans la mesure où nous ne sommes pas pris, où nous ne sommes pas possédés par le monde. Bref, pour comprendre, il faut être possédé, être pris par l’Autre.

Ici, avec la notion de l’Autre, il faut entendre Autrui mais aussi toute forme d’altérité qui vient nous décentrer. L’Autre est un appel qui interpelle notre existence, notre transcendance, notre être toujours appelé vers un ailleurs. Entendre ce qui nous interpelle, c’est accepter de se mettre sous influence. Nous devenons animés par une passion. Quelque chose nous ensorcelle. Mais pour entendre cet appel, il faut faire le sacrifice de soi. Ainsi la question n’est pas tant de savoir comment le mal est possible en regard d’un Dieu omniprésent, omniconscient, aimant et parfaitement bon, mais comment on peut diminuer les risques de la souffrance due à l’incompréhension pour plus de bonheur et de succès.

Pour illustrer notre propos, nous nous servirons d’Homère, de Gadamer et de Wittgenstein. Le rapprochement entre ces trois figures exemplaires de la pensée occidentale peut paraître superficiel, mais ce que nous visons dans cette tentative est une organisation symbolique ou une identité structurelle. C’est comme si ces penseurs utilisaient une même grammaire.

I. Le sens du sacrifice chez Homère ou l’écoute des dieux

Déjà Homère avait souligné l’importance du sacrifice pour attirer la faveur des dieux ou l’arbitraire des puissances de la nature. Dans l’Iliade, la figure d’Agamemnon représente le solipsisme dans la mesure où Agamemnon tient davantage à son propre plaisir qu’à l’intérêt de tous, car il a cédé à son coeur orgueilleux et à des sentiments malheureux (IX, 77‑122). De sorte que le solipsisme naît du mal, de la désunion. Ainsi du mal ne peut naître que le mal (XVI, 110‑113). L’incompréhension ne peut entraîner qu’une autre incompréhension. À cet égard, le solipsisme, tel que nous sommes habitués de le penser à partir de Descartes, n’a rien à voir avec la pure présence à soi, sinon que la pure présence à soi chez Descartes s’établit à partir d’une coupure radicale du corps, du monde et d’autrui.

Brièvement, le récit de l’Iliade se déroule comme suit. Chrysès était venu aux vaisseaux des Achéens pour délivrer sa fille Chryséis, captive d’Agamemnon. Celui-ci refusa de lui rendre sa liberté malgré l’énorme rançon que Chrysès lui offrait. Alors Chrysès pria le roi Apollon d’utiliser ses traits pour faire payer aux Danaens leur offense. Et c’est ce qu’il fit. Pendant neuf jours s’abattirent les flèches du dieu. Le dixième jour, Achille intervint et battit à mort Hector, le chef des Troyens.

En considérant seulement son intérêt personnel, Agamemnon ne respecte pas les règles du jeu de la guerre, et par conséquent fait outrage à Chrysès apprécié des dieux, c’est-à‑dire « honoré des immortels eux-mêmes » (IX, 77‑122) justement parce que celui-ci a sacrifié pour le dieu maintes « cuisses grasses de taureaux et de chèvres » (I, 30‑72). Par conséquent, son voeu fut exaucé. Ainsi « il est bon de donner des offrandes, et régulières, aux immortels » (XXIV, 420‑450). Il en ira ainsi pour tous les hommes. S’ils veulent obtenir du succès, ils devront gagner les dieux en les apaisant (I, 72‑112) par des chants et des danses (I, 450‑472), « en faisant des cérémonies sacrées » (I, 130‑153), car toutes les qualités exceptionnelles que les humains possèdent et qui leur donnent du succès, ils les reçoivent d’un dieu. « Si tu es fort, un dieu sans doute te l’a donné » (I,160‑190). « Ajax, puisqu’un dieu t’a donné la taille, la force et la sagesse » (VII, 287‑295). Bref, les dieux distribuent les qualités pour l’action guerrière, la danse, la cithare, le chant (XIII, 721‑764). Mais pour recevoir d’un dieu, il faut lui sacrifier quelque chose, il faut lui obéir (I, 200‑230), car de soi-même nul ne saurait obtenir ces qualités, ces « glorieux présents des dieux » (III, 32‑73).

La panoplie des sacrifices couvre un éventail de pratiques qui incluent « le serment, le sang des agneaux, les libations de vin pur, les mains serrées » (IV, 123‑166), le chant, la danse (I, 450‑492), les parfums, des prières agréables (IX, 472‑515). Cependant il est bien entendu « que jamais les dieux ne donnent tout à la fois aux hommes » (IV, 296‑339), de même qu’ils ne sanctionnent pas aussitôt les serments (IV, 123‑166), et de plus, ils peuvent les tromper (II, 1‑30), par exemple, avec un songe pernicieux. Et il ne faudrait pas croire non plus que Zeus accomplit toutes les pensées des hommes (XVIII, 324‑360).

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’au départ tous les hommes, lâches ou braves, possèdent une destinée attribuée par Zeus (VI, 333‑375) et à laquelle aucun homme n’échappe (VI, 468‑512). Cependant les hommes en sacrifiant aux dieux peuvent adoucir leur sort, comme on peut adoucir le sort des morts par le feu (VII, 375‑418). Quoique les dieux soient de loin supérieurs aux humains, les humains peuvent fléchir leurs sentiments en les priant (IX, 472‑515). Ces sentiments ne sont pas accordés pour la vie. Au contraire ils doivent être mérités par les prières, les sacrifices. Les humains doivent séduire les dieux, se faire aimer d’eux tout comme Chrysès l’avait fait. En raison du caractère changeant des sentiments, il a été possible pour Hector d’attirer l’attention de Zeus par des sacrifices plus plaisants (X, 33‑75). Après tout, « Hector était le plus cher aux dieux des humains […] car il ne négligeait pas les offrandes agréables » (XXIV, 45‑75).

Ainsi dans toute entreprise, pour obtenir du succès, il faut l’aide des divinités, car elles seules accordent le triomphe, ne serait-ce que pour le sommeil (VII, 482). Sans le support des dieux, les projets humains sont coupés à la racine (XVI, 114‑125) car « toujours l’esprit de Zeus est plus fort que celui d’un homme » (XVI, 657‑700 ; XX, 240‑247). Le passage suivant est très explicite : « […] ce sont les Troyens que Zeus le père secourt en personne. Tous leurs traits portent, quel que soit le lanceur, bon ou mauvais : Zeus, toujours, les dirige droit. Les nôtres, pour la même cause, tombent tous vainement à terre » (XVII, 625‑650). Autant pour la victoire que pour l’échec, pour le bon sens que l’égarement, ce sont les divinités qui portent la responsabilité (XIX, 71‑111 ; XIX, 400). Les humains ne sont pas coupables. Ils sont seulement responsables d’honorer ou pas les divinités, les nobles gens et les héros. « Mais il eût dû adresser aux immortels des prières ; ainsi il ne serait pas arrivé le dernier, dans cette poursuite » (XXIII, 510‑550). Par conséquent si honorer les dieux n’entraîne pas nécessairement le succès, l’acte d’honorer n’en est pas moins la condition de possibilité.

Donc d’une part, les humains doivent honorer les dieux et, d’autre part, ils doivent poser l’action. L’humain propose et les dieux disposent. En fait, c’est à l’occasion des actions humaines que les divinités interviennent[1]. Avant de passer à l’action, ils honorent les dieux en leur adressant la parole, car il faut aussi savoir que les humains discutent, et beaucoup. En fait, « près de la moitié de cette oeuvre si riche en actions est consacrée à des dialogues et des discours. L’éloquence grecque est déjà là[2] ». Dès le premier chant, Chrysès discute avec Agamemnon ; Agamemnon et Achille négocient. Au chant dix, Agamemnon envoie une ambassade chez Achille. Même avant de s’attaquer les humains se donnent la parole[3]. « Le roi consulte d’ailleurs les autres, en des conseils restreints ou des assemblées, dans lesquels il s’explique et sollicite les avis […] il est donc clair que le maître entretenait au moins un dialogue avec ceux à qui il commandait[4] ». Auparavant Zeus intervient pour interdire aux dieux de se mêler de la guerre. Ainsi les dieux comme les hommes forment une assemblée, prennent la parole, discutent entre eux.

Nous avons montré comment dans l’Antiquité grecque, plus précisément durant la période archaïque, l’humain est à la merci des influences extérieures. L’humain est un être qui s’aligne sur les puissances de la nature, sur les divinités. Plus il s’aligne sur ces puissances, plus il reçoit d’eux, de sorte que tout bénéfice est proportionnel à la qualité du temps consacré aux puissances divines. Devenir vertueux, c’est à la fois consacrer du temps aux divinités et à la fois être supporté par les divinités en raison de notre sacrifice. Pour avoir du succès dans une activité donnée, il faut choisir telle divinité ou se donner à telle divinité. Bref, la vertu croit avec l’attention que l’on porte aux dieux, tandis qu’avec l’inattention et la distraction nous arrive le malheur. Nous retrouvons une similitude de pensée avec Heidegger lorsque celui-ci désigne le Dasein inauthentique à partir de la notion de das Man montrant que ce Dasein est porté par la distraction, par la publicité, par l’opinion, de sorte qu’il vit au gré du hasard et du vent, et non selon le destin, le rapport à soi différé en raison de la temporalité.

Dans la Grèce archaïque, la prospérité comme toute possession est un don des dieux. Être vertueux comme être doué, c’est être porté par une divinité. C’est se tenir en dieu. Dans cette posture, l’humain fait l’expérience de l’enthousiasme. Pour obtenir du succès, il faut agir selon les différentes divinités : Zeus pour le soleil et la pluie ; Déméter pour une bonne récolte ; Dionysos pour le raisin et le vin. Ainsi pour parvenir à un success story, il faut agir, prier (porter son attention à la divinité) et sacrifier (donner de notre temps[5]). Le héros homérique est celui qui sait gagner la faveur des dieux et se laisser porter par leurs puissances respectives.

II. Le dialogue comme écoute chez Gadamer

Chez Homère on ne fait pas la guerre ou on ne s’arrache pas les dieux d’une façon méthodique et planifiée. Nous sommes loin d’une guerre qui serait gérée scientifiquement. Au contraire, chaque coup d’épée, chaque blessure, chaque geste est commenté lors d’un dialogue avec son adversaire et avec les dieux, ce qui rend la guerre humaine, malgré les atrocités commises. Ce dialogue crée un espace commun à l’intérieur duquel est possible le combat. Et il n’y a pas de combat hors de cet espace commun qui est le dialogue. Les limites du combat deviennent les limites de la voix humaine. On pourrait affirmer que le dialogue fait partie du processus de guerre de la même façon que le dialogue entre le patient et le médecin appartient au processus du traitement[6].

Dans un dialogue comme l’entend Gadamer, « il ne s’agit pas seulement d’entendre parler les uns des autres, mais d’être à l’écoute les uns des autres[7] ». Il s’agit d’être à l’écoute de ce qui demeure incompréhensible[8] (unverständlich) et de ce qui vient nous déranger, nous troubler. Cet événement dialogique met en oeuvre la vérité. La vérité est le résultat d’un acte de comprendre et d’interpréter en commun. Gadamer parle d’une « fusion d’horizons ». Le dialogue n’a rien d’un échange d’information. Au contraire, il est la condition qui permet qu’on nous parle, qu’on nous questionne. Il permet le jeu de la question et de la réponse. Le dialogue permet qu’on soit saisi, possédé par le langage[9]. Dans Vérité et méthode, Gadamer dira : « Être en dialogue signifie se mettre sous la conduite du sujet que visent les interlocuteurs[10] ». À cet égard, comprendre consiste à saisir ce qui nous saisit : le langage avec tout ce qu’il véhicule de tradition et de préjugés. Cependant, être saisi par le jeu dialectique du dialogue n’a rien de totalitaire ou de passif, car nous sommes participants à partir de notre contribution à créer du sens. Le dialogue comme le jeu, à l’exemple de l’art et de l’histoire, impose ses règles sans pourtant empêcher les participants à innover. Dans le jeu du dialogue, nous trouvons des paroles qui « attrapent pour ainsi dire notre propre penser[11] ».

Depuis Homère, et jusqu’à Gadamer, nous sommes confrontés à la question philosophique par excellence, celle qui cherche l’essence de la pensée. Autrement dit : qui pense ? Sans conteste, un sujet, mais un sujet traversé chez Homère par des dieux qui parlent aux humains, chez Gadamer par le dialogue qui est la situation primitive du langage. Bref, ce qui pense en nous, c’est le langage. Comme le remarque Bouveresse à propos de Wittgenstein, « nous pourrions remplacer le “Je pense” par un “Cela pense[12]” ». Cela nous mène à la pensée qu’a développée le second Wittgenstein où celui-ci démontre que le langage tire sa signification de l’usage ou encore du contexte dans lequel il s’insère.

III. L’incompréhension chez Wittgenstein

Si nous sommes portés par le langage, comment se fait-il alors qu’on ne se comprend pas ou encore que le langage nous empêche de comprendre. Wittgenstein apporte une réponse. Nous créons de la confusion, de l’incompréhension lorsque nous mettons dans le langage ce qui n’y est pas. Une « phrase ne me semble étrange que lorsqu’on imagine pour elle un jeu de langage différent de celui dans lequel nous l’employons effectivement[13] ». Bref, ne plus s’y reconnaître crée l’illusion de problèmes à résoudre, problèmes qui deviendront par la suite des problèmes de philosophie ou d’éthique.

Si les problèmes de philosophie ou d’éthique sont une maladie, paradoxalement c’est la philosophie en tant que thérapie qui nous sortira de la confusion, de l’incompréhension. La philosophie nous sort de la philosophie. Elle nous guérit de l’éthique.

Dans la théorie classique du langage, illustrée par Augustin et le Tractatus, les mots tirent leur signification de leur référence à une chose. Tandis que dans la théorie du second Wittgenstein, les mots tirent leurs significations de leurs usages dans différents contextes liés à différentes formes de vie. Jamais, du moins dans les Investigations philosophiques, Wittgenstein n’affirme que la théorie classique du langage est fausse. Celle-ci représente seulement un aspect du langage, l’aspect le plus simple. Autrement dit, celle-ci est vraie, mais seulement à l’intérieur d’un seul jeu de langage. Mais il y a plusieurs jeux de langage, d’où la thèse que les mots ne tirent pas leur signification de leur référence, mais de leur usage, de leur application dans une forme de vie.

Augustin n’utilise qu’un seul exemple. Wittgenstein veut dire qu’il pourrait y en avoir d’autres. En fait, les problèmes de philosophie proviennent de cette unilatéralité. Wittgenstein parle d’une diète unilatérale. « Une cause principale des maladies philosophiques — diète unilatérale : on ne nourrit sa pensée que par un seul genre d’exemple[14] ». Alors le travail philosophique comme thérapie sera de fournir d’autres exemples, d’autres usages. C’est la méthode de Wittgenstein : multiplier les exemples. Pas tant pour les réduire car il ne s’agit aucunement de les multiplier pour ensuite les comparer et en extraire un dénominateur commun ou une essence. On multiplie les exemples pour augmenter la polysémie. Il s’agit de faire voir autrement. D’exemple en exemple, nous percevons la multiplicité des usages et de ce fait nous éliminons les hypostases. C’est l’erreur de la philosophie de faire des hypostases avec seulement un aspect de la réalité, avec seulement un exemple[15]. C’est ce que Heidegger appellera faire de l’onto-théologie, c’est-à‑dire prendre un aspect de la réalité et en faire une réalité suprême qui pourrait rendre compte de la totalité, et de ce fait oublier l’arrière-fond à partir duquel il est possible de penser et qu’on obnubile en posant des raisons.

La confusion ou l’erreur provient de l’apparence uniforme des mots, de l’identité entre les mots et les choses. Dans le contexte d’une philosophie qui fonde la signification sur l’usage, il en va autrement. La jonction entre les mots et les choses n’est pas si claire[16]. Le malentendu (Missverständnis) provient de la croyance à une corrélation parfaite entre les mots et les choses, entre le langage et le monde : le préjugé (Vorurteil) de la pureté cristalline[17]. Le travail philosophique devient une recherche grammaticale sur les malentendus concernant l’usage des mots. Par recherche grammaticale, il faut entendre une description de ce qui organise le jeu, c’est exhiber le système de règles qui forme le jeu. Le travail philosophique est une activité de décomposition, d’analyse. Wittgenstein emploie le mot « Zerlegen », signifiant la dissolution, le démembrement[18]. Avec le travail de l’analyse, nous comprenons que nommer c’est poser une étiquette à une chose. Par là, Wittgenstein montre clairement l’extériorité des mots face aux choses, leur caractère non symbiotique. Les choses comme les mots conservent leur altérité, leur étrangeté[19].

Cette décomposition n’est pas la quête d’une essence qui expliquerait tout. L’idée de la quête d’un mot magique, d’une pierre philosophale ou d’un fondement sur lequel on pourrait s’appuyer et s’assoupir, revient à plusieurs reprises chez Wittgenstein, et de façon négative. Wittgenstein s’oppose à toute forme de quête d’une profondeur[20], d’une conclusion[21], d’une thèse[22], d’une fondation[23], de quelque chose qui serait caché[24]. D’ailleurs, c’est ce caractère de profondeur qui donne illusion, qui crée des problèmes de fausse interprétation.

Faire de la philosophie d’une façon pathologique, c’est poser une interprétation sur ce que l’on ne comprend pas[25]. Ainsi un problème philosophique est un problème issu d’une fausse interprétation. Il n’y a pas de problème, il n’y a que nous qui ne comprenons pas. Dès lors, la philosophie traitera une question comme une maladie[26]. Étant donné qu’un problème philosophique est un problème dans lequel on ne se reconnaît pas[27], le but de la philosophie sera de montrer le chemin qui nous conduit hors d’une impasse. Wittgenstein utilise l’image d’une bouteille servant à piéger les mouches[28]. Un problème philosophique est un problème issu de la confusion d’un jeu de langage avec un autre jeu de langage ou de la considération qu’il y a un seul jeu de langage légitime ou de la présomption qu’un jeu de langage puisse être analogue à un autre. Au contraire, il n’y a pas de règles qui nous permettraient de déterminer l’usage d’un mot dans tous les contextes possibles. Chaque usage est singulier. On pourrait dire dans un langage kantien, dans le contexte du jugement réfléchissant, que c’est le cas particulier qui appelle sa règle. La présence d’un problème philosophique est symptomatique d’une incompréhension de la logique du langage. Cette logique du jeu de langage ne revient pas à jouer avec un référentiel, mais à faire l’économie d’un tel référentiel et en exhiber plutôt les règles d’usage. C’est une description qui permet de faire voir comment cela fonctionne, de sorte qu’il n’y a pas d’ajout de nouvelles informations, mais un ré-assemblage de ce que l’on connaît déjà.

Le travail philosophique est un doute jeté sur la monosémie. Un mot est-il toujours utilisé d’une seule manière ? L’effet de ce travail est de ramener les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien[29]. De sorte que le travail philosophique n’interfère pas avec l’usage quotidien du langage. Il laisse les choses telles qu’elles sont. Il ne fait que décrire[30], car il n’y a rien de caché. On n’a pas à corriger les propositions comme voulait le faire le Wittgenstein du Tractatus, on veut simplement les comprendre. Il ne s’agit pas de savoir ce que racontent ou dépeignent les propositions, mais ce qu’elles font, à quoi elles servent.

Dans ce travail de philosophie, il y a une ascèse ou une thérapie, une discipline qu’on s’impose contre l’illusion de toute fixation du jeu de langage, cette fixation qui se transforme en obsession, qui fait qu’un aspect de la réalité devient un absolu. Autrement dit, la prétention à expliquer, à découvrir, à fonder est productrice d’illusions. Il s’agit de réfuter toute forme d’hypostase, de certitude, d’abstraction, d’univocité, de définition. Wittgenstein veut mettre en valeur le monde infini des connexions possibles. Une bonne thérapie, c’est faire l’économie d’une loi constituante, c’est par conséquent changer notre style de penser, de sorte qu’un travail philosophique devient un mode de vie qui nous transforme. Le travail philosophique est une activité transformante. Nous sommes bien loin de Descartes pour qui la quête de la vérité est sans relation avec l’humain. Pour Wittgenstein, il s’agit d’effectuer un travail de critique en refusant l’illusion d’injecter une seule vérité. Il s’agit plutôt de se mettre en situation de témoin où on ne fait que décrire. En tant que témoin, le philosophe cesse de vouloir tout contrôler. En acceptant le flux de la vie, le philosophe abandonne et accepte le caractère imprévisible de l’existence. L’ascèse que Wittgenstein nous propose est en fin de compte de n’entendre et de n’affirmer rien de plus que ce que le langage dit. Ainsi le philosophe ne lutte plus contre le monde, il ne crée plus de dualité, car il fait un avec le monde, avec le jeu de langage. Il est lui-même, en tant que sujet, un effet de jeu de langage. On n’a pas à lutter, en s’arrachant du quotidien pour le transcender, pour penser, juger et choisir. Toutes ces activités se font spontanément à l’intérieur des différents jeux de langage. Nous n’avons qu’à regarder en tant que spectateur, de sorte que le philosophe n’est pas celui qui pense, mais celui qui observe.

Le philosophe, qui cherche la perfection, accepte qu’il soit toujours dans l’incertitude, dans le déséquilibre. Mais ce déséquilibre n’a rien de négatif, car même en déséquilibre le philosophe ne tombe pas. Il est comme un équilibriste. Il possède l’art de se maintenir en équilibre à partir de presque rien. Le philosophe se maintient toujours à proximité du vide, de la chute, pour ne pas dire du néant, mais sans jamais tomber. Il est celui qui marche sur des pas, de sorte qu’on peut affirmer que dans cet exercice, on reconnaît que pour avancer, d’une part il faut quitter un pas sur lequel on s’appuyait et d’autre part déposer le pied sur un autre pas ; d’où le fait que la création s’appuie toujours sur quelque chose. Cependant il faut ajouter qu’il faut du vide, de l’espace (un espace de jeu) entre les pas pour que puisse s’effectuer le transfert de poids, ce qui permet d’affirmer qu’il y a creatio ex nihilo.

Il y a un problème de philosophie lorsqu’on tente de comparer deux exemples différents ou deux cas différents. C’est méconnaître que chaque cas possède ses propres règles, son propre jeu de langage. Par conséquent, on ne peut pas passer d’un jeu à un autre jeu sans créer un conflit, un problème. Il y a une incommensurabilité entre les jeux de langage, ce qui les rend intraduisibles. Pour passer d’un jeu à un autre jeu, il faut un saut. Il n’y a pas de continuité. Chaque jeu est valide seulement à l’intérieur de son propre paradigme, et comme l’a souligné Thomas Kuhn, d’une part chaque paradigme est incomparable, et d’autre part il n’y a pas de progrès entre les paradigmes. Les notions de causalité, de réel, de nature chez Aristote ne sont pas les mêmes que chez Einstein. De là l’impossibilité de comparer deux paradigmes, et l’illusion d’un progrès qui pourrait avoir lieu entre les deux. Il en va de même pour chaque jeu de langage. Les règles d’un jeu trouvent leur validité seulement à l’intérieur de ce jeu.

Bref, il faut procéder cas par cas, sinon on crée un problème insoluble. À l’intérieur de chaque jeu il n’y a pas de problème. Tout va de soi ou presque. Le problème naît de la confrontation de deux jeux dans la mesure où un jeu veut s’imposer à un autre, dans la mesure où un jeu lit le jeu de l’autre à partir de son propre jeu. Alors s’installe l’incompréhension de part et d’autre, ce qui ne peut qu’entraîner un profond malaise, la violence et le mal. Le travail philosophique sera justement de permettre le passage d’un jeu à l’autre, c’est-à‑dire d’accepter la discontinuité. Car chaque jeu possède ses limites, chaque jeu est marqué par la finitude. Le philosophe transgresse ces limites en montrant les limites de chaque jeu. Il montre le potentiel infini de création dans la mesure où rien ne nous limite à un usage particulier. Ce qui assure le passage d’un jeu à un autre, c’est notre pouvoir de compréhension fondé sur notre capacité d’analyse. C’est notre pouvoir d’imagination.

Il y a une coexistence parfaite entre des jeux. Si on dit : « à chaque chose sa place », on peut aussi affirmer que chaque jeu possède sa place, sa propre légitimité. Éliminer les problèmes de philosophie, c’est instaurer la paix[31], l’harmonie entre les différents jeux de langage. Cette prolifération des jeux fait que chaque jeu se justifie à lui-même sans égard pour une extériorité quelconque. En montrant les règles de chaque jeu, Wittgenstein propose de laisser chaque jeu tel qu’il est, de sorte que chaque jeu demeure sur ses positions. Pour comprendre un jeu, il faut, pour reprendre une terminologie heideggérienne, mettre en oeuvre un laisser-être (Gelassenheit).

IV. L’éthique

L’homme moderne sera celui qui saura comprendre les différents jeux de langage pour les utiliser selon les circonstances. Pour chaque situation existe un jeu de langage, sinon il faut en créer un autre, de la même façon que les dieux grecs engendrent d’autres dieux dès qu’un besoin se fait sentir. Pour comprendre et pouvoir utiliser un jeu de langage, il faut consacrer du temps de la même façon que pour comprendre une situation il faut y porter son attention. Si nous donnons du temps aux divinités, c’est pour les influencer en notre faveur. Notre attention à eux se transforme en une attention envers nous. Donner du temps aux divinités comme à autrui, fait de nous des amis qui dialoguent. Ainsi l’amitié devient un échange d’attention dans lequel on se prête du temps.

Malheureusement aujourd’hui on ne s’accorde plus de temps. Tout va si vite qu’on en devient distrait, inattentif. On ne prend plus le temps d’écouter. Même en médecine, on n’a plus besoin d’ausculter, d’être attentif à son malade. Les appareils médicaux le font pour nous. Le médecin devient distrait, c’est-à‑dire détaché de son malade, de sorte que celui-ci devient abstrait, quelque chose qu’on a soustrait par la pensée à un ensemble, à un réseau de signification, à un monde. En agissant ainsi, comme l’a bien vu Foucault, on enferme la personne, on crée l’isolement, l’asile ou l’hôpital pour en extraire le mal, le malade et pour en faire un objet d’étude. Tant le malade que le médecin, en devenant inattentif l’un à l’autre à l’intérieur d’un temps compressé, deviennent des êtres démunis de langage, par conséquent des êtres à la dérive voués à l’incompréhension, au lieu d’être portés par un jeu de langage ouvert sur leur finitude. Ainsi si la médecine soulève des problèmes éthiques ou philosophiques, c’est que plus personne ne s’y reconnaît.

L’éthique tire son origine d’une relation pathologique avec le monde, les autres et soi-même. Au fondement de l’éthique, il y a une maladie[32]. Au corps pathologique se greffe un corps pensé comme un objet. À l’agir pathologique, se montre la violence face aux choses et aux humains. Au sentir pathologique, il y a un désir impossible, un désir irrésolu. Et au dire pathologique, nous nous retrouvons avec un dire qui n’a rien à dire, un dire qui se répète, fermé sur lui-même, sans altérité, sans ouverture sur le dialogue. L’éthique est venue au monde, car nous sommes profondément malades. Parce qu’on a peur de mourir, de sacrifier son égoïté, on sédimente son identité, on lui enlève sa dynamique, son mouvement vers l’inconnu, vers sa destinée : devenir soi-même, c’est-à‑dire porteur d’avenir, un porte-parole, quelqu’un qui prête sa voix à ce qui nous transporte comme Ion dans le dialogue de Platon. Ainsi il s’agit de se laisser porter par cette expérience entendue comme une métaphore, comme une extase.

Comme l’indique Heidegger, l’humain est porté par le langage, ce qui fait de lui le berger de l’être, car le langage est la demeure de l’être. Mais encore faut-il que celui-ci n’entreprenne pas une relation technologique avec le monde pour imposer ses propres représentations. Il faut redonner une voix à la nécessité comme l’ont pensé Héraclite, Spinoza et Hegel en refusant la « cage de fer » de Weber, en affaiblissant la pensée technoscientifique pour activer une pensée remémoratrice-poétique où il ne s’agit plus de reconstituer une réalité toute faite, mais d’ouvrir les êtres et les choses au dialogue de la réciprocité en donnant voix à leur altérité pour leur redonner un sens par le langage, de sorte qu’ils redeviennent un support pour une autre expérience non manipulée : la créativité.

L’éthique et la maladie sont intimement liées, de sorte qu’avec la santé comme mise en oeuvre de la créativité s’effondre l’éthique. L’éthique perd son fondement. En donnant la possibilité de la santé aux humains, nous éliminons les problèmes éthiques. Il ne reste plus qu’à fêter notre plein épanouissement dans la joie qui est pure manifestation de soi sans arrière-pensée. Dans un monde de plénitude, il n’y a pas de place pour la dualité, la lutte, la schizophrénie et la paranoïa. Il y a seulement l’événement de notre être sacrifié sur l’autel des offrandes faites à la musique qui nous enveloppe à partir de notre propre manifestation. Si Nietzsche, un siècle auparavant, a déclaré la mort de Dieu, succédant à la mort de l’art affirmé par Hegel, maintenant nous annonçons la mort de l’éthique, pour redonner à l’éthique sa vocation première : la mise en oeuvre de la créativité ou de l’élan vital. Pour ce faire, il faudra se désintoxiquer du langage (Wittgenstein), de la civilisation (Freud), de la culture (Nietzsche, Adorno, Foucault, Deleuze). Et le chemin le plus court sera de ne rien faire, de mettre un frein à la stimulation permanente associée à la soif de performance, de prendre tout son temps et de se rendre disponible à l’ennui jusqu’à ce que le vent s’élève en nous. Ce n’est qu’à ce moment que nous serons portés par l’agir, le sentir et le dire poétiques.

On cherche à faire avec l’éthique ce que l’on fait avec la matière : découvrir des lois pour les reproduire à volonté. Nous serions à ce point aliénés de notre être que nous ne saurions plus agir spontanément. Il nous faudrait un mode d’emploi pour savoir comment vivre, comment dialoguer, comment communiquer, comment écouter les autres, comme si cela n’était pas naturel. Autant chez Homère nous n’avons pas à apprendre la présence des dieux, autant chez Wittgenstein et Gadamer, nous n’avons pas à acquérir le langage ou le dialogue, car les dieux comme le langage sont une partie de nous-mêmes. Nous sommes le langage. Nous sommes foncièrement des éthiques dans la mesure où nous portons en nous l’élan de la création et l’élan à la création.

Chez Homère, les dieux ne se donnent jamais en dehors d’un contexte singulier. Chez Wittgenstein et Gadamer, le langage est toujours contextualisé. Nous sommes bien loin de ceux qui voudraient reproduire le phénomène de l’éthique en dehors de son contexte naturel. Si de nos jours l’éthique prend autant de place, c’est que nous assistons à un appauvrissement de l’expérience de soi.

Conclusion

Il y a une corrélation étroite entre l’éthique et l’anthropologie, entre l’image de soi et le solipsisme. Plus que jamais il faut sacrifier notre pensée dans le feu de l’origine. Ce n’est que de nos cendres que nous renaîtrons. Après tout, notre vérité est de mourir à petit feu pour vivre pleinement. N’est-ce pas la teneur de l’idée que l’humain est une fin en soi : c’est-à‑dire le commencement d’une rencontre, la rencontre de soi-même. L’humain qui est davantage une expérience à vivre qu’un problème à résoudre : l’expérience de l’imprévisibilité de l’agir, du sentir et du dire qui fait de nous des êtres ouverts au risque d’être autrement à partir de l’attention que nous portons à son expression et à l’expression d’autrui. Au risque d’être surpris par sa propre expression et de celle de l’autre. Au risque de l’oubli de soi au profit du jeu de l’expression. Bref, Homère, Wittgenstein, Heidegger et Gadamer, pour ne nommer que ceux-là[33], nous donnent une leçon de pensée : porter son attention sur la pensée pour cesser de penser, saisissant ainsi que la pensée est offerte à qui sait l’accueillir. Cela demande beaucoup plus qu’une méthode. Cela engage une manière de vivre, une manière d’habiter le monde. Le Je n’est pas le récit, le sentir ni l’agir. Le Je ne fait qu’accompagner et témoigner des dieux et du langage qui jouent en nous sans nous jouer comme des pantins, car c’est nous qui disons oui au jeu du ravissement, au jeu du récit, du sentir, de l’agir et du corps.

Être pris par, cum-prendere, est l’essence même du comprendre. Et Gadamer l’avait bien vu. C’est tout le contraire du malentendu et de l’incompréhension. Comprendre c’est se laisser envahir par l’étonnement qui nous appelle à penser, à une pensée philosophique qui cherche le vrai, sa propre origine. Dès lors, la liberté de choix n’a rien à voir avec l’imposition de sa volonté. La liberté, c’est se rendre disponible pour être choisi. C’est cultiver l’oubli de soi pour qu’advienne en soi une humanité plus grande, de telle sorte que nous puissions reconnaître que notre soi est un événement de l’écoute pratiquée dans le silence. Silence que l’on retrouve entre deux discours, c’est-à‑dire à même le dialogue. Par conséquent, l’éthique en tant que manière d’habiter le monde, n’a rien d’un instrument qui viendrait consolider nos prises de positions ou nos droits. Au contraire, l’éthique souligne une perte de soi. L’éthique n’est pas une activité de la conscience, mais une mise en oeuvre de l’advenir de la vérité, plus vraie que le réel.

Malheureusement, comme l’a dit Héraclite, il y a encore des hommes qui « vivent comme avec une pensée en propre[34] ». Notre propos n’est pas de réintroduire un cadre mental théologique, mais une altérité intrinsèque au monde qui dans son jeu de réciprocité, d’amour et de haine, de pitié et de crainte, se corrige et se déplace. Il y a toujours une transcendance, mais une transcendance horizontale et non verticale de sorte que le centre n’est pas en haut, mais dans un milieu mobile favorisant une créativité immanente. Avec la réflexivité, une nouvelle compréhension de soi émerge, une compréhension qui nous transforme sans nous assujettir à une norme ou à une loi. Au contraire, cette nouvelle compréhension de soi nous préserve, pour parler avec Spinoza, dans notre être sans toutefois réifier notre être. Donc, l’éthique n’est pas un tribunal qui juge la vie, mais un exercice de vie, un art de vivre, ce qui en fait une esthétique, une réceptivité de l’existence. Alors, comme le dit Deleuze : « C’est peut-être là le secret : faire exister, non pas juger[35] ». Que l’existence désire se retirer dans l’oubli, nous devons acquiescer. C’est la respecter et la soutenir dans son mouvement. Ceci n’est pas un meurtre, mais la réception de la mort dans son apparaître qui très souvent prend la forme de la maladie. Face à l’existence qui se retire, nous devons, nous aussi, nous effacer. Il en va de notre santé.

L’éthique devient une manière que l’être humain se donne pour s’habiter et se connaître. Elle est la reconnaissance d’un manque inhérent à l’être humain qui prend la forme d’une exploration d’un appel. Ce manque dans lequel s’entend l’appel devient une source d’inspiration qui brise la clôture du sujet. Dans le langage quelque chose nous appelle. Encore faut-il pouvoir l’entendre. Cela n’est possible qu’à partir d’un sacrifice, d’une décentration du Moi purement subjectif (Hegel). Que cela soit chez Homère, Gadamer ou Wittgenstein, le fondement exerce un effet de décentrement. Décentré, notre rapport envers l’Autre n’en est plus un de maîtrise, mais d’accompagnement, de partage.

L’être humain, puisqu’il est celui qui entend, est la mesure de toute chose. Dès lors, cette voix de l’Autre n’est pas l’Autre comme un tout Autre, aliéné de nous. Cette voix est intégrée à la réalité humaine. Entendre cette voix, c’est se connaître soi-même un peu plus. Plus qu’une voix divine ou langagière, c’est une voix anthropologique, une voix humanisée. Cette voix n’est pas pure. Elle est déterminée et médiatisée par l’interprétation humaine. Cette voix ne nous est pas si étrangère car elle n’existe pas indépendamment de notre réception, de notre interprétation. Cela en fait certes une voix transformée mais qui, à son tour, nous transforme.

Devant l’embarras du choix qui s’impose à nous dans notre société pluraliste et de consommation, il est de plus en plus impérieux d’entendre cette voix unique. Entendre cette voix suffit pour nous désencombrer de notre volonté et pour reconnaître quelque chose de plus grand que soi. C’est ce sens de la transcendance qui fait de l’expérience humaine une expérience d’intégration dans laquelle se fusionnent les opposés comme différents horizons. Nous ne nous appartenons pas. Nous faisons partie intégrante d’un Autre que soi.

Nous avons dit que la contemplation de l’Autre ne nous laisse pas indifférents. Ainsi avec la reconnaissance de l’Autre s’effectue la réalisation de soi, ce soi toujours en recherche de soi, toujours différée en raison de notre souci d’entendre cet appel. En ce sens, l’éthique devient une occasion de se rappeler que quelque chose nous appelle. Bref, la meilleure façon d’être en relation avec cet Autre, c’est de pouvoir en témoigner, c’est de pouvoir l’accompagner dans son plein épanouissement, c’est de le laisser advenir et être. Cet accord des voix relève de l’ordre du symbole (σύμβολον) en tant que signe de reconnaissance pour un rapprochement, contraire au désordre qui inspire l’envie (διάβολος). Comme le remarque Gadamer : « Le soi que nous sommes ne se possède pas lui-même. On pourrait plutôt dire qu’il s’advient[36] », et cela à travers la compréhension de l’Autre. Certes, un chemin très long, mais le plus court pour devenir soi-même.